Le mardi, c’est canari

 

Je savais qu’il fallait se méfier. Jan Fabre, pour moi, à l’époque où je lisais consciencieusement Danser, c’était des photos de carcasses d’animaux suspendues aux tringles et des coupes de mouvements non identifiés. Quand Palaptine et moi arrivons aux Abbesses mardi dernier, le décor est plus engageant, presque festif, s’il est vrai que toute les cages d’oiseaux sont suspendues en l’air comme des lampions. Pour ajouter à l’atmosphère onirique, on distingue des petits îlots faisant de la scène encore non éclairée mais au rideau levé un nouveau monde à explorer. On entend en continue un petit bruit qui, dans un paysage idyllique, aurait été la rumeur d’un cours d’eau. Mais en plissant les yeux, je découvre bientôt avec une joie enfantine qu’il provient en réalité des petits trains électriques dont chaque circuit constitue un îlot. C’est complètement improbable, j’adore. A l’avant-scène, côté cour, une femme, en robe jaune canari, justement, comme les oiseaux dans les cages, est affalée dans un rocking chair et reste ainsi le temps que tout le monde s’installe mollement.

Alors que cela avait bien non-démarré, ça commence et ça se gâte. La femme-canari traverse la scène pour aller nous lire au micro, dans un anglais grec, la lettre qu’un homme a écrite avant de sauter d’un pont. Il choisit librement la mort pour ne pas qu’elle le saisisse malgré lui, pour ne pas souffrir – traduire : pour ne pas risquer de vivre. « Est-ce que je saute ? Parce que je ne veux pas être pris au dépourvu par la mort que l’on dit naturelle. » Il est tellement crédible, le suicidé enthousiaste, que sa lettre prend des allures de journal, où il fait état de ses pensées heure par heure, ce qui permet à la femme-canari de suspendre sa lecture pour se livrer à un tas d’activités qui, à défaut d’être toujours de la danse, formeront la performance. Elle ne sait visiblement pas trop quoi inventer pour tromper la mort : elle dansote, se balance dans le rocking chair, balance les cages, mais justement, on s’en balance ; elle boit de la bière, s’en rafraîchit les cuisses puis la fourre dans sa culotte afin d’achever de se sentir virile, et la déverse au-dessus d’un train, histoire de ne pas pisser dans un violon. La dégaine est telle que cela prête à rire, mais c’est quand même du grand n’importe quoi fabriqué en Belgique (« this is Belgium »). Dès fois qu’on n’aurait pas bien saisi, elle mène grand train, relève sa robe et écarte les cuisses au-dessus du chemin de fer, s’y allonge, puis pose sa joue, la bouche grande ouverte, parce que bon, elle est fêlée.

 

 

Autre moment amusant, après avoir répété des mouvements mécaniques, la grue camionneuse devient un bulldozer : tronc et jambes à angle droit, bras ballants et mains playmobil, marche saccadée, elle transporte du charbon d’un îlot à l’autre – oui, parce que les petits tas étaient en réalité des terrils. Pour achever de nous miner, elle a balancé rageusement des bouts de charbon d’un tas à l’autre, s’en est barbouillée tout le corps, seins compris, et a repris sa danse-transe de canari épileptique, sortant de temps à autre la lettre du joyeux suicidé pour en venir à lire un bout.

 

 

Cela ne réussit pas à être émouvant. Ou alors seulement la chanson finale, Ode to Billie Joe, davantage le fait de Bobbie Gentry que de Jan Fabre. C’est drôle, parfois – mais seulement parce que cela nous extirpe un temps de l’ennui qui menace. Les gesticulations sont surtout insignifiantes, à l’image de ce que la femme-canari s’écrit sur les bras au charbon de bois : on reconnaît aux traits droits qu’il s’agit de lettres majuscules, et on s’escrime ensuite à essayer de lire entre ses mouvements d’enlacements qui nous les dérobe volontairement, mais une fois qu’elle s’offre au public, les bras en croix, et les lettres à la lecture, celle-ci n’apporte rien : « Princess » sur l’intérieur du bras droit, comme le « sweet princess » de la lettre, et « I am hot » sur l’intérieur du bras gauche. On peut aimer à la fois les mots doux et les sexes durs. So what ? Entre l’horreur de Ralph Lemon et le canari, il ne faut pas chercher à sauver les princesses, je vous le dis, mais s’en méfier (Palpatine m’a piqué mon parallèle sans même l’expliquer, alors j’ai fait un titre à sa mode, non mais).

