Un cygne noir haut en couleurs

Il y a six ans (!), une fille du corps de ballet a aimanté mon regard dans les Joyaux de Balanchine. Un diamant – à tailler, évidemment, mais un diamant quand même. Cette fille, c’était Héloïse Bourdon, qui a depuis été repérée de tous les balletomanes, a reçu le prix Arop et tenu des rôles de plus en plus visibles – avec plus ou moins de succès, le stress ayant tendance à faire clignoter son rayonnement naturel comme un néon donnant des signes de faiblesse. Persuadée de tenir là une Elisabeth Platel en puissance, je n’avais plus qu’à attendre. Quand le tout-Twitter balletomane n’a plus tari d’éloges après sa prise de rôle dans le Lac des cygnes, je me suis dit que, ça y est, la puissance s’actualisait. Il me fallait une place pour voir ça de plus près. Sauf que le Lac des cygnes, c’est par excellence le ballet blindé. J’ai essayé en vain d’obtenir un Pass, réveillé ma tendinite à cliquer comme une folle sur la bourse d’échange de l’Opéra pour voir les places me passer sous le nez et n’ai dû mon salut qu’à Joëlle, la bonne fée des balletomanes (on ne sait pas comment elle fait).

Qu’ai-je vu, de ma place miraculeuse au second balcon ? Tout d’abord, l’art des symétries asymétriques de Noureev. D’en haut, c’est saisissant : tout en respectant scrupuleusement les enseignements de la géométrie, le chorégraphe introduit des asymétries. Trois fois rien : un nombre impair de groupes ou une colonne qui vient compléter la diagonale des danseurs ; mais un trois fois rien qui, sans entamer l’harmonie, la sauve de l’ennui. Le déséquilibre, déjà, met les formations en mouvement.

Je lâche équerre et compas dans l’oeil lorsqu’entre Héloïse Bourdon : alors ? Alors ? Son cygne blanc ne me cause pas de grandes émotions. Je la crois capable d’encore mieux1 et, pour tout dire, ses sourcils constamment haussés me font penser à Natalie Portman dans Black Swan, mono-expressive. Ne serait-elle pas encore, comme l’héroïne du film, trop préoccupée de pureté (ce que Palpatine traduirait par : coincée) ? Je repose mes jumelles et attend de voir.

Je n’ai pas été déçue du voyage : au troisième acte, son cygne noir est une bitch. Une fucking bitch. Qui regarde le prince en coin, l’air narquois ; lui tend la main pour mieux la retirer au moment où il voudrait la prendre ; l’attire juste ce qu’il lui faut pour lui voler dans les plumes. C’est tellement réaliste que je me mets à soupçonner Héloïse Bourdon de s’être fait larguer, genre méchamment larguer : son cygne noir semble nourri de cette colère digérée, refroidie, qui le rend glaçant. La vengeance est un plat qui se mange froid et le cygne noir d’Héloïse Bourdon est prêt à bouffer du prince, à le bouffer tout cru. Crûment et cruellement. Son piqué arabesque, le buste lancé vers le prince, est clairement une attaque à son encontre ; on voit le bec prêt à pincer lorsque sa bouche s’ouvre en un rire démoniaque totalement inattendu, complètement jouissif. Vas-y, bouffe-le ! Non, vraiment, c’est trop bon de bitcher. Les regards et les épaulements du pas de trois sont tels que la variation peut bien être un peu moins réussie qu’au concours. De toutes façons, le cygne noir ne faillira pas – je ne vous ferai pas ce plaisir, semblent exulter ses fouettés. Tout sourire, Héloïse Bourdon joue d’une toute-puissance qui la rend rayonnante ; j’espère qu’elle conservera l’assurance qu’elle a trouvé dans ce rôle.

On se dit que c’est plutôt bien parti lorsqu’elle retrouve le cygne blanc, beaucoup plus subtil qu’au premier acte : la crainte, qui monopolisait la palette expressive, laisse place à un désespoir résigné où l’amour du prince se trouve esquissé entre tendresse et regrets. Rétrospectivement, le cygne blanc du deuxième acte, de jeune vierge effarouchée, devient cette jeune femme au cœur déjà brisé par le passé, qui savait à quoi cette union risquait à nouveau de la mener. Au dernier acte, l’issue fatale est acceptée, embrassée ; lorsqu’elle se trouve dans les bras du prince, ses yeux sont presque fermés d’un bonheur déjà enfui (par opposition aux yeux grand ouverts, rayonnants de plaisir, du cygne noir), et lorsqu’elle le prend sous son aile, la tête qu’elle pose sur la sienne se fait caresse de consolation. Soudain plus mature que le prince, elle en devient presque maternelle.

