I lock the door upon Khnopff

I lock the door upon myself

En rentrant de Hong Kong, dans le métro parisien, une affiche m’a sortie de mon abrutissement : une exposition sur Khnopff ! Dès que j’ai pu en faire une capture, je l’ai envoyée à Melendili, avec qui j’ai découvert ce peintre symboliste au lycée, à l’occasion de nos TPE sur l’image de la femme au tournant du XIXe siècle. J’étais assez excitée à l’idée de voir en vrai I lock the door upon myself, le tableau qui nous avait tant intriguées… et c’est probablement celui qui m’a le moins marquée de l’exposition organisée par le Petit Palais. Je n’y vois plus autre chose que mes rêveries adolescentes passées.

L’Art ou Des caresses

Expérience similaire pour l’autre tableau célèbre de l’artiste : L’Art ou Des caresses. J’aime beaucoup le double titre, l’image en creux du tableau qu’on caresse du regard, encore et encore, mais je ne vois plus rien dans celui-ci – ou peut-être le décor, la luminosité autour des colonnes, qu’on ne voit jamais dans les reproductions. C’est une esquisse préparatoire qui ravive mon regard : le jeune homme y a un regard bien plus dur que dans le tableau final, et la caresse se charge de dangerosité, davantage endurée que consentie.

Étude préparatoire

Après le lycée, c’est la prépa qui ressurgit, avec un dessin de petite dimension sur La Poésie de Mallarmé. Les fleurs qui encadrent le visage me font immédiatement penser à de l’écume, et des vers me reviennent, pures sonorités depuis longtemps détachés de l’éphémère sens qui s’y était révélé lors d’une explication de texte (un poème de Mallarmé, quelque part, c’est une version latine présentée comme une énigme du journal de Mickey ; il faut « juste » remettre de l’ordre dans la syntaxe – après quoi cela n’a plus grand intérêt).

Dessin La Poésie de Mallarmé
La Poésie de Mallarmé

À la nue accablante tu
Basse de basaltes et de laves

Quel sépulcral naufrage (tu
Le sais, écume, mais y baves)

Affiche de l'exposition

Plus que par les peintures célèbres, j’ai été bien davantage fascinée par les visages dessinés sans qu’on en voit les traits, qui surgissent de nulle part comme une photographie dans son bain, en train d’être révélée. Ou plutôt le visage, au singulier : car c’est toujours celui de sa soeur, Marguerite Khnopff, que le peintre reprend encore et encore. Il y a la commodité du modèle qu’on a sous la main, une soeur qu’on déguise et qui veut bien poser, se faire photographier ; et tout de même la bizarrerie, sinon le malaise, du modèle qui devient obsession. Cela laisse augurer une drôle de psyché chez l’homme. L’oeuvre bénéficie en revanche de cette reprise inlassable : loin de désacraliser les oeuvres, elle travaille au mystère ; de tableau en tableau, ce même visage androgyne devient presque un masque, celui de tous les visages, d’homme, de femme, d’être fantastique, nimbés d’une même aura préraphaélite. Marguerite n’est plus qu’un des éléments pris dans un éternel retour, avec la figure d’Hypnos (l’aile à la place de l’oreille, qui doit faire un super masque anti-lumière si on la replie devant les yeux) et une cercle d’or, accroché au mur comme un miroir ou une assiette dans les portraits de sa soeur encore, ou d’enfants ; et dessiné au sol dans son atelier : Khnopff posait son chevalet en son centre.

Portrait de Marguerite Khnopff,
avec le fameux disque d’or à gauche
(un petit côté Whistler / Sargent, non ?)

L’exposition ne cherche pas midi à quatorze heures : les cartels pointent les symboles et, plutôt que de se lancer dans la surinterprétation, concluent au mystère. Cela pourrait être décevant, et cela ne l’est pas : les échos qui surgissent des oeuvres rassemblées en renouvellent la vision, paisiblement encouragés par une scénographie aussi discrète que travaillée. C’est un décor dans lequel on évolue, tout de bleu et blanc, à l’exception des titres dorés – le sens du détail poussé jusqu’à utiliser la même police dorée pour marquer une porte sans issue. Il est plaisant de s’y promener, de se laisser surprendre par un miroir comme un écho au disque doré des tableaux, et de retrouver ce dernier au sol dans une reconstitution de bibliothèque, où s’est déroulé un concert de chant et de harpe tandis que nous étions encore de l’autre côté de la cloison. On comprend mieux rétrospectivement la première salle consacrée à la maison – pas dégueu – de l’artiste. J’ai un doute sur le paon empaillé traité comme une sculpture, mais je prends sans hésiter le demi bow-window et les ateliers lumineux.