 

 

 

 

Dans l’article que j’ai lu à l’entrée du théâtre en attendant Palpatine et l’heure avec du pain aux raisins (le lendemain au petit-déj avec du Nutelle s’était terrible, mais je m’éloigne), on disait la pièce symbolique. Il a bon dos, le symbole : c’est bien beau d’avoir moult signifiants (la cage, les petits-trains phalliques, le canari…), encore faut-il un signifié. Aucune cohérence ne se dégage entre toutes les relations que l’on peut imaginer : la scène comme une cage, où la femme-canari évolue, enfermée dans la vie sans son amant mort ; cage à folle ; la femme-canari qui a « cru voir un gros minet » et, schizo, scrute une cage comme un chat, avec de petits mouvements de cou brusques et nets qui suivent le balancement de sa victime ; l’absence de l’homme pour une femme condamnée à le singer… Rien à faire, on tourne en rond comme les petits-trains dont le bruit aurait tendance à taper sur le système à la longue ; Palpatine est formel : les paillettes qui tombent du ciel à la fin de la pièce, c’est de la came.

Cela me laisse dubitative, les bras m’en tombent et les applaudissements se perdent. Palpatine plaide pour l’interprète, et il est vrai qu’Artemis Stavridi a bien du mérite, elle est, dans tous les sens du terme, performante. Je fais alors des cymbales en m’en lavant les mains. La femme-canari désormais noiraude ferait bien d’en faire autant.

 

 

Kaguyahime, de Kylian

Lundi 14 juin à Bastille

 

Je vais finir par croire qu’être tchèque et avoir un nom en K prédispose au talent. Certes, le titre japonais du ballet s’éternue, mais vous êtes priés de ne rien en faire et de vous abstenir de toute autre manifestation bruyante, car cette seconde escapade contemporaine vers l’Orient dans la programmation de l’Opéra est encore plus réussie que la dernière. Beaucoup plus cohérente. Certes, l’histoire de la princesse lunaire qui descend sur terre pour que règne l’harmonie et repart dans les étoiles pour avoir mis les pieds dans la boue et vu les hommes le poignard à la main, ça m’émeut assez peu. Curieusement, la belle idole distante de Marie-Agnès Gillot, tout en attitude quatrième parallèle sur jambe pliés et bras d’aigles, me fascine assez peu. Ce qui m’hypnotise, c’est d’abord la lente marche des prétendants (comme Kaguyahime est resplendissante, tout le monde lui court après – lentement, faut pas déconner), où chaque pas, suspendu, devient un équilibre. Alignés, ils traversent la scène de jardin à cour, entre les barres qui assemblent les immenses tiges de fer qui représentent une forêt de bambous, et bruissent comme les gréements des bateaux dans un port. Avec la lumière jaune rasante, on dirait qu’ils tracent des sillons, qu’ils empruntent ensuite en sens inverse, chacun leur tour, dans des variations toutes plus formidables les uns que les autres, à l’énergie féroce. La lumière de biais, loin de créer un clair-obscur intime, souligne l’articulation de chaque geste, bombe un muscle, creuse son ombre, jusqu’à faire apparaître les dos noueux, puissants.