Il faut dire que le prince de Josua Hoffalt (trop humble pour le rôle ?) est sacrément puéril : loin de faire des caprices princiers, il est incapable de s’affirmer et de prendre son autonomie entre l’autorité royale exercée par sa mère et les manœuvres de son précepteur. Devant sa danse élégante mais un peu molle, je ne peux m’empêcher de penser à cette phrase entendue au théâtre quelques jours auparavant, prononcée par une Adèle Haenel en costume d’homme : « Je suis homosexuel, ma mère est dominatrice. » Dans les portés finaux, Siegfried s’accroche à Rothbart comme un enfant aux basques de sa mère. Pourtant, le Rothbart campé par Florimond Lorieux est moins une figure paternelle de substitution qu’un frère d’armes particulièrement sournois, sorte de Néron bien décidé à évincer Britannicus. Sur le moment, l’adresse avec laquelle il use de sa jeunesse apparente et de ses traits fins pour compenser un certain manque de carrure (le rôle est souvent confié à des hommes plus âgés et plus baraqués) m’a plutôt évoqué le monde des régents : c’est un Mazarin intriguant à son aise tant que le roi est encore enfant. Fin et rusé, il s’immisce parfaitement entre le prince et le cygne, ne contribuant pas peu à faire du pas de trois du troisième acte l’acmé du ballet.

Ajoutez à cela la musique de Tchaïkovsky, un Allister Madin que vous repérez à son sourire, sans même avoir besoin des jumelles, et un corps de ballet aux petits oignons (doute : les oignons se marient-ils bien à la volaille ?) : voilà une très bonne soirée, que vous ne voyez pas passer. Dire qu’avant, le Lac des cygnes me paraissait long… Mais ça, c’était avant de me mettre à l’opéra, quand je n’avais pas découvert le plaisir d’entendre Tchaïkovsky en concert et que tous les cygnes que j’avais vus étaient désespérément russes.

 

1 Au niveau des bras, notamment, qui pourraient être plus déliés (même si je reconnais, depuis que j’ai vu un cygne blanc que ses bras anguleux rendaient plus impressionnants que les ondulations sans coude auxquelles excellent les Russes).

Up and Down

Des hauts et des bas, il y en a, dans cette adaptation par Boris Eifman de Tender is the night. N’ayant pas lu le roman de Francis Scott Fitzgerald, il m’est aisé d’en donner un résumé simpliste d’après la trame du ballet : un psychiatre épouse une riche patiente en plein transfert et sombre peu à peu dans la folie tandis qu’elle redevient autonome et profite d’une fortune au contact de laquelle son mari s’est perdu. Des fous (comme médecin) chez les fous (comme patient) : retour à la case départ – en passant par les années folles, car il est dit du roman qu’il « mêle avec génie le clinquant à l’intime ». Le ballet de Boris Eifman fait exactement le contraire : il les dissocie au point d’évoquer la schizophrénie de son héroïne. D’un côté, les up : la société des années folles, les airs jazzy, les scènes de groupes endiablées ; de l’autre, les down : le couple et ses fantômes (père incestueux, double schizophrénique), un lyrisme romantique, des pas de deux déchirants. Face au ballet très décousu qui en résulte, je prends vite mon parti : brûler la soirée par les deux bouts et profiter éhontément de ces corps qui embrassent aussi bien le show off façon Matthew Bourne que l’expressionnisme à la Mats Ek – il n’y a vraiment que les danseurs de Boris Eifman, probablement parmi les meilleurs danseurs classiques qui soient, pour donner corps à cet improbable mélange de comédie musicale et de contemporain.

