Manèges, ballon et tours : la foire aux étoiles

B#1 m’a revendu ses places pour le gala d’ouverture des étés de la danse. J’en avais pris il y a quelques années de cela, lors de la venue du ballet de San Francisco, mais les températures étaient inférieures au minimum toléré par les contrats des danseurs (ils pensent à tout ces ricains, c’est dingue) et le spectacle en plein air avait été annulé au dernier moment. Depuis, les étés de la danse ont lieu dans des salles parisiennes et le seul risque de température encouru est la surchauffe. J’ai été agréablement surprise sur ce point par le théâtre du Châtelet qui est en revanche mal fichu comme tout niveau visibilité. Places de première catégorie côté jardin, contre la baignoire, ma mère et moi nous retrouvons sous l’avancée du premier balcon, qui mange le coin supérieur gauche de la scène. Vous me direz, en l’absence de décor, ce n’est pas fondamentalement gênant, mais si c’est un opéra, vous pouvez faire une croix sur les surtitres, et zut, quoi, à 75 euros, on n’est pas censé être multilingue. Pour la danse, la gêne est plus psychologique qu’autre chose et l’impression d’enclavement disparaît au bout de quelques instants, un peu comme les bandes noires sur le côté du téléviseur lorsque le film n’est pas calibré pour. Malheureusement, la tête de l’ours géant (et bourru, il refuse de se tasser dans son siège) à deux rangées devant moi ne disparaît pas, contrairement aux danseurs jusqu’à la taille lorsqu’ils passent dans cet angle mort ; autant dire que je n’ai pas goûté au dossier, et que je suis restée sur le bord de mon siège, droite comme un i, à en avoir des courbatures dans le dos en sortant. Et un cambré, un, pour se remettre d’aplomb (et amoindrir les bénéfices de la séance d’ostéopathie) ! Soirée galeuse. Et non, ça ne pue pas, ça fouette.

Un gala de danse, à l’image de celui du magazine, est un événement people. Dès l’entrée, je repère Elisabteh Platel (c’est une idée ou la génération de danseuses précédente avait des visages plus typés et donc plus reconnaissable ?), et mon voisin de droite, en regardant le petit groupe levé au premier rang du premier balcon, commente : « c’est bon, Brigitte, on t’a vu, on sait que tu es là, tu peux t’asseoir, maintenant ». C’est un sacré numéro, ce voisin. Franco-russe, apparemment, à en juger par le [r] roulé de ses « braaavo ! » sonnant pour les danseurs qu’il aura trouvé méritants, et ses exclamations en -a (quelque chose comme « marièneka »). Il fait profiter à ses voisins de ses commentaires qui lui échappent et dont on se passerait parfois, mais comme ils sont davantage l’émanation d’un enthousiasme qui ne sait pas se contenir que les critiques d’un blasé, c’est supportable. Ce n’est pas un vieux blasé qui vient uniquement pour le plaisir de déplorer la faiblesse artistique propre aux galas – lorsqu’il s’exclame « le cirque! », c’est qu’il s’amuse du show d’Igor Zelensky. Ses échappées sonores ne l’empêchent pas de reprendre la jeune fille de danse qui consulte son téléphone portable, ce qui ne se fait pas, lui rappelle-t-il, serait-ce pendant les applaudissements entre deux pas de deux, ajoute-t-il lorsqu’elle lui objecte que ce n’est pas « pendant le spectacle ». Dans le gala, pourtant, les applaudissement font partie intégrante du spectacle, qui éclatent en plein milieu des prouesses techniques jubilatoires, jauge d’enthousiasme perturbée par la starification plus ou moins grande des uns et des autres. A ce compte, la compagnie invitée n’est pas spécialement à l’honneur… Novossibirsk n’a pas encore la côte, et à côté de quelques-uns des meilleurs danseurs actuels dans le monde, les solistes du ballet souffrent un peu de la comparaison.

 

Son Chopiniana qui ouvre la soirée m’a un peu rappelé les présentations de classe que nous faisions au conservatoire avant d’enchaîner les variations du concours : cela a l’aspect un peu trop léché d’un exercice de style consciencieux. Le bleu uni du cyclo n’aide en rien. Je me dis aux premiers piétinés du corps de ballet que ses sylphides ne sont pas très légères, avant de comprendre que c’est le métro que je sens sous mes pieds (pour rappel, on monte au parterre). Les ensembles sont impressionnants d’harmonie (et il faut une sacrée synchronisation pour qu’on ne remarque qu’au bout d’un très long moment les disparités de taille), mais les solistes ne se démarquent pas spécialement du lot : c’est l’exact opposé du ballet du théâtre de Saint-Petersbourg qui mise tout sur sa star Irina Kolesnikova. Pour tout vous dire, je ne me rends compte qu’à la fin qu’il n’y avait pas une mais deux solistes brunes, donc je ne peux même pas vous donner le nom de celle qui a réussi la difficile synthèse du pétillant et de l’évanescent, quand les sylphides, pour paraître éthérées ont généralement l’air ailleurs. Dans l’ensemble, les bras sont très délicats et même les poignets brisés n’empêchent pas de donner l’impression d’une grande fluidité. Contrairement à ma mère que seuls les formations inventives du corps de ballet n’ont pas ennuyé, j’apprécie de plus en plus ces danses maniérées – ciselées : travail d’orfèvre, minimal et incroyablement riche.

 

L’entracte séparait ce ballet improbable dans un gala (et même tout court, il n’y a que les Russes pour danser cela sans avoir l’air ridicule) des habituels morceaux de bravoure. J’aurais bien aimé la voir dans autre chose mais, comme au Gala des étoiles au début de la saison, Polina Semionova a dansé le Corsaire, troquant seulement le tutu plateau contre un bustier et une jupe style Bayadère, encore plus délicieux. Le costume a beau être pailleté, rien ne saurait être clinquant avec sa classe naturelle, pas même ses développés seconde à l’oreille. Je m’étais déjà longuement extasiée et ne puis que réitérer – elle est divine. Avec un corps charnel et non pas décharné, en plus. Hyper lax, poitrine, coup de pied et aisance naturelle. Un sourire à se pâmer. La classe, quoi. Ce n’est pas le cas de son partenaire, en revanche, bien mal assorti. Ses sauts de malade, avec des vrilles, tours, écarts et changements de jambe dans tous les sens sont gâchés par ses réceptions où il se vautre dans le contentement, histoire de bien vous faire comprendre qu’il peut tout se permettre. Show off. Ça me coupe direct, ces danseurs qui transforment la jubilation de l’émulation en orgueil de compétition ; je suis épatée, mais pas admirative.