Kylian sait chorégraphier pour les hommes : il ne faut pas y aller pour ses rôles principaux (Stéphane Bullion, du reste, ne fait qu’une brève apparition – pas assez pour que mon a priori soit infirmé ou confirmé- en mikado, empereur aussi raide et intransigeant que le jeu éponyme dont je ne comprenais pas qu’il donne son titre à l’une scènes), mais pour son corps de ballet masculin. Lorsque j’ai vu la présence, la fluidité et la rapidité qu’exigeaient chaque variation, bien gratinée, j’ai cessé de m’étonner de ce qu’on trouvait justement tout le gratin dans l’ensemble masculin et notamment, outre Mathias Heymann, Alessio Carbone, aux tours virtuoses et à la démarche de toréador (« virile » irait mieux, mais l’adjectif est toujours pour moi parasité de son emploi ironique, versant vers l’homme des cavernes qui se la joue macho), et surtout Julien Meyzindi, dont l’interprétation pleine de maestria de Frollo au concours ne relevait donc pas du coup de chance. Vraiment, il est, ils sont fascinants. Puissants. Dégagent une espèce de force brute qui est le suprême raffinement de la technique classique. Et non, mon enthousiasme fasciné n’est pas dû à la parade mâle – sa danse, pas son visage, ai-je précisé à Palpatine qui semblait mitigé sur le compte de Meyzindi, qu’il examinait aux jumelles (et qu’il a par conséquent rapidement redirigées par la petite -mais costaud- percussionniste).

La suite me fait saisir ce qui justement m’a saisie dans cette scène : on y danse sous son meilleur de profil. Non seulement les déplacements sont latéraux, et resserrés en avant-scène, mais dans la mesure où la danse de chaque prétendant est adressée à Kaguyahime, le spectateur se trouve (les voir) de côté, quand ce n’est pas de dos – mais alors celui-ci, et c’est la force de la chorégraphie, devient un autre visage, qui cesse dans la danse d’être la synecdoque de tout le corps. Celui-ci est entièrement engagé par le mouvement, si engageant, aussi, que j’ai parfois, je crois, une épaule qui s’avance ou un a-coup qui me projette de quelques millimètres en avant (répercussion à l’échelle de la réduction, de la scène au fauteuil).

Le temps fort du ballet est à cheval sur la fin de la première partie et le début de la seconde, soit respectivement « le combat » et « la guerre ». Hommes en noirs et les villageois en larges pantalons blancs et torses nus s’affrontent : il n’y a ni bien ni mal, mais les blancs gagnent quand même dans l’exultation de ces affrontements de ce qu’ils se détachent mieux du fonds noir. Celui-ci est d’ailleurs à plusieurs reprises brusquement déchiré pour laisser place à de nouveaux combattants, de nouveaux duels, et de nouvelles courses qui explosent en des sauts à couper le souffle – sans pour autant être époustouflants, car la virtuosité n’est jamais gratuite, elle est toujours démonstration de violence, mais si maîtrisée que la force devient pure énergie, et l’on en viendrait presque à oublier que c’est avec cette même énergie que les hommes s’entredéchirent. Et les femmes, s’il est vrai qu’elles participent à ce formidable feu d’artifice. Les tambours sont la seule musique de la guerre et leurs coups vous ébranlent de l’intérieur exactement comme à la détonation de chaque fusée. Un percussionniste à jardin dans la fosse, un autre à cour au fond de la scène, de surcroît habillés selon les codes des opposants : on dirait que les camps ennemis se répondent d’un bout à l’autre du champ de bataille. Les musiciens qui ne jouent plus prennent la fuite en passant par le plateau, la scène devient un espace perméable, effet de panique très réussi. Puis la fumée vient entourer deux chevaux sculpturaux, dont l’ombre immense est projetée sur le rideau, et qui sont bientôt soulevés dans les airs par le nuage de poussière et renversés, image du chaos bientôt mis en mouvement par les saccades du stroboscope (et c’est une horreur de danser là-dessous). Terrible !

Du coup, pour revenir à la sérénité de la princesse sans avoir l’impression de tomber de la lune, la scénographie grandiose n’est pas de trop : un drap d’or tombe des cintres et inonde la scène de ses plis, dans lesquels le mikado tente de retenir Kaguyahime (purée, ça fait un certain nombre de fois que je l’écris depuis le début de ce post, mais il faut à chaque fois que je copie l’orthographe sur la feuille des distributions), jusqu’à ce qu’elle l’aveugle, et nous aussi par la même occasion, par la lumière lunaire, pleins feux sur des panneaux réfléchissants, et achève ainsi son ascension.

