Les Animaux fantastiques : les crimes de Grindelwald

Mes souvenirs du premier volet étaient confus, éclipsés par le niffleur et les pommettes d’Eddie Redmayne (probablement mon fantasme type numéro deux après Gaspard Ulliel). Dans ce deuxième opus, on fonce vers l’intrigue en survols piqués un brin épuisants. Les relations entre les personnages sont presque uniquement développées lors de pauses express entre deux rebondissements épiques – pause, avance rapide, on est en retard sur l’intrigue, il faut tout caser. Pour compenser, il y a du scoop : Dumbledore gay ! Dommage qu’il ait scellé un pacte de sang avec Johnny Depp, qui me court un peu sur le haricot (il fallait probablement une antithèse au combo Eddie Redmayne + Jude Law). Mais globalement, c’est l’éclate, surtout sur les sièges en cuir vibrant du cinéma hong-kongais que Palpatine tenait à juste titre à me faire tester : je m’attendais à un Futuroscope bis, mais les vibrations sont discrètes, assez fortes pour être ressenties sans distraire du film. Petit kiff à chaque attaque à la baguette (et le feu d’artifice <3) : j’ai, littéralement, vibré avec Eddie Redmayne.

Mit Palpatine

Épiphanies bonus :

  •  J’ai enfin trouvé à qui Katherine Waterstones me fait penser : même bouille joufflue-choupie-dépitée que Carey Mulligan !
  • Le méchant est toujours l’Autre, et l’Autre est étranger, au moins de consonance : après un Voldemort en français dans le texte, Grindelwald affiche un patronyme allemand qui permet de filer la métaphore du mage noir nazi.

Mortal Engines

On repère facilement ce qui fait un mauvais film, mais un film médiocre, à quoi ça tient ? Je me le suis demandé confusément pendant Mortal Engines, choisi un peu par défaut pour tester un cinéma vietnamien délirant où l’on est installé… sur un lit ! Le plaisir de se calfeutrer en public mais pas trop dans les coussins, abrité par une énorme tête de lit, et de siroter un thé posé sur une petite tablette à côté, l’a emporté sur le questionnement et s’est confondu avec le plaisir du film qui se gâche sans arrière-pensée, le frisson à pas cher et le spectateur content, pas exigeant.

C’est marrant, après tout, une ville sur un char d’assaut, qui essaye de phagocyter les cités étrangères, et l’héroïne poursuivie par la créature sans coeur mais-quand-même-avec-un-peu qui l’a élevée et veut à présent sa perte car elle s’est soustraite à sa promesse, de mourir pour ressusciter à son image, sans sentiments, sans tourments, sans le souvenir de son père tuant sa mère. C’est dingue tout de même, le nombre de films qui veulent nous persuader de la valeur des sentiments, de leur beauté censée racheter notre mortalité. On dirait qu’on en a sacrément besoin.

Avec tout ça, ce n’est qu’après la séance qu’une hypothèse de réponse a germée. Le film médiocre, c’est celui où, quand l’héroïne apparaît, tu te dis : voilà l’héroïne belle et rebelle ; quand le gentil boulet beau gosse arrive : voilà l’archétype du mec dont elle va tomber amoureuse. L’universalité devance la particularité censée la véhiculer.

Bohemian Rhapsody

Du bon son et du bon sentiment nuancé*. Même sans connaître le groupe (je connaissais en réalité pas mal de chansons sans nécessairement savoir qu’elles étaient de Queen), ça passe crème (selon l’expression palpatinienne consacrée – chez moi, ce sont des lettres à la poste). Puis Rami Malek est fascinant de présence avec ses faux yeux bleus et ses fausses dents de lapin. C’en est dérangeant : je ne sais pas si l’on remarquerait qu’il joue si bien s’il ne les avait pas (lorsque la beauté est canonique, on la remarque avant de remarquer le jeu, qu’elle tend à éclipser).

* Pas mal apprécié le traitement des origines, que Farrokh Bulsara renie pour s’inventer Freddie Mercurie, avant de renouer et boucler la boucle.

Bandes dessinées, octobre 2018


Dans son ombre, de Marie-Anne Mohanna

Il vaut mieux éviter de tirer des traits à la règle dans des dessins à main levée ; cette règle lue je ne sais où m’est revenue en mémoire en ouvrant ce court roman graphique, dont on ne sait au juste s’il est touchant ou maladroit. Il tourne court, et l’on ne saura finalement pas grand-chose de comment l’on se construit lorsqu’on est un enfant illégitime, désiré mais caché par un père qui ne vous voit que dans les interstices de son autre vie, avec une autre femme et un autre enfant qui ne soupçonnent pas votre existence.