 

Après Igor Zelensky, carte de visite du ballet de Novossibirk, à en juger par les applaudissements, deux autres solistes du sérail ont poursuivi la mascarade avec le Carnaval de Venise. Ivan Kuznetsov me tape davantage dans l’œil qu’Elena Lytkina. Fin, élégant, aérien (les sissonnes prises de dos, et à l’écart, je ne vous raconte que ça), c’est un danseur racé que j’aurais plaisir à revoir.

 

Si vous ne voyez pas trop, comme ça, comment l’évocation d’un meunier pourrait vous faire frétiller, c’est que vous ne connaissez pas l’émoustillante variation qu’a chorégraphiée Massine. Quand j’ai vu le Tricorne sur le programme, j’ai dit à maman que ce serait génial. Cela n’a pas loupé, elle était limite en transe après, et aurait bien pris Vincent Chaillet comme dessert (après un tartare à l’italienne avec basilic, parmesan, pignon
de pain et huile d’olive au bistrot du coin, le repas aurait été parfait). Et pourtant, il n’est pas, à mes hormones mon avis, aussi sensuel que José Martinez qui vous donne envie de vous rouler par terre et de crier « foule moi aux pieds » dans ce rôle (comment ça, « me » donne envie ?). Moins fougueux, notre premier danseur n’en est pas pour autant moins impérieux ni magnétique. Ses gestes sont plus retenus, l’érotisme plus latent. Toutes proportions gardées, évidemment ; il n’y va pas de pied main morte, son talon casse dans la dernière frappe. Il salue une jambe pliée, puis d’une attitude renversée tout à fait dans le style va ramasser le bout de chaussure avant de faire sa sortie avec panache. La classe, quoi.

 

La Tarantella était clairement le moment le plus jubilatoire de la soirée. Le NYCB l’avait donné lors de sa venue à l’opéra la saison dernière et ce pas de deux de Balanchine avait suscité l’enthousiasme. Au cinquième rang de parterre, même avec un ours devant, c’est encore mieux que dans les hauteurs des balcons de Bastille. On voit que les danseurs s’éclatent dans ce déferlement de pas dont la virtuosité tient avant tout à la vitesse. Ici, un déboulé n’est pas un vain mot, et le manège de grands jetés en tournant de Daniel Ulbricht est à la limite de l’impression rétinienne. Ça saute, sur pointes, dans les airs, et tournicote comme une toupie sans jamais que les pieds ne tricotent – c’est jouissif. L’homme se retrouve à scander à genoux sur son tambourin les tours suivis de sa partenaire, riant au diable. Le tambourin lui échappe à un moment des mains, mais ne tombe pas à plat, il est déjà rattrapé, hola ! Il ne survivra pas, en revanche, et finira percé, mais comme le talon de Vincent Chaillet, c’est accessoire (cela me rappelle l’éventail d’Irina Kolesnikova, propulsé à terre dans l’emportement). Ashley Bouder et Daniel Ulbricht sont diaboliques. Leur drôle de physique (surtout pour lui, petit pour un danseur, et plutôt court sur pattes) dont la forte musculature les fait paraître un peu tassés après les lianes russes, ne surprend plus dès le moment où ils se mettent en mouvement.

 

Après cette ivresse de punch, Cendrillon paraissait hors de propos. Certes, l’Opéra a exceptionnellement accepté que ses danseurs participent à un gala international, mais il s’est pour ainsi dit mis hors jeu en présentant ce pas de deux (et le seul solo de la soirée, par un premier danseur, de surcroît, comme pour affirmerque le corps de ballet peut rivaliser avec les étoiles étrangères). Il n’est pas très fair play de récuser le voyeurisme technique de ce genre de manifestation et de revendiquer le bon goût à la française en proposant deux danseurs à l’élégance racée. Agnès Letestu et José Martinez sont magnifiques, mais pas à leur place ici, d’autant que le pas de deux n’est pas assez émouvant pour imposer un autre modèle (choisir un extrait du premier acte -comique- aurait été plus judicieux).

 

Pour éviter les excès vulgaires de la virtuosité (cf. le corsaire d’Igor Zelensky), plutôt que de la renier, il est plus efficace de montrer qu’elle est un ressort artistique, ce à quoi parviennent brillamment Olessia Novikova et Leonid Sarafanov dans Tchaïkovsky pas de deux. Lui joue de son ballon, elle de sa beauté et de sa vivacité, et tous deux sont juste parfaits, dansants. Le tempo ne leur pose aucun souci, Olessia Novikova trouve même le temps d’instaurer des suspensions pour créer des contrastes et faire respirer sa danse. Je suis d’autant plus admirative que je sais, pour l’avoir travaillée en stage, que cette variation ressemble plus à une lutte qu’à autre chose et qu’on court davantage derrière la musique qu’on ne danse avec elle. Dès son entrée, elle est resplendissante dans sa robe rose orangée (forcément), si bien que j’ai cru une seconde que Polina Semionova revenait en scène. Celle-là est néanmoins belle dans un sens plus ordinaire que celle-ci, et son sourire plus artificiel, même si cela n’ôte rien à son charme (avec un léger je-ne-sais-quoi d’Alice Renavand, j’en connais un qui serait resté arrimé à ses jumelles). Virtuose et élégant, j’adore. Cela n’a pas du déplaire non plus à l’envoyée du NYCB qui, Balanchine oblige, la regardait depuis les coulisses, enveloppée dans un châle rose.

