Il faudrait que je pense à vérifier la durée des œuvres que je vais voir, et le programme exact : malgré toute l’encre qu’elle a fait couler, la Messe pour le temps présent de Béjart ne dure qu’une dizaine de minutes. En compulsant le programme, je m’aperçois en outre qu’elle n’est pas interprétée par le Béjart Ballet Lausanne ou par les élèves de Rudra Béjart, mais par les étudiants du CNDC d’Angers. Que me suis-je donc précipitée d’aller voir ?
Lorsque les bruitages du Carnet de Venise de Pierre Henry sont lancés aux platines et que je me retrouve coincée à ma place pour une heure sans personne sur scène, les musiciens remplacés par d’innombrables caisses de sono, mon réflexe premier est de me maudire. Me voilà prise au piège, punie de m’être laissée attrapée au seul nom de Béjart. J’enrage. Brièvement : je ne sais si c’est le manque d’énergie, pompée par le second rhume de la saison (bonjour la respiration sous scaphandrier), ou un brusque accès de sagesse, mais je ne vais pas me gâcher la soirée davantage qu’elle ne l’est déjà ; je me résigne et, contrainte de l’entendre, me mets à écouter ce que je ne serais jamais venue écouter de mon propre chef. Il faut bien écouter, il n’y a personne à regarder, à part un ingénieur aux platines qui règle les variations de lumières aquatiques pour escamoter et faire surgir les caisses de sono, et qui a l’air à peu près aussi inspiré que moi quand je dois mettre à jour des fichiers Excel. Je quitte le bonhomme des yeux, et me renfonce, résignée, dans mon siège. Je peste encore intérieurement de temps à autres, mais les sursauts d’exaspération s’espacent et me laissent libre d’errer mentalement au milieu des lumières aquatiques, des caisses de sono, des têtes devant moi et des sons étranges qui oscillent entre la musique et le bruit.
C’est donc cela, la musique concrète ? Des grincements de poutres, de fondations, des sonars, des bruits de pas, de cloches, de vagues, de voix qui rebondissent comme des billes, s’estompent en rumeur, des envolées de pigeons sur la place Saint-Marc, des gondoles glougloutantes, des explorations des profondeurs : c’est officiel, Venise a été engloutie par les eaux, et c’est depuis les profondeurs que nous l’explorons, que nous la redécouvrons par l’imagination, une ville à mi-chemin entre l’Atlantide et le Titanic, un miracle-naufrage dont on s’approche dans un mélange de sonars technologiques et de souvenirs enchantés par la rouille, bribes monterverdiennes d’un glorieux passé qui surgit par instants au présent devant nous, derrière nous, dans nos oreilles.
Même si je suis déroutée par cette bande-son en mal d’images, cinématographiques ou chorégraphiques, même si je pense que c’est un peu l’arnaque et que ce serait infiniment mieux chorégraphié par Béatrice Massin (ce mélange de baroque et de contemporain, c’est tout elle ; c’est la musique de sa prochaine ou précédente épopée dansée de migration par-delà les mers, l’évidence même), les interprétations délirantes et poétiques qui clapotent dans mon cerveau m’empêchent de nier qu’il y a quelque chose, qu’une chimère émerge de ces collages sonores, moins collés que fondus, enchaînés, estompés. J’en conviens peut-être au moment où je me dis que je préférerais écouter Monteverdi seul, sans les bruits parasites qui le noient et l’obscurcissent en le citant, et que je me rends compte au même moment que ce n’est pas vrai, c’est exactement ce que raconte Michel Schneider dans son essai-roman sur Glenn Gloud, cette étrangeté selon laquelle le pianiste aimait s’écouter jouer quand on passait l’aspirateur autour de lui, quand il y avait assez de bruit pour qu’on ne puisse plus entendre la musique, seulement l’écouter – la deviner, l’inventer comme on reconstitue une discussion à partir de son contexte dans un milieu bruyant : c’est précisément parce que les extraits de Monteverdi sont les seules bribes de musique, harmoniques, identifiables de cet objet sonore, que je tends vers elle, que j’y tends l’oreille, l’attention, quand livrée de but en blanc, nue, exposée, elle serait peut-être moins désirable. Il faudrait non plus lutter contre ce voile sonore parfaitement ajusté pour la dissimuler-dévoiler, mais contre les distractions qui en détournent, le ventre qui gargouille, le voisin qui siffle du nez, la to-do list de la semaine. Que la musique de Monterverdi se devine avec le charme des ruines, c’est dire que Pierre Henri orchestre l’épaisseur du temps, sa destruction, et que ce Carnet de Venise n’est peut-être pas que le carnet de voyage d’un musicien et de son micro, mais aussi, peut-être, le souvenir-désir d’un voyage dans le temps. Quand j’ai regardé ma montre un quart d’heure avant la fin, j’ai été surprise : je ne m’étais pas ennuyée jusque là.