L’Immeuble d’en face, tome 2, de Vanyda

Suite de ces Scènes de ménage dessinées. J’ai beau être plus âgée d’une dizaine d’années, c’est à l’étudiante en minijupe et collants rayés que je m’identifie le plus, notamment dans ses phases d’indécisions et d’ajustements émotionnels, à vouloir l’attention-affection de l’autre sans nécessairement avoir l’énergie de s’insérer dans sa vie déjà bien remplie.

(La femme plus âgée qui collectionne les points sur les soupes m’a fait me souvenir soudain qu’enfant, avec ma mère, nous consommions, découpions, scotchions pour le bingo des marques. J’avais oublié cette improbable pratique capitaliste-ludique.)

 


Petit traité d’écologie sauvage, d’Alessandro Pignocchi

Probablement un machin militant déprimant, me suis-je dit en attrapant cet album, que j’ai quand même ajouté à ma cueillette à cause de ses dessins à l’aquarelle et de sa couverture improbable façon Un indien dans la ville. J’ai été saisie de perplexité aux premières historiettes, bien loin de la bonne conscience écologiste à laquelle je m’attendais ; à la limite, la question écologique telle qu’elle se pose aujourd’hui en politique est tournée en ridicule :  pourrait-on vraiment se permettre de rêver à un ministre qui décide d’aller à ses réunions internationales en vélo parce que son chauffeur vient d’écraser un hérisson ? L’hypersensibilité envers la nature est bien trop éloignée de notre monde pour ne pas susciter le rire. Et pourtant…

Je sens qu’il y a anguille sous roche sans parvenir immédiatement à comprendre où et comment. C’est comme de se réveiller en pleine nuit dans un endroit dont on n’est pas familier et, projetant par défaut sa chambre habituel, trouver un mur du côté où l’on descend habituellement du lit. L’ironie, la vraie. Je n’avais pas été si désorientée depuis ma découverte (prudente et parcellaire) de Sade et, avant lui, ma toute première exposition à l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert au collège. Il faut le temps de comprendre dans quel sens cela fonctionne, et alors tout se retourne comme un gant, en plein délice et désarroi de pensée.

La postface de l’auteur confirme ce que l’on devine peu à peu : son approche déborde la question écologique, ou plutôt qu’elle la considère d’un point de vue anthropologique ; toutes les saynètes consistent à adopter le point de vue d’une tribu Jivaros dans notre monde moderne occidental. Le résultat est très drôle, parce qu’absurde. Mais l’absurdité brouille les frontières et bientôt, dans l’accumulation des historiettes et la perception de leur cohérence interne, on se demande ce qui est le plus absurde, de ce monde plaqué sur le nôtre ou du nôtre soudain entraperçu de l’extérieur. Le décentrement est drôle, mais aussi dérangeant, et interpelle au final bien davantage qu’une tribune militante.

La postface est également passionnante en ce qu’elle montre que notre concept de nature pose en tant que tel problème : il n’y a de nature que pour un homme moderne qui pense la société indépendamment de son environnement. Je retrouve à un niveau plus global la réflexion que je me faisais sur le paysage : on ne peut pas habiter un paysage ; il n’y a de paysage qu’observé, mis à distance, et toujours il se dérobe. Le paysage est un substrat de cette nature, qui ne s’envisage que depuis la culture, tout contre, en antagonisme. L’enjeu écologique, dans cette perspective, implique carrément de changer de paradigme civilisationnel (autant dire qu’on est mal barré).


Goupil ou face, de Lou Lubie

La dessinatrice-narratrice matérialise sa cyclothymie sous les traits d’un renard : dans les phases d’euphorie, la couleur de son pelage contamine tout (orange power !) ; dans les phases dépressives, l’ombre portée par l’angoisse transforme le renard en loup noir. Cette métaphore, génialement filée, donne au roman graphique sa palette bichrome… procédé dont usait également La Différence invisible pour parler de l’autisme. Mais là où cette bande-dessinée-ci insistait sur l’incommensurabilité de l’expérience (tu ne peux pas comprendre), celle-là au contraire fait feu de tout bois pour nous donner la pleine mesure de la maladie (tu vas voir, on va imaginer), n’hésitant pas à utiliser des graphiques pour montrer l’amplitude des variations d’humeur chez une personne « normale » par rapport à une personne atteinte de ce trouble bipolaire qu’est la cyclothymie.

