La masturbation et les sushis

Dans une bibliothèque de manuscrits refusés, où l’on trouve des titres aussi prometteurs que celui que je n’ai pas résisté à reprendre pour le titre de ce billet de blog, une jeune éditrice tombe sur une pépite, qu’elle publie aussitôt : c’est un phénomène littéraire. Un critique néanmoins a du mal à avaler que ce chef-d’œuvre ait été écrit par un pizzaïolo que personne n’a jamais vu lire et encore moins écrire. Que cet homme ait emporté son secret dans sa tombe, il le refuse, et part en enquête comme on part en croisade.

Je ne serais probablement pas allée voir Le Mystère Henri Pick si le critique littéraire n’avait pas été joué par Fabrice Luchini. Toujours fidèle à lui-même, toujours Alceste à bicyclette en Bretagne : désobligeant-désopilant. Mais, une fois n’est pas coutume, on lui tient la dragée haute : Camille Cottin, qui joue la fille de l’écrivain mystère, a l’aplomb et le charisme nécessaires pour rembarrer et son personnage et Fabrice Luchini. Leur duo improbable fait du Mystère Henri Pick un film fort plaisant à aller voir après déjeuner, un après-midi où l’on est engourdi par la fièvre d’un début de crève.


En revanche, je suis tombée sans faire attention sur une séance pour malentendants, avec des sous-titres dont on ne sait jamais exactement où ni en quelle couleur ils vont apparaître : blanc et jaune pour les dialogues, plus ou moins au milieu, à gauche de la table, à droite de la chaise ; rose pour la musique et les bruits d’ambiance dans le coin en bas à gauche… Mine de rien, il faut une certaine concentration pour réussir à en faire abstraction – j’ai ainsi pu vérifier malgré moi ce que le cours d’UX design disait de la vision prériphérique (par opposition à la vision fovéale qui permet de faire focus et lire) : elle est particulièrement sensible aux mouvements et aux couleurs.

Les piles horizontales #6

Pile de 10 livres d'Annie Ernaux en Folio

Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, une série consacrée à Annie Ernaux qui, avec Simone de Beauvoir et Alessandro Baricco, constitue l’une de mes grandes découvertes de mes 25-30 ans.

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Les piles horizontales #4

Pile de 5 livres : L'Empire des signes, de Roland Barthes ; Un sage est sans idée, de François Jullien ; Entretiens de Confucius ; Le Petit Livre des couleurs de Pastoureau et Simonnet ; Les couleurs de nos souvenirs, de Pastoureau
Point vert pour les lettres, violet pour la philo, orange pour la sagesse…

Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, une pile spéciale Points Seuil.

L'Empire des signes, de Roland Barthes, en Points Seuil

Le carnet de voyage version critique littéraire, ça mérite. Le décorticage de Barthes fait merveille lorsqu’il s’agit de dépiauter les us et coutumes d’une société fondamentalement différente de la nôtre, et dans le genre non-occidental, on fait difficilement plus étonnant que le Japon (faussement accessible de part sa très superficielle américanisation). Pachinko, baguettes, courbettes, paquets, papeterie… Roland Barthes s’arrête à tout ce qui étonne le voyageur, et décrit-déploie minutieusement ce qui fonctionne comme signe vers l’ailleurs. En même temps qu’une analyse intelligente et savoureuse, ces fragments portent la trace du temps : sur place, j’ai pu constater ce qui était demeuré et ce qui avait disparu depuis son passage à lui – cela rend encore plus émouvants ces fragments de regard curieux, amusé ou émerveillé.

Entretiens de Confucius, en Points Seuil

On ne va pas se mentir, les Entretiens avec Confucius sont relativement chiants à lire. Non seulement la forme du fragment oblige à raffermir son attention, que le texte ne soutient pas de lui-même, mais on se trouve sans cesse obligé de naviguer entre ce que le Maître dit et ce que la traductrice précise dans les notes en bas de page, sans savoir si on y trouvera un détail historique superflu pour qui ne vise pas l’érudition, ou bien le contexte qui manquait pour faire surgir le sens. Celui-ci paraît parfois masqué parce qu’il relève d’une forme de politesse ; aux contemporains, l’allusion est évidente. Si les paroles du Maître déroutent parfois, c’est par leur caractère hétérodoxal, jamais énigmatique.

