Carmen, prends garde à toi

On repère immédiatement ce danseur dont le corps nerveux est le seul à ne pas être moulé dans son jean. Son visage est émacié ; sa danse, presque ascétique. La force qui se dégage de ses mouvements, bien supérieure à celle qu’il exige de ses muscles, le fait immédiatement sortir du corps de ballet dans lequel il s’est glissé pour toute la durée du spectacle. Mais danseur n’est pas chorégraphe, ni chorégraphe, dramaturge. Cette dernière casquette manque au vestiaire d’Antonio Gades, dont la Carmen est un patchwork cousu de gros fil blanc : les airs de Bizet se mêlent aux chants flamenco comme l’huile avec l’eau ; les œillades entre amants sont dignes de clins d’œil de garçon de café ; Carmen séduit toutes côtes dehors et le toréador met plus de temps à se préparer que ma dear Mum. La narration est à peu près aussi trépidante que la pantomime des ballets classiques et l’on se demande pourquoi les scènes de divertissement n’ont pas été jugées dignes d’être données pour elles-mêmes.

Mais je ne connais rien à l’histoire du flamenco, qui après tout a peut-être besoin d’histoires-prétextes pour être popularisé. Histoire de sembler moins aride, j’imagine. Pourtant, c’est cette aridité qui fait sa beauté – la dureté des visages, que n’égale que la frappe des talons. C’est indubitable, même si certains codes m’échappent, même si je ne comprends pas comment on peut apprécier les soli de voix éraillées qui ne se préoccupent que rarement de justesse. J’apprécie ce feu d’artifice qui ne fait pas de fleur, avec pour seul bouquet les détonations quasi militaires des fusées.

Loin de la séductrice tout en finesse de Roland Petit, Carmen aguiche de la même façon qu’elle se bagarre : comme une chiffonnière. Son monde de gitans est d’une aridité que Bizet, chez qui les torses bombés relèvent de la rodomontade, n’aurait jamais laissé soupçonner. Ici coule le sang et la sueur, que chaque coup de tête projette alentours en fines gouttelettes. Carmen n’a rien à envier aux hommes qui se bagarrent pour elle ou plutôt pour défendre leur orgueil mâle ; croyez-moi, vous n’avez pas du tout envie qu’elle vous en retourne une. Vous préférerez sans hésitation vous glisser dans le cercle des danseurs qui encouragent ceux qui, tour à tour, s’aventurent en son centre ; au sein de cette communauté de fortune, soudain aussi chaleureuse qu’est rude son accueil de tout corps étranger. C’est bref et crépitant comme un feu de joie, qu’on essayerait sans succès de ranimer après la fin de l’histoire, lorsque toute la troupe se relève, morts compris, pour des bis que le public n’a pas réclamés. Ils m’ont fait penser à cette étoile russe qui, par ses saluts réitérés, forçait le public à prolonger ses applaudissements, celui-ci s’exécutant pour ne pas paraître impoli.
 

Une découverte encouragée par Pink Lady, en compagnie de Klari, Palpatine et Aymeric

Un homme exigeant. Mais pas trop.

L’affiche et le synopsis de Populaire pouvaient faire craindre le kitsch : il n’en est rien ; les clichés ont reçu un traitement esthétique et humoristique décapant, qui n’est pas sans (me) rappeler Potiche.

 

Rose, sa robe rose, sa machine à écrire : il fallait bien Déborah François pour donner à l’héroïne tout l’aplomb (voix grave) et la candeur (moue adorable) qui sont les siens. Cette actrice me fait un peu penser à Kate Winslet : there’s more than meet the eye.
 

Rose, belle plante empotée, décroche un poste de secrétaire auprès de Louis, patron agaçant (comme la moue de Romain Duris) qu’elle a pris de cours par sa vitesse de frappe à la machine à écrire. Tu ne l’as pas embauchée pour ses qualités de secrétaire, souligne en souriant son ami alors qu’elle démontre une fois de plus sa maladresse. C’est bien ainsi que Rose l’entend lorsque son patron lui fait observer qu’elle serait plus à sa place si elle faisait autre chose pour lui. Seulement Louis ne cherche pas à mettre Rose dans son lit, même après que la jeune femme a accepté de participer au concours de vitesse de dactylographie, dont il était en réalité question, même après qu’elle a emménagé chez lui pour s’entraîner en permanence sous l’oeil vigilant de ce coach autoproclamé, même après qu’elle en est tombée amoureuse, même après que cela est visiblement devenu réciproque.

 

 

Alors que la plupart des films situés aux débuts de l’émancipation des femmes font l’apologie de quelque pionnière carriériste, Populaire dépasse la question de la carrière versus la famille et s’arrête sur une autre forme d’exigence : celle qui se doit exister au sein d’une relation amoureuse, émulation heureuse par laquelle on se tire mutuellement vers le haut. La course de vitesse dactylographique comme performance sportive offre un angle totalement décalé pour aborder la question avec le sourire et même, avec le fou rire, lorsque Louis trépigne, son chronomètre en main, ou lorsque la salle de concours encourage les dactylo avec la même hystérie qu’un match de box. Derrière les combats de coq que se livrent ces poulettes, tout un apprentissage : le besoin d’acquérir de la souplesse dans les doigts est l’occasion d’apprendre le piano et celui de s’entraîner des heures durant, de côtoyer les grands auteurs en tapant tout Flaubert et Hugo (alors qu’on aurait pu pour une fois taper Zola sans se faire taper sur les doigts) – éducation bourgeoise et sentimentale express pour la jeune provinciale.

