Idem (3)

C/ Ce qui fourmille sous mon crâne (non, pas des poux)

Où le livre est rangé

 

On a vu avec le mouvement du raisonnement et les longs détours par le pouvoir que le sujet initial finissait par devenir un exemple de ce qui était d’abord proposé comme devant en fournir l’explication, d’où que l’on pourrait se demander comment lui est venu l’idée de prendre le sexe pour sujet. A-t-il vu cela comme un domaine de réflexion quant à l’exercice du pouvoir ? Ou s’y serait-il dirigé à l’aveuglette, par curiosité, et y étant allé avec ses recherches passés, y aurait retrouvé les mécanismes du pouvoir ?

 

Je me demande parfois comment certains peuvent avoir l’idée de se pencher sur des domaines qui sembleraient extérieurs à leur matière. Je ne nie pas l’intérêt de ces travaux, au contraire, ils sont passionnants – le problème étant justement qu’ils se sont révélés passionnants et n’avaient rien d’attirant au départ. Même si l’on pourrait dans le cas de Foucault suspecter la découverte de petites pépites croustillantes et récréatives au cours de son travail de recherche, qu’il n’y ait rien de tel dans l’ouvrage qu’il publie devrait nous faire soupçonner une curiosité d’un tout autre ordre. Une curiosité qui pourrait également pousser un historien à se pencher sur la mort, par exemple. Je m’étais en effet fait de semblables réflexions en lisant un bout de l’essai d’Ariès sur la mort en Occident : comment peut-on avoir envie de constituer comme sujet de recherche un fait aussi pesant et potentiellement déprimant que la mort ? surtout lorsque l’on vit à une époque où la mort, comme le sexe, d’ailleurs, est esquivée autant que faire se peut ? – question qui suscite à elle seule l’intérêt, mais qui ne peut être formulée qu’une fois les recherches entreprises, puisque c’est ce qu’elles font finalement apparaître : que notre réticence à l’égard de ces sujets est historiquement déterminée. Il y a quelque chose de remarquable à parvenir à s’arracher à l’époque dans laquelle on est pris comme dans de la gelée, aux représentations dans lesquelles on baigne sans en avoir le moins du monde conscience.

 

On pourrait objecter que l’étude de ces deux exemples de la mort et du sexe pourrait être motivée par un come-back d’Eros et Thanatos, de l’envie du plaisir et de la fascination morbide – l’ennui étant qu’il n’y a rien de tel dans les essais que nous pouvons lire. Si cela a peut-être pu amuser Ariès et Foucault lors de leurs recherches, il n’en demeure pas moins que l’essentiel doit être ailleurs. A supposer même qu’il y ait eu une part de fascination au départ, elle ne peut manquer d’être minorée à l’extrême par les découvertes faites. Et l’on peut supposer ici qu’il s’agit moins de la nature de ces découvertes (il faudrait d’ailleurs se demander en quelle mesure ce ne sont pas des inventions – au sens de mise en forme– puisque l’histoire ne se « découvre » pas) que de leur forme. Tout se passe comme si le sujet disparaissait derrière le plaisir de comprendre les mécanismes historiques, d’articuler les périodes et d’entendre le sens des silences. Le complément de « la volonté de savoir » pourrait bien n’être ni le sexe ni le pouvoir…

L’architecture même du premier tome de l’Histoire de la sexualité met en relief la méthode employée (quatre règles de méthode pour se faire plaisir – et qui n’éclairent pas plus la résolution du sujet – la façon dont le sujet se résout, en revanche…), et Foucault insiste particulièrement sur les mécanismes quasi-tropismes des relations du sexe avec le pouvoir. Le motif de cette insistance pourrait être entièrement résorbé dans la difficulté inhérente à un raisonnement complexe qui demande à être explicité dans ses moindres détails, si elle ne gommait pas la matière du sujet, presque tout entier rejeté dans des énumérations, auxquelles il faut se concentrer pour redonner substance. Aussi la volonté de savoir est-il un titre particulièrement bien choisi. Usage intransitif du verbe « savoir » ; le « sexe » n’est qu’un complément d’objet possible parmi d’autres. Son sujet ne serait pas le pouvoir au détriment du sexe, mais le savoir au détriment des deux autres.

 

Le plaisir qui domine est bien celui de comprendre, et le domaine dans lequel s’inscrit l’ouvrage est bien celui de la philosophie, quand bien même son analyse ne peut se départir d’une forte dimension historique. Une petite phrase qui m’avait marquée en hypokhâgne (outre les bons mots au crayon à papier qui emplissent les marges et sont dans ma mémoire bien plus indélébile que tout ce que j’ai pu souligner à l’encre noire) prend là tout son sens : au fonds, il n’y aurait de philosophie qu’à l’extérieur du cours de philo, celle-ci étant moins un domaine qu’un mode de réflexion. La constituer comme matière, c’est risquer de la faire tourner en rond et de ne plus s’intéresser qu’abstraitement à son propre mode de réflexion (abyme, forcément). Les exemples et les énumérations de Foucault sont un dernier rempart pour empêcher de tourner à vide et se détourner de la fascination narcissique de la pensée pour elle-même, quoique d’une certaine façon, le choix du sujet soit déjà réflexif : étude des plaisirs pour jouir du plaisir à étudier (les plaisirs).

Et mon besoin de reprendre le raisonnement, de le décortiquer pour en comprendre le fonctionnement, s’il peut être une manifestation un brin névrosée d’un formatage khâgneux, ne fait que rajouter une couche (invisible et non indispensable, comme une troisième couche de peinture) à l’édifice : plaisir à comprendre le plaisir qu’il y a à l’étude de leur pluriel. Infiniment épuisant. Je deviendrais presque hystérique à essayer de tenir ensemble toutes ces longues chaînes de raison (seuls ceux qui auront lu le fichage en B/ pourront se foutre de moi)…toujours une qui échappe, comme les mèches quand on se fait un chignon pour un examen de danse.

[Un bouquin de philo, c’est u
n très bon rapport temps d’occupation/prix…]

[Il va être temps que je reprenne les cours, histoire que ce blog n’en devienne pas le substitut et puisse laisser place à d’autres âneries plus entraînantes.]

Histoire de la sexualité, de Michel Foucault – I La volonté de savoir

A / Ce que le livre n’est pas

Où je laisse entendre que ça va être long et laborieux et m’en excuse

 

[j’ai essayé de raccourcir, mais voyons que ça n’enlevait qu’une page word et ne changeait pas le problème fondamentale d’une longue lecture, j’ai abandonné… Je rappelle à toutes fins utiles qu’un des droits fondamentaux du lecteur est celui de ne pas lire]

 

Entre Engels et Gouhier, le titre de l’ouvrage de Foucault détonne dans le rayon de philosophie de chez Gibert. Attire un peu, aussi, forcément (d’autant que j’ai un radar à étiquettes jaunes là-bas). Mais je vous arrête tout de suite, il ne s’agit pas de l’histoire d’un quelconque Kâma-Sûtra occidental. Ce n’est pas le propos de ce livre. Ce qu’il est, en revanche, on met un certain temps à le définir. Le livre entier en fait.

Comme il s’agit d’un premier tome, on peut supposer qu’il s’agit d’une sorte d’introduction géante. Un peu laborieuse à mettre en place son sujet. Cela m’a rappelé le reproche que m’avait fait Mimi dans ma copie sur le cléricalisme (que j’ai mis la copie à désarticuler de la croyance), où l’on voyait certes la pensée en train de se faire tout au long du devoir, mais où l’on était agacé de voir arriver seulement à la fin ce qui aurait du être une réflexion préalable au brouillon. Comme souvent, c’est en arrivant à la conclusion que l’on comprend l’enjeu du sujet. C’est ce qui se passe ici : on est brinquebalé un long moment sans savoir où l’auteur veut en venir, et l’on patauge dans des termes quelques peu abstraits avant qu’ils finissent par prendre chair (vu le sujet, il serait temps). D’où que je ne sais pas trop par où prendre la chose : par le début revient à céder en partie à la pulsion du fichage, et par la fin, à exposer une certaine théorie sans sa formation et donc sans les problèmes auxquels elle se heurte. Alors je vais couper la poire en deux et commencer par le milieu, c‘est-à-dire les pépins.

L’histoire qu’entreprend Foucault n’est pas celle des couples dans l’intimité de la chambre à coucher (voyeurs s’abstenir), mais celle des discours qu’on a pu tenir sur le sexe et donc des rapports entre pouvoir et savoir du sexe (les lecteurs du marquis peuvent se retirer, they’d be very Sade). Une histoire de l’histoire du sexe en somme – la réflexion commence toujours avec un redoublement de ce style.

Entre sexe et pouvoir, le lien n’est pas immédiat, vous me l’accorderez, et dans la soupe qu’on veut nous faire avaler, on trouve comme cheveux la peine de mort, le racisme, Machiavel, Aristote ou bien Hobbes. La quatrième et le cinquième partie s’ouvrent comme une dissertation sur le pouvoir avant d’en venir aux relations qu’il entretient avec la sexualité : le détour qui semblait là pour éclairer un aspect de la question fait prendre un tout autre chemin et la sexualité, objet central à expliquer, prendrait une valeur d’exemple – certes paradigmatique, mais tout de même.

« Cette histoire de la sexualité, ou plutôt cette série d’études concernant les rapports historiques du pouvoir et du discours sur le sexe, je reconnais volontiers que le projet en est circulaire, en ce qu’il s’agit de deux tentatives qui renvoient l’une à l’autre. » L’auteur en a donc pleinement conscience, ce qui est formidable ; ce qui l’est moins, c’est qu’il met 119 pages à nous l’annoncer. C’est le problème avec les raisonnements circulaires, il faut bien commencer par un point donné du cercle sous peine de prendre la tangente. Que fait-il alors pendant les cent premières pages ? Un mélange de tangentes qui esquissent en creux le cercle à venir, dont on n’a que des arcs-de-cercle pas forcément reliés, et de ronds concentriques qui se resserrent de plus en plus autour du sujet, jusqu’à ce que le lasso étrangle le sujet avec son nœud.