 

Le dernier pas de deux a mis le feu à la salle. Des Russes qui dansent Flammes de Paris, c’est une célébration de l’année russe en France ou je ne m’y connais pas. Elena Lytkina a même poussé le vice jusqu’à nous faire un mixte des fouettés à la française et à la russe : sa jambe marquait bien l’accent en bas à la seconde, à la russe, mais s’ouvrait devant, comme si elle était en quatrième (en gros, il lui manquait un quart de tour – je ne sais pas si vous visualisez, mais ça sentait l’en-dedans). Son partenaire était bien plus terrible, ce n’est pas pour rien que Vassiliev se prénomme Ivan. Imaginez des cheveux bouclés au carré, un torse bombé à l’italienne, une démarche de loubard et des cuisses en ballons de rugby, vous obtenez le canevas du corps. Rajoutez à cela un verre de vodka réclamé à l’aubergiste après avoir descendu une barrique de vin et des yeux exorbités dans les tours à la seconde, qui donnent un regard halluciné de fou désespéré à la Courbet, et vous avez l’esprit de la bête du Bolchoï. Ici, filmé depuis les coulisses – vu le monde, je me demande si ce n’est pas une générale plutôt que le spectacle. Agnès Letestu le regardait depuis les coulisses, sans expression déterminée.

Je me demande dans quoi on peut bien le distribuer, les rôles de jeune premier étant formellement exclus. Cette armoire à glace a une force proportionnelle à ses dimensions, et fait essoreuse à salade ou mixeur dans ses tours suivis à la seconde. Puis, faut pas croire que le poids l’empêche de décoller, hein. Et une gueule avec ça. Terrible, vraiment. C’est le mot.

 

Les danses polovtsiennes n’ont pas provoqué pareils stupeur et tremblements, cela paraissait presque sage à côté (comme l’ensemble qui clôturait notre examen au conservatoire ; ne riez pas, on avait travaillé un arrangement de ce passage – maintenant que vous m’avez imaginée en redoutable guerrier viril, vous pouvez rire). Presque, parce qu’on sent quand même affleurer la brutalité de l’âme slave, arc au poing, mains qui frappent genoux et talons. Côté femme, on est davantage dans l’esprit du harem, avec voiles, et soutien-gorge qui donnent des costumes plutôt réussis par rapport à la débauche luxuriante de couleurs à laquelle cela aurait pu donner lieu (on a quand même des pyjamas rayés jaune et noir – quand même…). Très ensemble, ça détonne, parfait pour un final. Entrée en ligne des couples, saluts un par un, puis ensemble et ça recommence, bouquets… C’est comme pour le « je vous prie d’agréer, Monsieur, l’assurance… » que le patron laisse le soin à sa secrétaire de compléter, la formule est toujours la même. Ce qui n’empêche nullement quelques effets de désynchronisation, avec un magnifique levé de rideau en plein bazar, abaissé de quelques mètres, relevé et ains
i suspendu à mi-hauteur en attendant que les danseurs hésitent puis rentrent dans le rang. C’était constellé, faut dire…

 

 

Une Petite Danseuse sans dégâts

 

Garnier affichait à peu près complet, exception faite des places sans visibilité devant lesquelles les touristes ne reculent pas (« But it’s blind ! You can’t see anything ») et quelques retours pour les Pass jeunes dont je profite avec B#6, apparue juste derrière moi. Le ballet de Patrice Bart n’a pas spécialement bonne presse parmi les balletomanes, mais l’image d’Épinal est forte pour les petites filles qui se rêvent danseuses tous les mercredis ou les grands-mères qu’elles sont devenues, et pour les touristes qui ont vu la statuette à Orsay dans l’après-midi. Le spectacle passe bien, ça bouge beaucoup d’un tableau à l’autre et à l’intérieur d’un seul, et il y a profusion de costumes variés et colorés, modernes aussi, tant l’époque qu’ils datent est stylisée. La reconstitution de la classe de danse (l’arrosoir à colophane, le travail à la barre, le lacet de velours autour du cou, le maître de ballet avec sa moustache et sa canne…), sans forcément tomber dans le cliché, n’en est pas moins attendue. C’est un univers rassurant où même les tourments de l’artiste torturé et la prison dans laquelle la petite danseuse atterrit après ce qui est plus ou moins un vol de l’un des abonnés ne parviennent pas vraiment à susciter le trouble ou l’inquiétude.

La faute à la musique, très certainement, parfois traitée comme un fond sonore et dont le contenu importe peu ; c’est particulièrement flagrant lors de la traversée en avant-scène de quatre danseuses qui recomposent les tableaux, avec leur si particulier éclairage en contre-plongée. Un peu de tous les styles (Palpatine fait remarquer que la musique du solo de l’artiste ressemble un peu à la musique de Signes), et beaucoup d’aucun : cela n’aide pas à donner de la cohérence à ce patchwork ludique mais brouillon qu’est ce ballet.

Le fil blanc en est évidemment la vie du modèle de Degas, gamine que la mère met à la danse ; qu’éblouit l’étoile ; qui séduit l’artiste ; que séduit un abonné – ce qui nous donne la première partie du spectacle, l’amorce d’une ascension artistique et sociale, avant la déchéance, en seconde partie, avec le vol dans le cabaret, la prison, et la repentance assumée par une dure vie de lavandière. Les deux actes sont déséquilibrés en durée, mais le découpage traduit bien l’impossible mixité sociale entre de riches abonnés et les courtisanes qu’ils viennent chercher au foyer, dont Virginie Valentin a analysé la présence dans le ballet blanc. La sylphide, qui ne s’unira pas à James même s’il n’épouse pas Effie, et Giselle, morte encore vierge, sont d’éternelles fiancées à qui le mariage est refusé. Ces êtres de la nuit, sylphide ou willis, sont des créatures volantes, dont la légèreté n’a d’égale que la réputation de la danseuse qui l’incarne. Si le mariage leur est refusé, c’est que la promiscuité du bourgeois et de la pauvre fille ne peut être validée par la société, qui craint pour son équilibre ; le papillon de nuit devient un insecte nuisible le jour.