C’était sensationnel, je pense y retourner – avec une autre distribution, je suis assez curieuse de voir ce que Letestu et Renavand feront de la princesse, même si je me régalerais encore de revoir le même ensemble masculin. Allez, pour le plaisir, finissons par la revue de troupe : Mathias Heymann, Alessio Carbone, Josua Hoffalt (grand aussi, miam – je sais, les danseurs ne sont pas des gâteaux), Julien Meyzindi 🙂 , Adrien Couvez, puis Florian Magnenet, Nicolas Paul, Simon Valastro :), Marc Moreau et Daniel Stokes – nous voilà équipés !

 

 

Fine équipe aussi de l’autre côté de la rampe. Dans la file d’attente des Pass jeunes, la désormais dénommée B#6 devine que je suis blogueuse. J’ai un ordinateur sur les genoux, certes, mais je ne fais que relire le mémoire de ma potesse de fac, alors je cherche à vérifier qu’il n’y a pas erreur, mais non : « D’après ton pseudo, je ne t’imagina
is pas si grande ». Je suis scotchée. Lorsque je préviens le suivant dans la file que « je suis deux », elle embraye : « J’ai vu ton copain la semaine dernière ». Et là, ça y est, j’enclenche la seconde, c’est la miss Sc. Po de Palpat’ – ce qui n’explique pas davantage comment elle m’a identifiée. Le soupçon de dons occultes n’est (sou)levé que lorsqu’elle se présente comme ancienne de La Bruyère. C’est quand même dingue qu’il faille attendre une improbable rencontre à Bastille pour connaître quelqu’un qui a passé deux ans de l’autre côté du couloir que vous avez emprunté quotidiennement.

Palpatine s’indigne de ce qu’on (moi) puisse passer à côté de ce charmant bout de fille. Je ne précise pas que la réciproque est valable, s’il est vrai que la grande asperge que je suis n’était pas spécialement discrète lorsqu’elle s’étirait dans le couloir en question ou se payait un concours improvisé de fouettés ratés avec B. dans le hall du bâtiment scientifique. Autre hypokhâgne, autre khâgne, cela ne m’étonne plus trop : déjà que j’avais quelques flottements dans les noms de mes 47 khâmarades (angoisse d’être désignée pour la distribution des copies)… Du coup, à l’Entracte (le restaurant en face de Bastille, pas la pause entre les deux parties), après s’être réjouis de la vaillance de nos danseurs, on a fait coïncider nos souvenirs d’anciens combattants. Très amusants – un peu moins pour Palpatine, mais davantage pour Miss Red que j’ai ensuite eue au téléphone et qui a assemblé quelques autres pièces du puzzle.

 

Ceysson de parler

 

Et écoutons le harpiste nous raconter l’argument de Giselle, c’est tout à fait réjouissant. La jeune fille qui est amoureuse d’un prince qui doit épouser une princesse, mais il ne lui a pas dit, et lorsqu’elle l’apprend, elle meurt d’amour – ça, c’est le premier acte, un peu résumé, hein, ajoute-t-il, pris au dépourvu par la pauvreté du schéma narratif. Deuxième acte, comme elle est morte avant le mariage, et qu’elle est vierge, elle revient avec les Wilis, qui malmènent jusqu’à les faire mourir les « jeunes hommes qui se promènent dans la forêt, enfin qui d’aventure se sont égarés autour du cimetière ». Son prince vient, mais la morte ne le tue pas, « comme quoi, tout est bien qui finit pas si mal ». Les deux mains du harpistes, de chaque côté des cordes s’en écartent dans un geste qui retourne les paumes vers la haut façon bah-voilà, avant de revenir à ce qui est plus dans ses cordes, justement, la musique. « Grand pas de deux » : la musique, imprimée dans mon corps (pas vraiment dans mes muscles, ce n’était pas le passage de Myrtha), semble en ressortir dès qu’elle est jouée. Vraiment, le plaisir de la (re)connaissance est aussi fort que celui de la découverte.