 

(vous pouvez en rester là, ou sauter directement au C/)

 

Histoire de la sexualité, de Michel Foucault – I La volonté de savoir (2)

B/ Ce que je crois qu’est le livre

Où je ne résiste pas à la pulsion du fichage

 

II L’hypothèse répressive (le I est plutôt une introduction avec feu d’artifice de questions, donc je laisse de côté)

 

1) L’incitation aux discours

 

Tout d’abord, il faut réfuter la thèse adverse, et comme la thèse adverse n’est pas constituée mais est de l’ordre du préjugé bien entendu dans lequel nous baignons allégrement, il convient de l’établir, de prendre en compte ses arguments, pour dans un deuxième temps comprendre en quoi cette vision des choses n’est pas juste et pourquoi elle s’est néanmoins installée. Il s’agit en fait moins réfuter ce qui n’est pas une thèse que comprendre le fonctionnement de l’idéologie. Autant dire que cet itinéraire retors prend un certain temps. C’est la mise en question de l’hypothèse répressive selon laquelle la répression du sexe aurait commencé à être visible à partir du XVII° et se serait poursuivie crescendo jusqu’à la fin du XIX°, avec une inflexion (et non disparition) au XX°. Foucault ne s’attache pas à montrer le degré de fausseté d’une telle conception, mais va mettre en relief certains éléments qui en suggèrent une autre (jusqu’à ce que, ayant atteint un tel degré d’élaboration, elle phagocyte le première thèse et en montre non la vérité ou fausseté mais le fonctionnement, la traitant non pour ce qui est dit, mais comme discours ayant un contexte bien déterminé et des effets précis) : au XVII° (et rendue visible au siècle suivant) est apparue une prolifération des discours sur le sexe, qui ne servent ni ne sont les effets négatifs de la répression mais constituent un nouveau dispositif de pouvoir. En affirmant cette « explosion discursive », Foucault ne méconnaît pas l’appauvrissement forcé des discours alors produits ; la « codification de toute une rhétorique de l’allusion et de la métaphore » participe de ce phénomène d’expansion, et à la limite, la langue se châtierait pour pouvoir en parler.

 

La première forme que prend l’injonction à parler du sexe est celle de la confession catholique. « L’aveu de la chair ne cesse de croître », de l’acte lui-même, mais aussi de plus en plus des pensées et des désirs qui l’accompagnent, si bien que c’est moins l’obligation d’avouer les infractions aux lois du sexe, qui importe, que « la tâche , quasi infinie, de dire, de se dire à soi-même et de dire à un autre tout ce qui peut concerner le jeu des plaisirs », de « faire de son désir, de tout désir, discours ». Cette « mise en discours du sexe » élaborée avec la pratique de la confession (pour le maîtriser) se retrouve là où on l’attendrait le moins : dans la littérature scandaleuse du XVIII°, où le récit du plaisir majore celui-ci. Si les effets attendus sont différents dans un cas que dans l’autre, il n’en demeure pas moins que la parole est censée avoir un effet sur ce qu’elle ne semble que rapporter, qu’on en attend « des effets multiples de déplacement, d’intensification, de réorientation, de modification sur le désir lui-même. »

Cette « grande injonction polymorphe » à parler du sexe se retrouve au XVIII° dans des domaines aussi variés que :

l’économie : l’apparition d’un souci de la « population » distincte du « peuple », en tant qu’elle est également main d’œuvre et donc liée à la richesse du pays, implique la prise en compte des taux de natalité, de l’âge du mariage, des effets du célibat et autre donnée chiffrée du même ordre, qui donne envie de déchirer ses fiches d’histoire

la pédagogie : soucis et recommandations des médecins et des professeurs aux familles (environnement surveillé, avec dortoir non mixtes par exemple)

la médecine et la psychiatrie qui cherchent dans le sexe la boîte de Pandore des maladies mentales ou divers perversions.

la justice

Multiplication quantitative mais surtout qualitative de ce qui n’est donc pas un mais des discours sur le sexe. La question se pose alors de savoir pourquoi persiste le thème selon lequel le sexe est hors discours. Et là, c’est l’instant du coup de baguette magique du philosophe. Lapin blanc : et si cela ne faisait pas justement « partie de l’injonction par laquelle on suscite le discours ? ». Disparition de la colombe (vous n’aurez désormais plus la paix) : « Ce qui est propre aux sociétés modernes, ce n’est pas qu’elles aient voué le sexe à rester dans l’ombre, c’est qu’elles se soient vouées à en parler toujours, en le faisant valoir comme le secret. »

 

2) L’implantation perverse

 

Jusqu’à la fin du XVIII°, le licite et l’illicite en matière de sexe sont définis par la religion et la loi civile, et centrés sur les relations matrimoniales. Il y avait les relations dans le mariage et ‘le reste’ où l’inceste voisine joyeusement avec l’adultère et la sodomie (j’adore les listes de Foucault) et où le « contre-nature » n’est perçu que comme une vision extrême du « contre la loi ». C’est au XIX° siècle, celui de l’hystérie classificatrice, que l’on opère la distinction entre les deux. Tan
dis que le couple légitime « tend à fonctionner comme une norme, plus rigoureuse peut-être, mais plus silencieuse », on se tourne vers le hors-norme, et « un monde de la perversion se dessine ». Ce n’est pas qu’il apparaisse à ce moment ou devienne toléré (y’a du boulot), mais c’est qu’on lui donne la parole, ou plus exactement qu’on la lui arrache, s’il est vrai que se multiplient du même coup les instances de contrôles et les mécanismes de surveillance mis en place par la pédagogie et la thérapeutique.

 

L’important n’est pas pour Foucault le degré de répression, mais le fait que la fonction du pouvoir qui s’exerce là n’est pas celle de l’interdit (qui serait couplé avec la mise sous silence et non l’enquête maniaque et bavarde du phénomène interdit), mais davantage une prise de contrôle :

par l’aménagement de « lignes de pénétration ». Dans le domaine de la pédagogie, par exemple, le « vice » de l’enfant est moins un ennemi qu’un support qui assure une prise sur l’espace familial à tout un régime médico-sexuel.

par l’ « incorporation des perversions » aux individus qui en manifestent les signes et qui deviennent ainsi en quelque sorte une espèce à part, identifiable et donc plus aisée à écarter. Par exemple, « L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme. »

en attisant les désirs ‘anormaux’ qu’il semble chercher à éteindre : le plaisir d’exercer un pouvoir « qui questionne, surveille, guette, épie, fouille, palpe » créé et relance « un plaisir qui s’allume d’avoir à échapper à ce pouvoir, à le fuir, à le tromper ».

 

Il s’ensuit que ce serait moins les individus aux comportements sexuels a-normaux qui seraient pervers (adj) que le mécanisme lui-même par lequel on les constitue comme pervers (nom) : « la société moderne est perverse, non point en dépit de son puritanisme ou comme par le contrecoup de son hypocrisie ; elle est perverse réellement et directement ».

L’explosion des discours sur le sexe ne seraient donc pas l’effet d’un esprit de contradiction en réponse à la répression, mais la manifestation de l’imbrication (selon un dispositif qui n’est pas celui de la loi) du plaisir et du pouvoir qui ne se retournent pas l’un contre l’autre : « ils se poursuivent, se chevauchent et se relancent. » Plaisir pervers à dénoncer la perversion du plaisir.

 

 

III Scientia sexualis

 

Le fait que le discours sur le sexe ait été repris par et réélaboré en tant que science n’est pas anodin dans la mesure où cette science échoue à comprendre entièrement le fonctionnement du sexe et va se focaliser particulièrement sur la dimension pathologique. Ainsi la biologie de la reproduction, qui ne pose pas spécialement de problème, est doublée par une médecine du sexe qui se développe à l’écart et dont le degré de scientificité est assez fantaisiste, prise qu’elle est entre crédulité et aveuglement : « une telle dénivellation serait bien le signe qu’il s’agissait en ce genre de discours, non point de dire la vérité mais d’empêcher qu’elle se dise. » Et pourtant, « ne pas vouloir reconnaître, c’est encore une péripétie de la volonté de vérité », et, se proclamant science, cette médecine contribue à constituer le sexe comme un enjeu de vérité.

 

La science n’est pas le seul moyen par lequel se peuvent obtenir des discours de vérité sur le sexe : de nombreuses sociétés se sont dotées d’une ars erotica (habituel pédantisme qui consiste à mettre les expressions en latin – mais bon, comme ça relève du fichage, je n’y touche pas – et puis sait-on jamais, il y a peut-être une référence que je n’ai pas). Où la vérité est extraite du plaisir lui-même, pris en compte par rapport à lui-même et non par rapport à une quelconque utilité. S’il y a silence, c’est qu’il y a secret ; il ne s’agit pas pour autant d’infamie, plutôt du mystère qui entoure le rite d’initiation.

Dans notre civilisation, pas d’art érotique mais une scientia sexualis qui fonctionne à l’opposé du secret, par l’aveu. Foucault retrace l’histoire de ce procédé qui s’est intégré à nous au point de nous paraître naturel : «  Nous sommes devenus, depuis lors, une société singulièrement avouante ». Au point que l’on n’a plus le moins du monde l’impression que l’aveu est extorqué : il affranchit et s’il ne sort pas, c’est qu’une contrainte pèse sur lui. Singulière inversion, quand on y pense et qui explique, selon Foucault le grand cas que l’on fait de la censure, interdiction de dire et de penser (en négatif donc, ce qui contraint au silence, et non ce qui extorque une parole). L’aveu assurerait l’assujettissement des hommes : sujets de leur aveu à la première personne et sujets de celui qui leur tire les vers du nez.

Le sexe a été matière privilégié d’aveu, et comme tout aveu, il s’inscrit par sa forme dans une relation de pouvoir, puisque « l’instance qui requiert l’aveu, l’impose, l’apprécie et intervient pour juger, punir, pardonner, consoler, réconcilier ». L’instance de domination est du côté de celui qui écoute et se tait, et le discours de vérité « prend effet, non pas dans celui qui le reçoit, mais dans celui auquel on l’arrache. »

 

Cette technique de production de vérité par l’aveu a produit de grandes archives des plaisirs, qui se sont effacées à mesure qu’elles se constituaient, jusqu’à ce qu’interviennent la médecine et la psychiatrie qui ont fait fonctionner les rituels de l’aveu dans les schémas de la régularité scientifique :

par une codification clinique du faire-parler (la formulation me paraît aussi charlatanesque que la nature pseudo-scientifique des observations, m’enfin)

par le postulat d’une causalité générale et diffuse, l’envers théorique d’une exigence technique : faire fonctionner l’aveu dans les cadres de la scientificité (voyez le résultat). Pour pouvoir tout interroger, il faut présupposer que le sexe peut être cause de tout et de n’importe quoi – le danger justifiant l’inquisition.