Et c’est là que la lecture de François Jullien aide à entrer dans le texte : les entretiens de Confucius ne constituent pas un texte à creuser, sur lequel gloser. Sauf contexte qui nous échappe, il n’y a jamais rien de plus, le sens s’énonce plein et entier – d’où la nécessité de répéter en faisant varier le propos, pour s’en pénétrer.

Cela m’a rappelé la découverte et l’étude d’Épictète, avec ses innombrables exemples de ce qui dépend de nous et ce qui ne dépend pas de nous. Ce qui dépend de nous, ce qui ne dépend pas de nous, encore et encore. Mon premier réflexe devant ces répétitions ad nauseam a été de penser : c’est bon, on a compris, on n’est pas stupide. Mais comprendre intellectuellement n’est pas tout à fait la même chose que de com-prendre, de prendre avec soi et de l’incorporer à sa vie. Cette philosophie ne pose pas une énigme qu’on cherche à pénétrer à la recherche de la vérité ; c’est une philosophie par imprégnation, une vision de la vie dont on cherche à se pénétrer. C’est la philosophie avant qu’elle ne se détache de la sagesse pour devenir une branche de savoir, à laquelle on revient maladroitement aujourd’hui par le développement personnel. Avec toujours cette même question en toile de fond : conduire conduire sa vie, comment se conduire dans la vie ?

Les entretiens avec Confucius seront probablement plus à relire qu’à lire.

Un sage est sans idée, de François Jullien

Ce livre pourrait à lui seul occuper une chroniquette entière, du coup, je l’ai accordéonisé pour que le scroll ne soit pas indéfini. Mais s’il y a un truc à lire, c’est bien celui-ci !

Une girouette est sans idée
Les idées ont beau s’articuler dans des raisonnements rationnels, il y a toujours quelque chose d’irrationnel, de l’ordre de l’impensé, qui nous y fait ou non adhérer. Cela vaut pour le champ politique comme philosophique ; il y a toujours des sensibilités, des auteurs, qui nous parlent (à nous) plus que d’autres.

Un sage est sans idée : le titre m’a probablement attirée parce que je me perçois globalement comme ayant peu d’opinions stables, et que loin d’y voir une qualité, encore moins une sagesse, j’ai toujours perçu cela comme un manque de conviction. Je suis la girouette toujours plus ou moins d’accord avec la dernière personne qui a parlé, même si elle contredit l’avant-dernière avec laquelle j’étais également plus ou moins d’accord. J’absorbe généralement un point de vue en essayant de comprendre d’où il part ; parfois je ne le comprends pas, et c’est alors une vue que je repousse. Mais si je le comprends, je l’absorbe, et j’absorbe ainsi un tas d’opinions et de pensées qui se superposent et s’enchevêtrent, jusqu’à ne plus savoir trop quoi en penser. La contradiction est souvent fertile, mais elle rend difficile l’identification à un groupe, à une cause : même lorsque je m’y reconnais enfin (car tout de même, à 30 ans, des évidences se sont dessinées), j’éprouve toujours une réticence viscérale face aux discours militants – dont je reconnais pourtant intellectuellement l’importance. J’essaye de surmonter cette réticence depuis quelques années, et la meilleure aide que j’ai trouvée, ce ne sont pas les discours et les essais… mais les bande-dessinées, qui me font entrer dans une histoire incarnée, et freinent ma tendance à penser (et me laisser paralyser par) la contrepartie de la contrepartie.

