Sur mon orgue perchée

Concerto pour orgue et orchestre, d’Éric Tanguy

Premier mouvement. Un savant fou officie dans le grenier d’une église, la pointe des vitraux dépassant du plancher comme des soupiraux. Le Frollo de Roland Petit ne doit pas traîner bien loin.

Deuxième mouvement. Les résonances se poursuivent au sous-sol. De l’orgue underground.

Troisième mouvement. Des giboulées de fanfare éclaboussent les vitraux, rebondissent le long des fenêtres colorées – à travers lesquelles on retrouve notre savant fou (tonitruant, selon le programme).

 

Les Offrandes oubliées, d’Olivie Messiaen

Cela s’offre et s’écoute, semblable à tant d’heures de musique. Soudain, flottement, je m’aperçois que je n’ai plus à tendre vers la musique : elle s’est installée à l’intérieur de moi, je la sens incorporée, en suspens. Elle est là comme une trame de fils gris foncé qui flottent au milieu d’un grenier (tout ce qu’il y a de plus classique, cette fois-ci), une version anti-moderne de la porte entre deux mondes, trou ni noir ni blanc, sans distorsion, sans lumière aveuglante. En bas à droite du tableau, un fumet blanc, une nébulosité existe, vacille, s’attarde et, sans s’insinuer, sans envahir, s’étend, se répand, s’étale, gomme peu à peu la pièce, qui bientôt n’existe plus que comme pur espace – espace où faillit une fumée grise, trait de fusain qui sitôt esquissé au bas de la feuille dérive hors cadre, un soupir pour sentir que cela a existé. Pas de plus belle sortie de l’être. Le silence ne succède pas, il se dévoile peu à peu, apaisement suprême de la musique. Puis il se met à son tour à exister et alors, les applaudissements. Un tel apaisement… quitté à regret.

(Il est question de croix, de Jésus, de tombeau, d’amour et de vie dans le livret – il faut croire que j’en ai vécu la vision athée.)

 

Symphonie n° 3 avec orgue, de Camille Saint-Saëns

Parfois, on se dit que c’est bon, on connaît. On oublie que c’est bon.
Autre interprétation, autre état d’esprit. Cette fois-ci, mon premier mouvement est une jubilation mauvaise de sentir les mesures s’employer à me submerger, par vagues successives, petits doigts crochus d’Hokusai, leur échec à m’oblitérer, jouissance et méchanceté. Puis le reste de la symphonie.

De profundis insusurravi

C’est un coup porté au Czech power que ce De la maison des morts de Janáček, dans une mise en scène de Patrice Chéreau. Des prisonniers secouent leurs chaînes et leurs histoires pendant une heure quarante sans que rien n’advienne sur scène. Qu’il n’y ait pas d’intrigue à proprement parler ni de sens unifié aux récits décousus des bagnards, pourquoi pas. Mais à aucun moment ou presque je ne suis prise aux tripes par ces extraits de misère et de folie humaine, alors qu’il doit indéniablement y avoir quelque chose de cet ordre à l’origine de l’opéra : un accès de litost, peut-être, ou juste un sourire de bienveillance, d’excuse, face à ces épaves humaines auxquelles on refuse même la grandeur du tragique. Je crois deviner quelque chose de cet ordre dans les scintillements musicaux qui accompagnent parfois une nouvelle histoire sordide. Une bribe d’histoire sordide. J’aimerais parler d’éclat, mais il n’y a rien de tranchant. Tout est émoussé par les murs gris délavés, les haillons des prisonniers et surtout leurs déplacements, qui ne vont nulle part, pas même jusqu’à l’errance. La gorge ne se serre pas, le thorax n’est pas oppressé, rien ne vient poindre dans l’estomac – l’intellect reste coi, plus perplexe qu’intrigué.

Mes soupçons se portent sur la mise en scène de Chéreau. Fomalhaut loue la fidélité de la reprise par rapport à la création ; ma voisine, elle, m’assure que cela ne fonctionne pas cette fois-ci, que cela fait joué, fait faux, tandis qu’à la création, c’était saisissant. Serait-ce que l’on s’est endurci devant la détresse, jusqu’à l’indifférence ? Après tout, il suffit de prendre le métro pour voir des gens qui survivent plus qu’il ne vivent, dans une extrême misère. La métro fait une maison des morts plus vraie que nature, et l’on passe devant l’opéra comme on s’est habitué à passer devant les mendiants quand on n’a pas ou plus de monnaie.