Par le principe d’une latence intrinsèque à la sexualité (là, vous commencez à suer, et ne savez pas si c’est le soleil ou le mal de crâne qui approche). L’aveu se déplace : « il tend à ne
plus porter seulement sur ce que le sujet voudrait bien cacher ; mais, sur ce qui lui est caché à lui-même », le fonctionnement du sexe demeurant obscur.

Par la méthode de l’interprétation. La vérité de l’aveu, non plus preuve mais signe, ne réside plus dans le seul sujet avouant, mais est doublée par l’interprétation de l’interlocuteur.

 

Et là, page 91, on arrive à une approche de ce que peut être la sexualité : vérité du sexe et de ses plaisirs, au point de croisement d’une technique d’aveu et d’une discursivité scientifique. On reçoit confirmation de ce qu’on avait deviné, « l’histoire de la sexualité doit se faire d’abord du point de vue d’une histoire des discours ». Ouf, il était temps. Enfin : « Avançons l’hypothèse générale du travail ». Page 92.

Au XVIII° la société bourgeoise a donc entrepris de formuler la vérité réglée du sexe, « comme si elle suspectait en lui un secret capital », en en faisant le point de fragilité de l’individu. En effet, si on demande la vérité sur le sexe (et puisqu’il a besoin d’être déchiffré, on se réserve le droit de dire nous-mêmes cette vérité), c’est qu’on lui demande « de nous dire notre vérité ». Et voilà qu’on se retrouve défini par notre sexe de façon bien plus englobante que la case F ou M à cocher sur les paperasses administratives. Ce qui est tout de même commode, c’est que la vérité du sexe a besoin d’être interprétée pour dire la vérité sur celui qui l’interprète : le processus comporte assez de retournements pour paraître objectif, et permet néanmoins de biaiser un peu le résultat (comme tous les tests pseudo-psychologiques qui foisonnent un peu partout) ou du moins de se définir soi-même. « La causalité dans le sujet, l’inconscient du sujet, […],le savoir en lui de ce qu’il ne sait pas lui-même, tout cela a trouvé à se déployer dans le discours du sexe. Non point, cependant, en raison de quelque propriété naturelle inhérente au sexe lui-même, mais en fonction des tactiques de pouvoir qui sont immanentes à ce discours. »

En reprenant (tiré de la partie suivante, car la reprise est presque toujours plus éclairante – à condition d’avoir été tiré de l’obscurité par le raisonnement qui nous paraît du coup moins clair), « sous la grande série des oppositions binaires (corps-âme, chair-esprit, instinct-raison, pulsions-conscience) qui semblaient renvoyer le sexe à une pure mécanique sans raison, l’Occident est parvenu […] à nous faire passer presque tout entier –nous, notre corps, notre âme, notre individualité, notre histoire- sous le signe d’une logique de la concupiscence et du désir. »

Et là, nouveau coup de baguette accompagnée de la rituelle formule magique qu’est la question rhétorique : la scientia sexualis ne fonctionnerait-elle pas comme une ars erotica, s’il est vrai que l’on prend du plaisir à la vérité sur le plaisir ? à moins que les plaisirs ne soient que les sous-produits d’une science sexuelle. Dans un cas comme dans l’autre, exit la thèse de la répression : c’est le retournement qui permet de préparer le grand écart vers l’étude des mécanismes du pouvoir. Car la question ne sera pas de savoir pourquoi le sexe est secret, mais pourquoi cette grande chasse à la vérité du sexe.

 

 

IV Le dispositif de sexualité

 

1)Enjeu (en selle pour la conquête du pouvoir)

 

En fait, que le sexe n’est pas réprimé n’est pas une assertion nouvelle, nous précise Foucault. Alors quoi, pourquoi nous en avoir rebattu les oreilles ? Vous ne trouvez pas ? ce n’était pas pour les bonnes raisons (les philosophes s’affrontent à coup de meilleures raisons qui ne sont pas toujours bonnes, un peu comme deux enfants qui renchériraient à coup de « parce que » de plus en plus sonores). Que l’on imagine le désir comme étant réprimé par le pouvoir ou comme étant constitué par la loi et le manque qu’elle instaure, la représentation du pouvoir est la même, tournant autour de ces traits principaux :

La relation négative. « Le pouvoir ne « peut » rien sur le sexe et les plaisirs, sauf à leur dire non »

L’instance de la règle. La prise de pouvoir sur le sexe se fait par le langage sous le mode « juridico-discursif » : la loi l’articule autour du licite et de l’illicite.

Le cycle de l’interdit qui joue sur deux inexistences et fait en sorte que le sexe renonce à lui-même sous peine d’être supprimé (suicide-toi ou c’est moi qui t’égorge, en gros – on se croirait presque dans un péplum gorgé d’honneur latin)

La logique de la censure, qui prend trois formes : « affirmer que ça n’est pas permis, empêcher que ça soit dit, nier que ça existe » (et on finit en réécrivant les archives de journaux) qui s’articulent ainsi : « de ce qui est interdit, on ne doit pas parler jusqu’à ce qu’il soit annulé dans le réel ; ce qui est inexistant n’a droit à aucune manifestation, même dans l’ordre de la parole qui énonce son inexistence ».

L’unité du dispositif, ayant une forme juridique à tous les niveaux

 

Si l’on accepte cette représentation du pouvoir, c’est qu’elle nous le rend tolérable, en ce qu’elle permet de penser que nous conservons une part intacte de notre liberté – puisque le pouvoir ne fait que limiter. Cette perception historique ne permet pas de penser les « nouveaux procédés de pouvoir qui fonctionnent non pas au droit mais à la technique, non pas à la loi mais à la normalisation, non pas au châtiment mais au contrôle ».

Rien ne sert donc de s’escrimer sur la nature du désir si l’on ne sort pas d’une conception juridique du pouvoir. Le sujet initial devient alors exemple, « qu’on ne peut pas manquer de considérer comme privilégié, puisque là, mieux que partout ailleurs, le pouvoir semblait fonctionner comme interdit ». Si on montre que tel n’est pas le cas, c’est gagné. On se retrouve alors avec une quatrième partie sur ce qu’est le pouvoir. On aurait pourtant du se méfier en croisant la phrase qui suit et qui sous couvert de garantir plus pleinement son argument, s’éloigne du sujet : « N’imaginons pas, du reste, que cette représentation soit propre à ceux qui posent le problème des rapports du pouvoir au sexe ». Avouez, vous l’imaginiez. Merci bien, l’auteur vous en est gré.

En vous faisant croire que vous pourriez trouver quelques anecdotes hard, Foucault vous entraîne dans un raisonnement ardu ; le sexe devient prét
exte, et l’auteur de Surveiller et punir retrouve sa marotte. Il est entré dans le lieu du divertissement pour vous convertir à sa thèse du pouvoir. Vous n’y pouvez mais, vous êtes embarqués.

 

2)Méthode (visiblement Descartes en a traumatisé quelques-uns)

 

Par pouvoir, Foucault n’entend pas « le Pouvoir », tel que les institutions d’un Etat le forment, mais la multiplicité des rapports de force d’autant plus excitants pour le philosophe qu’ils ne cessent de se reconfigurer (je ne vous raconte pas le nombre d’appositions dans ces pages, on sent qu’il s’éclate). « Omniprésence du pouvoir : non point parce qu’il aurait le privilège de tout regrouper sous son invincible unité, mais parce qu’il se produit à chaque instant, en tout point, ou plutôt dans toute relation d’un point à un autre ». Et the pouvoir, n’est rien que l’enchaînement qui prend appui sur chacune de ces relations de pouvoir mobiles et cherche en retour à les fixer.

 

La question de savoir pourquoi le pouvoir aurait besoin d’instituer un savoir du sexe tombe en même temps que the pouvoir. Il s’agit de voir quels sont les rapports de force à l’œuvre dans tel ou tel discours sur le sexe.

 

Et là, pas de baguette magique, mais après en avoir tant parlé, Foucault se fait plaisir avec quatre règles (la trinité cartésienne en somme) qu’il se propose de suivre – pas même comme règles mais impératifs de prudence. Je vois épargne la répétition générale, à part ce morceau d’improvisation :

Les discours sur le sexe ne sont pas forcément l’expression du pouvoir (the pouvoir), ils sont eux-mêmes pouvoirs (et donc pas nécessairement du côté de the pouvoir non plus). Surtout, avec un peu de recyclage (c’est tendance), un même discours peut aller dans des sens contraires. Exemple de la sodomie, d’abord entourée d’un silence qui a permis une extrême sévérité dans la répression et une tolérance assez large : l’apparition de discours faisant passer l’homosexuel d’adjectif à nom (une espèce) a permis une forte avancée des contrôles sociaux, mais également la constitution d’un discours en retour par les principaux intéressés, qui utilisent les mêmes termes pour parler d’eux. (On retrouve ici le problème que pour réfuter une chose, il faut la nommer – d’où risque de glissement. C’est ce qu’on avait vu en histoire sur la montée de l’antisémitisme autour de l’affaire Dreyfus, et qui fonctionne pour tout racisme).

 

3) Domaine

 

A partir du XVIII° se définissent quatre grands ensembles stratégiques :

Hystérisation du corps de la femme, intégralement saturé de sexualité par sa mise en communication organique avec le corps social (poule pondeuse pour la patrie), l’espace familial et la vie des enfants : « la Mère, avec son image en négatif qui est la « femme nerveuse », constitue la forme la plus visible de cette hystérisation.

Pédagogisation du sexe de l’enfant (word souligne, je me disait bien aussi que ça devait être un mot forgé), « en deça du sexe et déjà en lui » : prise en charge de « ce germe sexuel précieux et périlleux » (puisqu’il faut bien faire le coq gaullois d’une part, et qu’on pensait que l’onanisme avait des effets stérilisateurs ou déclencheur de tout en tas de maladies sympathiques).

Socialisation des conduites procréatrices, économique (incitation ou frein par des mesures fiscales par exemple), politique (problèmes démographiques), médicale (valeur pathogène du sexe)

Psychiatrisation du plaisir pervers

 

Il s’agirait moins d’une lutte contre la sexualité ou d’un effort pour en prendre le contrôle, que de sa production même. La sexualité ne serait pas une réalité d’en dessous sur laquelle on tâcherait d’exercer des prises, mais un réseau de surface où s’enchaîneraient l’ensemble des phénomènes et des discours. Comme ça, c’est un brin abstrait, mais ça devient plus intéressant juste après.

