Nom d’un Friedrich !

 

Sauf les filles, à qui l’on a concédé le prénom de Charlotte, ils s’appellent tous Friedrich. Même un peintre romantique et esseulé n’y échappe pas. Caspar David a néanmoins échappé au numérotage, privilège des rois. Enfin, je suppose, car je ne connais rien à l’histoire de l’Allemagne, hormis la période à laquelle elle a eu quelques démêlés avec la France. Les grands méchants d’ici sont la gloire de là-bas, on a pu le vérifier à plusieurs reprises en changeant à la station Bismarck.

La culture est heureusement un peu moins chauvine que l’histoire et l’on reconnaît sans problème quelques grandes figures, au premier rang desquelles, Kant, évidemment, dont on trouve la Critique de la raison pure à la gare, dans une édition bon marché type Librio. Tout à fait une lecture de RER. Kant est tellement populaire qu’il a même un centre commercial à son nom. Je regrette de ne pas l’avoir pris en photo, c’était tellement grand. En revanche, je n’ai pas renâclé à ôter mes gants pour prendre le panneau de la Kantstrasse juste devant des affiches de nanars.

 

 

Et le Einstein café, où le seul problème (de) physique que l’on rencontre est de trouver une place où poser son corps congelé.



 

Pas encore transformé en franchise mais Starbucks dans l’âme, on trouve également le Balzac café qui en proclamant son amour des belles lettres soigne son image de marc.

 

 

J’imaginerais bien un bistrot Balzac où des descriptions à rallonge, très alléchantes, remplaceraient avantageusement la composition des plats. Et un restaurant surréaliste aux menus poétiques.

 

 

Trêve de ces essais de néo-disney, pour le moment, il faudra nous contenter des gâteaux Leibniz, les Zanimos locaux.

 

 

 

Après en avoir bouffé pendant un an, on en donc la confirmation, le philosophe est comestible. Cette marque était un signe ; nous avons en effet vérifié la théorie de l’harmonie universelle préétablie à travers l’expérience du clair-obscur : le premier janvier, journée de la lose (il faut démarrer l’année d’un bon pied, en se rappelant qu’il n’y a rien de nouveau) où la carte magnétique de l’hôtel ne fonctionnait pas et nous a obligé pendant vingt minutes à moult allers et retours entre la réception (Zimmer fünf hundert sieben und vierzig, vous n’imaginez pas l’effort que ça me demande) et la chambre (es klappt nicht), où l’on n’a pas trouvé LE Einstein café (ce que en soi n’aurait pas été très grave si je n’avais pas erré à sa recherche en compagnie de ma valise impossible à rouler dans la farine neige – Palpatine, se rappelant que la valise contenait son mini-PC, a tenté une offre galante, mais il avançait encore moins vite que moi) parce qu’on s’était réveillé trop tard pour petit-déjeuner (ah non, je confonds, c’était un autre jour) et où il nous a fallu huit stations de métro pour nous apercevoir qu’on allait dans le mauvais sens (*boulet power* – fin du premier janvier) a été compensé par le second, où les trains ne nous filaient pas juste sous le nez et où le wifi retrouvé a délivré la bonne nouvelle que portait une balletomane :

Karl Paquette a été nommé étoile ! C’est à faire sa Giselle, je t’aime un peu, beaucoup… Tout près des pâquerettes, au ras des étoiles. Vous trouvez que je vire fleur bleue ? Très bien. Alors : à table ! La prochaine fois que le Boléro est donné, je le veux sur la table, pas devant. On va se régaler !


Virez-moi ce rabat-joie de philosophe français, tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes. La mercantilisation de grands penseurs ? On revient aux origines, pardi : la culture se cultive, ça pousse, et on en mange à toutes les sauces.

 

Ich bin gar kein Berliner, aber…

 

Six jours à Berlin n’ont pas plus fait de moi une Berlinoise que de Kennedy un beignet. Le cosmopolite président, wer denkt, dass sagte, er Berliner war, s’est autoproclamé petit beignet… qui s’appelle bien un Berliner partout en Allemagne, sauf à Berlin où il est relégué au rang de beignet hyperglacé (s’il ne concurrence pas les glaçages des gâteaux américains, c’est uniquement en raison de sa taille, et non par son aspect aussi peu ragoutant – mention spéciale pour les blancs à rayures roses). C’est qu’il y a de quoi éponger la bière…