Vous avez jusqu’au 17 mars pour aller voir l’exposition : ne la manquez pas ; la dernière date d’il y a 40 ans !

Pierre-Paul-Jacques

La Chute de l’empire américain. Le titre du film, hyperbolique mais bien envoyé, transforme son histoire en parabole. On ne se fait cependant pas prier pour perdre de vue la big picture et s’oublier avec délectation aux côtés d’un individu particulier, aux aventures improbables : Pierre-Paul (Alexandre Landry), doublement honnête homme par son nom de baptême, est le témoin involontaire d’un braquage qui tourne au règlement de compte ; sans réfléchir, il embarque l’argent et se trouve embarqué dans un univers qui n’est pas le sien. Les flics le surveillent, les gangs s’écharpent à la recherche du fric, et lui surnage au milieu de tout ça, en continuant à servir la soupe populaire, faire ses livraisons et citer ses philosophes tant étudiés à tout bout de champ… aux côtés de deux autres personnages, avec lesquels il forme la dream team la plus improbable : Sylvain (Rémy Girard), native American qui vient de purger une peine de prison, occupée par des cours d’économie à la fac ; et Aspasie (Maripier Morin), escort de luxe qui ne pouvait qu’exciter notre érudit déclassé par sa présentation racinienne, et qui pourrait s’appeler aphasie tant sa beauté laisse sans voix.

Le tout est très drôle et très intelligent : le dialogue paradoxal inaugural, une succession muette de plans lorsqu’un SDF pousse son caddie sur la place libérée par la voiture que viennent de piquer les braqueurs, la satire décomplexée des optimisations fiscales… Forcément, dans cette jungle de l’argent, Pierre-Paul-Jacques ne peut être qu’un Robin des bois malgré lui, l’héroïsme abandonné aux malfrats, la justice à un manque chronique de moyen, et l’équité à la charité.

On n’a pas grande peine à adopter l’attitude du réalisateur, Denys Arcand : puisque le monde part en couille et qu’on ne sait plus par quel bout le prendre, autant en prendre son parti de jouissance, et rire tant qu’on le peut encore – tout en oeuvrant à notre mesure pour sauver ce qui peut l’être autour de nous, par-delà le bien par-delà le mal, membres que nous sommes d’une société, comme un bout de ferraille, en pleine corruption.

Favoritisme

J’ai vu The Favourite seule, comme j’avais vu seule The Lobster, et je continuerais à voir les films de Yórgos Lánthimos seule s’il le faut, parce qu’ils sont aussi dérangeants que géniaux. Sur le coup, je ne me suis pas rendue compte qu’il s’agissait du même réalisateur (rire a posteriori pour la course de homard dans la chambre de la reine), mais cela fait sens : The Favourite est historiquement cruel, là où The Lobster était fantastiquement (et dystopiquement) cruel.

The Favourite : le titre est au singulier, alors que nous avons trois personnages, incarnés par trois actrices incroyables :

Olivia Colman (qui réussit à jouer une semi-paralysie ; ça ne doit pas être commode)

Olivia Colman est Anne d’Angleterre, épave royale incapable de gouverner, abrutie par la vie, la goutte et la mort des dix-sept enfants qu’elle a porté (chaque enfant remplacé par un lapin) ;

Rachel Weisz, au bas du visage si expressif…

Rachel Weisz est Sarah Churchill, la favorite en titre au moment où commence le film, confidente, amante… et régente ;

Emma Stone, aux mimiques impayables

Emma Watson incarne Abigail Masham, lady déchue qui – je cite le meilleur résumé Wikipédia ever – « ne laissera ni homme, ni femme, ni politique, ni même un lapin se mettre en travers de son chemin ». L’intrigue est peut-être cousue de film blanc, mais il faut voir à quels points pique Yórgos Lánthimos : à ce niveau, ce n’est plus de la couture, c’est un massacre à l’aiguille – Tristam Shandy s’est mis au patchwork.

Titre de chapitre : "I dreamed I stabbed you in the eye"

Le film est rythmé par des chapitres qui énoncent de manière improbable la saillie ou la péripétie à venir. Si on y prête peu attention au début, l’anticipation se mue rapidement en jubilation – jusqu’à ce que le procédé soit si bien rôdé que le réalisateur explose sa baudruche en donnant le bon mot quelques secondes après son annonce, nous laissant vaguement inquiets nous demander ce que le réalisateur et son trio vont bien pouvoir nous inventer.