Une idée sur l'absence d'idée du sage
Alors quoi, l’absence d’idées, une qualité ? La sagesse, carrément ? Passer de girouette à sage, c’était tentant, forcément. François Jullien expose la conception chinoise (antique) du sage comme un homme qui fait fi des idées pour penser la situation comme elle se présente. Et c’est ce qui rend parfois les réponses de Confucius étonnantes, si l’on ne comprend pas sa manière globale de fonctionner : on ne sait jamais ce qu’il va énoncer. Ses paroles, ses décisions sont toujours circonstanciées, adaptées à la situation comme à ses interlocuteurs. Les idées dont le sage est dépourvu ne sont pas seulement des idées toutes faites (des préjugés) ; ce sont aussi les idées qu’il aurait pu adopter à force de les emprunter, des idées qui auraient en quelque sorte coagulées en vision du monde (des postjugés, si on se permet le néologisme). Un sage est sans idée parce qu’il n’en adopte aucune ; il ne fait que les emprunter, momentanément, selon le besoin. Plus qu’une position neutre, qui relève essentiellement du fantasme, c’est une extrême versatilité qu’il faudrait réussir à embrasser. Ne pas essayer de se débarrasser des grilles de lecture, mais les multiplier, pour qu’elles se contredisent, se complètent et nous aident à comprendre, vraiment.
Révision anthropologique de la philosophie occidentale
Un sage est sans idées va bien au-delà de ce portrait du sage : François Jullien nous tend ce portrait comme un miroir, et utilise le détour par la sagesse chinoise pour penser l’angle mort de la philosophie occidentale. Renversant les perspectives, il montre que non seulement la sagesse n’est pas une sous-philosophie, qui serait restée à un stade peu développé, mais ce serait même plutôt la philosophie qui s’en serait écartée en se laissant obnubiler par la vérité. La Grèce en effet a connu une philosophie-sagesse ; et la Chine, la possibilité d’une philosophie focalisée sur le logos – voie sur laquelle elle ne s’est pas engagée, jugeant qu’on s’écartait ainsi de l’essentiel. Suivant François Jullien, on revisite l’histoire de la philosophie occidentale vue de l’extérieur : on voit comment le vrai s’est opposé en faux en utilisant le logos pour se dégager du mythos (la Chine n’a pas d’épopées et de mythes fondateurs) ; comment la vérité s’est articulée autour d’une essence éternelle (il n’y a pas de verbe être en chinois, ni donc de pensée de la substance), l’ontologie s’opposant-s’adossant à la religion (chez les Chinois, le Ciel n’est ni Dieu ni une abstraction abritant les idées, c’est juste ce qui est – l’ordre des choses, de la nature, mais avec la profondeur d’une perspective globale). On prend conscience que, de la focalisation sur la vérité, découle tout un tas de dichotomies : vrai/faux, évidemment, mais aussi substance/apparence, sujet/objet, concret/abstrait, théorie/pratique, esprit/corps… Tout un tas d’oppositions que la philosophie n’a plus alors d’autre choix que de dialectiser, condamnée alors à avancer en une histoire des idées – par opposition à la sagesse, qui se présente comme un fond atemporel où puiser.
Cours de philo, histoire de la philo
Je comprends mieux, du coup, pourquoi les cours de philosophie au lycée sont par défaut des cours sur l’histoire (thématisée, certes) de la philosophie, et entraînent parfois une déception. On s’attend à des révélations et non, rien, sinon le plaisir peut-être d’argumenter tout et son contraire. Le professeur que j’ai eu en hypokhâgne reconnaissait qu’à la limite, il n’y avait de philosophie qu’en dehors du cours de philosophie. Je relis aussi avec plus de recul une remarque du jury de l’ENS dans un rapport de concours : ils trouvaient que les candidats recouraient un peu trop souvent aux philosophes antiques comme à des thèses bien gentilles qu’on exposait en première partie de dissertation pour ensuite les dépasser… mais quelque part, c’était aussi un peu naïf de leur part de ne pas voir que la discipline et son enseignement tendaient naturellement vers ça. (Je me souviens de l’effet de bizarrerie d’avoir bâti une troisième et dernière partie sur Aristote, une fois – j’avais vite rajouté une citation de Nietzsche en conclusion pour conjurer cette entorse chronologique.)
Sage comme une image