Je ne suis pas bon public : je suis amoureuse. Je me fiche des faiblesses de la chorégraphie, je m’en fiche, je m’en contrefiche, si vous saviez – je les vois, j’ai cette lucidité, mais je suis aveugle à mon exigence, mon intransigeance habituelle : je suis amoureuse et j’aime les ballets de Boris Eifman avec leurs défauts, à en devenir de mauvaise foi ; j’aime ses interprètes de folie, leurs corps élastiques et puissants, qui n’embrassent rien qu’avec la fougue de l’âme slave, fervente, rageuse, comme si leur vie, leur santé mentale, en dépendait – et ils sont fous, assurément, fous à délier, à délirer, à admirer, éperdument. Lyubov Andreyava… *soupir*

Le divertissement ne me contente pas, mais je fais avec, j’essaye de ne pas me faire détourner de ce bouillonnement un peu brouillon, bouillonnement de qui désire toujours plus de sensations, de mouvement, de vie et qui le désire avec violence. C’est le galbe d’un mollet, Lyubov Andreyava, d’une jambe le long de laquelle on remonte avec angoisse, Lyubov Andreyava, le cou-de-pied qui fait tourner la tête, un dos reptilien, des épaules superbes… c’est un regard fiévreux, surtout, brillant, presque malade.

Ce sont de grands malades, oui (l’asile pour la deuxième fois, après Rodin et Camille Claudel), magnifiques. Les femmes surtout, Lyubov Andreyava surtout – à ne plus savoir si l’on voudrait être comme elle ou auprès d’elle (désir d’imitation ? désir ?). Pour une fois, les danseuses sont femmes, des femmes au comble de l’élégance (ah ! Maria Abrashova !) – même lorsqu’elles nous font rire, comme dans cette scène de cinéma muet, surjouée puis projetée en accéléré par une star Cléopâtre et son gladiateur de César (ou était-ce Marc Antoine ?). On se croirait un instant dans la Cendrillon de Noureev, à la différence près que, mais oui, c’est drôle.

Les robes, aussi, y sont pour beaucoup – si belles qu’on n’ose même plus parler de costumes ; je commanderais bien une demie-douzaine de modèles. Il y a le glamour ultime de la longue robe rouge fendue, mais peut-être encore plus la simplicité de cette robe à dos de goutte d’eau, qui dégage les épaules, prêtes à être attrapées, à donner force et puissance aux bras qui assurent la tension avec l’autre, sans cesse attiré, repoussé. Difficile de parler de portés tant toute la surface du corps est sujette à devenir zone de contact, d’appui ou d’élan (cette image persistante du pied flex qui se repousse de la cuisse, pliée, du partenaire…). Les corps entremêlés… C’est moins organique dans Up and Down que dans Rodin, mais cela joue toujours sur le registre du plaisir. Plaisir de voir, de se gaver, de se gorger, de ces corps pleins de vie. Au diable les aléas de la chorégraphie.

Éloge de la variation

Le concours de promotion du corps de ballet de l’Opéra de Paris, c’est YouTube IRL. Même pas besoin d’appuyer sur replay pour repasser une variation : l’armée de quadrilles s’en charge avec sa variation imposée. Dix-huit premières variations du pas de trois du Lac des cygnes (acte I), suivies par onze Gamzatti (acte II) et six paires d’ailes noires en tutu blanc qui rembobinent la variation d’Odile (acte III) à coups de tours attitudes.

La difficulté des variations imposées se dessine au fur et à mesure des passages : ici un passage par la cinquième délicat (tantôt escamoté tantôt arrêté), là un début houleux (les épaulements s’entrechoquent et la pauvre quadrille ressemble alors à une bille ballotée dans une grande boîte en fer). Les premières candidates font surgir des points d’achoppement différents, qui se trouvent plus ou moins soulignés par les suivantes, comme un chemin frayé à travers champ, qui finit par devenir un chemin de terre à force d’être emprunté. C’est une véritable carte des difficultés qui apparaît, avec son relief escarpé, ses montagnes à gravir et le vent qui souffle à leur sommet, faisant pencher les danseuses dans leur diagonale de tour. À chaque fois, le public, se méprenant pour Éole, retient son souffle en espérant que celle qui s’est éloignée des côtes et tangue dangereusement va vite redresser la barre. D’autres mènent leur barque en ayant manifestement le pied marin, mais heurtent soudain un récif sous-marin : Juliette Hilaire surnage avec ses chaussons définitivement brisés tandis qu’Hannah O’Neill, ayant trébuché sur un petit sautillé sur pointe*, repart ni vu ni connu. On leur pardonne d’autant plus facilement qu’elles nous ont habitué à un rythme de croisière. Je m’en étais fait la réflexion une fois en voyant Myriam Ould-Braham trébucher : mieux vaut surprendre le spectateur par un accident de parcours que le laisser tout crispé d’avoir pour la danseuse serré tout ce qu’il pouvait, dents, poings et fesses.