 

 

Louis entraîne sa championne, lui masse les épaules quand l’entraînement lui provoque des douleurs mais reste avare de compliments, toujours attaché à la performance : après le concours régional, il faut que la championne normande participe au concours national, et championne de France n’est pas encore suffisant, il faut encore se confronter aux Américaines, reines de la discipline. Pas d’histoire pour rester concentré sur le concours régional, pas de lendemain à ce qui n’était qu’une mise en confiance pour le concours national, il faut rester concentré pour le championnat mondial. À se demander si Louis aime à tirer le meilleur de Rose ou si, comme l’amant de la championne en titre (quelle que soit la femme qui le détienne), il ne peut aimer que la meilleure – c’est-à-dire ne pas l’aimer elle, avec toute l’incertitude que cela suppose quant au résultat de ses efforts, mais seulement l’admiration qu’il peut avoir pour elle.
 


Il faudra l’intervention de la meilleure amie Marie (en réalité l’ex qui l’a quitté pour son meilleur ami, pas meilleur que lui mais moins intransigeant et plus aimant) pour que Louis renonce à attendre la preuve de la suprématie dactylographique de Rose comme preuve de ce qu’il a raison de l’aimer. Lorsqu’il ne ménage pas ses efforts, on n’a pas le droit d’exiger de l’autre qu’il soit le meilleur si on l’aime mais, si on l’aime, on doit le pousser à être exigeant avec lui-même en exigeant le meilleur de lui, de ce dont on le sait capable mais dont il ne se sait pas forcément capable lui, et que l’on est tenu de lui faire découvrir.
 

Diriger sa partenaire et se laisser séduire : le subtil dosage de contrainte et d’abandon que suppose le tango arrive à point nommé.

Voilà pourquoi Rose veut un homme exigeant mais pas trop. Même si l’amour est soumis à un certain périmètre, dessiné à partir d’un jeu de possibles initial (il me serait impossible d’être amoureuse de quelqu’un que je n’admire pas un minimum, pour ce qu’il est déjà devenu), il ne peut être qu’inconditionnel (pas de Si tu es championne qui tienne). Car on n’aime jamais que quelqu’un, ce qu’il est et ce qu’il est appelé à devenir ou du moins ce que l’on en devine (ou imagine, et là commencent en général les problèmes). En somme, on est populaire pour ses qualités à un instant t ; on est aimé pour ces qualités et pour ses potentialités.

Et comme lorsqu’on n’attend plus les résultats, ils ne se font pas attendre, on a le droit à un happy end en apothéose – retour de la vie en Rose.

 

Le vernis comme moyen mnémotechnique pour taper avec le bon doigté, c’est Populaire.

 

J’ai beaucoup ri avec Palpatine.

À l’abbaye des Vaux-de-Cernay

Eau, vin blanc, vin rouge

 

Aujourd’hui, on fête les 80 ans de mon grand-père à l’abbaye des Vaux-de-Cernay. Le médecin m’ayant recommandé de garder mes microbes pour moi, je loupe le divin buffet avec des gambas j’en profite pour publier une photo qui traîne depuis un peu plus de 4 ans dans mes brouillons de blog, prise à l’occasion des 96 ans de mon arrière-grand-mère (bizarre, j’aurais spontanément dit 95, à cause des chiffres ronds – divisés par deux, certes).

Une Coppélia-Cendrillon-Pinocchio

Victor Ullate ? Un nom. Coppélia ? Un peu trop de pantomime. Les deux ensemble ? Un sympathique ballet revisité par Eduardo Lao et surtout la découverte d’une compagnie espagnole qui donne des idées sur la destination des prochaines vacances.
 

Tout un corps de ballet d’automates avec un décor vaguement nucléaire, que j’ai découvert sur Internet, angle mort oblige.

Le ballet modernisé, la poupée mécanique devient un androïde dans un laboratoire d’intelligence artificielle. Concrètement, cela veut dire que la production à la chaîne l’entoure d’un mini corps de ballet qui remplace avantageusement les troupes folkloriques et surtout, surtout, que des danseurs déguisés en mécaniciens sont là pour la maintenance – des androïdes (clin d’oeil à The Concert ?) comme de l’attention des spectatrices (je suis toute déboulonnée, viens me resserrer la vis).
 

Ne dirait-on pas un aviateur ?