Les relations de sexe ont donné lieu dans toutes les sociétés à des dispositifs d’alliance (mariage, transmission des noms et des biens). Au XVIII° les sociétés occidentales ont inventé un dispositif de sexualité qui s’est greffé sur ce dispositif d’alliance et a contribué à en réduire l’importance. Tandis que le dispositif d’alliance a pour objectif de reproduire le jeu des relations sociales (temps fort de la « reproduction »), de maintenir la loi qui les régit, et qu’il entretient des liens privilégiés avec le droit, le dispositif de sexualité engendre une extension des domaines et des formes du pouvoir, est lié à des dispositifs récents de pouvoir et n’est pas ordonné à la reproduction puisqu’il a été lié dès l’origine à une intensification des corps.

Au carrefour des deux dispositifs, la famille : « elle transporte la loi et la dimension du juridique dans le dispositif de sexualité ; et elle transporte l’économie du plaisir et l’intensité des sensations dans le régime de l’alliance. »

« Cet épinglage du dispositif d’alliance et du dispositif de sexualité » permettrait de comprendre que la famille soit devenue un lieu d’affects obligé. Il se peut bien que l’interdit de l’inceste soit indispensable dans une société au dispositif d’alliance ; il l’est d’autant plus dans une société comprenant également le dispositif de sexualité. L’inceste occuperait là une place centrale, sans cesse sollicité et refusé : requis pour que la famille soit un « foyer d’incitation permanente de la sexualité » et interdit pour autant que la famille joue comme dispositif d’alliance. L’interdit de l’inceste revêtirait alors la fonction « de se défendre, non point contre un désir incestueux, mais contre l’extension et les implications de ce dispositif de sexualité qu’on avait mis en place mais dont l’inconvénient […] était d’ignorer les lois et les formes juridiques de l’alliance. » Il garantit que le dispositif de sexualité n’échapperait pas à celui de l’alliance en le recodant dans les formes du droit – et la sexualité paraît avoir été de tous temps placée sous le signe de la loi et du droit.

Le dispositif de sexualité, qui s’était développé dans les marges de la famille, va alors peu à peu s’y recentrer ; si bien que la famille « semble diffuser une sexualité qu’en fait elle réfléchit et diffracte. » Et lorsque les psychanalystes vont vouloir séparer les malades de leur famille pour détacher du système d’alliance le domaine de la sexualité et le traiter directement, ils retrouvent « au cœur même de cette sexualité, comme principe de sa formation et chiffre de son intelligibilité, la loi de l’alliance. » (qu’on songe seulement au complexe d’Oedipe). Alors que le dispositif de sexualité a pris naissance en s’appuyant sur le dispositif d’alliance et en investissant le cadre de la famille, un renversement s’opère, et c’est aujourd’hui lui
qui tend à soutenir le dispositif d’alliance.

 

4) Périodisation

 

Chronologie de l’invention des techniques (de pouvoir du dispositif de sexualité) : vers le milieu du XVI°, développement des procédures de direction et d’examen de conscience ; au début du XIX°, apparition des technologies médicales du sexe : relative autonomisation du sexe par rapport au corps avec la création d’une médecine des perversions et la multiplication des programmes d’eugénisme. On plaçait en effet le sexe « en position de ‘responsabilité biologique’ par rapport à l’espèce », à cause de ses propres maladies comme des celles qu’ils pouvaient transmettre ou créer aux générations futures, la perversion étant liée à l’hérédité par le biais de l’idée de « dégénérescence ». La psychanalyse s’est posée en rupture avec cette assimilation en détachant le projet de technique médicale des corrélations avec l’hérédité (avec Freud, on peut être un brin misogyne, mais plus raciste)

A partir du XIX° donc, le sexe devient ‘affaire d’Etat’, il s’ordonne « à l’institution médicale, à l’exigence de normalité, et plutôt qu’à la question de la mort et du châtiment éternel, au problème de la vie et de la maladie. »

 

Chronologie de diffusion et d’application de ces techniques

 

Elle ne s’est pas faite du bas vers le haut de la société, comme le laisserait penser l’hypothèse répressive (tenir en main la force de travail), mais, notamment en raison de la subtilité de certains procédés (examen de conscience scrupuleux par exemple), a d’abord été appliquée dans les classes économiques privilégiés et politiquement dirigeantes. La famille comme instance de contrôle et point de saturation sexuelle, c’est la famille bourgeoise ou aristocratique. Les couches populaires, également prises dans le dispositif d’alliance, ont longtemps échappé au dispositif de la sexualité, qui ne s’est implanté que peu à peu relativement à des problèmes de natalité (on découvre que ceux qui sont proches de la nature pratiquent également les techniques visant à éviter la reproduction lapine), de régulation du prolétariat urbain, et de protection de la société et de la ‘race’.

 

Dans la mise en place du dispositif de sexualité, il faut « soupçonner l’autoaffirmation d’une classe, plutôt que l’asservissement d’une autre ». La problématisation de la santé et l’intensification des corps est pour la bourgeoisie moyen de « maximaliser la vie ». La bourgeoisie s’est employée « à se donner une sexualité et à se constituer à partir d’elle un corps spécifique, un corps « de classe » avec une santé une hygiène, une descendance, une race ». Histoire de dire qu’ils n’ont pas gardé les cochons ensemble (voire n’en ont jamais vu).

On a là la transposition « des procédés utilisés par la noblesse pour marquer et maintenir sa distinction de caste », seulement là où le sang indiquait l’importance accordée à l’ancienneté des ascendances (valeur de l’alliance), la bourgeoisie se tourne du côté de sa descendance, avec comme indice le souci de son organisme. Il s’agit d’une nouvelle forme de racisme social, qui n’est plus conservatrice (conserver pure la fraction de sang noble) mais dynamique (s’accroître en une expansion indéfinie de vie).

Puisque c’est par la sexualité que la bourgeoisie se distinguait, elle a renâclé à la reconnaître aux classes laborieuses. Pour cela, il a fallu des conflits autour de l’espace urbain, des urgences économiques et la mise en place d’instances de contrôle (c’est comme de donner de l’argent aux associations caritatives, on veut être savoir où il va). Le prolétariat a mis du temps à accepter cette sexualité bavarde dans la mesure où elle lui était imposée à des fins d’assujettisement.

 

Seulement, une fois que tout le monde est logé a la même enseigne niveau sexe, la bourgeoisie doit se montrer assez retorse pour trouver un nouveau signe distinctif. Esprit de contradiction es-tu là ? Très certainement, ce sera la décence et la pruderie la plus ostentatoire. La ligne entre Monsieur Mâdame et le bas peuple « ne sera plus celle qui instaure la sexualité, mais une ligne qui au contraire la barre ». « La théorie de la répression, qui va peu à peu recouvrir tout le dispositif de sexualité et lui donner le sens d’un interdit général, a là son point d’origine. »

Comme la bourgeoisie est assez folle pour le devenir sans l’être au point de le vouloir (devenir folle), elle prend un joker, le fou du sexe (mais roi dans le présent ouvrage), j’ai nommé Freud. La psychanalyse arrive en effet pour lever les effets de l’interdit là où sa rigueur le rendait pathogène, et chez les individus qui sont en position d’avoir recours à elle. Ca refoule, cette stratégie fumante ! De là qu’ « à l’époque où l’inceste est pourchassé comme conduite d’un côté, ed l’autre, la psychanalyse s’emploie à le mettre au jour comme désir ». « Le père, d’un côté, était érigé en objet d’amour obligé ; mais ailleurs, s’il était amant, il était déchu par la loi ».

Cette bourgeoisie retorse a donc opéré un déplacement tactique considérable : le dispositif de sexualité peut être réinterprété en termes de répression généralisée. Et le succès même de la critique envers la répression « est liée au fait qu’elle se déployait toujours dan le dispositif de sexualité, et non pas hors de lui ou contre lui. » Et Foucault d’avancer comme preuve par l’absurde que les comportements sexuels ont bien changé sans que la sonore répression du sexe ait été moins dénoncée. L’hypothèse répressive est donc rétroactive, prise dans la trame même du dispositif de sexualité et ne saurait fournir le principe d’un mouvement pour démanteler la répression.

 

Je trouve ça dingue ces renversements. Ca me rend dingue. Ce n’est pas que cela vous fasse perdre vos repères, non, c’est que ces repères donnent prise à tout autre chose, ils changent de configuration. Et l’on découvre que ce qu’on pensait aller de soi est en fait historiquement déterminé, un simple point de vue que l’on croyait pourtant inamovible et depuis lequel on avait relu le passé, comme on aurait embrassé une vallée depuis les hauteurs sans soupçonner que depuis la vallée on puisse avoir une toute autre vue, et ne pas même ce soucier des hauteurs. Ce genre de renversement tout à la fois nous montre ce dans quoi l’on est pris, et dans le même temps nous en arrache – par une prise de distance brutale car radicale et immédiate, un zoom out. Parfaitement exprimé par la formule de quatrième de couverture d’un bouquin sur le visage de Raphaël Enthoven qui nous propose d’ « approcher le visage d’un peu plus loin ».

 

 

V Droit de mort et pouvoir sur la vie

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(même mouvement que dans la partie précédente : on part du pouvoir pour retomber sur ses pattes le sexe. Chat alors !)

 

Le droit de vie et de mort qu’avait le père romain sur ses enfants se retrouve chez le souverain, atténué cependant en ce qu’il est limité aux cas où la vie du souverain est menacée. Ce pouvoir se comprend par la négative car il est par nature limitatif : « il ne marque son pouvoir sur la vie que par la mort qu’il est en mesure d’exiger ». C’est « en fait le droit de faire mourir ou de laisser vivre ». Pas un droit pleinement positif, donc.