Le reste de l’article m’a paru quelque peu abscons, mais je trouve cette étonnante analyse articulée au double sens de « fille légère » tout à fait pertinente. Par sa lecture, elle éclaire La Petite Danseuse de Degas qui en retour la corrobore. Le mélange des classes dans l’enceinte de l’Opéra est particulièrement bien rendu dans le tableau du « grand bal de l’opéra » où les petites danseuses se produisent au milieu des dames meringuées qui valsent. Le décor de fond de scène reproduit le rideau de la salle, si bien qu’abonnés et danseuses sont à la fois sur la scène et en-dehors, devant elle. Hors de l’opéra, abonnés et danseuses ne se fréquentent guère qu’au cabaret (identifié ici comme « le Chat noir », histoire de pouvoir caser une référence picturale à Toulouse-Lautrec), lieu de débauche, où le sexe mène la danse loin de la rigueur voulue par l’art. La courtisane rattrape à chaque instant la danseuse : l’une, anonyme, écoute un abonné plutôt que de continuer ses exercices à la barre ; la petite danseuse prendrait bien pour modèle les filles enjôleuses envers l’abonné plutôt que de l’être pour l’artiste ; même la mère, pour protectrice et autoritaire qu’elle paraisse dans son austère habit noir, n’en est pas moins hantée par son passé de courtisane en corset rose, jupon orange et lacets violets – passé dont elle se résigne à faire le futur de sa fille en la poussant à la prostitution. Il n’y a pas jusqu’aux blanchisseuses qui n’en soient marquées : ces ouvrières aux allures de nymphe paraissent souvent plus lascives que lessivées, et la vapeur d’étuve les baigne comme un harem aux bains. Si l’on poursuit l’analyse de Virginie Valentin, il n’est pas surprenant que le blanc domine dans le tableau des lavandières, sensuelles créatures déchues (elles ne peuvent se laver de leur existence passée). Elles entrent une à une, en serpentant, comme les ombres de la Bayadère, à qui elles empruntent le jeu du voile, devenu drap (le manège qui se déploie n’est pas non plus sans rappeler la Fille mal gardée… le comique en moins, puisque tout n’est pas bien qui finit bien) ; on retrouve ici le ballet blanc dans son esthétique et sa « sociologie ».

Entre une vie de misère dont l’Opéra la sort à peine, et celle de courtisane qui ne lui garantit pas de ne pas y retourner promptement, la danseuse n’a que peu de marge. On voit ainsi sans cesse la petite fille hésiter entre l’artiste et l’abonné, et si son attirance va au premier, c’est le second qui, au moins symboliquement, la sauve, en en faisant une figure d’art, seule voie capable de briser l’alternative entre misère et vice. Le ballet se clôt comme il avait commencé : par la statue dans sa vitrine, menton levé, pieds en quatrième, épaules voûtées et bras derrière le dos. La position de ces derniers résume à lui seul l’essence de la petite danseuse, s’il est vrai qu’un même geste renferme de très diverses significations (*Kundera power*) : c’est à la fois la contrainte qu’exerce sur elle sa mère, l’entrave lors de son arrestation après le vol de l’abonné, et l’expression de la sensualité de la jeune fille par l’artiste. En effet, lorsque sa mère la remet d’autorité en pose, distraite par les modèles, l’artiste lui délie les bras et ce n’est qu’après lui avoir fait passer les mains derrière la tête (timide esquisse d’une pose lascive) qu’il les fait se rejoindre dans le dos, dans leur position initiale, mais sans plus aucune raideur.

 

 

Visuellement brouillon dans les ensembles, le ballet n’en a pas moins sa cohérence. Tout en reconnaissant ce ballet pour ce qu’il est, il n’y a pas lieu de bouder le plaisir que l’on prend à retrouver le petit monde qu’il met en scène, tableau d’une époque fantasmée à partir du regard d’un peintre, et le beau monde qui l’incarne.

Clairemarie Osta est parfaite dans le rôle, et pas seulement à cause de sa taille. Elle ne joue pas à l’enfan
t ni ne surjoue une maladresse que son personnage s’efforce de corriger – alors qu’il n’y a rien de plus dur que de prétendre chercher un équilibre qu’on risque à tout moment de perdre. Elle est, avec l’artiste, le personnage qui montre la plus grande densité, encore que Benjamin Pech (magnifique solo final) y soit peut-être pour plus que la chorégraphie.

Je l’avais vu dansé par Karl Paquette lors de sa saison de création, et j’en ai maintenant confirmation : le rôle de José Martinez est abonné aux danseurs croustillants. Il donne envie d’inverser les rôles ; pourquoi ne ferait-il pas la courtisane à son tour, hum ?

Palpatine se demandait à quoi servait le personnage de la mère : à voir Elisabeth Maurin qui campe une duègne aux petits gestes nerveux d’une netteté formidable. Avec son chignon-champignon roux (assorti au costume !), elle me fait penser à une sorcière de conte, femme vieillie, rabougrie, et danseuse plus parfaite que jamais. Elle était Giselle dans mon premier ballet, il y a dix ans de cela, et en la revoyant, je suis tombée profondément d’accord sur le caractère regrettable d’une limite d’âge arbitraire, qui renvoie le danseur alors que s’épanouit l’interprète. Elle devrait être plus souvent transgressée pour permettre un retour fréquent des anciennes étoiles en « artistes invités ».

Le couple de l’Étoile et du maître de ballet est formé par Dorothée Gilbert et Mathieu Ganio, qui me déplaît moins dans ce rôle depuis qu’il a pris un peu de bouteille et ne fait plus jeune freluquet qui s’est collé une moustache sous le nez et s’observe dans un miroir auquel le public s’est substitué. Dorothée Gilbert est bien, comme toujours, mais ce n’est pas franchement le cas d’un rôle dont je regrette à présent qu’il m’ait donné pour la suite un a priori négatif sur Isabelle Ciaravola (dont les jambes interminables convenaient néanmoins encore mieux au rôle). Le problème, c’est que l’Étoile n’existe pas ou alors c’est le bout de la ligne 6 ; elle ne s’imagine qu’au travers les multiples rôles qu’elle interprète. Hors là, on demande à une étoile de jouer son propre rôle, de se pasticher elle-même sans pour autant se parodier. Comme l’Étoile est une coquille vide que l’on n’est pas même autorisé à regarder à distance avec l’œil du rire (Dorothée Gilbert était autrement piquante en Ballerine, dans The Concert), elle devient vite ennuyeuse. Le pas de deux ne signifie rien d’autre qu’un « regardez-moi » (Ganio est dans son élément), le lyrisme ne prend pas, il fige directement. Le mouvement pur, abstrait, peut être formidable – à condition de ne pas être enclavé dans un ballet narratif, dont il constitue un angle mort.