Ce troisième morceau me donne la certitude que cette soirée sera bonne. Et non, pas uniquement pour Emmanuel Ceysson, même si le beau gosse (qui sait qu’il l’est – c’est rédhibitoire) a été apparemment la terreur des concours de harpe, selon les témoignages croisés de B#2 et de la sœur de Miss Red. La Pythie a eu l’air de le trouver fort à son goût – bon, je dois reconnaître qu’on peut assez facilement imaginer ses mains dénouer le laçage d’un corset tandis qu’elles pincent les cordes, caresser un corps lorsqu’il effleure la harpe (de ma place, l’image de son visage était co(r)dée, je ne voyais que les mains tisser la musique) ou encore en dessiner les formes, lorsque ses mains décrivent une courbe (une ronde?) pour laisser le temps de vibrer. Je disais donc, pas uniquement pour le harpiste, qui a enregistré un album duo avec Laurent Verney. Une paire de joyeux lurons, dirait-on, alors que l’altiste raconte comment ils se sont rencontrés, et précède la plupart des morceaux de quelques paroles, plus de l’ordre de la remarque ou du commentaire que de l’introduction savante. Le ton est tout sauf protocolaire : peut-être qu’y invite le nombre réduit de musiciens, la taille du studio Bastille ou encore le cadre de la soirée, donnée non certes pour des mais les amis de l’opéra. Cette ambiance détendue où les musiciens s’autorisent à faire de l’humour est pour beaucoup dans le plaisir qu’on y prend – alors que cela aurait pu, on ne sent pas la flatterie adressée à des privilégiés, le violon est réservé à Thibault Vieux qui tient bien l’archet et non pas la chandelle au duo à l’honneur. Je crois même que c’est celui que je préfère, même s’il n’y a pas entièrement moyen de le vérifier dans la mesure où il n’a pas le droit à un solo – alors qu’il n’y a auditivement visiblement aucun problème pour remplacer le violoncelle du Lac des cygnes par un alto.

Pour flatter la balletomane, le programme finira même par la « pas d’action », joué à un rythme un peu différent, n’étant pas dans l’obligation de suivre les danseurs (on sent qu’ils se font plaisir, sans que l’obligation, en temps ordinaire, de s’adapter au ballet aparaisse comme une pesante contrainte – cela ne m’en plaît que davantage). Ce n’est pas si souvent qu’on entend de la musique de ballet hors de la danse – et même là, ma mémoire continue à les lier. Je m’étonnais aussi de connaître le morceau lancinant de Fauré, que je ne savais pas être une Élégie en ut mineur ; Palpatine me suggère le Proust de Roland Petit (plus les Émeraudes de Balanchine, je crois que je vais aimer Fauré). J’imagine que cela doit sembler assez étrange à un mélomane, de ne connaître la musique qu’à travers la danse, de la percevoir avec tout le corps plutôt qu’avec ses seules oreilles. Du coup, j’ai un peu plus de mal avec la musique qui n’est pas dansable : la Mélodie roumaine de Bruch, qui ouvrait le programme, a glissé sur moi sans laisser de trace (quoique, on a toujours besoin d’un temps de transition avec l’extérieur – et le tam-tam des sans-papiers en manifestation sur la place, qu’on entendait lointainement entre les morceaux), tandis que les Danses populaires roumaines (voyez que je n’ai rien contre la Roumanie) de Bartók m’ont grandement enthousiasmée.

Même si cela ne m’a pas fait le même effet que pour Bartok et Fauré, le Rossini (La Cenerentola, « Non più mesta », à vos souhaits) et le Haendel/Halvorsen (Passacaille) m’ont bien plu. Restaient deux extraits de Hindemith qui ne me donnent pas spécialement envie d’en découvrir plus. La sonate pour harpe seule m’a donnée l’impression d’entendre non une musique mais de la harpe, dans toute la vague imprécision du partitif. Celle pour alto seul était plus impressionnante qu’autre chose : Laurent Verney a joué à tous crins ; ce n’est pas un cheveu hirsute qui a surgi de sa crinière poivre et sel, mais un crin de son archet. Heureux et essoufflé, il nous a précisé ensuite qu’il y a avait 600 noires à la minute (ce qui ne m’évoque pas grand-chose, à part que ça a l’air assez monstrueux), et qu’il était indiqué sur la partition que « la beauté du son n’est pas une propriété ». Là, en revanche, je reçois parfaitement l’idée, comme toute la salle, d’ailleurs dont le rire redouble lorsque l’altiste fait mine d’exhiber la partition afin que nous puissions éprouver sa bonne foi.