Mais la technique n’est pas qu’affaire de difficultés. C’est avant tout une question de maîtrise, c’est-à-dire d’apprentissage bien sûr mais aussi de choix. On identifie au niveau macro les écoles de danses (par nationalité : française, russe, américaine…) mais il existe au sein de ces écoles, au niveau de chaque individu, tout un tas de manières de faire – de faire un pas et de faire avec un corps qui n’est jamais le corps idéal et qui est surtout toujours différent de celui de la voisine (même à l’Opéra de Paris, qui a probablement le corps de ballet le plus homogène qui soit). À partir de ses facilités naturelles et de ses handicaps, chaque danseuse développe une manière de danser qui lui est propre et qui va infléchir la façon dont elle aborde les rôles. C’est là, ancré dans un physique qui ne l’explique pas entièrement, que surgit le style, au croisement du corps et de l’interprétation, entre donné et conquis.

Et c’est passionnant à observer. Prenons par exemple les redoutables tours attitude en dehors de la variation du cygne noir. Laura Hecquet les prend très resserrés, très rapides, au risque de les faire paraître rabougris et d’avoir un atterrissage un peu brutal : comme elle reste musicale, l’arrivée abrupte fait apparaître toute la sécheresse du cygne noir, de cette mauvaise bête avec ses mauvais tours – on n’a pas franchement envie d’être à la place de Siegfried. Héloïse Bourdon, quant à elle, plus grande et moins rapide, prend ses tours attitudes planés, avec une descente moelleuse, au risque d’arriver en retard et d’ôter du piquant à son personnage : c’est que son Odile n’est pas une mauvaise bête, c’est une reine ensorceleuse, fière et envoûtante, qui vous empêche de détourner le regard – on comprend pourquoi Siegfried se laisse si volontiers prendre au piège.

Les variations imposées permettent de mieux percevoir le continuum entre technique et interprétation, celle-là s’effaçant derrière celle-ci à mesure que l’on monte de classe. La différence de maturité est flagrante. Jamais je n’avais remarqué à ce point la jeunesse des quadrilles : leur visage aux traits légers et leur corps fluet, mais aussi leur danse à l’image de leurs préparations propres et posées, trop visibles pour n’être pas scolaires. Les erreurs de jeunesse (qui ne s’est pas lancée dans Kitri comme une bourrine ?) se confondent avec un enthousiasme mi-fonceur mi-naïf, qui leur fait choisir comme libre des variations d’étoile canoniques, que les danseuses osent de moins en moins aborder à mesure qu’elles se rapprochent du rang stellaire : 7 variations de Petipa/Noureev sur 18 chez les quadrilles, 2 sur 11 chez les coryphées et 1 sur 6 chez les sujets.

L’audace ne paie pas toujours, mais elle en impose parfois. Le port de tête royal de Roxane Stojanov arrache ainsi un « qu’est-ce qu’elle est beeeeeelle » au petit chignon à côté de moi (un peu plus tard, Forsythe, moins chanceux, écopera d’un « c’est bizarre »). La vérité sort de la bouche des enfants : Roxane Stojanov, véritable petite tsarine dans Paquita, possède une classe indéniable (et solide avec ça, la bougresse). Mais la perle que ce concours m’a permis de découvrir, c’est Amélie Joannides. Elle possède dans le buste et les bras une fluidité qu’on ne voit guère, dans la compagnie, que chez Myriam Ould-Braham. Encore quelques années, un peu de travail sur la musicalité, des protéines pour passer les fouettés à l’italienne et cette jeune danseuse devrait faire merveille.