Après la première moitié de l’ouvrage, où le détour par la sagesse chinoise a permis d’éclairer les angles morts de la philosophie occidentale en l’opposant à ce que n’est pas la sagesse chinoise, la seconde moitié tente d’expliquer ce qu’elle est, en quoi elle consiste (la philosophie occidentale devenant à son tour outil stratégique repoussoir). Le sage ne s’attache à aucune idée (partisane), mais prends parti lorsque les circonstances l’exigent – ni relativiste ni sceptique. Hormis la réfutation de ces deux positions de pensée occidentales, l’auteur est peu à peu forcé de quitter la démonstration pour la variation : la sagesse, c’est qu’il n’y a rien à en dire ; on ne peut plus que le faire remarquer. Il n’y a plus de sujet ni d’objet, seulement un processus, dont on a à prendre conscience, qui fait que les choses se font (et se défont). Alors que la philosophie occidentale est en quête d’un sens caché à débusquer (à révéler, pour la religion), la sagesse a pour seul but de faire réaliser ce qui est caché parce qu’évident, trop gros tout le temps sous notre nez : la vie, qui passe. Et forcément, face à ça, le discours tend au déictique, puis à l’aporie. C’est ça [silence].

Il n’y a rien à en dire ; on ne peut qu’en souligner l’immanence. Je comprends mieux rétrospectivement la difficulté que nous avions eu, en cours d’anglais en prépa, à faire une explication de texte sur un poème lapidaire, genre haïku… et le choix du professeur de nous le proposer en commentaire comparé, à côté d’un autre de poème de l’auteur, qui lui réagissait bien à nos réflexes de glose littéraire. La seule chose à en dire, c’est qu’il n’y avait rien à en dire, et tout seul, il n’aurait pas occupé un copie double.

Balle de match
Un sage est sans idée a été une lecture incroyablement stimulante, mais je suis bien fille de la culture occidentale : j’ai apprécié un livre de philosophie sur la sagesse, où l’absence de sens à rechercher (de la sagesse chinoise) se dévoile comme sens caché (de l’ouvrage) – et j’ai dû me forcer ensuite pour finir les Entretiens de Confucius. Autrement dit, l’enquête intellectuelle m’excite davantage que son objet, quand bien même son objet est de faire accéder à la compréhension d’une manière d’être, en-deça au-delà de l’exercice intellectuelle. Toute guillerette de me découvrir une porte d’entrée vers une culture qui m’échappait, je n’en finis pas d’ausculter le cadre, les gonds, la décoration, et d’admirer le paysage qu’elle encadre derrière elle, mais où je ne m’aventure pas – ou si peu, à petits pas.

Tandis que la voie philosophique ou religieuse, grecque ou biblique, et si différente qu’elle soit dans les deux cas, conduit à (à Dieu, à la vérité), la voie que prône la sagesse ne conduit à rien, il n’y a pas de vérité – de révélation ou de dévoilement – qui soit son aboutissement. Ce qui fait la « voie », aux yeux de la sagesse, est son caractère viable ; elle ne conduit pas vers un but, mais c’est par elle qu’on peut passer […].

Un sage est sans idée, chapitre « Fallait-il faire une fixation sur la vérité ? », p. 117 de l’édition Points Seuil

Est sage […] qui ne se pose plus la question du Sens […]. Est sage celui pour qui, enfin, le monde et la vie vont de soi.

Idem, p. 121
[…] si la sagesse « ne parle pas » à la jeunesse, c’est que celle-ci peut bien comprendre – intellectuellement parlant, à titre d’idée – mais qu’elle ne peut « réaliser ». Il y faut du temps, ou, plus exactement, du déroulement […] de sorte que, commençant à se détendre et se relâcher, la vitalité se met à laisser passer ; et que, le corps ayant commencé à mourir […], on devient progressivement sensible, à travers ce retrait, au cours des choses qui nous fait disparaître, on commence à s’en imprégner.