Cela se transforme à l’époque classique avec l’apparition d’un « pouvoir destiné à produire des forces, à les faire croître et à les ordonner ». Pouvoir direct sur la vie tandis que la mort « qui si fondait sur le droit du souverain de se défendre ou de demander qu’on le défende, va apparaître comme le simple envers du droit pour le corps social d’assurer sa vie, de la maintenir ou de la développer. »

« On pourrait dire qu’au vieux droit de faire mourir ou de laisser vivre s’est substitué un pouvoir de faire vivre ou de rejeter dans la mort. » Le pouvoir établit ses prises sur la vie, et la mort en marque la limite ( de la vie mais aussi du pouvoir, alors que ce dernier avait auparavant prise par la menace de mort). « C’est la prise en charge de la vie, plus que la menace de meurtre, qui donne au pouvoir son accès jusqu’au corps. »

Ce pouvoir s’est développé depuis le sous deux formes, investissant au XVII° le corps comme machine et au XVIII° le corps-espèce, support des processus biologiques. A ce « bio-pouvoir » (merci de ne pas visualiser un maïs géant armé d’une kalachnikov), il a fallu « des méthodes de pouvoir susceptibles de majorer les forces, les aptitudes, la vie en général sans pour autant les rendre plus difficiles à assujettir. » On a alors l’entrée de la vie dans l’histoire en tant que champ des techniques politiques (jusque là les seuls rapports étaient de l’ordre d’une pression du biologique sur l’histoire à travers les épidémies et famines).

Une des conséquences du bio-pouvoir est l’importance croissante prise par la norme au détriment de la loi, dans la mesure où la loi fonctionne, au moins symboliquement, en référence à la menace absolue (de mort) tandis que la norme peut endosser une fonction régulatrice. La loi ne s’efface pas entièrement au profit de la norme, mais celle-là tend à fonctionner toujours davantage comme celle-ci, qui en retour s’approprie les formulations du droit (« droit » à la vie, à la santé, au bonheur etc.). « Une société normalisatrice est l’effet historique d’une technologie de pouvoir centrée sur la vie. »

 

Etant accès à la fois à la vie du corps et à la vie de l’espèce, « le sexe devient une cible centrale pour un pouvoir qui s’organise autour de la gestion de la vie plutôt que de la menace de la mort. » Il permet à la fois d’analyser et de dresser l’individualité.

Alors que dans les sociétés d’alliance, le sang est une réalité à fonction symbolique, dans les sociétés « à sexualité », « celle-ci n’est pas marque ou symbole, elle est objet et cible. » Les deux dispositifs ont connu des interférences dont deux notables :

la thématique du sang a été appelée à vivifier et soutenir le pouvoir du dispositif de sexualité, donnant naissance à un racisme étatique qui culmine avec le nazisme

l’effort pour réinscrire la sexualité dans l’ordre de la loi a été fait par le freudisme, en convoquant autour du désir tout l’ordre ancien du pouvoir.

 

C’est fin, c’est intelligent, mais… n’aurait-on pas perdu de vue le sujet ? Foucault pare à l’objection que « c’est parler de la sexualité comme si le sexe n’existait pas. » Je commençais à me demander s’il fallait que j’arrête de lire au soleil, parce que de ce « sexe » qui parsème le livre (et ma note du coup, je sens que je vais avoir des surprises dans les mots-clefs), je commençais à ne plus voir que le x, comme l’inconnue d’une équation à peine posée, ou plutôt étalée tout au long du texte (Quoique conséquent avec la cristallisation du mystère humain sur le sexe – x, le grand inconnu). Sexe, texte, ça finissait par devenir la même chose (en plein dans la nébuleux de la « sexualité », ce réseau de discours). Comme l’incompréhension (de même que le bovarysme) est une maladie textuellement transmissible, Foucault finit par nous venir en aide (enfin, pourrait-on dire ; mais Pascal vous rétorquerait que la dernière chose qu’on trouve en faisant un ouvrage est de savoir celle qu’il faut mettre la première).

Le « sexe » ne serait pas la réalité au-dessus de laquelle on proférerait des discours, mais une idée historiquement formée à l’intérieur du dispositif de sexualité. Le flou définitionnel en est l’indice, puisque le sexe peut aussi bien être :

ce qui est commun à l’homme et à la femme (m/f)

ce qui appartient par excellence à l’homme et ferait défaut à la femme (membre viril)

ce qui constitue à lui seul le corps de la femme (qu’on songe à l’expression de « le beau sexe », « le sexe faible » – mais alors cela devrait également s’appliquer à l’homme, avec en pendant (si j’ose dire) le « sexe fort »).

C’est le dispositif de sexualité qui met en place l’idée de « sexe », le situant au croisement de la fonction et de l’instinct, de l’absence et de la présence (ex, dans la sexualité des enfants, il est anatomiquement présent, mais absent relativement à sa finalité reproductrice).

La notion de « sexe » a permis de regrouper « des éléments anatomiques, des fonctions biologiques, des conduites, des sensations, des plaisirs » et de faire un principe de cette unité fictive, qui a reçu de son voisinage avec la science une garantie de quasi-scientificité. Ainsi constituée, elle permet d’inverser la représentation du pouvoir et de faire apparaître la sexualité comme une instance autonome que le pouvoir cherche à réprimer, et non dans sa relative essentielle et positive au pouvoir. L’idée du « sexe » permet d’esquiver ce qui fait le pouvoir (à entendre comme verbe sous peine de devoir le doubler en « pouvoir du pouvoir »). Cela a suscité un des principes de fonctionnement les plus essentiels au dispositif de sexualité : le désir du sexe, de l’articuler en discours. « C’est cette désirabilité qui nous fait croire que nous affirmons contre tout pouvoir les droits de notre sexe, alors qu’elle nous attache en fait au dispositif de sexualité ». « Ironie de ce dispositif : il nous fait croire qu’il y va de notre ‘libération’. »

Comment en sort-on alors ? – car c’est toujours la question que
l’on se pose alors ; personne ne veut être le dindon de la farce, surtout lorsqu’il sait à quelle sauce il va être mangé. Il faudrait s’affranchir de l’instance du sexe, et non chercher à le libérer puisque ce discours l’enferme toujours dans la sphère du pouvoir (et là, je ne peux pas m’empêcher de penser à tous ces magasines féminins qui affichent en grande police « sexe » sur la couverture, en croyant délicieusement à la provocation).

 

Petite intuition douteuse (quoique nébuleuse) : Foucault ne participerait-il pas aussi à l’entretient du « sexe-désir » ? Ou le récupère-t-il pour le convertir en critique lucide ? A prendre le contre-pied de l’hypothèse répressive, il finirait bien par prendre son pied. Il pourrait bien y avoir du plaisir à décortiquer de façon critique le processus de plaisir pervers à parler des plaisirs.

 

« contre le dispositif de sexualité, le point d’appui de la contre-attaque ne doit pas être le sexe-désir, mais les corps et les plaisirs. »

La ferme et tous au plumard !

 

(une chanson douce pour s’endormir, tout de même : Je veux, d’Alex Beaupain )

Qu’est-ce qu’une étoile ?

Question définitionnelle à laquelle une voix paternelle répondait dans une vieille pub radiophonique :

« –  La danseuse qui a le plus haut grade à l’Opéra de Paris ».

Et l’espace ? poursuivait le gamin.

La touche du clavier qui sert à séparer deux caractères. »

Il me semble que c’était pour un moteur de recherche sur internet, à l’époque où google n’avait pas le quasi-monopole. Quoiqu’il en soit, en jouant sur la polysémie, elle donnait un peu de relief à une question limite idiote, question reprise comme titre d’un documentaire de danse, qui, en sens inverse, fait le lien avec les petits trucs brillants qui clouent la nuit au ciel. Si l’on n’échappe pas au point commun de l’éclat et de l’inaccessibilité, ni au rideau étoilé qui sert d’arrière-plan à l’interview de Marie-Agnès Gillot, la simplicité de la question à le mérite de balayer un certain nombre d’images stéréotypées bien kitsch, et la prise en compte de la polysémie, d’essayer de discerner ce qui distingue un bon danseur d’une étoile, en faisant appel à quelques éléments vaguement physiques – après tout, bien plus que de tutu et de diadème, la danse est affaire de corps.

L’aspect de la douleur dont sont si friands les gens qui ne veulent pas être touchés par la danse (pourquoi danse-t-elle ? – « parce que c’est un art qui m’émeut ») et préfèrent donc la ramener à une pratique sportive (dont la douleur est un signe qui ne trompe pas) est assez peu présent. Vous pouvez faire une croix sur la martyr : certes l’apprentissage durant l’enfance n’a pas été un lit de roses, mais cela même est dit alors qu’on la voit en Catherine enfant (Wuthering Heights) évoluer parmi les fleurs. Ses parents lui ont manqué – dans les bras de Nicolas Leriche, nuance le montage. C’est dans la danse, dans l’espace, que se déroule sa vie. L’espace qui est pour l’étoile le lieu de (véritable) naissance, et que Preljocaj (dans je ne sais plus quelle interview) comparait au liquide amniotique. Ici, Brigitte Lefèvre dit que Marie-Agnès Gillot est « noyée dans sa danse », tandis que l’intéressée souligne le « bien-être en scène ». Reste à voir le lien entre cette sensation de la danseuse et le plaisir du spectateur à la trouver bien en scène – peut-être la même chose de deux points de vue.

Pour ce documentaire, le choix de la danseuse est excellent (mais danseuse… résidu de ce qu’on occulte trop dans le grand public que l’étoile est également masculine ? ou manière plus efficace de tordre le cou à l’imagerie de la ballerine pour ne plus lui laisser aucune retraite ?), parce que j’adore Marie-Agnès Gillot parce qu’elle ne présente pas le profil typique de l’Opéra de Paris. Elle paraît même parfois un peu engoncée dans les rôles classiques du répertoire (quand à savoir si c’est sa danse qui est en question, sa taille qui réduit considérablement le nombre de partenaires à la hauteur ou si on l’a bêtement persuadée que ce n’était pas son créneau… – sait-on jamais, certaines personnes dans le monde de la danse ne manquent jamais de jugements péremptoires, qu’il convient à ceux auxquels ils s’adressent de périmer autant que faire se peut ; et comme l’assurance et la confiance en soi n’apparaissent pas vraiment comme les composantes principales du caractère de Marie-Agnès Gillot…) tandis qu’elle explose tout (ces bras à 4 :05, et tout le Boléro, en fait) dans les rôles néo-classiques ou contemporains.

Le choix des extraits chorégraphiques est donc judicieux à double titre : ils la mettent en valeur et surtout, éloignent de la ballerine de boîte à musique. Comme un pied de nez à un cliché hérité du ballet romantique où l’immatériel être en tutu long (une Willis, une Sylphide ou autre – c’est comme les insectes, il y a parfois des spécimens bizarres qu’on n’arrive pas à identifier…) défie toujours l’apesanteur avec ses petits pieds serrés et vole dans les airs (comme si on volait souvent au ras des pâquerettes), les extraits de danse comportent bon nombre de passages au sol : dans Sylvia, Wuthering Heights (je vois ai déjà saoûlé avec cette merveille ?) ou encore l’Appartement de Mats Ek. Ca rampe et roule par terre : il n’est pas question de caprice de star. Ce qui ne nous donne pas pour autant de réponse à la notre.