En attendant, le jury, qui ne transige pas avec la solidité technique, a promu Jennifer Visocchi, sexy et provoc’ à souhait dans le Grand Pas de Twila Tharp, et Ida Viikinkoski, avec un Printemps, heu, printanier. La même variation a été présentée par Emma d’Humières et Léonore Baulac, si bien que j’avoue ne plus trop me souvenir qui l’a dansée comment. D’une manière générale, l’arrivée de Benjamin Millepied a opportunément ravivé l’amour de tous pour Robbins (10 variations libres) – et de certains pour Balanchine (4 variations libres, qui ne détrônent pas encore les 6 de Noureev). Aucun lien, évidemment, avec le fait que 4 des 5 danseuses promues ont choisi l’un de ces deux chorégraphes – c’est naturel. Tout aussi naturel que de passer du printemps à l’automne sans hiver ni été. L’automne de Laura Hecquet, sans être aussi insipide que celui qui avait valu à Sae Eun Park sa promotion comme sujet (son Odile était elle aussi hors sujet), m’a moins ému que le souvenir de Letizia Galloni – mais comme ce n’était pas cette année, il n’y a pas eu ce léger sentiment de malaise qui accompagne la sortie de scène d’une danseuse dont la variation a été mieux interprétée par quelqu’un de la classe d’en-dessous (toujours délicat, ce genre de choses). Quoique Laura Hecquet me laisse de marbre, son indéniable allure (et sa patience) se trouvent récompensées. Voilà qui devrait redonner espoir à certaines danseuses comme Leila Deilhac, plus mature que la plupart de ses collègues (j’allais écrire « camarades » ; la plupart sortent de l’école) et qui l’a montré en choisissant la variation en vert de Dances at a Gathering, variation de la maturité si l’on se souvient de la présentation qui en avait été faite lors de la séance de travail avec Sabrina Mallem (mais où est-elle passée, d’ailleurs ?).

La maturité. Lorsque les danseuses en font preuve, la variation imposée ne semble plus l’être. Le lieu commun, de cliché répété par des générations de gambettes, devient l’espace où l’identité permet par contraste d’apprécier davantage l’altérité. On compare non plus tant pour trouver le meilleur (même si c’est le principe du concours) que pour trouver ce qui diffère, ce qui est spécifique à chaque danseuse. On s’aperçoit que l’interprétation tient parfois à pas grand chose : dans la variation du pas de trois du Lac des cygnes, c’est le port de tête lors des temps de flèches (tête en arrière : jouissance explosive ; de profil, menton baissé : provoc’ / menton levé : superbe…) tandis que dans la Bayadère, toute la force expressive semble se concentrer dans la préparation de la diagonale en remontant (plus ou moins royale, délicate, épaulée, cambrée…). Tout cela n’est presque rien au regard de la richesse chorégraphique des variations, mais la différence est incroyable – incroyablement excitante pour le spectateur.

Quand on en est là, c’est gagné, tout n’est plus question que de personnalités. Commence alors la litanie des noms, qu’il faut prononcer avec ferveur, comme un bouquet de feu d’artifice : Camille de Bellefon, qui m’a fait découvrir une nouvelle variation d’Arepo (quand diable se décidera-t-on à le programmer ?) ; Lucie Fenwick, la grande perche aussi grande que sexy quand elle traverse la scène dans sa tenue électrique d’In the middle ; Laurène Lévy, musicale et élastique à souhait pour un autre extrait de Forsythe, exactement comme je l’aime dansé (rien que la main flex qui descend devant le spectateur tient en haleine) ; Charlotte Ranson, le doigt mutin en muse d’Apollon (si ce n’est pas mutin, on a l’impression de voir un bras dans le plâtre) ; Marion Barbeau, que j’aurais bien vue classée un peu plus haut avec sa Bahkti ; Laure-Adélaïde Boucaud, bassin et queue de cheval au taquet dans le Sacre du printemps de Béjart (la chorégraphie en elle-même fait toujours son effet mais il faut avoir le courage de la proposer – et cette année, la vague néoclassique américaine a beaucoup amoindri le contraste qu’il y a habituellement entre le classique et le contemporain, finalement peu représenté) ou encore Héloïse Bourdon, moins pour sa variation des Mirages que pour celle du cygne noire, réellement splendide (alors que je l’aurais davantage imaginée en cygne blanc – heureuse d’avoir été surprise !). Si l’on s’en tenait uniquement aux prestations du concours, c’est elle qui aurait dû monter. Et pourtant, la promotion de Laura Hecquet, si elle fait soupçonner que les dés sont pipés, est en soi plus juste, car elle promeut une artiste plus constante (Héloïse Bourdon a une présence-néon : éteinte quand elle est paralysée par le truc, incroyablement lumineuse quand elle est sûre d’elle).