 

Seule note discordante à ce concert : l’affreux gamin et son plus-insupportable-encore père, qui répondait à ses questions (trop fortes mais plutôt pertinentes, ma foi, pour un môme de cet âge) pendant le morceau. Le gnome en a assez vite eu marre et au lieu de sortir, le père se couvrait le visage des mains pour se protéger des balles blanches dont tous ses voisins le fusillaient. Alors que j’allais le prier (à l’impératif) de sortir, Palpat’ en bout de rangée s’est levé pour lui demander de sortir, ce qu’il a fait… sans son mouflet. On en est resté comme deux ronds de flanc. La terreur a quand même fini par rejoindre son abruti de père, nous laissant apprécier sereinement Fauré, puis est revenu ensuite, debout; sur le côté, à gigoter (aucune esquisse de danse comme circonstance atténuante). Le mouvement, qui parasitait le coin de l’œil ne gênait pas vraiment, mais ça m’a tout de même un peu crispée, craignant à chaque instant qu’il ne vienne tout gâcher (ce que je sais suffisamment faire moi-même avec ce satané désir de mémoriser ce que j’entends – et qui m’est tout bonnement impossible à la première écoute).

 

Suivait un cocktail, où je n’ai même pas eu la désagréable impression de jouer (faux) à la mondaine, parce que la balletomane ultime nous racontait ses après-midi dans la résidence de l’ambassadeur du Japon, dont la femme organise concerts ou activités artistiques -intime-, nous apprenait que sa fille est danseuse contemporaine, ou encore qu’elle n’avait pas gardé le nom d
e son ex-mari parce qu’elle le trouvait vraiment trop bizarre – encore si cela avait été un nom de fleur, ajoute-t-elle les yeux toujours rieurs (certains diraient bridés, mais les petites rides sont formelles : rieurs), le tout en se demandant quel peut bien être le parfum de la mini-tartelette qu’elle tient à la main et dont elle va me chercher la dernière survivante pour que je puisse donner mon avis (mandarine, j’aurais dit). Les pique-assiette sont redoutables, agglutinés au buffet comme des mouches sur du gros scotch marron (j’ai la comparaison glamour, I know). Il faut dire, et ce grâce aux serveurs qui font passer les plats aux périphéries, que c’est tout simplement délicieux. Le raffinement est poussé jusqu’à la disparition pure et simple du petit-four gras et feuilleté, à la place duquel on trouve : brochettes de poulet au curry, crevette marinée, dé de saumon cru au sésame, et même makis à l’aneth, avant de passer aux sacro-saints macarons. Je me sens aussi légère que les bulles de champagne qu’à l’exemple de Palpatine j’ai troqué contre un verre de jus de fraise (je vous ai déjà dit que je suis contre la dictature du jus d’orange ?). La vue et l’ouïe ont été comblées par le concert, l’odorat et le goût rassasiés par le buffet (narines chatouillées, palais ravi) et, l’air de ne pas y toucher, nous sommes partis parfaire la soirée.

 

All that jazz

 

La répétition d’hier ayant été annulée, j’ai pu aller avec Palpatine à la dernière conférence d’histoire de la danse organisée par le Théâtre de la Ville. Sonia Schoonejans nous a conté la naissance puis le devenir du jazz, depuis les plantations du Sud de l’Amérique jusqu’aux scènes européennes, en passant par ses divers avatars, modern jazz au contact de la modern dance, comédies musicales ou encore claquettes, jusqu’au hip-hop. Outre le background historique américain (crise de 29, lent mouvement de déségrégation raciale, les Trente Piteuses… – une historienne de la danse est historienne), je retrouve des éléments connus, comme le cake walk, découvert dans un bouquin pour enfants (et expliqué à ma prof d’anglais de Terminale lors d’une version) ou encore le Minstrel show qui figurait dans les pages civilisation du livre d’anglais, mais la mise en perspective fait apercevoir les tours et détours d’une danse noire sans cesse reprise et codifiée par les Blancs. I hope ne pas raconter trop d’âneries dans la reprise de mes notes.