J’aimerais revoir l’opéra dans une autre mise en scène. J’ai passé une bonne partie du spectacle à imaginer ce que cela pourrait rendre, autrement. Un morcellement, des éclats de vie intenses et lointains, leur réapparition fugace dans la parole qui viendrait confirmer leur perte. J’ai pensé à l’île des morts de Böcklin, puis à la version de Dali et je me suis dit que c’est exactement cette sensation qu’il faudrait rendre : le vertige, l’angoisse de comprendre que nous ne regardons pas l’île des morts, que nous sommes dessus. Les récits seraient convoqués en avant-scène, incarnés par des danseurs, qui jamais n’évolueraient sur le même plan que les prisonniers – ceux-ci pourraient se promener parmi eux, parfois, au plus fort du souvenir, mais les incarnations dansantes resteraient sur un autre plan de l’existence et finiraient happés en arrière-scène. Ou alors : des ouvertures multiples comme un immeuble de nuit, où chaque fenêtre serait le portrait d’un homme, d’un prisonnier, qui s’éteindrait sitôt son récit terminé1. En vidéo, ces portraits bougeraient, comme des têtes coupées avec lesquelles le destin jonglerait. Quelque chose d’onirique, qui rouvrirait à la brutalité d’un plateau nu, des récits finis, tronqués, des morts en sursis.

Mais il est probable que je n’y ai rien entendu. Vous qui êtes allés à l’opéra et qui avez aimé, ou qui avez été happés, je serais curieuse de savoir comment vous l’avez vécu.

Ex Libris

Une séance de plus de trois heures ne se cale pas comme cela. Ex Libris, le nouveau documentaire de Frederick Wiseman sur la New York Library, se mérite – mais il en vaut l’effort.

Les scènes relatives à l’organisation matérielle  et structurelle sont peu nombreuses : l’aspirateur, récurrent chez le réalisateur2, ne fait qu’une apparition éclair lors de la préparation d’un gala de mécènes, et il faut attendre les deux tiers du film pour voir la chaîne où les livres rendus dans diverses antennes sont triés pour être ré-acheminés (chaîne semblable à celle d’un distributeur dans l’édition, c’est impressionnant). Plus que le fonctionnement concret de l’institution ou ses coulisses, c’est sa visée sociale qui est au coeur des débats et occupe l’essentiel du temps, à travers des scènes aussi diverses que les utilisateurs de la bibliothèque3 : aide aux devoirs, atelier de robotique (j’ai vu Palpatine sourire), forum des métiers, prêt de modems 4G pour s’attaquer à la fracture numérique, initiation au braille, enregistrement de livres audio, numérisation de cartes anciennes, récital de slam, concert de chambre, réunion de quartier, aide à la recherche généalogique dans d’épais registres de recensement, atelier scolaire de recherche iconographique…

C’est l’architecte retenue pour la construction d’une nouvelle annexe qui résume le mieux la conception de la bibliothèque incarnée par la New York Library : non pas un entrepôt de livres, mais un lieu de connaissances et d’échange. Sans la diversité des scènes filmées, on pourrait croire à une formule. Or, force est de constater que les bibliothèques sont autant des centres culturels que sociaux, à la fois refuge, lieu d’étude, théâtre et maison de quartier. Aucune fétichisation du livre : éventré sur une table, malmené sur la chaîne de tri, dématéralisé en audio ou en numérique, perdu entre les DVD, les journaux et les cahiers, c’est tout juste si l’objet est filmé. L’absence de gants blancs fait même la fierté du responsable du fonds iconographique. Conserver, oui, mais pour faire circuler.