Dans les foisonnants rôles secondaires, il y a en a pour tous les goûts. Tandis que Palpatine bug à nouveau sur Juliette Gernez sans le savoir (et Aubane Philbert, et les lacets noirs au ras du cou de ces demoiselles, et la plus grande partie des demoiselles, en fait), je me délecte de Mickaël Lafon qui a décidément une belle de la gueule, du petit homme à l’arrosoir, que j’avais tort de ne pas connaître, des acrobaties d’Allister Madin, de tous les abonnés qui claquent avec leur ensemble de tours à la seconde, ou encore de l’élégance d’Héloïse Bourdon, parce que non, je ne regarde pas uniquement un ballet avec mes hormones qui n’auront droit de cité qu’en deuxième partie de soirée. J’espère ne pas avoir trop effrayé l’ami de Palpatine avec tout ça.

 

Le corps photographié

L’histoire n’a jamais été ma tasse de thé. L’histoire politique, plus précisément, celle qu’on nous fait apprendre par cœur et par dates. Je trouve en revanche fascinante l’histoire des mentalités, pour peu qu’elle ne se transforme pas en statistiques, parce que bon, le nombre de catholiques qui vont à la messe tous les dimanche versus ceux qui pratiquent seulement lors des grandes fêtes, cela me fait autant d’effet que le pourcentage des foyers électrifiés à la campagne en 1910 ; j’ai appris ces chiffres pour le concours, ils étaient oubliés le lendemain.

Le jour où j’ai eu l’intuition que l’histoire pouvait être fun (pour l’intérêt, c’est lorsque j’ai enfin compris que la dissert d’histoire fonctionnait sur le même principe que celle de philo), c’est lorsque Mimi nous a parlé de l’existence du Miasme et de la jonquille, une étude de Corbin à partir des odeurs du quotidien, ce qui m’a immédiatement fait penser au Parfum de Süskind ( l’ intuition et non la certitude parce que je n’ai pas lu ledit bouquin, il ne faut pas pousser, j’ai déjà L’Avènement des loisirs qui attend d’être rouvert pour être définitivement refermé). On peut donc faire de l’histoire avec n’importe quoi, sous les angles de vue les plus improbables. J’aurais pourtant du m’en douter, s’il est vrai que l’histoire de la danse n’avait jamais suscité en moi le rejet de sa collègue politique.

 

Dans Le Corps photographié, John Pultz et Anne de Mondenard croisent histoire de la photographie (corps moins figé à mesure que le temps de pose diminue ; possibilité de suivre les mouvements avec des appareils de plus en plus légers…), histoire des mentalités (du puritanisme qui filtre la sensualité jusqu’à la libération sexuelle) et histoire politique (la photo témoignage à la libération des camps ; développement du photoreportage avec les conflits de la guerre froide). On voit évidemment défiler noms et dates, mais toujours avec intelligence, s’il est vrai que le découpage en période recouvre des thématiques précises. La période récente, avec ses photos de guerre, de propagande, de publicité ou de mode, m’a moins surprise que l’émergence de la photographie au XIXème siècle, avec ses problématiques et ses potentialités.

 

Je n’aurais par exemple pas d’abord songé au recours de la photo par l’ethnologue pour assouvir et donner un caractère plus « scientifique » à son hystérie classificatrice, ni par les médecins pour tâcher de trouver des similitudes physiques entre les malades mentaux, technique bientôt récupérée par la police pour établir des portraits robots et tâcher de définir une physionomie du criminel (en superposant des clichés de coupables et en effaçant les particularités personnelles jusqu’à trouver des caractéristiques communes – tout à leurs théories fumeuses, ils n’ont pas pensé qu’ils obtiendraient un portrait similaire en procédant à la même manipulation avec des photos de victime, par exemple).

 

 

 

La photographie est bien d’abord une technique. Il est à ce titre assez fascinant d’observer ses interactions avec la peinture. Dans un premier temps, les photos permettent de réduire considérablement le temps de pose du modèle, elles sont un outil de travail. Ou un prétexte pour les amateurs du corps féminin, qui récupèrent ces photos -des nus, évidemment-, jusqu’à ce que se développe en parallèle une production pornographique qui circule sous le manteau. A quelques exceptions près, le corps masculin met alors du temps à devenir un sujet photographique… (et ne permet pas encore de se rincer l’oeil comme elles le voudraient pour certaines ; les dieux du stade n’étant pas mon idéal, je serais assez d’accord avec elle ^^)

La photographie va certes permettre à la peinture de se libérer de son obsession mimétique en vertu de sa qualité d’enregistrement du réel, mais c’est précisément cette qualité qui retarde la constitution de la photographie en tant qu’art, tournant opéré dans la première moitié du XXème siècle, en particulier avec les avant-gardes. Le corps est pris par le photographe sous les angles les plus improbables pour des formes toujours nouvelles, en plongée, contre-plongée, cadrage fragmentaire, « n’hésitant pas à déformer, déstructurer les corps qui devenaient ainsi volumes, matières, objets au même titre qu’une hélice d’avion ou une proue de bateau ». Il y avait notamment une photo de Moholy-Nagy, que je ne retrouve pas, mais qui prenait en contre-plongée un corps qui montait à l’échelle en corde d’un bateau, dont on ne voyait plus que les jambes, désarticulées, graphiques. « Moholy-Nagy ne cherche pas à donner une représentation cohérente du corps. Il choisit un point de vue inédit à partir duquel il construit une image dynamique. » On aurait dit une ébauche de Kandinsky géométrique ; la photographie artistique ne s’est peut-être finalement pas abstraite de la peinture… son champ propre serait alors bel et bien le reportage, le témoignage (Barthes n’est jamais loin).