Difficile en effet de définir ce qui distingue le bon danseur de l’interprète qu’est (ou devrait être) l’étoile. De même que son homonyme dans l’éther, l’étoile flotte dans l’élément de l’on-ne-sait-quoi, du quelque chose « que l’on dégage », du petit rien qui fait tout, et tout autre avatar figé du détail qui tue et du nez de Cléopâtre. Aux envolées un brin grandiloquentes (le mouvement qui sort « des profondeurs d’une âme pour aller jusqu’au fonds d’une salle » – Béjart) , je préfère les tautologies de Kader Belarbi : « En face de vous, elle existe, elle est vraiment là, vivante, même violente », elle « tranche l’espace » (qui n’est plus liquide mais solide – elle ressort d’autant plus). Elle est là, là où elle est. Il bute sur le déictique. Il le répète, « elle est vraiment là », c’est affaire de présence et de rayonnement.

Un « astre qui produit sa propre lumière », nous propose-t-on comme première tentative de définition en utilisant celle de l’homonyme : re-motivation de la métaphore ? Le rapprochement des deux champs donne en tous cas une valeur plus concrète à la un peu trop orthodoxe « aura ». (Cela me rappelle la tortue, qui m’avait
dit une fois à propos d’une de mes copies que j’avais fait usage d’un concept dans un autre champ que celui de son contexte et que malheureusement ce n’était pas pertinent, mais que c’était parfois ainsi que l’on pouvait progresser – croiser les notions), dont ne peut de toute façon pas être pourvue Marie-Agnès Gillot, pas assez lisse et pâle pour une sainte. Les mots qui surgissent à –propos sont d’un autre ordre : bouillonnement, énergie, appétit, vitalité, instinct. De même que les sciences ont progressé dans l’analyse du phénomène lumineux, on passe de la lumière qui touche les sens (lumière de l’étoile), à la force qui fait sens. On n’est pas loin de faire s’équivaloir danse et vie, tout dans l’amplitude du mouvement –large, hors mesure. Encore une fois, on exagère et l’étoile meurt en supernova – fin du documentaire et de Wuthering Heights. Heureusement pour nous, « le plus long stade de l’évolution d’une étoile est sa combustion ».

Au final, après avoir épuisé le secours de l’astre, on n’est pas beaucoup plus avancé, sinon que l’étoile a éclaté dans les multiples reflets d’une personnalité composite (cf le moment d’interview dans sa loge, où l’on ne la voit pas, elle, en entière, mais dans la double réfraction du miroir de sa coiffeuse et du miroir grossissant), que l’on retrouve dans la composition de ses rôles. On ne sait toujours pas ce qu’est une étoile (si l’on disposait de critères moins vagues, les nominations n’en feraient pas autant), et peut-être tout simplement que ce n’est qu’une métaphore dont il faut chercher dans l’unicité d’une personnalité le comparé qui la motive. Une étoile, ce serait quelqu’un. Qui danse. Un indéfini riche de métamorphoses possibles ou potentielles, selon que la personne en est ou non elle-même consciente – et c’est alors le chorégraphe qui intervient, qui essaye de dégager autre chose (de plus doux, de plus évanescent et plus charnel aussi, pour Kader Belarbi, bien décidé à polir son matériau – et ce seraient presque les adjectifs du ballet romantique –où on l’imagine bien peu- qui ressortiraient là, en plein dans une chorégraphie contemporaine).

Le documentaire a en effet l’intelligence de finir par replacer l’étoile dans sa constellation, parmi ceux qui contribuent à son éclat : répétiteurs et chorégraphes. J’aime particulièrement la façon dont Béjart conclue sur la répétition du Boléro, la manière dont il dit « oh, c’est bon » : ce n’est plus un jugement de celui qui exige le mouvement juste, c’est l’appréciation savoureuse de celui qui se régale. La danse n’est plus en effet seulement sa chorégraphie, mais aussi celle de l’interprète.

S’il est si difficile de définir ce qu’est une étoile, c’est qu’il ne s’agit ni d’une personne/personnalité ni d’une chorégraphie, mais des relations qui existent entre les deux. Il n’est dès lors pas outre mesure surprenant que Marie-Angès Gillot puisse à la fois dire qu’elle se « dédouble » et prétendre à l’entièreté impliquée dans le simple énoncé de «  j’arrive, je suis » ; qu’elle puisse être « quelqu’un qui pense tout le temps, et avec ça, une des personnalités les plus instinctives de la compagnie ». L’étoile est un problème nébuleux analogue à celui de l’auteur en littérature (dissertations, welcome back) : un nom qui ne se réduit pas à celui qui le porte, mais est sa création, une construction. Un travail, rappelle notre danseuse. Ce n’est qu’une fois que le rôle est compris et analysé (« tellement ») que l’étoile advient en scène. Elle n’existe pas en-dehors (en dedans non plus d’ailleurs ^^ –pas dans le classique, en tous cas). En-dehors, vous avez une danseuse qui se tient mal (dos courbé), n’a aucune confiance en soi et ne se sent « pas très belle ».

C’est qu’elle n’est pas belle pour « plaire » (hors mouvement, elle n’est ni belle, ni laide), elle le devient en scène (et alors, aussi, comme une résultante involontaire du mouvement, elle peut plaire). Le contraire de Roberto Bolle, je pourrais dire pour ne laisser aucun doute sur ma mauvaise foi (et on pourrait donner un pseudo étai à cette mauvaise foi en disant qu’il est un principal et non une « étoile », mais on virerait chauvin, là – et ce n’est pas possible, ne serait-ce qu’à cause des Russes, voyez-vous). Toujours est-il que Marie-Agnès Gillot est comme danseuse « une beauté fracassante », dont la force d’imposition (la « franchise » dont Kader Belarbi fait l’éloge) fait qu’on peut ou pas l’aimer, mais qu’ « on ne peut pas ne pas la voir ». Et la caméra de confirmer en la faisant seule émerger du groupe d’Amazones (je crois) par le zoom qui se rapproche de son visage et par la mise au point sur son immobilité autour de laquelle s’agitent en vain, floues, les autres danseuses.

Sans être exceptionnel (je me méfie des effets de mon enthousiasme), ce documentaire est une belle petite surprise qu’il serait utile de montrer à ceux qui ne connaissent de la danse que sa caricature. « Qu’est-ce qu’une étoile ? » est en effet une question qu’il est bon de poser à ceux qui agitent le titre pour ne pas parler de la danse, et de se poser, pour comprendre ce qui en fait justement sa légitimité en tant que titre. Et son inexactitude par rapport à l’interprète (son incapacité à le recouvrir) que l’on voit en scène. Une étoile n’est pas telle ou telle chose mais un tel ou une telle, par sa présence en scène, est une étoile. Dans l’incapacité où l’on est d’en trouver une définition, ce documentaire nous propose ce qui en fait le mystère à travers le portrait d’une artiste. Une étoile ? – moins éclatant peut-être à première vue, mais bien mieux : Marie-Agnès Gillot, une danseuse, une interprète.

Voir Roberto Bolle et occire

 

 

Le jour de notre arrivée en Italie, une fois passée la ville de Florence proprement dite où nous étions bien trop occupées à chercher notre direction au pifomètre  (prend la sortie avec le pont, oui, ça a l’air bien par là – intuition pour le moins floue mais néanmoins exacte) pour que je puisse baguenauder du regard à travers la vitre arrière, j’ai aperçu sur le panneau d’affichage d’un petit village une affiche de danse. Rien besoin de plus pour déclencher le radar et regarder de tous côtés pour retrouver la même affiche. A chacune, j’ai glané un élément d’information : l’étoile, puis le mois et le jour – dans les limites de notre séjour. Ne manquait plus que le lieu, alors autant vous dire qu’en revoyant l’affiche devant les jardins de Boboli, ni une ni deux, j’ai traîné dare-dare ma mère et Caroline à la Porta Romana, où devait se trouver la billetterie.

Le choix n’était plus immense à quelques jours du spectacle, impossible notamment d’obtenir des places à côté : ce sera donc trois places séparées mais de première catégorie (heureusement d’ailleurs, parce qu’ils en avaient une vision assez large – au sens strict du terme : on pouvait se retrouver au troisième rang, mais à une place très excentrée dont l’angle de vision coupait un angle de la scène – le coin supérieur côté cour, où commencent les diagonales à tout hasard. Heureusement bis, j’ai échangé avec ma charmante petite maman ^^).

 

En réalité, le jour venu, nous avons assisté à deux spectacles : celui qui se passait sur scène et celui non des coulisses, mais du public. Soirée ethnographie et art donc, qui a débutée de manière tout à fait folklorique puisque l’entrée était prise en otage par un groupe de manifestants avec banderole et mégaphone. Nous n’avons pas réussi à comprendre ce dont il retournait (des sortes d’écolos mais version punk), mais avons du éviter ce qu’ils retournaient, id est des seaux de purins. C’est donc en marchant sur des œufs, sous la banderole et le nez crispé que la foule des grandes bourgeoises italiennes est entrée dans l’arène. Parce que les gens sont vraiment habillés pour sortir : il y avait de quoi faire sa sélection de robes de soirée… en revanche, les talons aiguilles dans les cailloux n’étaient pas la plus heureuse des idées (mais après le purin, par quoi auraient-elles pu être arrêtées ?).

La scène était en effet montée dans les jardins de Boboli, le Versailles local. A ceci près que les Italiens ont eu la jugeote de ne pas monter la scène sur un plan d’eau (pour un sol glissant et un spectacle écourté, il n’y a pas mieux) et que la végétation qui se découpait en arrière-scène formait une véritable toile de décor, colorée par les projecteurs et traversée de temps à autres par une chauve-souris. Un décor enchanteur, comme on dit dans les journaux.