La bibliothèque comme hub est un concept aussi simple que surprenant. On revient aux bases. Si les livres apportent des connaissances, alors pourquoi ne pas proposer des ateliers pour acquérir de nouvelles compétences et organiser un forum des métiers, où les professions les plus diverses viennent pitcher ? Si la littérature parle de l’humain, alors pourquoi ne pas se rassembler pour discuter ? Il y a évidemment des passages plus attendus, comme les conférences érudites, qui surprennent néanmoins par leur variété. Extraits au programme : la survie de la culture juive dans les deli, avec un sérieux délire sur le salami, l’interview d’un musicien, une analyse de la traite négrière qui entend revaloriser le rôle d’un certain Islam dans la pensée anti-esclavagiste, ou encore une comparaison d’arguments libéraux et marxistes sur la question abolitionniste (je vous avoue que c’est le moment où j’ai dû lutter pour suivre)(paye ton manque de sommeil et tes références historiques ethno-européano-centrées).

Les annexes disséminées dans la ville illustrent autant la fracture sociale (entre le bâtiment principal orné de colonnes et statues, au fond prestigieux, et les médiathèques de Harlem ou autre, bâtiments anonymes aux collections restreintes) qu’une adaptation au public local afin de se donner les moyens de réduire ladite fracture (la moitié des rayonnages de DVD sont en chinois dans l’annexe Chinatown4).  L’accompagnement par le personnel est constant, qu’il s’agisse d’aider les enfants des quartiers noirs à faire leurs devoirs, les personnes âgées à utiliser une clé USB ou autre matériel informatique, ou encore les personnes démunies à faire des démarches administratives pour obtenir des aides au logement. La démarche de la bibliothèque et la patience du personnel est admirable, même si leur entreprise ne suffit pas à pallier les inégalités de la société (débordement abordé via la question des SDF dont l’installation dérange parfois les autres usagers).

Toutes ces actions  filmées sont régulièrement entrecoupées par des réunions du conseil d’administration qui tournent, encore et toujours, autour de l’argent :  faire rivaliser argent public et argent privé pour augmenter les dotations ; définir les priorités et les résumer par des éléments de langage qui sauront parler aux politiques, pour renouveler le budget alloué ; arbitrer entre best-sellers et collections de fond pour les chercheurs, i.e. entre service public et mission de conservation ; et à nouveau, recommencer à récolter des fonds, besoin récurrent quand la Ville pense s’être acquittée de sa tâche par un généreux don ponctuel. Si les décisionnaires ont trois heures devant eux, nul doute que Frederick Wiseman saura les convaincre de l’utilité publique de la New York Library. L’affiche et le titre le disent bien : Ex libris, sortir du livre pour apporter la connaissance dans la ville.

Affiche du film : vue du jardin devant la bibliothèque, remplacée par des livres géants


Corps et âme

Alexandra Borbély (Mária)

Généralement, lorsqu’on emploie l’expression corps et âme, le premier, sublimé, se trouve rapidement éclipsé par la seconde. Dans le film d’Ildikó Enyedi, il n’en est rien. Les âmes se rencontrent en rêve, incarnées par un cerf et une biche – des anima très animales. Les corps, réticents au rapprochement, forment l’enjeu concret d’une idylle qui peine à exister  : Mária, sorte de Luna Lovegood devenue contrôleuse qualité ès viande, est phobique du contact ;  Endre, directeur de la boucherie dans laquelle Mária a été envoyée, est paralysé d’un bras. Entre la curieuse danse de l’habillage (lui) et l’immobilité aux aguets (elle), leurs corps se meuvent d’une manière surréelle – un corpus très spirituel. Le bras mort d’Endre s’oublie dans son regard. Les yeux et les cheveux de Maria, seuls à bouger dans un corps tétanisé par les conventions sociales, transforment cette femme trop vite cataloguée comme psychorigide (corporigide) en biche hypersensible, fascinante. Il ne s’agit pas de se séduire mais de s’approcher, de s’apprivoiser – se retrouver de jour comme de nuit leurs anima-animales, mufle contre mufle.