Tout comme le générique de début et de fin, le texte des chapitres est sauvagement justifié ; les mots les plus courts sont disloqués. Une semblable distortion guette l’image même, la scène pouvant être à tout moment reprise par une caméra grand angle, comme si un Big Brother bourré épiait. C’est incongru de modernité, mais fichtrement bien pensé : l’étrangeté du mouvement filmé se plaque sur les miroirs convexes de la peinture flamande. C’est improbable et stylistiquement raccord – un assaisonnement dont le réalisateur n’abuse pas (les mouvements de caméra ne donnent jamais envie de vomir), mais sacrément relevé : c’est à chaque fois comme si on tombait sur un grain de poivre entier dans un plat – on s’y attend à force, mais de surprise, on se remet à tousser.

Cela vire à la quinte lors d’une scène de bal où Sarah se lance dans un cakewalk outrageux, qui fait ouvrir des yeux ronds comme la caméra grand angle : mais qu’est-ce que c’est que ça ? Une spectatrice quelque part autour de moi formule l’ébahissement à voix haute. Ça, c’est le point de bascule du récit, lorsqu’on découvre que la favorite tient la reine, non par les couilles qu’elle n’a pas, mais par… le vagin, oui, c’est ça. À partir de là, on appelle un chat un chat, et la reine une chatte : « my cunt » selon Sarah. Se faire masser les jambes est la seule litote pratiquée, par la reine, pour aller faire réveiller la favorite-servante à l’autre bout du château en pleine nuit. Le reste du temps, pour Sarah comme pour Abigail, c’est cash – et jamais vulgaire, un exploit en soi. Je crois que je ne me suis pas remise de la répartie d’Abigail, au soupirant qui s’introduit dans sa chambre :

— Are you here to seduce me or to rape me?
— … I’m a gentleman!
— Rape, then.

Au détour de confidences express (racontées sur le ton de l’anecdote plus que de la confidence, d’ailleurs), on devine le passé des unes et des autres, les traumatismes refusés comme tels : chaque agression, au lieu de les détruire, leur a donné la rage de s’en sortir. Les hommes, ces nuisances premières, elles leur ont réglé leur cas depuis longtemps et les chassent comme des mouches quand ils reviennent (il faut voir la nuit de noce d’Abigail…)(on dirait Palpatine qui rumine sa to-do list machiavélique). La véritable affaire, ce ne sont pas les hommes d’état emperruqués, le conseiller qui se trimballe avec son oie comme avec un doudou, le mari qu’on envoie à la guerre ou le riche jeune homme énamouré, non ; la véritable affaire, ce sont les femmes, la servante rivale qui ne précise pas la toxicité d’un produit, la femme de chambre qui apprend trop vite de sa maîtresse, la favorite rouée, toutes trop exercées à duper le sexe fort pour se faire avoir elles-mêmes, surtout la maîtresse de la reine, maîtresse ès manipulation.

Autant il ne fait aucun doute qu’Abigail est arriviste, autant les motivations de Sarah, arrivée depuis longtemps, sont plus intriquées, plus intrigantes. Oeuvre-t-elle, à travers la reine, à la poursuite de la guerre car elle vise à l’expansion du pouvoir du pays et, partant, du sien propre, ou n’est-ce qu’un moyen de se débarrasser de son mari, qu’elle semble pourtant plutôt apprécier, en l’envoyant au front ? La reine n’est-elle vraiment pour elle qu’un accès au pouvoir ? Il semblerait qu’elle ait, au fil des ans, développé une intimité qui va bien au-delà de la simple intimité sexuelle. Elle se permet des choses que personne d’autre ne se permet, comme de dire à la reine que son maquillage lui donne l’air d’un blaireau, ou de surtout bien viser le dallage lors de sa tentative de suicide – la pelouse amortirait la chute. Sarah bat-elle le fer quand il est chaud et peu lui chaut le reste du temps, ou bien bat-elle froid à la reine pour l’exciter et se l’attacher ? (J’en connais un qui a du mal à se déprendre de sa fascination pour ces personnalités, les embardées d’humeur fussent-elles involontaires – alors jouer dessus, ça fait sens.) La frontière n’est jamais claire entre ce qui relève de la franchise (l’amie qui peut se le permettre), du sadisme consenti (l’amante qui souffle le chaud et le froid) ou de la pure méchanceté (la régente excédée qui n’a pas de temps à perdre avec enfantillages et jérémiades). Les différents régimes fonctionnent tantôt en alternance, tantôt simultanément, et il serait naïf, je crois, de ne supposer que cynisme plein et entier – comme je l’avais fait à ma première lectures des Liaisons dangereuses, sans comprendre que Valmont était pris. La favorite, c’est Valmont et Merteuil en même temps.