Pour commencer, les petits-déjeuners peuvent être copieux – pour être honnête, on les a rendus tels, le buffet n’étant en aucun cas un indicateur quantitatif fiable. Aux basics continentaux que sont thé noir, miel, ersatz de Nutella, confiture et céréales, s’ajoute le grain de sel allemand : fromage (assez neutre, genre gruyère ou Philadelphia *Phiiiiiiladelphmiam*, encore que j’ai testé le fromage frais à tartiner à l’ananas (sic) – je sais, le nombre de complément est en soi mauvais signe) et charcuteries diverses (je me suis arrêtée au jambon et à une espèce de bacon non frit, assez mortel pour ne pas s’attaquer à la mortadelle) à manger avec des Brötchen ou du pain noir (avec le Philadelphia *je ne vous le refais pas*). Pour faire glisser, on prendra un peu de verdure, salade et sa sauce un peu inquiétante bien/parce que orange, tomates, concombres et poivrons. Une gorgée de thé pour s’achever, c’est sucré-salé et calculé pour tenir dans le froid berlinois.
Cette séance de goinfrage matinale nous ont permis, à Palpatine et moi (enfin plus à lui qu’à moi d’ailleurs, même si j’engloutissais plus – mais il se défendait bien sur la confiture – ok, j’ai fait jusqu’à 80g en un petit-déjeuner – beau match, non ? rassurez-vous, il n’y avait pas de bataille de boulettes de pain – on s’égare, là) de ne faire qu’un autre repas par jour (je le précise à toutes fins utiles, un bagel ne constitue pas un repas *bagels power* J’ai bien retenu comment on disait cannelle en allemand, faites-moi confiance), un goûter, par exemple, à tout hasard.

Entre deux brunch, drunch et autres contractions aussi sucrées que douteuses, nous avons tout de même pris de véritables repas au cours desquels nous avons mangé de la Kartoffel sous moult formes.
A l’occasion d’une fringale nocturne, le goûter de minuit n’étant pas envisageable, j’ai osé la Currywurst, cette saucisse qui, avant d’être découpé à la barbare, noyée sous la sauce et saupoudrée de curry, frit indéfiniment sur la plaque de cuisson d’un bouiboui (un peu comme le café bouilli des Américains – au sens large, les Canadiens sont aussi très forts), diffusant alentours une nauséabonde odeur de gras. Dans les marchés de Noël, de doux effluves venaient délicatement s’y marier : frites, boulettes, autres charcutailles dans la bière, et beignets en tout genre. La Currywurst ne contribue pas à faire l’haleine fraîche mais, ma foi, c’était plutôt bon.

 

Comme je suis une warrior de la bouffe, après avoir commis la saucisse au curry, ce n’était pas le sucré qui allait m’arrêter. Au salon de thé du Staatsoper, après avoir compulsé le livre de photos des gâteaux, évalué devant l’enfilade des modèles le potentiel écœurant de chacun et m’être rabattue bien sagement sur une part d’Apfeltorte, je n’ai pas pu me résoudre à ne pas tester la crème de la pâtisserie berlinoise, et j’ai commandé ça :

 

 

Une part de Nusscremetorte, pas forcément plus légère que les costumes de Nusscracker (on prend son vocabulaire où l’on peut). Pas mauvais pour autant, même si ça n’arrive pas à la pâte de Dalloyau. Avec le chocolat chaud viennois en prime, la trotte à pied dans le froid pour rejoindre la porte de Brandebourg n’a pas été de trop.

 

Sachertorte de mon estomac co-équipier.

 

J’ai également testé le gâteau au fromage, que certains ont préféré moderniser et renommer New York cheesecake. Il faut bien voir que si la Kartoffel et la Wurst sont des idiosyncrasies culinaires nutritives allemandes, la gastronomie cuisine teutonne rejoint l’américaine sur bien des points, depuis le genre de bouffe (quantité, gras, glaçage) jusqu’aux franchises : Dunkin Donuts *Dunkiiiiin Donuts* ou , plus évidemment encore, Starbucks. Einstein café, sa version locale, ne démérite pas, mais sa franchise n’est pas aussi envahissante. On en a trouvé un avatar un peu par hasard, en cherchant LE Einstein café, à la poursuite duquel on s’est vainement lancé, qu’on a découvert un autre jour et finalement testé avant de reprendre l’avion.