 

Lorsque le spectacle commence sur scène, s’annonce celui du public qui n’a pas fini de se placer et ne se hâte pas pour gagner sa place : pendant tout le premier pas de deux, les ouvreuses n’ont pas cessé de passer et repasser juste devant mon rang (il y avait une allée juste devant) pour placer les retardataires, avec le pas léger d’un troupeau d’éléphants sur un ponton. Je fulminais et l’humeur massacrante n’est pas précisément requise pour apprécier un pas de deux tel que l’Arlésienne, normalement tout en intensité et émotion. Celle qui a prise la salle n’est pas précisément celle que l’on aurait attendue : au moment où Roberto Bolle a tombé la chemise (dans le contexte, il se déshabille après les noces, face à la mariée, alors qu’il est toujours hanté par l’Arlésienne, figure insaisissable), face aux tablettes de chocolat du danseur, le public féminin (c’est-à-dire quasiment tout le public) est entré en émoi avec des cris de pâmoison. « Robiiiiiiiiiiie » : oh my God, où suis-je tombée, bordel ? – je n’aurais pas imaginé autrement un concert de Robie Williams. Vraiment, je suis tombée sur le cul ; encore heureux, j’étais assise.

A cet instant, je me suis souvenue de l’affiche, qui aurait du m’inciter à la méfiance : Roberto Bolle and friends. Quid des amis, on ne sait, et du programme n’en parlons pas. Tellement bien programmé d’ailleurs, que le programme imprimé qui précisait les chorégraphies non annoncées sur l’affiche (ni ailleurs) n’a pas été suivi et le temps que je comprenne que le charabia italien au micro ne demandait pas d’éteindre les portables (de toutes façons les Italiennes sont sonnées) mais donnait l’ordre des extraits, il était trop tard, je ne saurai pas quel était l’un de mes pas de deux préférés.

Mais revenons à notre mouton  coupe au Bolle, puisque c’est pour lui que venait le public. Cette tête d’affiche au corps de statue grecque (remotivation de la catachrèse « un Apollon ») aurait été parfaite à planter là, dans le jardin, parmi ses semblables, afin de laisser la place aux « friends ». Ce n’est évidemment que mon avis, visiblement non partagé du public : grande concentration lorsque Robie est en scène, et après avoir fait tout un cirque d’applaudissement, ça se remet à causer au numéro suivant – trop d’émotions et de concentration, vous comprenez. Comme mes voisines de derrière semblaient avoir un gilet pare-balle aux regards assassins, j’ai du moi aussi parler, pour leur demander de se taire. Le « Shut up » excédé n’était pas loin mais plus d’un grand usage puisque le bruit n’était plus la jactance de la grande bourgeoise à la robe aussi blanche que sa peau était cramée, mais celui d’un pschit pschit que l’ai d’abord pris pour du parfum (des fois que Robie sente quelque chose à
cette distance) mais qui devait être de l’anti-moustique, vu qu’elle le répandait partout autour.

La première grande pulsion meurtrière est donc pour l’admiratrice. Dans un second temps, elle se calme (la pulsion, pas l’admiratrice), remplacée par une stupeur amusée, ou plutôt déviée sur l’admiré même. J’en avais déjà l’intuition avec Ganio (mais il joue petit bras à côté), c’est à présent officiel, je déteste les beaux gosses qui savent qu’ils le sont et font savoir qu’ils le savent. Peut-être était-ce parce que le danseur de la Scala était « chez lui » qu’il se faisait plaisir, mais la tête d’affiche n’en était pas moins à claque(s). Le manque de modestie (pour pratiquer la litote) était d’autant violent qu’il était immotivé, puisqu’il devait être le moins bon de tous – peut-être pas techniquement, mais artistiquement, cela ne faisait pas un pli. Pas un pli sur le visage non plus, toujours éclairé d’un sourire Colgate. Et si dans l’Arlésienne, le personnage est proche de la folie, Robie est surtout torturé du capillaire (oh non, pas de ce côté, oh non, pas de celui-là non plus, mon dieu, cela va me décoiffer). A la fin, lorsqu’il se défenestre, on a moins l’impression qu’il se suicide qu’il ne se jette dans son public en furie (pssst, de l’autre côté andouille)… image anticipée de la fin du spectacle où (non non il ne se jette pas dans la foule quand même, je vous rassure) il revient seul en scène, et ramasse les roses rouges que lui jette public levé et amassé au bord de la scène. Touche les pieds puants de ton idole (qui n’a d’un dieu que le corps – et comme Dieu est invisible, mes agneaux, vous imaginez la présence scénique) ! Elvis presse-les !

Incroyable.

 

Voilà pour la partie anthropologique de la soirée. Comme il s’agissait tout de même initialement d’un spectacle de danse, voici un  aperçu des best friends.

 

L’Arlésienne, de Roland Petit

Comme cela se devine en filigrane, entre les gens et l’interprétation passée au fer à repasser d’un Robie très propre sur lui, j’ai eu un peu de mal à apprécier ce pas de deux qui m’avait pourtant fait tomber à la renverse dansé par Legris et Abbagnatto. Dommage, parce que sa partenaire, Sabrina Brazzo, elle aussi de la Scala, avait l’air pas mal du tout. Le souvenir qu’il en est resté, c’est la musique, que j’ai eu du mal à attraper mais qui tourne en boucle une fois qu’on l’a chantonné une fois. Puis deux, puis trois, tant et si bien que Caroline m’a offert le CD pour mon anniversaire. Elle connaissait l’air sans connaître la musique de Bizet : sur le livret du CD, il est en effet précisé que le compositeur a repris le thème d’un noël provençal. Voilà pourquoi il est si populaire.

 

Superbe pas de deux sans nom pour cause de programme non programmé déprogrammé et reprogrammé n’importe comment, sur une musique qui pourrait être du Vivaldi (mais avec l’oreille musicale que j’ai, il vaut mieux me croire sur parole qu’à l’oreille – c’est-à-dire ne pas me croire du tout), et dansé dans une synchronie parfaite (d’autant plus remarquable que le tempo est incroyablement rapide) par Arman Grigoryan et Vahe Martirosyan (par déduction sur les fiches des danseurs). Au vu des costumes rouges, de certains motifs de la gestuelle (comme la descente à terre en grand plié cinquième sur le coup de pied – qu’ils avaient d’ailleurs fort développé, surtout pour des garçons) et de leur origine (le Zürcher Ballett), ce devait être du Spoerli. Si jamais une balletomaniaque retrouvait les étiquettes de cet emballant duo masculin, ce ne serait pas de refus. Vraiment, la propreté d’exécution avec une telle vitesse, la précision des danseurs et la dynamique de la chorégraphie… Ca déboule sans déboulés mais avec roulades et autres mouvements trop rapides encore pour que l’impression rétinienne se décompose.  Le regard est houspillé en tous sens et l’on commence à peine à appréhender ce que l’on apprécie d’entrée que le duo est terminé.

 

Suite Iranienne, de Béjart, avec Kateryna Shalkina et Julien Favreau. Et là, si l’on veut du beau gosse qui tienne la route, on est servi – puissance presque féline qui, contrairement à Robie plastique, fait tout sauf toc. Blague mise à part, ce danseur est un magnifique interprète, et s’accordait très bien avec sa partenaire en académique blanc (et pourtant on sait combien peu flatteur est ce genre de tenue).

 

Les indomptés, de Claude Brumachon, par Jiri et Otto Bubenicek, deux frères (jumeaux pour tant de ressemblance ?) époustouflants qui dansent à l’unisson (l’unigeste faudrait-il dire) sur une musique de Wim Mertens. La gestuelle des deux danseurs en jean, un peu torturée, m’a fait penser aux Epousés de Kader Belarbi. Etrange mais vraiment fascinant.

 

Mono Lisa, d’Itzik Galili, avec Alicia Amatrian et Jason Reilly

(la vidéo amateur est mal filmée, mais la danse est telle que cela vaut le coup de passer au-delà de la première minute agitée)

On aurait pu croire qu’il était difficile de faire passer quoi que ce soit après l’intensité de la chorégraphie précédente. C’était sans compter sur cette excellente surprise. On a tout d’abord un peu peur en entendant la bande-son relevant plus du bruitage que de la musique, mais cela ne dure vraiment pas. La mécanique des corps élastiques investit le plateau, et la musique cesse d’être à la limite du bruit pour se faire rythme. Presque celui de la respiration, forcément un peu rauque, des deux danseurs qui se jaugent, se défient et se surpassent à se dépasser l’un l’autre, toujours ensemble cependant (contre-exemple de ce qui suivra). La dynamique de la chorégraphie est formidable ( je me suis surprise à commencer à osciller en rythme sur ma chaise), mais Alicia Amatrian est tout bonnement extraordinaire. Un murmure d’ébaudissement qui paraissait réservé only à Robie s’est répandu devant une souplesse à couper le souffle du spectateur et les tendons de tout danseur normalement constitué (han, et le porté avec les jambes à quasiment 300° ! – j’ai cru un instant qu’elle les tenait en avant de son buste, comme une quatrième un peu ouverte, mais non, l’écart passé). Ce que j’adore, c’est que cette souplesse, loin d’être de type marshmallow, est couplée avec une détente et une précision redoutable : la frêle petite blonde devient une bête de scène prête à faire une enjambée de son partenaire, pourtant très bon danseur doté d’une belle présence scénique. On voit tous les muscles travailler, se tendre et se détendre en amples mouvements. Parce que vous ne pourrez pas imaginer c
onvenablement sa souplesse nerveuse et musclée, voici une vidéo amateur du spectacle dénichée sur youtube.

 

Pas de deux du cygne noir, avec Roberto Bolle et Shoko Nakamura (je crois)

Difficile de passer après Alicia Amatrian, à moins d’user du phénomène Robie : un très grand moment d’anthologie, mais pas forcément de danse. Dès les premières mesures on a pu entendre les progromes de l’hystérie : ma grande bourgeoise de voisine s’est notamment mise à chanter. Et alors que les applaudissement après l’adage duraient aussi longtemps que ceux qu’on attendrait seulement après la coda, empêchant le pas de deux de se poursuivre, j’ai soudainement pleinement réalisé qu’il allait y avoir la variation du garçon… un délire, évidemment. La danseuse était parfaitement assortie à son partenaire – même orgueil-, si bien qu’ils ont dansé côte à côte et non ensemble. Roberto se tenait derrière la fille parce que la chorégraphie l’exigeait, mais il était ravi d’occuper la scène à lui seul, et la rivalité était à son comble lors de la coda finale, qui ressemblait davantage à une compétition technique qu’à tout autre chose. C’était à qui passerait le plus de tour, qui aurait le plus de superbe, qui déclencherait le plus d’applaudissements : Shoko Nakamura, un peu en dedans des hanches jusqu’aux genoux enchaînait les difficultés avec un aplomb provocateur, tandis que Roberto, dans son habit rutilant de prince Ken, exécutait ses figures avec une finition très léchée et toujours le sourire colgate. Je crois bien n’avoir pas pu me dissimuler à moi-même un certain plaisir lorsque la fille, qui claquait des fouettés doubles en avançant dangereusement, a manqué de se casser la figure après être repassée en mode simple et alors que les applaudissements avaient éclaté – elle en a passé deux en sautillant à pieds plats avant de finir par un excédent de tours voulu mais non assumé qui l’a menée presque de dos (ou bien de profil, soyons gentils). Du coup, le caquet rabaissé (mais non point trop celui de Robie), sa dernière diagonale était enlevée juste ce qu’il faut. Tout un cirque, quoi.