[…]

Car si la sagesse est un effet du temps qui passe, et de la vieillesse qui vient, ce n’est pas qu’on se résigne, ni même qu’on « accepte » les choses comme elles sont, ou même qu’on n’éprouve pas le désir qu’elles soient autrement, mais qu’on les prend simplement comme elles viennent, sans plus les juger, dans leur passage – en passant : en « réalisant » que tout ne fait que passer.

Idem, p. 201
Le Petit livre des couleurs, de M. Pastoureau interviewé par D. Simonnet

C’est un tout petit livre bien fait, qui fourmille de découvertes sur des symboliques que l’on pensait toutes bêtes. Dans l’enthousiasme, j’avais commencé une série de notes dessinées (qui prennent chacune autant de temps que la lecture du livre) : sur le rouge, le bleu… Faites-moi signe si le jaune, le blanc, le vert et le noir vous intéressent.

un poème lapidaire, genre haïku

Les Couleurs de nos souvenirs, de Michel Pastoureau

C’est typiquement le genre d’essai qui m’attire : à l’anglo-saxonne, mêlant connaissances et anecdotes personnelles. Contrairement au Petit Livre des couleurs, ce ne sont plus les couleurs qui dictent leur ordre ; elles apparaissent au gré des souvenirs et des anecdotes rassemblées par grandes thématiques ( le vêtement, les arts, le sport, les symboles…). Pas de raisonnement ou d’histoire à dérouler, seulement des prétextes à amuser, instruire, partager. Le saviez-vous ? L’histoire s’incarne et l’historien se dévoile, non sans auto-dérision. Il y a d’ailleurs une certaine drôlerie à recevoir ces confidences à la TedX de la part d’un universitaire français – un côté grand-père érudit en goguette. C’est plaisant. Un temps.

La forme de l’essai-recueil présente l’avantage de ne pas exiger une grande concentration ; la lecture s’interrompt facilement. L’inconvénient, comme pour des nouvelles par rapport à un roman, c’est qu’il faut à chaque chapitre faire l’effort de s’y replonger. Ma lecture s’est éternisée. Comment peut-on élire le vert comme couleur préféré ? Et dénier à l’orange le statut de couleur, ravalé à la nuance, l’orangé ? Heureusement que le métro était là pour m’aider à avancer, à coups de stations chapitres homéopathiques : la couleurs de nos souvenirs sera finalement rose, ligne 7.

(Pendant ma lecture, je me suis mise à rêver d’un paragraphe sur le débat bleu et vert des justaucorps d’In the Middle. Voire d’un livre entier sur la couleur dans le ballet. Les couleurs de nos souvenirs fait partie de ces livres qui donnent envie de les réécrire sitôt lus – pas pour les corriger, juste les décliner.)

Saoirse Ronan, reine d’Écosse

Adrien Lester dans le rôle de Lord Randolph

Une dame de compagnie puis un Lord à la peau noire, en Écosse, au XVIe siècle, Palpatine ne s’en remet pas. Passée la surprise, je me fais la réflexion que la couleur de la peau n’est pas plus choquante que le fait que tous les personnages aient toutes leurs dents, bien blanches de surcroît. On l’admet comme convention narrative, comme au théâtre ou au ballet, où les jeunes premières ont parfois le double d’âge de l’héroïne qu’elles incarnent. Il est peut-être même assez sain de rappeler cette willing suspension of desbelief au cinéma, où l’impression de véracité est plus forte. Peut-être même davantage pour un film d’inspiration historique, où cela dérange d’autant plus : qu’y cherche-t-on diable si on ne cherche plus à s’approcher au plus près d’une vérité historique ?