 

La belle et bonne portion d’Apfelstrudel aurait pu être la consécration du séjour si seulement elle était mit Zimt. Mais il faut croire que la cannelle là-dedans est une spécialité autrichienne…

Il faudra y retourner pour tester une choucroute et puis aussi le chocolat chaud blanc (weisse Shokolade, c’est bien ça, non ?)

Berlin et le rien

 

Pour un urbanisme de la mémoire et du gruyère (risque de trous dans les deux cas). Une spécialité berlinoise inédite dans aucun guide touristique.

 

Paddington demande au chauffeur du cab pour combien de temps il y en a encore, et est effaré de la réponse : « Une demie-heure ! Mais ça fait à peine cinq centimètres sur la carte ! ».

Mieux vaut faire attention aux échelles si vous ne voulez pas recommencer le dessin animé avec Knut à Berlin. Cette ville est grande, les distances à parcourir pour la visiter, immenses, et les stations de métro, des oasis en plein désert : un U-Bahn (prononcez Ouuuuuuuuuuuuuuuuuu – bane façon fantôme ou Ou-ban Ou-ban, façon Oumpa Loumpa), sauvés ! Certes, la comparaison n’est pas entièrement exacte, il n’y a pas d’oasis dans le cercle polaire ; en revanche, on trouve bien quelques déserts dans Berlin. Cette ville est pleine de rien. Ce n’est pas qu’il n’y a rien, ou seulement des riens, négligeables, c’est qu’il y a plein de riens.

Le rien, c’est quand on s’attend à trouver quelque chose et que l’on tombe sur un espace vide. Ce sont les interlignes des guides touristiques qui vous montrent ce qu’il y a « à voir » (et là, Palpatine hurle « Spot ! ») sans vous laisser imaginer ce qu’il peut y avoir entre. Après un reportage sur Saint-Pétersbourg, on a l’impression que la ville des tsars croule sous les ors et l’on est tout surpris de découvrir ensuite des océans de gris et de pauvreté entre les ilots dorés. Le cas de Berlin est encore plus retors : entre les spots, il n’y a souvent rien à voir, mais il n’y a parfois rien du tout. C’est d’autant plus surprenant qu’on associe toujours une certaine densité au tissu urbain : le maillage de Berlin est digne d’un tricot point mousse de débutant – plein de trous. N’oubliez pas que je suis une souris : quand on me demande si Berlin, c’était « beau » ou « joli » et que je réponds par la négative, il ne faut pas en déduire que le séjour m’a déplu.

 

Petite typologie du rien

 

le rien d’urbain : ce qu’on ne s’attendrait pas à voir en centre-ville.
Ex : une usine, des entrepôts.
Ex de mauvaise foi : le Tiergarten, mini- Central Park

Les fourmis humaines fournissent l’échelle

 

 

Le rien urbain : un élément propre à la ville et qu’on n’y trouve pas.
Ex par excellence : les Platz, qui brillent par leur absence, n’étant la plupart du temps que de simples carrefours.
Ex de mauvaise foi : un centre-ville. On pourrait à la rigueur s’attendre à deux centres, à l’est et à l’ouest, mais ce sont plutôt des concentrations de bâtiments isolées les unes des autres, égrainées le long des lignes de S-Bahn (le RER), avec dans le rôle des mini-diagonales du vide, des riens d’urbains.

Nous avons parfois décrété la vision du train suffisante, surtout après l’aperçu du Kreuzberg qu’il nous a fourni. On a du mal à croire que ce ne soit pas l’Est, et on comprend a fortiori les taux de suicide en RDA. Notre hôtel du 31 (différent des autres jours pour cause de désorganisation chronique et prix excessifs de réveillon), à l’Est, donnait sur de beaux paysages industriels (mais aussi de loin sur les divers feux d’artifices donnés de par la ville, selon le principe ‘tant qu’il y a des fusées, on tire dans le tas’).


Le rien luxueux : l’espace vide qui met en valeur un espace plein selon la théorie de l’harmonie universelle.
Ex : devant Le château de Charlottenberg

Il faut reconnaître que la neige, uniformisante et assourdissante, aiguise la perception du rien.

Ex : la plaine devant le Reichstag. Deux contre-arguments possibles, l’un historique puisque s’y trouvait avant la Siegessäule, l’autre touristique dans la mesure où, par des températures négatives, la queue pour visiter la coupole en verre du Reichstag est d’une telle longueur qu’on peut aisément l’imaginer prendre toute la place en été.