Diagrammes humoristiques, cases éclatées, métaphores à la pelle… Goupil ou face est d’une inventivité graphique folle, que n’égale que son humour – humour forcené par lequel la narratrice-dessinatrice reprend le contrôle sur sa vie et fuit le statut de victime. Le résultat, c’est que tout en nous donnant des clés de compréhension documentées, Goupil ou face n’a rien de la bande-dessinée didactique qui use du dessin pour enrober un savoir barbant ; au contraire, c’est de bout en bout le récit d’une expérience personnelle, à laquelle on nous donne les moyens de nous identifier. On comprend, dans une fusion totale entre connaissance et empathie, et on rit, beaucoup. Mention spéciale pour le petit Psykokwak au coeur brisé lorsque la narratrice claque la porte à une ribambelle de psychiatres, psychologues et psychanalystes en décrétant qu’elle ne veut plus entendre parler d’aucun psy-quelque chose.

 


Tu pourrais me remercier, de Maria Stoian

Cet album rassemble des témoignages à la première personne de femmes et d’hommes victimes d’agressions sexuelles de tous types. La dessinatrice donne à chacun sa singularité en changeant de trait et de palette, mais l’accumulation dessine un continuum, qui permet de mieux comprendre, peut-être, les réactions aux agressions. C’est une chose de se faire expliquer les mécanismes biologiques qui expliquent souvent la sidération des victimes ; c’en est une autre encore de comprendre comment elle s’articule, par exemple, au sentiment de trahison lorsque l’agresseur est connu. Bref, rien de neuf, rien de gai, mais une bande-dessinée qui aide à se mettre dans la peau de.

 


La Cosmologie du futur, d’Alessandro Pignocchi

Enthousiasmée par Le Petit traité d’écologie sauvage, je me suis jetée sur La Cosmologie du futur… et ai été fort déçu : cela sent le réchauffé ; hormis pour un ou deux dessins, le rire comme le trait est forcé. J’ai d’abord pensé que le plaisir de la découverte s’était émoussé, mais lorsque j’ai fait lire des extraits du premier volume à Palpatine (et de proche en proche, presque l’intégralité), je riais par-dessus son épaule, jusqu’à provoquer l’amusement de la dame en face de nous dans le métro.

La postface m’a plus intéressée que la bande-dessinée elle-même, notamment dans cette hypothèse que la négation du réchauffement climatique aux États-Unis serait un moyen commode de ne pas prendre en charge les inégalités sociales que la dégradation du climat ne va faire qu’accroître. Mais déjà j’entends Palpatine, qui sur un tout autre sujet faisait une objection pertinente : inutile de penser un complot là où la bêtise est une explication suffisante.

 

L’Immeuble d’en face, tome 3, de Vanyda

Un jour Melendili m’a dit qu’elle appréciait Mad men pour ses relations qui n’ont pas de nom. Cela m’a marquée ; j’y ai repensé en pointillés depuis. La dernière fois, c’était à la lecture des Solidarités mystérieuses de Pascal Quignard, où des personnages étaient liés en deçà et par delà les liens socialement identifiables tels qu’époux, amants ou amis. Cette fois-ci, c’est avec le dernier tome de L’Immeuble d’en face.

Sans prévenir son copain, Claire part chercher refuge chez un étudiant étranger (et pour ainsi dire inconnu) rencontré lors d’une soirée. À l’angle des cases muettes, elle recroquevillée sur le canapé, lui perçu en contre-plongée, on sent un doute quant à une attirance éventuelle. Il y a quelque chose entre eux. Et pourtant, s’il ne se passe rien (de sexuel), on sait, on sent que ce n’est pas par respect pour la morale monogame. Cela a quelque chose à voir avec la facilité qu’il y a à se confier à un inconnu, face auquel il n’y a pas d’enjeu de séduction ni même d’image, préalable, que l’on souhaiterait modifier ou au contraire ne pas altérer. Il faut qu’il n’y ait aucun rapport amoureux entre eux pour qu’il y ait autre chose, une intimité souterraine, franche et subite. De cette intimité, de ce genre d’écoute, il est facile de tomber amoureux, et c’est peut-être pour cela qu’on a tant de mal à dissocier l’un de l’autre, intimité et relation amoureuse. Pourtant, il y a une beauté particulière à ces intimités sans nom, parenthèses sociales qui pourront ou non être recouvertes du nom d’amitié, demeurant en deçà au-delà – des possibles qu’il faut se garder d’accomplir pour les conserver comme possibles, et alléger une vie qu’il serait autrement étouffant de vivre comme destin, déjà tracé.

Je veux dire que je pense qu’il arrive parfois qu’il se passe quelque chose de spécial entre deux personnes. Je respecte ça.