Marie Stuart, reine d’Écosse n’aide pas spécialement à comprendre la période : ce qu’on retient, globalement, c’est qu’ils sont tous frappadingues, catholiques comme protestants, Écossais comme Anglais. Délaissant la fresque historique, la réalisatrice se concentre sur deux figures de reine, esseulées sur les hauteurs de leur château respectif, devant des paysages splendides (jardin à la française ou nature écossaise, faites votre choix). La gémellité, poussée à son paroxysme lors d’une rencontre imaginaire mais féconde, est moins là pour l’intrigue que pour fournir le cadre d’une lecture féministe : une femme au pouvoir, à cette époque, n’a pas une grande marge de manoeuvre. Soit elle se conduit comme un homme et n’en épouse aucun (Elisabeth I), soit elle s’allie à un nigaud pas trop envahissant pour pondre un héritier mâle (Marie Stuart, qui renforce ainsi ses prétentions au trône d’Angleterre). Le succès est divers, mais on dresse dans les deux cas le portrait d’un caractère bien trempé. L’impression est particulièrement vive pour le personnage de Marie Stuart (alors que le contexte rendait cela moins évident) : Saoirse Ronan donne une noblesse spéciale à son personnage en ne se départissant jamais d’une certaine simplicité. Il émane de cette relative austérité une autorité naturelle, que ne dégage pas Margot Robbie en Elisabeth I, forcée de lever le menton à tout bout de champ. J’ignore si ce décalage est conscient, travaillé par les deux actrices dans une volonté commune, ou si le casting a malgré elles bien fait les choses, en ne les choisissant pas de la même trempe : Saoirse-Mary regarde ainsi les choses en face, voire par en-dessous, acquérant ainsi un air effronté, tandis que Margot-Elisabeth regarde de haut, drapée dans sa dignité.

Les femmes fortes, c’est l’emballage symbolique du film – et sa réussite : les relations psychologiques entre les deux reines, leurs atermoiements entre méfiance et admiration, sont finement rendus. Mais cette jolie lecture féministe n’occupe en temps qu’une petite partie du film. Concrètement, on suit essentiellement les coups du sort assénés à Marie Stuart ; on les subit même davantage qu’on ne les suit : depuis la chambre de la reine, le contexte et les complots nous parviennent avec confusion. On se rattache à l’interprétation splendide de Saoirse Ronan, mais le film souffre de n’être ni fresque ni portrait (ou un portrait sans cesse débordé par le contexte à réintroduire en nécessaires éléments de compréhension).

Au final, si vous allez voir ce film, il faut que cela soit pour :

  • les paysages écossais (mais pas trop, parce qu’il y a beaucoup de scènes d’intérieur),
  • les effets spéciaux capillaires,
  • Saoirse Ronan.
Abigail dans La Favorite et maintenant Marie Stuart… méfiez-vous des jeunes héroïnes qui trébuchent !

Le passage de la scène d’exécution au débarquement (ci-dessus) est une belle trouvaille en ouverture, et la boucle finale d’autant plus jolie que la scène s’est chargée de sens au cours du film : la rivalité primaire se voit subsumée par la nécessité du pouvoir ; on passe d’une exécution à cause d’Elisabeth I à une exécution du fait d’Elisabeth I et presque malgré elle.

I lock the door upon Khnopff

I lock the door upon myself

En rentrant de Hong Kong, dans le métro parisien, une affiche m’a sortie de mon abrutissement : une exposition sur Khnopff ! Dès que j’ai pu en faire une capture, je l’ai envoyée à Melendili, avec qui j’ai découvert ce peintre symboliste au lycée, à l’occasion de nos TPE sur l’image de la femme au tournant du XIXe siècle. J’étais assez excitée à l’idée de voir en vrai I lock the door upon myself, le tableau qui nous avait tant intriguées… et c’est probablement celui qui m’a le moins marquée de l’exposition organisée par le Petit Palais. Je n’y vois plus autre chose que mes rêveries adolescentes passées.