We were not playing the same game, dira Sarah à Abigail. L’une veut la sécurité, l’autre le pouvoir. Mais c’est plus complexe, moins tranché, car l’une et l’autre veulent le pouvoir sur leur destinée. C’est ce me semble le sens de la dernière réplique de Sarah (spoiler pour les noobs historiques dans mon genre !) : voyant arriver les gardes qui vont la contraindre à l’exil, elle déclare en avoir assez de l’Angleterre ; elle irait bien voir ailleurs. Il n’y a pour l’entendre que son mari, qui fait face au même sort – personne pour se moquer d’elle, personne face à qui elle risquerait de perdre la face… sauf elle-même. Et le spectateur, qui ne peut s’empêcher d’avoir de l’admiration pour cette femme maîtresse d’elle-même à défaut du destin. C’est probablement ce qui rend le film jouissif à voir, en dépit de sa cruauté et son pessimisme profond sur une humanité abjecte : il y a dans la rage, la cruauté stylisée à l’extrême des héroïnes (en tant que spectateur, on souhaite la réussite des deux, quand bien même la réussite de l’une condamne l’autre), une force d’émancipation, d’affirmation, une force de vie terrible, jubilatoire. J’avais en sortant très envie de m’abandonner à la sensation de puissance que procure l’abandon de tout état d’âme à la colère. Rien à battre, envie de battre des mains, remplie de joie mauvaise.

(En revanche, c’est quoi ce dernier plan où l’on voit les lapins se multiplier – n’aurait-il mieux pas valu couper net une fois les cheveux empoignés ?)

The girl on the couch

L’héroïne qui boit son café dès les premières pages, ça m’insupporte, mais à la fin du premier chapitre, j’étais happée.

C’est par un pitch du genre que Pink Lady m’a vendu The Girl on the Train – enfin me l’a donné : je suis pour ainsi dire incapable de résister à des livres sur le point d’être abandonnés et mes étagères prennent des allures de brocante à mesure qu’elle Marie-Kondoïse son studio.

Buveuse de thé, je n’avais jamais prêté attention à la hype de l’héroïne-qui-boit-son-café. J’ai souri lorsqu’elle en a pris une gorgée et, à la fin du premier chapitre, j’étais happée. Aucun suspens ou mystère haletant, pourtant ; Paula Hawkins a l’art et la manière de vous mettre le neurone (sur)interprétatif en branle sur un simple trajet de train quotidien. Plongés in media res dans la routine observatrice de la narratrice, on élabore sans s’en rendre compte une foultitude d’hypothèses pour combler les lacunes minuscules savamment laissées par le récit : ces personnes qu’elle observe sur son trajet se nomment-elles réellement Jess et Jason ? A-t-elle habité le quartier pour sembler si bien le connaître ? Si, oui, pourquoi l’avoir quitté ? Ou n’est-ce que fantaisie ? Délire de qui a un peu trop bu ? Certaines de ces questions reçoivent des réponses quelques pages plus loin, complètes ou partielles ; le lecteur s’en empare comme d’une friandise pour le chien qui a bien flairé ce qu’on lui indiquait. C’est trop peu pour rassasier notre curiosité naissante, mais suffisant pour savoir qu’on ne sera pas laissé en plan par l’auteur, qui sollicite notre implication sans exiger d’effort.

Pendant une large partie du récit, le mystère, c’est qu’il n’y en a aucun : tous les codes du thriller sont là, et quoi ? La narration indique que quelque chose se trame dans l’entrecroisement des points de vue, mais on peine à discerner un motif. Et quand, enfin, on l’aperçoit, il n’y a pas de sang, de cadavre : juste un trou dans la trame, une disparition. Je me suis mise à prier pour qu’on ne découvre pas de cadavre : non pour épargner un personnage auquel je me serais attachée par le biais des narrations croisées subtilement désynchronisées, mais pour empêcher le suspens psychologique de se résorber dans une classique enquête policière, oubliée sitôt le coupable désigné. J’étais moins curieuse de découvrir si un corps serait retrouvé que de savoir si la première narratrice allait réussir à sortir de son addiction, et la vérité de ses affabulations.