C’est l’éternel problème du concours comme mode de promotion : les impératifs de la compagnie impliquent des décisions qui relèvent davantage d’un manager (gestion à long terme d’un groupe) que d’un jury (évaluation ponctuelle d’un individu). Sans même parler des décisions parfois arbitraires, on se trouve rapidement à rejouer la dichotomie philosophique entre le juste (reconnaître Héloïse Bourdon comme ayant fait le meilleur concours) et l’éthique (promouvoir une danseuse qui le mérite depuis longtemps). Comme les danseurs tiennent à la façade démocratique du concours, qui leur permet d’être vus dans la variation de leur choix une fois l’an, même s’ils sont très peu distribués par ailleurs, je serais pour que l’on transforme le concours en fête : deux journées portes ouvertes où les danseurs pourraient présenter à leurs pairs et au public une nouvelle facette de leur personnalité. Quoi, on peut toujours rêver !

 

D’autres avis chez le petit rat, Amélie, Blog à petits pas… 

*Le concours se sera déroulé sous le signe du sautillé sur pointes : non seulement il y en avait dans deux des trois variations imposées, mais d’assez nombreuses candidates ont rentabilisé leur entraînement en choisissant des variations libres qui en contenaient (Giselle mais pas uniquement).

Forsythe à table

« There is a problem with doing ‘a Forsythe work’ » soulignait le chorégraphe lui-même lors de la reprise de The Second Detail par le Boston Ballet. « Everyone starts to over-muscle and ‘modernize.’ » À la lecture de l’article, j’étais perplexe. En voyant danser le ballet de l’Opéra de Lyon, quelques semaines à peine après le Dresden Ballet, j’ai compris pourquoi il insistait sur la limpidité du mouvement : « No matter how fast you are moving, it should be pristine, like court dance. » Comme une danse de cour. Cette comparaison, étrange de la part d’un homme qui a poussé le classique dans ses retranchements, perd de son étrangeté lorsqu’on voit le ballet de l’Opéra de Lyon danser Workwithinwork et que, ce qui paraît en transparence, c’est McGregor. L’espace d’un instant, je revois Genus, avec les danseurs qui attendent sur le bord de devenir à leur tour l’un de ces couples décentrés, formés hâtivement au hasard des entrées et sorties en arrière-scène. Que McGregor se soit ou non inspiré de Forsythe m’importe peu : on voit comment Forsythe débouche sur McGregor, comment le style de Forsythe évolue et se perd dans celui de McGregor, comment le mouvement classique, poussé à des extrêmes de vélocité et d’extension, tend à devenir illisible. Le mouvement se brouille dans l’œil du spectateur : les danseurs vont trop vite – ou pas assez, donnant l’impression de courir derrière la musique. Exactement comme pour Infra / Chroma / Limen, je me mets à regretter que l’accalmie offerte un instant par un pas de deux ne donne pas à la pièce entière son tempo – un comble pour moi qui aime la vitesse et n’apprécie que moyennement les adages. Heureusement, un épaulement un peu plus étiré que les autres, une pointe plus vivement piquée, et la sensation revient, j’éprouve à nouveau ce que je vois. Soulagée mais inquiète : il s’en faudrait de peu que le plaisir ne nous anesthésie. Vite, vite, rappelez-vous de la danse de cour, avant qu’il ne faille disséquer l’anatomie de la sensation, morte d’hyperactivité.

À moins que la sensation ne meure de confort. Sarabande n’est pas désagréable mais je ne suis pas certaine qu’elle soit grand chose d’autre. Comme la plupart des pièces du nouveau directeur de la danse de l’Opéra de Paris, je le crains. L’entrée du premier danseur me rappelle celle de Benjamin Millepied en danseur brun dans Dances at a gathering, mais je ne retrouve pas l’émotion du couple Chopin-Robbins et ce, malgré Bach, malgré l’élan et la camaraderie virile de la chorégraphie de Millepied. Dieu sait pourtant que Bach rend émouvant à peu près n’importe quel geste pris dans son flot musical.