 

Les ring shouts revêtaient pour les esclaves noirs une fonction religieuse, ce dont se fichaient éperdument leurs maîtres qui les parodièrent vers 1820 en inventant le Minstrel show, où des Blancs, le visage grimé au charbon de bois et une perruque de laine noire sur le crâne, jouaient deux personnages noirs caricaturaux. Après la guerre de Sécession, ils furent repris par des Noirs, mais toujours avec le même déguisement, tant la chose avait été codifiée. Si la possible intériorisation du regard raciste peut laisser mal à l’aise, il n’en va pas de même avec le réjouissant cake-walk, né dans les plantations pour se moquer des grands airs des maîtres lorsque, très guindés, ils dansaient le quadrille ou autres danses de bonne société.

Minstrel show vs cake-walk : Blancs et Noirs se moquent les uns des autres et s’influencent bien plus qu’ils ne le croient, s’il est vrai que le Minstrel show popularise le cake-walk (qui prend son nom en raison du prix attribués aux vainqueurs des championnats qui sont désormais organisés) et que la bonne société s’encanaille en s’inspirant de ce dernier. Évidemment, les mouvements de hanche sont gommés et le dos perd davantage en rigidité qu’il ne gagne vraiment en souplesse. A force d’être obsédés par la décence, les coincés qui croient se lâcher frisent le ridicule. La sensualité animale a disparue au profit d’un véritable bestiaire : j’ai bien gloussé devant la « danse du dindon ». Les étymologies supposées du mot l’indiquent (jazz < fr. jaser ; < argot avec forte connotations sexuelles ; <mot je-ne-sais-plus-quoi qui désigne les prostituées), c’est pourtant bien dans le corps que réside l’âme du jazz, dans la sensualité qui horrifie et fascine les colons, puis enthousiasme la jeunesse lorsque la danse est importée en Europe dans les années folles, les soldats n’apportant pas que du chewing-gum et du coca à la Libération. Sur le modèle de la flapper, la garçonne s’épuise au charleston dans les dancings.

La codification n’entraîne pas le déclin du jazz dont le style réside pour une bonne part dans la spontanéité de l’improvisation, mais déplace ses foyers de création. Alors que le jazz, déménagé de la Nouvelle-Orléans puis de Chicago s’est installé dans les comédies musicales de Broadway et que Bill Robinson alias Bojangles en devient la première vedette noire ou presque, le jazz swing s’invente dans les clubs de Harlem où l’on conjugue humour, virtuosité et improvisation – de même que le ring shout des esclaves était une danse d’espoir, cet art reste un moyen de lutter contre la D/dépression et la misère. Lorsque le swing aura too much swung, et qu’une partie des jazzmen s’éloigneront de ce qu’ils jugent une musique et danse de compromis pour donner naissance à une nouvelle branche, le be-bop, plus difficile à danser, et plus difficilement récupérable par les Blancs. En effet, l’Amérique est toujours ségréguée et la défense d’une culture propre fait partie du mouvement de revendication d’une spécificité. Katherine Dunham créé une technique à elle, une curieuse synthèse d’éléments du ballets classique, de la modern dance avec ses contractions for example, et de danses de Jamaïque et Haïti, tandis que Jack Cole influencera Robbins ou encore Balanchine par son travail de chorégraphe. De la génération suivante se détache particulièrement Alvin Ailey : s’il monte sa première chorégraphie sur un morceau de Duke Ellington (Bamboo, c’est le moment de crier Viiiian !), l’univers de celui qui est venu à la danse après avoir vu les ballets russes de Monte-Carlo ne se limite pas au jazz, et emprunte à Graham, Humpfrey…

La fin de la conférence est en vitesse accélérée, histoire d’avoir le temps de visionner les vidéos d’archive : les yuppies succèdent aux hippies, Harlem s’efface devant le Bronx, et bientôt vient la break dance, la culture hip-hop…

 