J’aime décidément beaucoup l’oeuvre de Vanyda, y compris cette trilogie dont je ne comprenais pas, au début, la préface hyper élogieuse qui en était faite. Il a fallu beaucoup de scènes anodines pour que, sans qu’on s’en aperçoive, surgissent ces relations sans nom au détour d’une écharpe reniflée ou de clés oubliées…

Frenchy Robbins

Avoir l’occasion de voir des ballets de chorégraphes américains dansés par des compagnies américaines est à double tranchant : au plaisir de découvrir un nouveau style pour ainsi dire in situ répond la légère déception de ne pas le retrouver lorsqu’on revoit les mêmes pièces dansées par des troupes exogènes. L’avantage du désavantage, c’est qu’il devient plus facile pour le balletomane parisien de cerner ce qui fait la spécificité de ce qui lui semble n’en avoir aucune, aka le style Opéra de Paris. Je comprends peu à peu ce que les étrangers entendent par élégance, et comment celle-ci peut se retourner (toutes proportions gardées) en fadeur.

Laura Cappelle, journaliste pour la presse anglo-saxonne bien que Française, s’est ainsi amusée de ce que l’entrée de Fancy Free au répertoire de l’Opéra de Paris a tout d’un pari entre programmateurs, qui aurait été perdu par Aurélie Dupont. Difficile de faire entrer Broadway à Garnier. Même si j’ai grand plaisir à revoir Karl Paquette avant son départ à la retraite, il faut avouer que l’étoile qui s’est fait une réputation de partenaire attentif n’est pas franchement à l’aise dans le rôle de coureur de jupons un peu balourd. À ses côtés, Stéphane Bullion paraît encore plus en retrait. Cela manque de gouaille – ce que l’on aurait pu avoir d’équivalent, en titi parisien, à l’attaque et la désinvolture américaines, et que nous aurait sans doute bien servi Allister Madin par exemple. Il n’y a dans cette distribution que François Alu pour tirer son épingle du jeu ; sa gestuelle un peu brusque, qui a tendance à me déranger, fait ici merveille : on voit le marine en permission, qui fait le mariolle avec ses potes. Les étoiles féminines campent sans souci les pin-ups qu’ils tentent de séduire : Eleonorra Abbagnatto, qui ne cesse de rajeunir à mesure qu’elle se rapproche de la retraite, joue le sex-appeal avec une classe d’enfer, tandis qu’Alice Renavand fait montre à la fois d’une extrême choupitude et d’un tempérament bien trempé. Comme les marines, je défaille à l’amorce d’un rond de jambe dessiné par un pied dont la cambrure est encore amplifiée par les talons.

A Suite of Dances, dansé par Joaquin de Luz lors de la venue du Pacific Northwest Ballet à la Seine musicale, était une pochade poétique. Dansé par Paul Marque, c’est très beau, mais tout autre chose, comme si le danseur en brun de Dances at a gathering poursuivait la soirée en solitaire. L’humour se fait si discret qu’il cesse de fonctionner comme un contre-poids aux aspirations lyriques. On part en rêverie et l’on s’y perd. (Tout de même très agréablement surprise, surtout en tenant compte de la déception de ne pas voir Mathias Heymann.)

Afternoon of a Faun m’a toujours plus séduite par sa dramaturgie que par sa chorégraphie. Cela ne risque pas de changer avec le faune tout en plastique de Germain Louvet ; luisant sous les projecteurs, il ne sue pas, ne transpire pas l’animalité qui seule peut injecter la tension érotique nécessaire à troubler cet instant de narcissisme partagé. Léonore Baulac y est manifestement à l’étroit, et repart sur la pointe sonore des pieds sans qu’il se soit passé grand-chose.

La soirée se clôturait par Glass Pieces, un plaisir dont je ne me lasse pas, tant pour la troupe d’hommes menée pieds flex et tambours battants que pour le fourmillement des danseurs qui se croisent en tous sens avant de former une colonie de fourmiz à l’arrière-scène. Cette traversée a tout d’une descente des ombres moderne, répétitive et hypnotique ; le genre de passage qui doit donner envie aux solistes de faire du corps de ballet juste pour y participer. Hyper synchronisé, le corps de ballet de l’Opéra se montre encore plus puissant que ses homologues outre-Atlantique dans le passage masculin des tambours, mais estompe un peu l’effet de fourmillement dans les passages où tout le monde se croise. En voyant Héloïse Bourdon rayonnante en scène, je comprends soudain que c’est peut-être ceci qui me donne cette impression de demi-teinte : dans l’ensemble, les danseurs sourient peu. On devine qu’ils prennent du plaisir à danser ce programme, quand on s’attendrait à se faire contaminer par la bonne humeur. Cet amusement somme toute très policé se répercute sur mon impression de la soirée : j’y ai pris plaisir sans pour autant m’éclater. Question de style et non de talent, faut-il le préciser.