Coppélius, bien que toujours porté sur la boisson, a lui aussi bénéficié du lifting général : débarrassé de ses rhumatismes, il peut entrer dans la danse. Mais vieux ou savant, il est toujours flou – et floué. Pas de Swanilda ici pour prendre la place de sa poupée chérie, mais trois péronnelles qui n’hésitent pas à enfiler le costume des droïdes pour attirer l’attention de Franz-mécanicien. Affublé de turbans roses et de balais violets, leur trio ressemble aux deux sœurs de Cendrillon (à laquelle elles auraient emprunté la serpillère) : drôle lorsqu’il ne frôle pas le vulgaire. Les chamailleries outrancières, qui font d’abord sourire, finissent par lasser ; leurs gesticulations ne font pas le poids face aux mouvements de la poupée bionique.
 

Les trois péronnelles, dans la position préférée du chorégraphe.
 

 

La gestuelle de l’automate a été très travaillée, par les danseurs (les oscillations qui font suite aux à-coups sont dignes de mimes professionnels) et par le chorégraphe (la pantomime ne vient plus limiter la danse, elle y est intégrée). Une jambe pliée l’est dans une attitude à la seconde, et les mains en l’air, bras cassés, n’empêchent pas les tours suivis. Ne parlons pas du tour arabesque par quart avec la tête totalement fixe… L’amplitude des mouvements fait davantage penser au ressort des automates de Casse-Noisette qu’aux petits pas mesurés de Coppélia. Il faut dire que la fougue n’est heureusement plus considérée comme un attribut barbare et que notre époque n’exige plus des femmes une retenue insensée. Élargir ainsi la palette de l’automate marque la distance parcourue depuis lors mais fait du même coup ressortir la parenté entre cette femme-objet et la danseuse que son partenaire manipule en pas de deux : est-ce pour cela que toutes les Coppélia, à l’exception de quelques instants, sont rarement drôles ? parce que la caricature doit être forcée pour être perçue comme telle ? Je propose un Coppélia masculin pour tester cette hypothèse – quoi ? moi aussi, je veux un homme-objet ! Quoique cela puisse traduire sur le plan social, libérer la poupée de la pantomime est une excellente nouvelle chorégraphique. Est-ce alors pour faire danser plus encore Coppélia qu’Eduardo Lao choisit de la transformer en être humain après l’avoir libérée de la pantomime ?
 


La substitution traditionnelle de la poupée par une jeune femme, qui constitue le cœur de l’intrigue dans la version originale, se déroule ici à la marge. Une fois la plaisanterie récupérée par les trois donzelles, Coppélia laisse la place à Pinocchio : une bonne fée Carabosse se charge de rendre l’androïde humaine. Son intervention est aussi improbable que son costume : latex noir façon méchante reine de Blanche-Neige, pointes assorties, couronne-aigrette et traîne emplumée façon oiseau de feu (après tout, Coppélius joue avec), le tout soulevé dans les airs avec une grande cape de reine de la nuit.
 


Le second acte entérine la rupture avec la Coppélia traditionnelle mais pas avec la tradition du ballet classique, qui veut que le dernier acte soit un pur divertissement. Mieux que le mariage (il est difficile de se procurer les papiers d’identité d’une androïde et, de toutes façons, on ne se marie plus au bout de cinq minutes – sauf éventuellement ivre à Las Vegas), mieux que le mariage, donc : le dîner au restaurant. Même s’il n’y a pas de cloche d’argent, le service est de qualité ; des petits chapeaux de groom bondissent entre les plats. Le brouhaha d’une salle de restaurant, émaillé par le cliquetis des couverts, entrecoupe la musique de Delibes et dispense d’installer d’encombrantes tables.
 

Le prince, reconnu à sa première arabesque. Retenez-le à la frontière.

La salle prend ainsi rapidement des allures de bal, sans la deadline de minuit : la danse de la soliste, mime extraordinaire, perd de son intérêt à mesure qu’elle devient plus lyrique, mais c’est l’occasion d’apprécier l’ensemble de la compagnie. On y trouve des danseuses (une gigantesque liane en robe orangée) et des danseurs (empêchez-les de partir !) formidables.
 


5 secondes

J’avais presque réussi à élire mon préféré lorsqu’a surgi un référentiel bondissant affublé d’un costume fluo vert-jaune-rose du plus mauvais goût – à côté, les manches en sucre d’orge fondu de Franz sont aussi magnifiques que l’ensemble des autres costumes, fort réussis. Aucune idée de ce que vient faire là ce bouffon moderne sponsorisé par Stabilo, mais sa détente, sa vivacité et sa souplesse (et ses équilibres de cinq bonnes secondes en grand développé à la seconde, soyons honnêtes) ont enlevé la fin du ballet. Réussir à être sexy avec une casquette à paillettes roses sur la tête, imaginez un peu… J’ai donc quatorze ans lorsque je croise son regard aux saluts et qu’il me rend mon petit hochement de tête enthousiaste. Quand est-ce qu’on va à Madrid ?
 

Je suis faible, je sais.


Photos d’Alberto Rodrigalvarez, Jesus Vallinas et Nathalie Vu Dinh.
Lire aussi le compte-rendu de Terpsichore a Barcelona : je ne suis pas la seule à avoir pensé à Cendrillon et Pinocchio.