Et encore, je n’ai pas de grand aigle qui embrasse le vide à droite.

 

 

Le rien d’advenu, en devenir : le ménage du ménage désordonné des alliés n’est toujours pas fini, il y a encore de quoi reconstruire.
Ex : divers chantiers, à dif
férents stades, parfois difficiles à distinguer des terrains vagues et autres friches.

Palpatine adore les lignes horizontales de batiments, bien centrées sur les photos quand j’affectionne les cadrages bizarres. L’avantage, c’est qu’on sait à qui elles sont.

 

Le rien monumental : (après le rien en devenir, le rien définitif ; c’est là que les Athéniens s’éteignirent) où l’on voit que, bien que le Berliner ne soit pas troué comme le donuts, le rien est une spécialité berlinoise. Le rien monumental, c’est le rien élevé au rang de monument, par devoir de mémoire. Il signale les trous de (la) mémoire (collective) d’une nation fière de son histoire, sauf quand la République est « tombée dans de mauvaises mains » (sic, trouvé à la Siegessäule – ça vaut bien les œuvres « acquises en Allemagne à la fin de la seconde guerre mondiale » au musée de l’Hermitage).
Le rien monumental (l’exact opposé du monument nihiliste, si vous m’avez bien suivie) est particulièrement astucieux dans une perspective touristique : à défaut d’être demeurée une ville historique après les bombardements à la destruction très efficace, Berlin est devenue est une ville d’histoire.

Ex : la Gedächtniskirsche, église du souvenir, partiellement détruite après les bombardements alliés et conservée en l’Etat. Des caisses en verre étaient là pour recueillir des fonds afin d’entretenir le bâtiment ; il faudra faire attention à ne pas restaurer le monument au-delà de sa destruction.

Ex : Checkpoint Charlie, tronçon de rue qui passe entre deux terrains vagues cernés par des palissades et dont la particularité n’est repérable qu’en raison de la prolifération des appareils photos (il faut témoigner de ce qu’on n’y voit rien – « on ne me croira jamais, sinon », se justifie Palpatine), des vendeurs de toque à la sauvette (c’est le point négatif du rien monumental : ça ne rend pas grand-chose à échelle réduite. Pas de Tour Eiffel miniature. Peut-être pour ça qu’ils se rattrapent sur la porte de Brandebourg, d’ailleurs, beaucoup plus petite que je n’aurais jamais imaginé, qui frise le ridicule comme grand monument, mais qui a le mérite d’être entière) et des panneaux sur les palissades, énumérant chronologies, évasions réussies, morts ratées et grands discours historiques.

Atmosphère très end of the (communist) world

 

Mur qui plonge dans les quartiers de la Gestapo.

 

Le rien-néant : un espace vide tellement vide qu’on a même oublié qu’il pourrait être rempli.
Ex : ? Le néant n’est pas nommable. C’est même là sa différence ontologique d’avec le rien, qui est toujours le néant de quelque chose. Comment ça cet article s’enfonce dans l’infini du néant ?

 

 

 

Avec cette multiplicité du rien, on ne sera pas surpris d’apprendre que rien ne va avec rien. Le manque d’harmonie, qui a fort attristé Palpatine en tant que Parisien haussmannien (d’adoption, mais faites semblant de ne pas avoir entendu son reste d’accent), ne peut même pas se convertir en contrastes, comme c’est le cas à Montréal : le tissu urbain est trop distendu pour cela, pas assez de proximité pour que la diversité soit perçue comme une opposition frappante – même s’il y a parfois de l’idée.

 

 

Château à la versaillaise, cheminées d’usine, entrepôts, tours en verre, et immeubles en béton qui, par contrecoup, vous font photographier tout bâtiment d’allure ancienne, avant même de savoir ce qu’il abrite… on aura compris que rien ne va avec rien, et pour une fois, on verra le rapport avec la choucroute.


Béjart, vous avez dit Béjart ?

Nom de nom ! La compilation de L’Amour, la Danse, le Boléro et quelques vidéos youtube m’avaient fait associer à Béjart une danse pleine de vitalité –énergie et humour compris-, dont l’évidence expressive ne gâchait en rien l’intensité. Une danse qui, pour intelligente qu’elle était ne tombait pas dans l’intellectualisme abstrait et quelque peu aride auquel il m’a semblé assister à l’Opéra. Malgré (à cause ?) des pièces de plus en plus grandes (longues ?), la soirée a été decrescendo : autant j’ai adoré la première pièce, apprécié la deuxième, autant la troisième m’a laissée sur ma faim (de lion) et j’ai réussi à me demander si je mangerais des frites avec l’hypothétique steak tartare que j’envisageais de prendre ensuite, mais avec toutes les Kartoffel que j’ai ingurgité ces derniers temps, la salade serait bienvenue… ce qui est tout le même le mauvais indice de ce que je commençais à trouver le temps long.