Je me suis retrouvée assise sur mon canapé, à lire bien au-delà des demies-heures à combler, prise comme je ne l’avais pas été depuis longtemps. Ma lecture terminée, j’ai été prise d’un vague dégoût pour les heures dilapidées, comme après avoir binge-watché plusieurs épisodes d’une série : pourquoi ce temps gâché ? Et pourquoi l’impression de ce temps gâché alors que c’ont été des heures de plaisir – et que la lecture d’un roman classique, tout aussi chronophage, ne me laisse pas cette même impression ? L’aspect compulsif de la chose, j’imagine. En me focalisant sur l’aspect psychologique de l’intrigue, le dégoût s’est estompé ; j’ai pu savourer le fait d’avoir côtoyé un personnage que j’aurais spontanément méprisé si je n’en avais pas épousé les pensées, et percevoir la charge sociale sous-jacente (si les narratrices ne sont pas reluisantes, que dire des personnages masculins ?).

Il s’agissait bien d’un roman sous le déguisement d’un thriller. Peut-être le café serait-il ma tasse de thé, après tout.

La courageuse Irmina

À propos ou à l’occasion d’Irmina, roman graphique de Barbara Yelin

Généralement, lorsqu’il est question du nazisme, c’est au bruit des bottes que l’on fait référence. Dans Irmina, c’est le bruit de la machine à écrire qui domine : la jeune femme éponyme, indépendante de caractère, a décidé de l’être dans sa vie et prend des cours de dactylo pour avoir un métier autre que femme au foyer.

Durant toute la première partie du roman graphique (presque la moitié), on suit la jeune Allemande en échange en Angleterre, et l’on est complètement pris par son histoire naissante avec Howard, brillant étudiant d’Oxford noir et boursier, lorsqu’Irmina est soudain rapatriée en Allemagne : l’histoire se perd dans l’Histoire. La jeune femme perd la trace de l’homme qu’elle aime, et nous de celle qu’on pensait qu’elle était : la jeune femme intellectuellement curieuse et courageuse, qui n’avait pas hésité à prendre la défense d’Howard face à des attitudes racistes, finit par se marier avec un SS convaincu. L’onomatopée qui flottait au-dessus de la machine à écrire de la jeune dactylo se retrouve au-dessus des carottes émincées : elle a démissionné du ministère de la Guerre pour mieux retomber dans l’idéologie du régime, favorisant le retour des mères au foyer. (Sa machine ne lui sert plus désormais qu’à écrire son journal.)

À la déception de l’histoire d’amour avortée succède la fascination pour un phénomène abstrait que Barbara Yelin nous donne à sentir de manière très concrète : autant j’avais compris le rôle de la bureaucratie dans la banalisation du mal, escamotant la responsabilité derrière l’obéissance, autant je n’y avais jamais associé le phénomène de dissonance cognitive, que l’on prend ici de plein fouet (étant donné que voir quelqu’un ne pas voir est le meilleur moyen de voir intensément ce qu’il ne voit pas). La stupéfaction demeure tandis que les éléments de compréhension s’articulent ; on commence à entrevoir comment Irmina, résolument moderne dans son attitude (au sens progressiste : contre les préjugés raciaux, pour l’indépendance féminine…), se met à embrasser la modernité de son époque dans ce qu’elle a de plus nauséabond – sans gaité de coeur certes, mais sans états d’âme non plus.

Son désintérêt marqué pour la chose politique la prémunit de l’élan totalitaire : lorsque son mari loue ce que le régime a fait pour le peuple, elle demande ce qu’il a fait pour eux, pour elle, qui n’a guère envie de se sacrifier au nom d’un bien collectif abstrait. Mais cet individualisme qui résiste à l’élan totalitaire est aussi ce qui la rend aveugle aux drames qui se passent, et ne coagulent pas en un récit cohérent, alarmant : l’incendie du Reichstag ou les vitrines des magasins juifs cassées ne sont pour elle qu’une toile de fond ; ils la dérangent dans son quotidien, sur le chemin des courses (qu’elle comptait faire dans un grand magasin juif). La montée en violence n’éveille pas de doute, au contraire : si culpabilité il y a, elle est immédiatement, inconsciemment changée en ressentiment. C’est, il me semble, le sens de cette phrase terrible que l’auteur met dans la bouche d’Irmina lorsque son fils lui demande qui sont ces Juifs dont il entend parler à tout bout de champ : « Les Juifs sont notre malheur. » La formulation est ambivalente : tout en coïncidant avec la propagande nazie, elle laisse transparaître la rancoeur du bourreau qui en veut à sa victime de faire de lui un bourreau – un paradoxe qui cesse d’en être un si l’on considère le glissement permanent entre identité individuelle et collective (Irmina n’a rien fait en tant qu’individu et c’est ce que, collectivement, on pourra lui reprocher).