 

D’autres analyses m’ont évidemment frappée dans ce livre, mais elles sont plus ponctuelles, parfois presque anecdotiques, si bien que j’y reviendrai peut-être lorsqu’un jour, oubliées, une situation les fera ressurgir, et alors, connectées les unes aux autres, elles feront véritablement sens. En attendant, je garde mes notes informes pour moi ^^

 

L’opéra de renarde

Entre Kundera qui, à plusieurs reprises, a parlé de Janacek, et Palpatine, de la Petite Renarde rusée, forcément, j’avais envie d’accompagner ce dernier à l’opéra. Enthousiaste, j’étais allée me faire refaire un henné pour l’occasion, histoire d’être assortie à la chemise et aux lacets oranges de Palpatine – certes pas exactement la même nuance, mais les lacets étaient tellement pumpkin power… La Pythie n’a pas pensé au dress code, ni à lire l’argument sur le site de l’opéra, ce qui me rappelle que moi non plus. Ce n’est pas très grave, pour une fois, ce n’est pas difficile à suivre ; d’autant moins difficile que le premier rang de premier balcon (oh yeah… le parterre était à moitié vide) permet de lire les surtitres (le Tchèque est une langue vraiment très étrangère) sans rien perdre de la scène ni risquer de torticoli.

 

Une histoire de la nature, la description de Palpatine faisait dans la concision. Tout une troupe de bestioles surgit d’entre les tournesols, et vient tourner autour du garde-chasse endormie : escargot qui suit conscieusiesement le rail qui traverse la scène, grenouille qui saute de traverse en traverse, hérisson, sorte de cloporte marron dont on devine qu’il s’agit d’une chenille au cerf-volant qu’elle trimballe, mouches, libellule et autres trucs ailés, de piquants moustiques, notamment, qui emplissent des bouteilles de laitier avec une énorme seringue. Et bien sûr la petite renarde rusée qui n’en loupe pas une et finit par se faire capturer par le garde-chasse. On la retrouve alors, au bout des rails, devant la maison de celui-ci ; elle nous gartifie d’une conversation surréaliste avec le chien, sème la zizanie dans un poulailler bientôt ravagé, et tombe au passage amoureuse, avant de prendre la poudre d’escampette. De nouveau en nature, elle déloge un vieux blaireau, batifolle, se marie, met bas, n’en loupe pas une, et finit par se faire abattre par le chasseur Harasta.

Cela pourrait être mignon tout plein, et très vite lassant, voire tourner au spectacle scolaire déguisé, les bestioles étant pour la plupart des enfants. Sauf que. La petite renarde ne déloge pas le blaireau, elle l’expropie, et colonise le repère avec tous ses camarades. Lorsqu’elle attrape les poules, c’est en faisant semblant de se pendre après une harangue communiste (vous ne servez qu’à la lubricité du coq, il vous exploite, rebellez-vous !) qui ne fait pas beaucoup jacqueter la voletaille, pardon, le « prolétariat » – alors, afin de ne pas passer pour « une poule mouillé », le coq, aux attributs tout pendouillants, va constater le décès et défaire la corde autour de son cou, qui la rattachait à la niche. Je ris bien, aussi, lorsque Pelage d’or reprend en écho et en aparté (parenthèses aux surtitres) les qualités énoncées par la renarde : Emancipée ! Propriétaire !… « la femme idéale ! », conclut-il. Palpatine s’amuse bien. Il me fait signe lorsque le lapin vient sur le tapis, enfin, sur la nappe – ça, c’est de la private joke.

Ces quelques clins d’oeil ne font pas pour autant un opéra engagé (il serait par exemple difficile de concilier le banquet qui suit l’expropriation du blaireau avec le massacre des poules), et si à l’entracte Plapatine s’extasie sur la multitude des différents niveaux d’interprétation, tout en étant spontanément d’accord, je n’arrive pas encore à les identifier. Il râle contre les parents qui y traînent leur progéniture, « ce n’est pas pour les enfants ; c’est comme de donner la Fontaine à lire à un môme, il n’y comprend rien ». Les questions de la gamine de derrière ne sont pas pour lui donner tort ; oui, c’est pour de faux, oui, la renarde fait semblant, non, elle n’est morte pour de vrai, etc. Cependant, si la parallèle avec la fable est tentant, il faut bien voir qu’il n’y a aucune « morale » dans l’opéra, les poules ne sont pas des corbeaux. Il ne s’agit pas non plus de satire, le ton est trop bienveillant pour cela. Une fantaisie, peut-être, qui ne se dépare jamais d’une lucidité bonhomme.

Comme je n’arrive toujours pas à formuler ce qui justifie le peu explicite « c’est génial » de Palpatine, je feuillette les essais de Kundera, j’arpente un peu la toile, et finit par découvrir ce que je cherchais sans en avoir la moindre idée, en trouvant des analyses qui donnent sens à des remarques isolées que j’avais pu me faire.

 

Parle toujours…

« Cela ne chante pas beaucoup », a observé la Pythie, perplexe. Palpatine l’était plus encore, sceptique qu’on puisse dire cela d’un opéra. Il me semblait pourtant comprendre ce qu’elle entendait par là. J’ai cru sur le moment qu’il s’agissait de la répartition entre chanteurs et orchestre, celui-ci jouant parfois sans ceux-là, notamment à chaque changement de décor ; à quoi s’ajoutait le fait que les voix, surtout enfantines, passaient parfois difficilement par-dessus la fosse. Mais on ne perçoit pas un opéra sous forme de statistiques, le déséquilibre était trop léger pour qu’il n’y ait pas autre chose, de plus fondamental. D’essentiel, à la vérité : l’opéra de Janacek est de l’ordre de la parole. Je ne veux pas dire par là que le rap serait redevable au compositeur ni même, plus sérieusement, qu’on aurait, comme dans Wozzeck (je pioche dans ce que j’ai vu, ce n’est peut-être pas immédiat, mais on fait avec ce qu’on a) que les voix se désolidarisent de l’orchestration et constituent à elles seules une nouvelle une nouvelle ligne mélodique. La musique de Janacek rend le phrasé de la parole. Il a en effet, comme l’explique Kundera dans les Testaments trahis, étudié le langage parlé, mis « la parole vivante en notation musicales », afin de dégager l’influence qu’a sur une intonation parlée l’état psychologique momentané de celui qui parle » et ainsi comprendre la « sémantique des mélodies ». En s’étant demandé comment une phrase est prononcée dans une situation réelle, il peut en tirer la « vérité mélodique », qui peut être éloignée de l’image (acoustique) que l’on en a, s’il est vrai qu’ « un événement, tel qu’on l’imagine, n’a pas grand-chose à voir avec ce même événement tel qu’il est quand il se passe. »