 

Dissonance à trois

1 cercle de lumière assez large mais ténu enserre trois chaises et exclut de sa surface une porte de sortie. Pas d’issue de secours hors de ce cercle vicieux, c’est bien à un huis-clos que l’on assiste, conformément à la pièce de Sartre dont Sonate à trois se veut l’adaptation. Et c’est effectivement une belle transposition de cet enfer glacial. (Avec le film de Lelouche qui se clôt sur le Boléro de Ravel et Béjart, on retrouvera aisément la formule sartrienne dans son ensemble). Barjo sur du Bartók.

2 femmes en robes à manches longues, simples, uniformément rouge pour Kateryna Shalkina, verte pour Elisabet Ros sont recroquevillées sur leur chaise. Un homme en noir, Domenico Levrè, presque invisible dans la demi-obscurité du début, vient compléter le triangle, déjà déséquilibré dans sa distribution des genres (un couple à l’avant, une femme isolée à l’arrière).

3 loin d’être le symbole d’une harmonie divine, est le chiffre des emmerdes : ça commence avec la sainte-trinité et ça se termine avec le vaudeville. Cette dernière perspective serait bien commode : il suffirait de dire que la femme verte l’est de jalousie dans la mesure où c’est elle, l’inévitable laissée pour compte de tout trio. D’une part, elle ne l’est pas forcément de la personne que l’on attendrait, s’il est vrai que, à plusieurs reprises, elle prend le visage de la femme en rouge dans ses mains caressantes (la gueule et le dos –ce dos !- d’Elisabet Ros, presque androgyne, pour peu que l’on accepte d’utiliser l’adjectif pour une femme et de le faire dériver vers la virilité, se prêtent à l’équivocité) ; d’autre part, elle ne cherche pas à dissoudre pour le reformer à partir d’elle un couple qui n’en est pas un. L’homme repousse plusieurs fois, et violemment, la femme rouge et s’ils s’obstinent à demeurer ensemble, c’est davantage pour se rassurer par l’image de la conformité à une relation (une femme un peu coquette –main-miroir-, un homme fort avec elle) qu’en raison d’un quelconque attrait. La mauvaise fée verte, un poison, ne cesse de les séparer : trop facile de jouer le jeu de la passion, même quand on est une peste qui fait voir rouge, même quand on est un homme violent et lâche. Elle ne les jalouse pas, elle veut les détruire.

Dissonance entre trois êtres qui ne peuvent ni se supporter ni se passer les uns des autres (après que l’homme a tambouriné vainement à la porte, elle finit par s’ouvrir, mais lui ne veut plus partir (battu) car les deux femmes le lui ordonnent), le ballet transpose parfaitement l’inextricable situation de la pièce de Sartre. Pour ce que je m’en souviens – je ne me rappelle plus des chefs d’incriminations contre chacune de ces médiocres pourritures, trop glaciales pour brûler dans des enfers grandioses, mais au final, cela a bien peu d’importance (Victor Hugo n’a-t-il pas choisi de passer sous silence le crime de son condamné ?) comparé à l’insoutenable coexistence sous laquelle s’étranglent les trois personnages. La jalousie ou le désir de possession insatisfait sont beaucoup trop faibles pour rendre compte de ce qui se trame parmi ce trio proprement infernal : sans cesse épié, épiant et suspect, chacun des trois personnages est limité par le regard de l’autre, qui le renvoie toujours à son propre échec, lui refuse tout progrès et par là même, tout espoir de rédemption. Repli sur soi brisé de brèves et brusques saillies, duo de pirouettes menaçantes arrêtées comme un refus, manèges d’enfermement… c’est un heurt éternel au regard de l’autre qui vous réduit à ce que vous ne voulez pas être, vous confine à ce que vous avez été et n’êtes plus et vous interdit donc d’être – ce n’est plus une vie : les trois personnages chosifiés ne survivent plus que par le désir de se détruire (et devenir, vivre enfin).


