Comme ils respirent

Ils dansent, c’est implicite. Ils : Louise Djabri, danseuse au ballet de Bordeaux ; Anna Chirescu, danseuse au CDNC d’Angers ; Hugo Mbeng, qui a manqué les contrats proposés outre-atlantiques à cause d’une blessure nécessitant une opération du genou ; et Claire Tran, danseuse contemporaine qui lorgne vers le théâtre et le cinéma. Ils ont réussi, puisqu’ils sont danseurs ; et pourtant, ils n’ont pas réussi – pas de manière ferme et définitive, pas de manière éclatante, pas en empruntant une voie royale ni même droite, qui les propulserait toujours plus avant. Chaque contrat est arraché à l’incertitude quotidienne, gagné à force d’ampoules et de persévérance – de chance ou de malchance, aussi. Quand on lui demande comment il voit son futur, Hugo Mbeng préfère ne pas faire de plan sur la comète : il a déjà été assez déçu par le passé, quand il avait pourtant bon espoir. La danse apparaît non pas comme un univers de souffrance, dont les danseurs se constitueraient les martyrs glorieux (selon la double légende rose-noire du ballet), mais comme un métier ingrat, où le travail ne paye pas toujours (au propre comme au figuré). Les désillusions sont le seul moyen d’avancer : Hugo a dû accepter de passer sur la table d’opération, accepter d’arrêter de danser pour garder une chance de danser « pour de vrai » ; Louise a dû se résoudre à quitter l’Opéra de Paris pour avoir une chance de danser autrement que sous le stress des remplacements ; et Claire Tran a dû se résoudre à ne jamais devenir danseuse classique pour devenir quand même danseuse – contemporaine.

Le moment où le directeur du conservatoire est venu lui dire qu’elle ne serait jamais danseuse classique, qu’elle n’avait pas le corps pour1, est celui qu’elle désigne sans hésiter comme le pire souvenir de sa carrière. Elle le raconte pourtant avec un grand sourire, parce que cela lui a permis de « sauver sa peau » : danser pleinement, plutôt que de lutter en permanence contre son corps. Mais le sourire n’efface pas la souffrance du renoncement ; il la souligne – tout comme son absence traduit la pudeur qu’accompagne les grandes joies, lorsqu’elle cite sa présente expérience sur scène comme meilleur souvenir de sa carrière. Cette seule inversion du sourire et de son absence par rapport à un événement triste ou heureux laisse présager qu’elle fera sans doute une excellente actrice, ainsi qu’elle le souhaite (et a commencé à oeuvrer en ce sens).

Sans doute, car Claire Tran incarne une autre injustice propre à la danse, outre le corps : la présence. Rien à faire, elle crève l’écran. Les trois autres ont beau présenter de belles personnalités artistiques, tout en sensibilité, ils sont éclipsés par les yeux, le sourire, l’énergie vitale, la beauté incroyable de celle que les journalistes ont eu tôt fait de présenter comme l’héroïne du documentaire. Anne est sûrement plus jolie, Hugo plus virtuose2, Louise plus délicate : il n’empêche, on ne voit que Claire.

Le contraste rajoute à la mélancolie des quatre danseurs, mélancolie chevillée au documentaire, car filmé depuis le point de vue d’une autre Claire, Claire Patronik, comme l’antithèse de l’autre. Cette Claire de l’ombre, qui s’est lancée dans la réalisation d’un documentaire sur ses anciens camarades de conservatoire, a pour sa part arrêté la danse – dès avant le lycée. Ses rares interventions face caméra ne laissent rien entendre d’autre que la frustration et ses tentatives pour s’en dépêtrer, comme de commencer un autre type de danse (le flamenco – j’ai souri : been there, done that ; nous sommes si prévisibles…). Lorsqu’elle se met en scène avec les autres, dans une choré-prétexte créée et répétée pour l’occasion, ce qu’elle paraît gauche à leurs côtés ! On sent sa volonté d’en faire partie à nouveau, ne serait-ce qu’un instant, et il y a là quelque chose de touchant. Cela fait passer des images qui n’ont par ailleurs (c’est cruel mais c’est ainsi) pas grand intérêt : plutôt que de l’observer dans un cours particulier de reprise, j’aurais aimé entendre son témoignage. On ne veut pas voir l’échec, mais il faut l’entendre. Entendre que l’on puisse toujours avoir la même notion de ce qui est beau et de ce qui ne l’est pas, alors que le corps ne suit plus, n’est plus capable d’incarner cette beauté que l’on sait toujours reconnaître. Seul quelqu’un qui a échoué peut donner à sentir dans sa forme la plus pure la déchirure de la renonciation, et la beauté qui résulte de son acceptation – cette déchirure et cette beauté que l’on sent lorsque l’autre Claire raconte le moment où elle a dû renoncer à devenir danseuse classique (l’anecdote tient du paradygme).