Kundera se penche surtout sur Jenufa, mais ce blogueur1 le transcrit très bien pour la Petite renarde rusée : (à propos de la rencontre entre les deux renards) « On imagine bien, dans l’opéra traditionnel, à quel traitement musical une telle scène aurait donné lieu. Air de bravoure pour le ténor dans le rôle du renard, air brillant pour la soprano-renarde et pour finir un duo émouvant célébrant l’amour entre les deux êtres avec accompagnement obligé de timbales et cuivres pour souligner la force de l’amour triomphant. Rien de cela chez Janáček. Toute la scène est traitée musicalement sur le ton d’une conversation orale avec ses étonnements, ses refus, ses appels, ses affirmations, ses réserves, ses espoirs dans une variété d’accents assez étendue. Quel sujet d’étonnement de constater une distribution des voix identique entre le soupirant et sa future conquête. Les deux rôles sont confiés à deux sopranos ! A l’écoute d’un enregistrement discographique, il y a de quoi être perturbé, à plus forte raison quand on ne comprend p
as la langue tchèque ! Mais sur une scène d’opéra, les caractères étant bien marqués, rien ne vient rompre le déroulement de cette conquête amoureuse. Et l’on ne s’étonne plus de l’absence de différence des voix. Qui renforce certainement cette fusion de deux êtres qui s’aiment. Et qui marque peut-être aussi la part féminine qui existe chez tout individu de sexe masculin.
» Pour ce qui est des caractères bien marqué, tout dépend de la distribution ; avec ses cheveux mi-longs, j’ai du vérifier aux jumelles qu’il s’agissait bien d’un homme…

Un homme… un chanteur, oui, mais un homme ou un renard ? L’opéra joue constamment sur le double registre humain/animal, sans jamais que l’anthropomorphisme n’aboutisse à la suppression des êtres humains, qui continuent à évoluer avec les animaux. C’est aussi pour cela qu’on ne bascule jamais vraiment dans le satire ; les poules prolétaires restent toujours en même temps la basse-cour du garde-chasse, et un temps figure allégorique, la renarde redevient animal l’instant d’après. Cette dernière participe activement au brouillage de la frontière, de part la relation privilégiée qui se noue entre elle et le garde-chasse. Avec sa queue de cheval plutôt que de renard, la renarde pourrait très bien devenir une belle tzigane à la chevelure rousse bien fournie. Elle serait en quelque sorte une Arlésienne morave, la femme absente dont parlent tous les personnages masculins (humains), Terynka pour le maître d’école et le chasseur qui la convoitent. Sa démarche séductrice la soustrait à tout ridicule, même à quatre pattes.

Scènes animales et humaines alternent et se font écho. Au résumé schématique de mon deuxième paragraphe, il faudrait ajouter la discussion à l’auberge du curé, du maître d’école et du garde-chasse, leur retour chez eux, puis la rencontre du garde-chasse et du chasseur qu’il soupçonne de braconner, et l’échange de nouvelles (le mariage de Terynka avec le chasseur, la renarde tuée…) quelques temps plus tard.

 

Un opéra-idylle

Lorsque Palpatine nous a fait la bande-annonce avant le spectacle, nous disant qu’il s’agissait d’une renarde et d’un chasseur, la Pythie et moi en avons rapidement conclu qu’elle finirait par se faire tuer. « Ce n’est pas ça », a infirmé Palpatine, il faut voir. Pourtant, la renarde meurt bel et bien. Mais effectivement, ce n’est pas ça. Mon voisin de gauche, qui depuis l’entracte dirige l’orchestre, a beau avoir secoué les mains avec force trémolos avant le coup de fusil, l’opéra ne se conclut pas là-dessus, et la scène, de tragique, en devient seulement triste. La suite, c’est l’entrevue entre le maître d’école et le garde-chasse, et le sommeil de celui-ci jusqu’au renouveau du printemps, lorsqu’à son réveil, il retrouve la même clique de bestioles qu’au début, à ceci près qu’il s’agit de leurs petits, voire petits-enfants pour la grenouille.

« Terminer avec la grenouille, c’est impossible, proteste Brod dans une lettre, et il propose comme dernière phrase de l’opéra une proclamation solennelle que devrait chanter le forestier : sur le renouvellement de la nature, sur la force éternelle de la jeunesse. Encore une apothéose. / Mais cette fois-ci, Janacek n’obéit pas. Reconnu en dehors de son pays, il n’est plus faible », comme c’était le cas à l’époque de Jenufa. L’apothéose ruinerait non seulement la dernière scène, qui ne serait plus perçue comme une consolation, mais atténuerait également la tension qui traverse la pièce entre les mondes humain et animal. Dans la mise en scène d’André Engel, elle la traverse très concrètement par la voie de chemin de fer. Aucun train n’y passe jamais, mais son immuabilité n’en suggère pas moins l’implacable linéarité du temps. Pour l’homme, du moins, dont c’est la seule manifestation manufacturée, au milieu du champ de tournesol. L’évolution de la nature, elle, est cyclique, comme le confirme à la fin l’apparition d’une nouvelle petite renarde, portrait craché de sa mère qui n’est ainsi pas entièrement morte. Pourtant, c’est bien le même homme, vieilli, lui, qu’entoure la bande des jeunes animaux, un homme qui peut tout au plus envisager son existence en analogie avec la nature, essayer de trouver quelque apaisement dans l’harmonie de sa répétition. Si l’anthropomorphisation de la renarde avait été complète, l’opéra se serait achevé sur sa mort, pour faire de sa vie un destin – puisque c’est toujours sous cette forme l’homme très individualisée que l’homme a tendance à penser son existence (les Stoïciens forment une exception, mais il suffit de voir la prolixité d’Epictète pour se douter de l’entraînement et de la force de volonté requise pour adopter une telle vision).