Webern aux puces V

De même que le piano était sur scène dans le Duo Concertant de Balanchine, un quator de musiciens joue la musique de Webern (opus V) directement sur scène, à côté d’un couple de danseur qui les ignorera durant les 11 minutes que dure le pas de deux. Paul Knobloch est en blanc, Daria Ivanova en tunique et collants noirs ; la chorégraphie est tout aussi épurée, jamais tout à fait classique pour autant. En bric à brac, le flâneur trouvera : bras arrondis à l’inverse comme le zigouigoui d’un violon à l’horizontale (ah ! voilà la preuve que je ne suis pas désarticulée, comme me l’ont suggéré les filles parce que ce mouvement que je leur ai collé à la fin du Vivaldi leur déboîtait les épaules), pieds flex par-ci, par-là, attitudes étirées (mais pas à la russe, en scorpion)… Quand on y pense, l’attitude est un pas sous-estimé, auquel on préfère souvent l’arabesque, mais dont ce ballet découvre les potentialités.

Ce qui m’a proprement fasciné, c’est le début (et la fin
–identique) : le rideau se lève sur un équilibre attitude. De profil, Daria Ivanova fait face à son partenaire qui la soutient, tout aussi immobile. Les danseurs n’ont pas été annoncés par une entrée, mais ils n’attendent pas non plus de s’animer, ne sont pas figés dans une pose antérieure au mouvement. L’attitude. Quoiqu’immobiles, ils sont déjà danseurs. En pause, mais déjà là, sans pour autant que le ballet démarre in media res : la scène est suspendue, l’introduction, décentrée. La fin, enlevée, perdue dans la stabilité du même équilibre.


Qu’est-ce que c’est que ce cirque ?

Dialogue de l’ombre double, de sourd aussi, aurait-on pu ajouter. On retrouve Kateryna Shalkina en combishort bleu, on découvre avec non moins de plaisir Oscar Chacon, en combishort rouge (ou l’inverse, je ne sais plus, ils échangent de toutes façons à un moment donné), coupe de cheveux et démarche à la Jason Reilly. Ils sont très bons tous deux, plein d’humour dans leurs gestes enjoués, mais leurs petits mouvements de bras (*qui moi ? oui toi*) battent en vain une mayonnaise qui ne prend pas.

Deux draps recouvrent des formes. Avec les lumières en arc-de-cercle côté cour (et la visite récente d’une crypte au Dom de Berlin), je penche pour des mini-sarcophages dans une crypte. Je sens déjà mon erreur quand un arc-de-cercle complémentaire s’allume côté jardin et qu’entrent en piste, dévoilé par la danseur-prestidigitateur, deux lions. Même qu’ils sont mécaniques et que celui de gauche hochait la tête et remuait la queue, avec peu près autant de grâce qu’une poupée qui cligne des yeux. Bref, je vous renvoie au titre de ce paragraphe, je n’ai trouvé de piste convaincante.

 

Sans marteau ni tête

Il n’y a qu’une chose sans queue ni tête, qui soit bonne : c’est le poisson. Comme principe chorégraphique, ça marche nettement moins bien. La musique de Boulez est intenable, non pas parce qu’elle serait bruyante (je peux même aimer la machine à écrire pourvu qu’il y ait un rythme) mais à cause de ses sons trop décousus pour former vraiment une musique. Par-dessus, la chorégraphie peine à trouver une cohérence. Sûrement, je n’ai pas les références adéquates. Je me suis évertuée à retrouver le nom du philosophe qui avait pondu la formule du « marteau sans maître ». Je savais qu’il y avait un H quelque part et je butais sur Husserl en sachant bien que ce n’était pas de lui. Le Vates soumis à la question ce matin, pas encore huit heures : Heidegger, mais c’est bien sûr ! Rien de plus agaçant que de ne pas réussir à cracher ce que vous avez sur le bout de la langue. Cela ne m’avance à rien, cela dit, je ne l’ai pas plus lu que le recueil éponyme de René Char. Toujours est-il que si Sonate à trois pouvait s’apprécier sans rien connaître de la pièce de Sartre (et il me semble qu’une œuvre devrait toujours pouvoir être appréhendée de façon autonome, même si on gagne en richesse et complexité à la confronter à d’autres), le Marteau sans maître reste sans disciple chez le novice.