Tout le film, qui tire son lyrisme de situations what the fuck, est animé par une sensualité sans érotisme, crue et limpide, qui ne fait jamais l’impasse sur les carcasses. On voit les chaînes de l’abattoir où travaillent les deux protagonistes, les vaches qui se vident de leur sang, qui se désincarnent jusqu’à devenir de la viande, simple carne dans les assiettes de la cantine. C’est frontal, sans esquive ni gratuité, et du coup, bizarrement, plus cru que cruel. À un nouvel employé qui joue les durs, Endre fait observer qu’il ne tiendra pas longtemps s’il n’éprouve pas de la pitié pour les bêtes. C’est probablement là, autour de la pitié et de la carcasse des êtres, que s’articulent corps et âme : l’âme sans le corps n’est plus qu’un rêve ; le corps inanimé, une carcasse ; l’être seul, abandonné. Pitié, empathie, pour les corps animés & handicapés, pour les âmes incarnées & autistes : il fallait bien deux êtres estropiés (corps & âme scellés) pour nous émerveiller de la rencontre et nous emplir de sa beauté.

Géza Morcsányi (Endre)

(Plus complète et ancrée dans le scénario : la critique du Monde)

Tu n’as rien vu à Casablanca.

Carré 35 fait référence à la portion du cimetière où est enterrée la soeur du réalisateur, Éric Caravaca, morte en bas âge avant sa propre naissance. Leur mère n’a jamais nié l’existence de ce premier enfant, mais elle a tu les souvenirs qui y étaient rattachés, allant jusqu’à brûler toutes les photographies.

Le réalisateur s’efforce de faire entrer ce point aveugle dans le champ de la caméra. Il ne s’agit pas tant d’enquêter (le résultat des recherches finira par être récapitulé platement, à rebours de tout suspens) que d’interroger. Sa mère, son père, le souvenir, la famille, soi, le déni. Sa mère refuse de reconnaître que sa fille était trisomique (ça veut dire, quoi, normal, d’abord ? se défend-t-elle) ; le père en est très conscient, mais soutient que l’enfant avait quelques mois (quatre) et non quelques années (trois) lorsqu’il est mort – une chronologie qui pourrait elle aussi s’ancrer dans le déni, puisque suite aux guerres de décolonisation et à la dépression de sa femme, l’enfant a été confié-abandonné à la famille restée au pays, tandis qu’eux avaient émigré en France. Elle est morte loin d’eux.

Rapidement, il n’y a plus rien à chercher. La mère ne cherche pas à cacher quoi que ce soit. Même, elle abhorre le mensonge et regrette qu’on lui ait fait croire, enfant, pendant des années, que sa mère était à l’hôpital alors qu’elle était déjà morte. Il n’y a pas de mensonge, sinon à soi-même, dans une duplicité de soi à soi que l’on ignore comme s’il s’agissait d’un autre. Mécanisme de défense : cela n’a pas existé. Il ne s’est rien passé. Rien sur quoi l’on doive se retourner. C’est pas bien, ça, il ne faut pas, se défend la mère lorsque son fils l’oblige par ses questions à déterrer un passé sur lequel elle a fait une croix. Bien qu’il n’y ait rien de voyeur (remous de l’eau depuis la plage de Casablanca, herbes dans le cimetière… le spectateur n’est pas invité à voir mais à contempler), on finit par se demander s’il est vraiment nécessaire d’infliger ça à la mère, les questions auxquelles on a déjà trouvé une réponse, une visite au cimetière. La mère refusait d’y remettre les pieds et à la voir là, absente auprès de la tombe d’un fantôme qui l’a désertée mais hante le réalisateur, on se demande si l’apaisement narratif de cette scène rejoint un quelconque apaisement personnel.

Les échos que j’avais de ce documentaire se résumaient en un adjectif : émouvant. Très émouvant. Non. L’émotion appartient à ceux qui ont vécu le drame. Elle est recluse dans un déni que le réalisateur constate sans pouvoir l’entamer. Et c’est tout ce qui peut faire l’intérêt de ce documentaire familial qui, en soi, ne nous regarde pas – ou de biais, de travers, nous renvoyant par son histoire personnelle à l’histoire de la colonisation. En témoigne le cimetière où est enterrée l’enfant, cimetière français de Casablanca, à l’abandon. On ne veut pas voir. Surtout quand il n’y a plus rien à voir. Que des souvenirs, dont on ne sait s’ils sont en friche ou en jachère.