La dernière partie du roman boucle sur le début et, dans l’ellipse narrative qu’elle opère, permet de prendre du recul sur les événements – de l’Histoire, d’une vie. Celle que tous appellent la « courageuse Irmina » a conscience de ne plus mériter son épithète homérique depuis longtemps. La mention récurrente a pourtant le mérite de rappelle le tempérament bien trempé de l’héroïne, aux antipodes de la passivité et de la lâcheté qu’on associerait à l’attentisme. La jeune femme en voulait ; elle voulait plus. C’est d’ailleurs en partie parce qu’Howard, accaparé par ses études et ses nobles desseins, a du mal à trouver du temps pour la voir souvent qu’elle rentre en Allemagne – pour se faire une vie, une situation, sans attendre personne – elle le retrouverait ensuite, voilà tout, voilà l’erreur. De décision hâtive en mauvaise décision, on la voit s’éloigner un peu plus d’un chemin qui, pas forcément plus droit, aurait été plus heureux (de bonheur mais aussi de justesse).

J’étais encore imbibée de l’histoire manquée (histoire d’amour, histoire d’une vie) lorsque j’ai lu la postface, tout entière concentrée sur le traitement de l’épisode historique. Je l’ai lue rapidement : elle ne m’apprenait rien, j’avais déjà vu et revu ça en cours d’histoire, plus précisément même. Puis je me suis rendue compte que ce n’était absolument pas ce sur quoi je m’étais focalisée, que je m’étais accrochée à une histoire individuelle au détriment de l’histoire collective en arrière-plan, contretemps à l’assouvissement de mon désir de lectrice comme aux plans de l’héroïne. Cela revenait à prendre conscience de deux choses : la première, que ce roman graphique est extrêmement bien construit, dans son déséquilibre même : la frustration d’un récit d’abord perçu comme bancal en fait une expérience immersive ingénieuse. La seconde prise de conscience est moins agréable : je suis fondamentalement comme Irmina – en tant que lectrice qui s’identifie mais au-delà, en tant que personne. Cela questionne pas mal mon désintérêt total pour la chose politique. J’ai essayé de m’y intéresser, mais mon intérêt n’a jamais survécu à l’événement sidérant qui l’avait relancé (les attentats au Bataclan, celui des tours jumelles, les troubles ayant suivi l’ouragan Katrina… ils tiennent sur les doigts d’une main). Dès que l’analyse m’a permis de mettre à distance la peur et de sortir de la sidération, disparaît l’intérêt que je croyais avoir développé mais qui n’était que temporaire et thérapeutique.

Dans la foulée, j’ai attrapé un essai que ma grand-mère m’avait offert pour Noël il y a deux ans pour accompagner d’une surprise un livre dont je lui avais donné les références, et que je ne m’étais jamais résolue à lire : Identité, la bombe à retardement (de Jean-Claude Kaufmann), c’était tout de suite moins sexy que The Art of Grace (best feel-good essay ever). J’ai repris et dépassé enfin la préface qui m’avait découragée : pour l’auteur, « Je suis Charlie » était une évidence ; je pensais et pense toujours qu’on peut compatir sans s’identifier, et même qu’il est dangereux de devoir gommer tout désaccord pour condamner un acte de violence et offrir sa compassion aux victimes. À la lecture de ce livre, j’ai pris conscience de ma résistance viscérale à l’égard de presque toute identification collective : je ne suis pas Charlie, je n’ai jamais gagné aucune coupe du Monde – c’est tout juste si je suis une #BalletomaneAnonyme, admirative et enthousiaste pour le travail de l’association, mais paradoxalement réticente à participer aux activités en groupe. Réfléchissant ainsi, je me suis aperçue que ce livre, attrapé comme antidote à ma mauvaise conscience non-engagée… j’en faisais une lecture personnelle, individualiste, coupant le raisonnement de sa dimension collective pour l’essayer à mon petit monde. Suis-je irrécupérable ?

"Je suis moi. Ça devrait suffire."

(Merci au traducteur Paul Derouet pour ses bigre, délicieuse manière j’imagine de traduire les Ach…)