Ce n’est pas qu’on ait nécessairement besoin d’une histoire (la story ou l’argument, de l’ordre de la pantomime, entrave souvent le propos chorégraphique et, inversement, la danse d’un Balanchine est une belle preuve a contrario de ce que la danse peut être abstraite sans tomber dans l’hermétisme), mais d’une cohérence, d’une construction, d’une forme qui soit d’emblée significative. Des mouvements épuisants, des personnages en noir qui viennent contraindre, ligoter, immobiliser les danseurs (bel effet visuel, leurs mains noires font de redoutables fers, leurs bras, des garrots serrés) et apportent sur scène Elisabet Ros, en jaune comme la Mort qui accompagne le jeune homme chez Roland Petit… Je ne sais pas qui est censé être marteau sur le plateau ; en revanche, pour l’absence de maître (chef et tête), c’est très crédible, on se passe le relai pour mener la danse et chaque meneur rentre ensuite dans le rang ordonné par les silhouettes noires.

Si le marteau sans maître est bien une critique de la technique, le Marteau sans maître est effectivement une belle illustration du danger de la technique (de la danse) qui nous échappe : des mouvements potentiellement artistiques perçus comme mécaniques au milieu d’une chorégraphie qui s’emballe bien plus qu’elle n’emballe le public. Près de quarante minutes sans maître, c’est à vous rendre marteau.

Mitigée au final, j’ai fait bien attention à ne pas rouvrir les gerçures de mes mains en applaudissant trop fort. Bizarre, vous aviez dit Béjart ?

Phonétique et tac

Le titre est un peu mensonger, je vous l’accorde, puisque vous ne croiserez aucun écureuil – tout au plus les souris de Cendrillon. Elles figurent en note dans mon cours de phonétique, pas même au crayon à papier : c’est que leur voix a été obtenue en parlant à travers de l’hélium, et qu’elles constituent à ce titre un fort bon exemple de la variabilité de la parole en fonction du milieu – ou comment expédier la partie physique de la définition d’un « son de parole ». La prof devait avoir senti la corde sensible vibrer, car elle a repris le filon des dessins animés avec les bouches hurlantes des toons, pour rectifier une croyance courante : l’espèce de cloche qui pend au-dessus de la langue n’est pas la glotte, mais l’uvula ou la luette ; la glotte, c’est l’espace entre les plis vocaux, ce n’est donc, à proprement parler, rien. Dingue, non ?
On apprend de ces trucs en phonétique… J’hésite entre y voir un domaine d’étude passionnant pour peu qu’on s’y penche sérieusement ou un des ces spécialisations à outrance qui en deviennent stériles. Vu comme je présente les choses, je doute qu’on accorde même une seconde de crédit à la première hypothèse.

Et pourtant, c’est assez éclairant sur les difficultés qu’on a pu rencontrer dans l’apprentissage des langues : toutes n’ont pas les mêmes phonèmes (sons qui permettent de discriminer le sens, comme entre lu et lit, par exemple), et notre langue maternelle joue le rôle de filtre phonologique, ne permettant pas d’entendre la différence entre deux sons qui ne sont pas des phonèmes dans notre langue (mais des allophones, id est des variantes, un peu comme la prononciation de « rose » dans le Nord ou dans le Sud : on y entend un accent, mais cela ne change pas le sens). This explains « this », le « th » anglais est rangé dans le casier français soit avec le « t » soit avec le « d » avec autant d’aisance qu’un môme de deux ans qui essaye de faire rentrer le cube dans l’encoche du cercle (la quadrature du cercle nous concerne bien plus tôt qu’on ne l’imagine).

J’y ai également retrouvé mes vieux problèmes d’accent en français. Je ne les ai jamais entendus : bien sûr, s’ils sont très proches, comme dans « élève » (ma référence), je devine une vague différence. Mais elle s’évanouit immédiatement après l’écoute, je ne perçois pas les accents en eux-mêmes mais la variation de l’un à l’autre. Autant vous dire que les dictées de mots inconnus plein d’accents étaient un cauchemar, auquel ma bonne mémoire visuelle fournissait le seul remède possible (je photographie le mot, et vois graphiquement s’il y a un déséquilibre). J’entends encore moins la différence entre un « brin » d’herbe et un garçon « brun » ou entre « ceux » et « sœur », sans parler de celle qu’il est censé y avoir entre « épais » et « épée ». Quoique cette dernière confusion tendrait à se généraliser ; je me sens moins seule. Du coup, je suis davantage aidée par la théorie que la pratique ne m’aide à retenir le cours. Puisque le « u » de brun est une voyelle arrondie, alors si je sens mes lèvres aller vers l’avant en pensant que je dis un « brin d’herbe », c’est que celle-ci a été cramée par le soleil ; inversement, si je sens mes lettres étirées un décrivant un garçon « brun », c’est que le gars est épais comme une allumette. Idem pour les différences déterminées par la place de la langue : « bas les pattes » est en avant, mais si je crie (en) arrière, alors je brandis le rouleau à étaler la « pâte » brisée (parce que c’est meilleur que la feuilletée). Je me fais mes propres séances d’orthophoniste, en somme.