L’Art ou Des caresses

Expérience similaire pour l’autre tableau célèbre de l’artiste : L’Art ou Des caresses. J’aime beaucoup le double titre, l’image en creux du tableau qu’on caresse du regard, encore et encore, mais je ne vois plus rien dans celui-ci – ou peut-être le décor, la luminosité autour des colonnes, qu’on ne voit jamais dans les reproductions. C’est une esquisse préparatoire qui ravive mon regard : le jeune homme y a un regard bien plus dur que dans le tableau final, et la caresse se charge de dangerosité, davantage endurée que consentie.

Étude préparatoire

Après le lycée, c’est la prépa qui ressurgit, avec un dessin de petite dimension sur La Poésie de Mallarmé. Les fleurs qui encadrent le visage me font immédiatement penser à de l’écume, et des vers me reviennent, pures sonorités depuis longtemps détachés de l’éphémère sens qui s’y était révélé lors d’une explication de texte (un poème de Mallarmé, quelque part, c’est une version latine présentée comme une énigme du journal de Mickey ; il faut « juste » remettre de l’ordre dans la syntaxe – après quoi cela n’a plus grand intérêt).

Dessin La Poésie de Mallarmé
La Poésie de Mallarmé

À la nue accablante tu
Basse de basaltes et de laves

Quel sépulcral naufrage (tu
Le sais, écume, mais y baves)

Affiche de l'exposition

Plus que par les peintures célèbres, j’ai été bien davantage fascinée par les visages dessinés sans qu’on en voit les traits, qui surgissent de nulle part comme une photographie dans son bain, en train d’être révélée. Ou plutôt le visage, au singulier : car c’est toujours celui de sa soeur, Marguerite Khnopff, que le peintre reprend encore et encore. Il y a la commodité du modèle qu’on a sous la main, une soeur qu’on déguise et qui veut bien poser, se faire photographier ; et tout de même la bizarrerie, sinon le malaise, du modèle qui devient obsession. Cela laisse augurer une drôle de psyché chez l’homme. L’oeuvre bénéficie en revanche de cette reprise inlassable : loin de désacraliser les oeuvres, elle travaille au mystère ; de tableau en tableau, ce même visage androgyne devient presque un masque, celui de tous les visages, d’homme, de femme, d’être fantastique, nimbés d’une même aura préraphaélite. Marguerite n’est plus qu’un des éléments pris dans un éternel retour, avec la figure d’Hypnos (l’aile à la place de l’oreille, qui doit faire un super masque anti-lumière si on la replie devant les yeux) et une cercle d’or, accroché au mur comme un miroir ou une assiette dans les portraits de sa soeur encore, ou d’enfants ; et dessiné au sol dans son atelier : Khnopff posait son chevalet en son centre.

Portrait de Marguerite Khnopff,
avec le fameux disque d’or à gauche
(un petit côté Whistler / Sargent, non ?)

L’exposition ne cherche pas midi à quatorze heures : les cartels pointent les symboles et, plutôt que de se lancer dans la surinterprétation, concluent au mystère. Cela pourrait être décevant, et cela ne l’est pas : les échos qui surgissent des oeuvres rassemblées en renouvellent la vision, paisiblement encouragés par une scénographie aussi discrète que travaillée. C’est un décor dans lequel on évolue, tout de bleu et blanc, à l’exception des titres dorés – le sens du détail poussé jusqu’à utiliser la même police dorée pour marquer une porte sans issue. Il est plaisant de s’y promener, de se laisser surprendre par un miroir comme un écho au disque doré des tableaux, et de retrouver ce dernier au sol dans une reconstitution de bibliothèque, où s’est déroulé un concert de chant et de harpe tandis que nous étions encore de l’autre côté de la cloison. On comprend mieux rétrospectivement la première salle consacrée à la maison – pas dégueu – de l’artiste. J’ai un doute sur le paon empaillé traité comme une sculpture, mais je prends sans hésiter le demi bow-window et les ateliers lumineux.

Vous avez jusqu’au 17 mars pour aller voir l’exposition : ne la manquez pas ; la dernière date d’il y a 40 ans !