Je n’ai néanmoins pas réussi à me retenir de bitcher à l’entracte : tout ceci avait été plus intéressant qu’agréable. La suite de la soirée a renversé les deux termes, peut-être pas dans une exacte mesure, vu qu’il était intéressant de découvrir à quoi ressemblait cette Messe pour le temps présent de Béjart, et de constater le temps parcouru depuis l’époque où il était considéré comme osé de danser en jeans-baskets des mouvements à référence sexuelle explicite – mais l’agrément dépassait de loin l’intérêt : j’ai été très occupée à kiffer.
Oh, surprise, je connais la musique ! Tout le monde, répliquera Palpatine à la sortie, toujours prompt à rembarrer l’enthousiasme et la fierté individuelle par la statistique collective. Mais si tout le monde l’a probablemenent entendue dans une pub, tout le monde ne l’associe pas à la présentation de fin d’année de la classe supérieure au conservatoire – quand les grandes déboulaient des coulisses en justaucorps de velours moirés turquoises et collants noirs (souvenirs, souvenirs, tout une époque).
Les étudiants du CNDC d’Angers en sont à des degrés divers de développement de leur personnalité artistique, certains (certaines surtout) déjà affirmés, d’autres encore un peu verts, un peu gringalets dépassés par le mouvement ; mais tous se donnent à fond, et leur énergie est communicative (comprendre : j’ai dansé sur mon siège). Mains explosives, culs en arrière, gestes outrés, on retrouve là Béjart, et les jeunes danseurs s’en amusent visiblement ; c’est un peu pas eux, pas leur époque, ça ne leur va pas vraiment, mais c’est comme de se déguiser, ça leur va parfaitement : les regards qui se croisent tête en bas déclenchent des sourires entre eux.
Douze minutes de joie et de bonheur, ce serait un peu trop court, alors on profite de ce que Pierre Henry a fait un grand remix de sa musique et de ce que Hervé Robbe, danseur béjartien, ait chorégraphiée une suite pour continuer de kiffer. La tenue jeans-baskets a été complétée par un sweat à capuche ; la manif soixante-huitarde s’est muée en rave party. C’est moins la joie à l’état pur, mais ça la prolonge bien – il faut les paradis artificiels qu’il faut. Les danseurs ne se sourient plus ; c’est la transe et l’effort, bouche ouverte et non plus étirée pour avaler assez d’air et tenir le rythme soutenu, stroboscopique, les rafales de danseurs qui défilent face à nous, en lignes invisibles qui s’escamotent à mesure qu’elles avancent et n’en finissent pas de déferler, défiler. J’adore l’air de provocation arboré par les filles, dont se dégage cette sensualité très particulière de qui n’y recourt pas – pas besoin, assez forte comme ça. Une des danseuses en particulier (pas réussi à l’identifier malgré les nom égrenés dans le programme) agrippe mon regard ; c’est à elle que je me raccroche quand les scènes d’ensemble me dépassent et que j’ai besoin de refaire la mise au point sur le mouvement individuel. En plus de sa beauté, elle a ce truc des meilleurs danseurs pro : une résistance innée dans le mouvement, qui crée une épaisseur, sculpte l’espace autour d’elle, tandis qu’elle semble en faire moins que ses camarades – pas besoin de s’agiter quand le mouvement s’offre d’emblée comme geste.
J’ai kiffé (et même pas twerké dans le métro, c’est dire si je sais me tenir).