Evidemment, mon amusement ne s’étend pas jusqu’aux spectrogrammes pleins de traits noirs et de forman dont je n’ai pas bien compris ce dont il s’agissait à part que ça n’avait aucune raison de m’évoquer du froment comme dans les galettes du même nom. Je vous épargne aussi les transcriptions cabalistiques que je n’ai jamais su déchiffrer dans mon dictionnaire d’anglais alors que cela aurait pu être fort utile. Celles précisément qu’on faisait semblant de connaître dans nos explications de texte en français en notant des allitérations en [r] ou des assonances en [a], alors que c’était sûrement des assonances en /a/ (phonèmes) qui n’avaient pas forcément des réalisations en [a] (allophones). Vous ne comprenez plus rien ? Je vous adore. Il ne faut pas se plonger dedans trop tôt au risque de devenir pédant : les fricatives dans le seul vers de Racine qui restera comme exemple d’harmonie imitative quand on aura oublié le nom de toutes ses pièces, passe encore, mais vous vous voyez dire que dans un « murmure » que vous avez affaire à des occlusives nasales bilabiales ?

Vous commencez à comprendre pourquoi je suis absolument sincère quand je dis que je déteste la phonétique ? En début de cours je suis plutôt enthousiaste et passé la première demie-heure, je ne comprends plus rien, et un instant de lucidité me fait parvenir un flash-info terrifiant : nous ne sommes que des échos de sorbonnards dont les thèses seront rangées dans la bibliothèque de Pantagruel entre le Majoris, De modo faciendi boudinos et La Cornemuse des Prelatz. Je déteste la phonétique, même si j’entrevois qu’on peut y trouver un intérêt. Je la déteste surtout si je me prends sur le fait de trouver cela intéressant. Je dois la déteser, vous comprenez, c’est une question de survie. Pas de vie ou de mort, c’est certain, mais de survie : il s’agit de préserver l’illusion que mon amour proclamé des lettres ne verse pas dans le babillage ridicule d’une spécialisation aussi outrée que stérile. Si je déteste la phonétique, les lettres ont encore une chance d’être un monde vivant où se découvrent des territoires inexplorés de l’existence. Si je trouve un intérêt à la phonétique, à ses étages de forman et à la grammaire de langues parlées par deux péquenots en Papouasie du Sud au XVIème siècle (petite pensée émue pour Mimi), alors je suis foutue, je suis déjà en train de me dessécher dans mon herbier et quand un curieux novice me trouvera entre les pages d’un gros ouvrage critique (l’essor de la presse), je le ferai autant rire que les personnages fleur bleue des Arlequins. Peut-être même plus : entre la naïve et la névrosée, la seconde est plus ridicule de ne pas même éveiller la compassion qu’on peut avoir pour l’autre.

J’ai pleinement conscience du réduit dans lequel je suis en train de rentrer en me contorsionnant les méninges pour ne pas le trouver étroit. A moins que. Je me moque de Mimi, mais je n’en admire pas moins sa capacité de réflexion. Qu’on me comprenne bien : je ne me moque pas de l’homme et de ses manies tout en admirant l’intellectuel en lui (éventuellement pour la tortue, mais ça le rendait attachant – à l’imparfait, oui, bien vivant, mais mort en tant que mon professeur), ce serait trop simple. Je ris de l’intellectuel que j’admire. Reste à savoir si je suis prise au piège d’un paradoxe terminal ou si je sème ainsi les agélastes.

A ce point, l’entendement est largué, vous permettrez à ma pauvre raison de postuler la seconde hypothèse, et de vous mettre en lien l’article de Mimi, aussi drôle que terrifiant – à moins que ce ne soit drôle parce que terrifiant, ou terrifiant bien que drôle (et ça recommence).