 

Kazimir’s Colours, de Mauro Bigonzetti, avec Yen Han et Arman Grigoryan

Ce pas de deux à la palette effectivement riche de nuances aurait mérité de n’être pas placé juste après l’entracte (et que je revienne à ma place en retard – cette fois-ci il n’y avait ni indication de durée ni sonnerie, donc bon) et la danseuse de n’être pas affublé de ce short bicolore blanc-jaune, sorte de caleçon qu’elle semblait avoir emprunté à son partenaire… Difficile d’être plus précis, c’est typiquement le genre de chorégraphie calme, plaisante à voir, mais qui ne laisse pas de grand souvenir ensuite.

 

Le Grand Pas de Deux , de Christian Spuck, avec Alicia Amatrian et Jason Roberto Bolle

Quand j’ai vu le petit sac à main rouge, j’ai su que c’était bon, que c’était le pas de deux que j’avais vu dans une vidéo de gala de l’ABT, et que l’on allait bien se marrer. Il s’agit d’une parodie de grand pas deux classique dans laquelle le prince essaye tant bien que mal de faire danser sa partenaire à lunettes bien plus occupée à récupérer son sac à main qu’à se plier à l’exercice jusqu’à sa fin. Toutes sortes de ressorts comiques se trouvent employés : décalage avec des mouvements jazzy surgis de nulle part (seconde parallèle, mouliné des bras pour accompagner un déhanché – on se lâche) et entre les partenaires (le prince très princier, la princesse très dissipée), exagération des pas classiques (vivent les préparations en deux deux avec force violence des bras), clin d’œil à la technique (tête qui tourne après les pirouettes, et  lunettes tenues pendant leur exécution ; préparations décalées sur le pied d’attaque ; désynchronisation des partenaires ; mains qui touchent à terre en plein poisson…) et gros comique type comedia dell’arte. Le prince fait rentrer la récalcitrante manu militari, ou plutôt pede militari, puisqu’il la traîne par la pointe avant de la faire tourner sur le ventre, bras en l’air (arrête !) et pattes repliées en arrière, comme une tortue sur le dos. Lorsque la danseuse reprend, elle y met toute la mauvaise volonté que lui suggèrent ses pieds douloureux ; en plein équilibre, elle rajuste ses lunettes, puis ayant retrouvé son sac mais ne sachant qu’en faire, elle en mord l’anse pour faire ses grands développés. Jouissif. Pour qui connaît un peu la danse, et pour qui n’y connaît rien.

D’ailleurs, la salle a bien ri (après un certain temps de réflexion tout de même, on n’allait pas risquer de se moquer de Roberto), et j’étais proche du fou rire, tant Alicia Amatrian est tordante dans ce rôle (ses mimiques et son coup de cygne croisé avec une tortue… ^^) Il semblerait que l’exceptionnel soir la règle, chez elle. On l’a vu pour la technique et ses incroyables capacités physiques dans la première partie, cela se confirme pour son interprétation et son sens de l’humour dans la seconde. On ne peut pas dire que le sens de l’autodérision soit aussi développé chez son partenaire, mais cela ne gâche rien au pas de deux : Robie devient risible de ne pas vouloir prêter à rire et de penser toujours à étaler sa technique (oui, oui, des tours à la seconde !). Ce Ken en puissance est parfait dans sa parodie de prince, serait-ce malgré lui. C’est grand. Vachement. D’ailleurs, il y a une vache qui s’est égarée sur scène.

 

 

Romeo et Juliette, de Béjart, avec Kateryna Shalkina et Julien Favreau

Les danseurs du Béjart Ballet sont toujours aussi beaux mais n’ont pas de chance : Roméo et Juliette, qui ne fait pas dans l’éclatant (sauf le blanc des costumes) a du mal à passer après la veine comique du pas de deux précédent. Et le prologue en français n’a pas du aider à leur concilier les Italien(ocentré)s. Ce n’est pas ce que je préfère chez Béjart, mais cela ne méritait pas la tiédeur de la salle.

 

101, de Eric Gauthier, avec Jason Reilly

Cette deuxième partie de soirée sera comique ou ne sera pas. Le tout début paraissait didactique, avec une voix omnisciente qui a blablaté un peu en anglais (pauvres Italiens) sur la danse. Puis qui affirme que la danse peut se décomposer en 101 positions. Et d’appeler Jason Reilly pour venir nous en faire la démonstration. La voix égrène le nombre des positions tandis que le danseur en T-shirt blanc et collants noirs s’exécute. Concession à la sixième position, le doute s’installe à la septième, et à la neuvième, je commence à rigoler. C’est qu’à partir de là défilent diverses positions plus ou moins orthodoxes, pour la plupart classiq
ues, puis de moins en moins : l’effet du rappel à l’ordre de la voix « oh, oh, let’s keep it classical ! » est de courte durée. A la place, certaines poses de défi débonnaires et quelques décompositions de mouvements contemporains. Après la démonstration de 100 positions (et le titre, alors, demandez-vous – patience !), la voix propose de compliquer le jeu et de composer une chorégraphie sous les yeux du public en énonçant les chiffres de positions dans le désordre. Cela se structure en effet, et l’on voit bien comment le mouvement naît des positions et les dépasse. La voix égrène les chiffres plus ou moins rapidement, elle est très articulée, très chantante et ses accélérations ou étirements pour suivre les mouvements du danseur ou au contraire les anticiper insuffle un certain rythme à ce qui devient une chorégraphie. On retrouve ce que j’aime particulièrement dans les classes que l’on ne prend pas mais que l’on observe, l’entrain, le sérieux d’un jeu où l’on ne pousse pas à fonds, et dans le ballon chez les garçons, une puissance assez désinvolte, qui ressort d’autant plus qu’elle est mieux maîtrisée.

Jason Reilly se prête parfaitement au jeu, se fait manifestement plaisir ; il se joue de la voix comme un élève essaierait de temps à autre d’échapper au professeur (en attitude à pieds plat « Balance ». Il reste à pied plat  « balance ». Toujours. « Balance. Jason, I said balance ». Et de monter sur demi-pointes). Les répétitions de la voix sont toujours amusantes, comme lorsque l’enregistrement semble rayé à répéter le chiffre des sissones. Véritable rythme, la voix se fait musique, bientôt rejointe par quelques instruments, et le tempo s’accélère : le danseur semble pris de vitesse, et bientôt dépassé, comme le suggère le bruit crescendo d’un avion au décollage (ou d’une machine sur essorage, ça fait à peu près le même bruit, et le danseur est alors bien lessivé). Puis c’est le crash et le rideau. Rires et applaudissements. Très réussi. Alors la lumière se rallume sur le danseur étalé par terre et désarticulé, cependant que la voix conclut : « Position one hundred and one ». C’est très bon. La trouvaille est bonne et la mise en œuvre fort divertissante. Il ne s’agit bien sûr pas d’une pièce majeure, mais c’est un contrepoint humoristique qui a tout à fait sa place dans ce genre de gala.

 

Le Souffle de l’Esprit, de Jiri Bubenicek, avec Jiri et Otto Bubenicek et Roberto Bolle

Retour à un morceau de danse pure, très fluide. Non seulement les deux frères sont excellents danseurs, mais Jiri est aussi très bon chorégraphe. Le moment où les trois danseurs de dos remontent la scène éclairée seulement par trois spots disposés au ras du sol en fonds de scène, face aux spectateurs, simplement en marchant lentement, est de toute beauté. Evidemment, Robie déboule là-dedans comme un chien dans un jeu de quille : tout fou, sûrement plein d’enthousiasme (on le sent moins trop sûr de sa personne tout à coup), mais qui dérange tout sur son passage. Il n’a visiblement pas intégré la gestuelle des deux frères et, un peu trop raide, a toujours une fraction de seconde de retard, quand les deux autres sont parfaitement synchronisés : ce serait parfait si c’était un bis et qu’il se mêlait à la danse par jeu, comme invité qui reconnaît la supériorité de ses hôtes dans leur domaine, à l’improviste (c’était peut-être le cas, me direz-vous, il a peut-être travaillé la pièce au pied levé… mais ce serait traiter l’affaire par-dessus la jambe pour un tel gala). Une pièce qui reprend bien les différents aspects du spectacle, finalement, et qui fait coïncider la soirée anthropologie autour de Robie et celle de la danse avec les friends de Bolle.

 

Une fort bonne soirée, peut-on conclure, où l’on a bien ri (certes, parfois aux dépends de notre ami qui n’a pas de Bolle). Si l’ordre des pièces n’a pas toujours été judicieux, le choix très éclectique a en revanche permis des découvertes. Peu de répertoire traditionnel (seulement le Lac, en fait), des pas de deux néoclassique, dans des registres très variés (du poignant au comique)… l’endroit de la médaille qui a Roberto pour face : faire venir les gens pour une tête d’affiche, c’est également pourvoir se permettre une programmation de pièces pas très connues qui n’auraient pas forcément attiré beaucoup de public par leur seul titre. Ravie des découvertes que j’y ai faites.

Quant à Roberto – ce nom me fait rire et me rappelle immanquablement Melendili qui se sert de ce prénom et de sa version féminisée (et bien peu féminine) de Roberta comme substitut à Machin et Machine- j’ose espérer qu’il n’est ainsi que pour se retrouver enfant prodigue de retour au bercail. De retour en France, les couvertures de Danser m’ont fait sourire, à titrer « Roberto Bolle superstar ». Rockstar, oui. Je râle et ris, mais si les danseurs pouvaient déclencher un tel enthousiasme en France en dehors des cercles de balletomaniaques…