Dans une lettre à Max Brod du 20 mars 1923, Janacek écrit : « Sur le chemin de Brno, j’ai eu l’idée du titre qui conviendrait sans doute le mieux :
Les Aventures de la petite Renarde rusée, opéra-idylle.
» C’est en lisant cela que j’ai compris d’où venait la beauté de la fin. C’est la même qu’à la dernière partie de l’Insoutenable légèreté de l’être lorsque Tereza et Tomas se retirent à la campagne et se rapprochent, par la douce monotonie de leur rythme quotidien, de la perception du temps de leur chien Karénine (contrairement à l’héroïne du roman éponyme comme au garde-chasse de notre opéra, il n’est associé à aucun chemin de fer) : l’horaire disparaît dans la durée ; l’éphémère de l’instant, dans l’éternité de la répétition qui emporte avec elle la crainte de la disparition. Ne reste alors que la tendresse, propre du vieil homme et non de l’enfant (lui n’a pas encore fait l’expérience de la disparition. Il est encore assez jeune pour craindre le ridicule d’un déguisement devenu pure poésie pour le compositeur âgé ou le spectateur souriant).

Le début et la fin de l’opéra forment une boucle, toujours traversée cependant par la ligne droite du chemin de fer, si bien que la mélancolie de l’homme teinte de tristesse le renouveau de la nature -à moins que celui-ci n’apaise le chagrin de celui-là. On peut prendre les choses dans un sens ou dans l’autre, toujours est-il que l’opéra, loin de tout pathos grandiose, se clôt dans la beauté, par un magnifique murmure.

 

1On sent qu’il aime son sujet, auquel il revient de façon cyclique, seul moyen d’approfondir… ce que j’ai trouvé de plus consistent sur cet opéra et qui mérite vraiment le détour.

Peter Pan

Spécial Dre (si tu passes encore par ici…)

 

Liiiiiis Peter Pan [Pitoeur Pâne] , qu’elle me serinait…

Quelques a priori. Nevertheless, I had fun in the Neverlands.

 

Incipit :

« One day when she was two years old [Wendy] was playing in a garden, and she plucked another flower and ran with it to her mother. I suppose she must have looked rather delightful, for Mrs Darling put her hand to her heart and cried, ‘Oh, why can’t you remain like this for ever !’ This was all that passed between them on the subject, but henceforth Wendy knew that she must grow up. You always know after you are two. Two is the beginning of the end. »

« The way Mr. Darling won her was this : the many gentlemen who had been boys when she was a girl discovered simultaneously that they loved her, and they all ran to her house to propose to her except Mr. Darling, who took a cab and nipped in first, and so he got her. »

« For a week or two after Wendy came it was doubtful whether they would be able te keep her, as she was another mouth to feed. […] ‘Mumps one pound, that is what I have put down, but I daresay it will be more like thirty shillings-don’t speak- measles one five, German measles half a guinea, makes two fifteen six-don’t waggle your finger- whooping-cough, say fifteen shillins’- and so on it went, and it added up diffrently each time ; but at last Wendy just got through, with mumps reduced to twelve six, and the two kinds of measles treated as one.
There was the same excitement over John, and Michael had even a narrower squeak […] »

 

Wendy and Peter – rencontre du deuxième type :

«  ‘What is your name?’

‘Peter Pan.’

She was already sure that it must be Peter, but it did seem a comparatively short name.

‘Is it all ?’

‘Yes’, he said rather sharply. He felt for the first time that it was a shortish name. »

 

« When people in our set are introduced, it is customary for them to ask each other’s age, and so Wendy, who always liked to do the correst thing, asked Peter how old he was. It was not really a happy question to ask him ; it was like an examination paper that asks grammar, when what you want to be asked is Kings of England. »

 

La chaîne alimentaire qui tourne en rond :

« On this evening the chief forces of the island were disposed as follows. The lost boys were out looking for Peter, the pirates were out looking for the lost boys, the redskins were out looking for the pirates, and the beasts were out looking for the redskins. They were going round and round the island, but they did not meet because they were all going the same rate. »

 

Foutage de gueule permanent :

« The pirate attack had been a complete surprise: a sure proof that the unscrupulous Hook had conducted it improperly, for to surprise redskins fairly is beyond the wit of the white man. »

 

Les interventions de l’auteur, qui fait passer le ludique de la fable au sujet :

« Let us now kill a pirate, to show Hook’s method. Skylights will do. As they pass, Skylights lurches clumsily against him, ruffling his lace collar; the hook shoots forth, there is a tearing sound and one screech, then the body is kicked aside, and the pirates pass on. He has not even taken the cigars from his mouth. »

« To describe them all [their adventures] would require a book as large as an English-Latin, Latin-English Dictionary , and the most we can do is to give onea a specimen of an average hour on the island. […] Which of all these adventures shall we choose ? The best way will be to toss for it.
I have tossed, and the lagoon has won. This almostmakes one wish that the gulch or the cake or Tink’s leaf had won. Of course, I could do it again, and make it best out of three; however perhpas fairest to stick to the lagoon. »

 

Comme quoi, contrairement aux Petits écoliers, le bouquin de J. M. Barrie n’est pas que pour les enfants. Qu’on emmerde doublement, parce que les biscuits Lu – Côte d’or sont cent fois meilleurs. (Il y a des associations, comme ça, qui ont du bon ; je recommande la tuile chocolat noir-oranges confites, aussi, dans la même collection, et il faudra que je goûte les cookies Granola)