La Perse, la Russie, Vienne et le Bronx… le New York Philharmonic nous aura tout fait.
J’aime beaucoup Esa-Pekka Salonen à la direction ; il semblerait que cela soit également le cas à la composition. Pour son Nyx, j’ouvre grand les oreilles comme on ouvre grand les yeux dans le noir. A cause de l’homophonie avec le ptyx de Mallarmé, je me mets à imaginer un aboli bibelot d’inanité sonore posé dans le noir sur le manteau d’une cheminée ; la musique rôde autour, dans la pièce endormie, comme un chat qui se faufile entre des objets qu’il n’est pas censé côtoyer ; quelques notes dégringolent, patatra, et c’est la présence d’un escalier qui est révélée, au fond de la pièce, saturée de présence et d’obscurité au point qu’on se demande qui l’on aurait bien pu réveiller, qui n’aurait pas choisi de veiller pour entendre ce qui allait arriver.
La Shéhérazade de Joyce DiDonato ne m’aurait pas fait tenir 1001 nuits. Passée l’ « Asie » initiale, sa diction devient du chinois – ou du persan, si vous préférez. J’ai beau m’être replacée au parterre en contrebande avec Palpatine (tout au fond, certes), sa voix me parvient mais ne me touche pas ; la découverte de cette mezzo-soprano aurait mérité une autre salle. À défaut d’avoir senti son grain de voix, j’aurai été témoin de sa générosité envers le public parisien, qu’elle salue d’un beau Morgen straussien en bis.
Après l’entracte, je me rassois à ma place usurpée et m’en fais déloger à la dernière seconde par son propriétaire légitime. C’est le jeu des chaises musicales : j’ai joué, j’ai perdu. Ce que j’ignorais, c’est que le propriétaire de la place n’était autre que Serendipity, lui-même délogé de celle qu’il avait occupée pour gagner quelques rangées. L’arroseur mélomane arrosé, l’ironie est assez savoureuse, il faut bien l’avouer. Après ces guignoleries qu’on avait bien cherchées, que dire des Valses nobles et sentimentales de Ravel ? Qu’elles sont aussi dansantes et qu’avec les fesses posées par terre sur l’escalier, ce n’était pas gagné ! (Avec ses mains papillon et ses pas de côté, le chef Alan Gilbert m’a rappelé les variations free movement de mes premières années de danse classique.)
À quelque chose malheur est bon : replacée en vitesse au huitième rang pendant le précipité, j’apprécie la suite du Chevalier à la rose comme je ne l’aurais pas pu derrière. Enfin, cela vibre ! La musique résonne en moi comme si j’étais la caisse des contrebasses auxquelles je fais face (le frisson lors de leur magnifique ploum ploum !). La musique de Strauss, cet opéra en particulier, m’émeut toujours autant. On croirait entendre le cœur de la Maréchale s’arrêter de battre puis, en l’absence de crise cardiaque, reprendre, entraîné par la valse qui bientôt se suspend à nouveau, la dissonance au bord des lèvres, et reprend inexorablement sa cadence. Étourdie et blessée par les amoureux, la Maréchale n’a plus qu’à s’effacer, dans une dégringolade répétée de vents, qui scintille encore du bonheur auquel elle a contribué et dont elle se voit privée.
La valse de l’acte I du Lac des cygnes est un délicieux bis à nous offrir. Non seulement la nostalgie de cette valse regorgeant de superbes regrets fait parfaitement écho à celle du Chevalier à la rose, mais le New York Philharmonic, jouant comme un seul homme, tourmenté à souhait, lui donne sa dimension tragique. Pas un instant la balletomane qui sommeille en moi ne regrette pas l’absence de ballet. Elle se met en revanche à danser lorsque l’orchestre américain offre sa spécialité et qu’un mini-jazzband cuivré commence à swinguer. On rit lorsque les musiciens se mettent à la queue-leu-leu et, lorsque le trombone a coulissé pour la dernière fois, on applaudit pour en redemander : le chef, mimant d’une main l’assiette dans laquelle l’autre vient chercher quelques bouchées puis délaissant la fourchette pour porter à sa bouche une main-gobelet, nous fait signe que c’est assez. J’espère qu’ils ont bien ripaillé après nous avoir régalé.