Une heure de conférence, une heure d’extraits vidéo : celle-là permet de faire les liens entre ceux-ci qui eux-mêmes donnent un contenu concret à l’histoire entendue. La juxtaposition de cake-walk, tap dance par les Nicholas Brothers, comédie musicale avec West side story, clip d’Elvis Presley et moonwalk de Michael Jackson rejoue le dialogue jazz en black and white, et c’est parfois haut en couleurs ! Les Nicholas Brothers sont ahurissants, on se demande comment ils font pour avoir au niveau des adducteurs une telle force (remonter d’un écart) et une telle souplesse (sauter une marche et retomber en écart sans s’exploser l’entrejambe ni les genoux ). La vitesse n’est pas pour rien dans la virtuosité – on ne peut parfois pas suivre le mouvement des jambes, à se demander si l’enregistrement n’a pas quelque faiblesse technique. Je ne suis pas sûre qu’on trouverait quelque chose d’équivalent aujourd’hui, où les rares spectacle de tap dance dont j’ai pu avoir connaissance se font à un rythme certes rapide mais non tant – même chose pour le ballet, où les tempi se sont fortement ralentis (sauf qu’on y a gagné en technique, parce que question propreté, cela faisait un peu débutant de conservatoire) : il est curieux de constater que dans notre société hyperactive, nos arts ont pris le temps de vivre.

D’autres considérations plus prosaïques me traversent l’esprit, comme la parenté des tap dancers qui se mettent à faire des bonds, bras le long du corps, jambes serrées, avec les hurluberlus qu’on peut croiser en boîte, ou encore : l’absence de bras non-dissimulée par les mains portées dans le dos (comme c’est le cas dans la gigue irlandaise – ça claque, niveau diversité ethnique) fait ressortir leur côté manchot, et je me dis alors que les créateurs de Happy Feet ont du tomber sur ce genre de films.

Le dernier extrait est à l’image de notre vision désorientée : un break dancer est filmé par-dessous une plaque de verre, donnant tantôt l’impression, lorsque les zones d’appui sont étendues et originales, d’être écrasé, tantôt de flotter sans contrainte de pesanteur. Il faut en avoir du souffle. Coupez !

 

Les pieds me démangeai
ent déjà en entendant parler de shuffle – m’a donné envie de reprendre les claquettes, tiens.

Brokeback Moutain

 

Il n’y a pas de « secret » : à l’Ouest, rien de nouveau.

Vous pouvez être gay et cow-boy, vous n’échapperez pas au mythe de la passion selon lequel il n’y a d’histoire d’amour que lorsqu’il y a beaucoup d’obstacles pour l’empêcher. Homos et hétéros, même prise de tête ; vraiment une charmante façon de faire reconnaître les premiers par les seconds : vous non plus, vous n’avez pas le droit d’aimer. Alors voilà la misère humaine au pied de l’immensité de la montagne, forêts silencieuses, ciel orageux, fraicheur des lacs. Le Monde interprète cette débauche de nature comme la construction de l’idylle originelle des amants – et dire que j’ai zappé ce thème kundérien, mit temps cyclique, sentiments aussi purs que l’eau de source, et proximité avec les animaux (ouais, tomber sur un ours est idyllique). On pourra se gausser de la beauté des images, mais le seul enthousiasme que j’ai jamais eu pour le Wyoming remonte au temps où j’étais lectrice de la saga des Flicka de Mary O’Hara, et j’ai bien cru au début du film que j’allais faire une overdose de paysages. N’écoutant que ma tendance moutonnière, j’ai néanmoins suivi – et fait bon voyage, malgré ou peut-être même à cause du traditionnel schéma de l’amour-passion, auquel on se laisse finalement bien prendre. Un bel exemple de vies de merde ratées (la permanente blonde d’Anne Hathaway aussi) qui rassurera tout un chacun dans la mesure où le spectateur n’a qu’à taper sur les doigts de la méchante société homophobe pour oublier que les personnages coincés l’ont tout autant été de leur propre chef, et qu’il n’appartenait qu’à eux de faire d’autres choix. Évidemment, on fait mourir l’un des amants pour étouffer irrémédiablement cette idée dérangeante. Et arracher quelques larmes, parce qu’il faut bien reconnaître que le mutique à la belle gueule est efficace. A tel point que je ne suis pas certaine que ce film n’ait pas été proclamé chef-d’œuvre par un chef de meute.