One flat thing, reproduced : voilà qui me satisfait pleinement d’être là où je suis. Au théâtre de la Ville pour assister à cette soirée. Et en haut de la salle. Après avoir, de cette place, vu dans Workwithinwork deux danseuses couchées entre deux laies de lino comme deux soupirs sur une portée musicale, les rangées de tables de One flat thing, reproduced m’apparaissent comme cette illusion d’optique où l’œil voit des intersections grises là où il n’y a que des carrés blancs sur un fond noir (ou inversement). Sauf que les points gris sont en réalité des danseurs hauts en couleurs. Entre les tables, sous les tables, sur les tables, ils apparaissent comme des taupes et l’on entre dans le jeu avec nos yeux comme marteau. Je crois n’avoir jamais vu pièce si récréative : les danseurs se déplacent dans les travées comme les fantômes de Pac-Man, se balancent entre les tables comme dans une salle de classe, mettent les pieds dessus, et le reste, parce que ce sont de parfaites maisons pour jouer à chat (perché), s’attrapent, se phagocytent, entrent en collision, rebondissent puis rembobinent la partie pour rejouer de plus belle. Le tout sur une bande-son qui tient du bâton de pluie Nature & Découvertes remixé avec la neige de la télévision hertzienne, post-synchronisé avec des toons rembobinés, quelque part dans une usine hantée. Bruyant mais ludique. Inutile de dire que je me suis bien amusée.

À retenir : les tables sont de bien meilleur augure que les chaises en danse.

Le cas Opéra à l’étude

Aucun souvenir d’Études. À mesure que le ballet progresse, cette absence de souvenirs me semble de plus en plus étrange… Je vois bien les silhouettes à la barre sur fond bleu mais le pas de trois des étoiles ne me dit rien, pas plus que le cancan des petits battements, où seules les jambes sont éclairées. Je finis par comprendre que je n’ai jamais vu ces fameuses silhouettes qu’en images et que je les ai animées avec mes souvenirs de Suite en blanc, autre ballet dont la seule vocation est de célébrer… le ballet (et les balletomanes sont bien gardés). Mais là où Serge Lifar produit un méta-ballet où les alignements exaltent la puissance du corps1, l’hommage d’Harald Lander est un tombeau, d’où sort une Willis sans âme. L’ensemble vire pourtant moins à la gymnastique qu’au cirque, comme l’a fait remarquer Palpatine à la sortie, qui aurait bien mis un monsieur Loyal avec un cerceau pour faire la circulation des fauves lors des diagonales de grands jetés. Il est vrai qu’Études m’a fait l’effet clown : un sourire sans joie, reflété par une Dorothée Gilbert complètement crispée, alors même que sa technique solide et ses équilibres légers ne devraient pas lui donner l’occasion de s’inquiéter. D’une manière générale, plus c’est simple, pire c’est : le comble de la crispation est atteint lors du grand plié inaugural, alors que ce pas, premier exercice à la barre, redevient une bagatelle à chaque difficulté technique qu’il prépare. L’exercice de style atteint ses limites, la pureté du mouvement tendant à sa disparition. Heureusement que les garçons étaient là pour oublier pas et positions dans la danse – non pas à la manière de Karl Paquette, qui en oublie de tendre les pieds, mais à celle de Josua Hoffalt ou mieux encore, d’Axel Ibot et Allister Madin qui détendent l’atmosphère en ne donnant pas l’impression de jouer leur carrière.

 

X, Y, untel, unetelle… Études met en évidence la tendance qu’a l’Opéra de Paris à exacerber le travers balletomane du name-dropping. Parce que la mayonnaise peine de plus en plus à prendre, on ne déguste plus une œuvre bien (com)prise, on se félicite de la qualité de ses ingrédients/interprètes. Voyez la formidable Lydie Vareilhes dans son justaucorps moutarde ! Vous pourrez mettre qui vous voulez dans le rôle de l’œuf, il manquera toujours le tour de main pour qu’il y ait émulsion. Impair et Pas./Parts. Nourri mais pas régalé, on s’amuse en prenant des chouchous par demi-douzaine : il y a celui qu’on découvre (Alexandre Gasse), celui à qui l’on pardonne tout (Karl Paquette), ceux qu’on sait sans hormones (Axel Ibot et Allister Madin, qui ne sont pas mon genre mais que j’adore) ou encore celui qu’on hésite à retirer de la boîte (Audric Bezard) parce qu’on ne fait pas d’omelette sans casser des œufs. Et voilà comment la balletomane, qui ne jure que par les cygnes, finit par glousser comme une poule.

 

1 Le chorégraphe s’y connaît : c’est lui qui a instauré le défilé en s’inspirant des parades militaires soviétiques…  Pas certaine de l’effet dissuasif du « régiment de flamands roses » d’Études. ^^