En tant que danseuse, Claire Patronik n’a pas sa place dans le documentaire ; et pourtant sa présence apparemment inutile, presque irritante pour le balletomane3, est essentielle. Sans condamnation à l’échec, pas de grâce ; pas d’abnégation non plus, revue et corrigée comme sacrifice glorieux dans l’hagiographie des rares élus. Pour couper court à la mystique kitsch associée à l’univers de la danse et donner la parole aux danseurs, il fallait aussi donner corps à ceux qui ne le sont pas devenus et partagent néanmoins les mêmes aspirations. La même volonté d’élévation.

Au final, c’est derrière la caméra qu’on voit le mieux Claire Patronik, comme artiste ; et c’est comme réalisatrice qu’elle mérite d’être retenue, dans sa capacité à créer des portraits vibrants, à faire danser la caméra, au point de transformer une chorégraphie de seconde zone en envolée lyrique, lorsque tous les danseurs sont réunis sur le parvis de la BNF, en pleine ville, en pleine vie, rouges, rouges, de maquillage et de joie. C’est une autre image, cependant, que je retiendrai, lorsque le visage levé d’Anna ou de Louise, je ne sais plus, disparaît en hors-champ tandis que la caméra poursuit dans la direction du regard, vers les cintres, ailleurs, l’interprète oubliée dans l’inspiration qu’elle suscite. Toujours la même volonté d’élévation, malgré nous.


1
 Ironiquement, la seule a être devenue danseuse classique est celle qui est le plus en forme… comme quoi, on a tôt fait de se constituer prisonnier d’une image idéale.
2 Au fait, mesdemoiselles : le corsaire est un cœur à prendre !
3 Le balletomane pourra se faire plaisir : tiens, c’est le studio Juliette d’Éléphant Paname (en longueur, pour éviter le reflet de la caméra dans le miroir) ; tiens, le Studio Harmonic… et Wayne, c’est Wayne Byars ! Hé, mais en fait, Claire Tran, c’est la fille de #LaVraieVieDesDanseurs ! Et Anne, la fondatrice de C’est Comme Ça qu’on danse !

Danse et contingence

Available light, Lucinda Childs, représentation du 3 novembre

Quelques jours avant de voir Lucinda Childs au théâtre de la Ville, je finissais Winter journal, de Paul Auster :

You knew nothing about dance, still know nothing about dance, but you have always responded to it with a soaring inner happiness whenever you see it done well, and as you took your seat next to David, you had no idea what to expect, since at that point Nina W.’s world was unknown to you. She stood on the gym floor and explained to the tiny audience that the rehearsal would be divided into two alternating parts: demonstrations of the principal movements of the piece by the dancers and verbal commentary from her. Then she stepped aside, and the dancers began to move around the floor. The first thing that struck you was that there was no musical accompaniment. The possibility had never occurred to you – dancing to silence rather than to music – for music had always seemed essential to dance, inseparable from dance, not only because it establishes an emotional tone for the spectator, giving a narrative coherence to what would otherwise be entirely abstract, but in this case the dancers’ bodies were responsible for establishing the rhythm and tone of the piece, and once you began to settle into it, you found the absence of music wholly invigorating, since the dancers were hearing the music in their heads, the rhythms in their heads, hearing what would not be heard, and because these eight young people were good dancers, in fact excellent dancers, it wasn’t long before you began to hear those rhythms in your head as well. No sounds, then, except the sound of bare feet thumping against the wooden floor of the gym. You can’t remember the details of their movements, but in your mind you see jumping and spinning, falling and sliding, arms waving and arms dropping to the floor, legs kicking out and running forward, bodies touching and then not touching, and you were impressed by the grace and athleticism of the dancers, the mere sight of their bodies in motion seemed to be carrying you to some unexplored place within yourself, and little by little you felt something lift inside you, felt joy rising through your body and up into your head, a physical joy that was also of the mind, a mounting joy that spread and continued to spread through every part of you. Then, after six or seven minutes, the dancers stopped. Nina W. stepped forward to explain to the audience what they has just witnessed, and the more she talked, the more earnestly and passionately she tried to articulate the movements and patterns of the dance, the less you understood what she was saying. It wasn’t because she was using technical terms that were unfamiliar to you, it was the more fundamental fact that her words were utterly useless, inadequate to the task of describing the wordless performance you has just seen, for no words could convey the fullness and brute physicality of what the dancers had done. Then she stepped aside, and the dancers began to move again, immediately filling you with the same joy you had before they’d stopped. Five or six minutes later, they stopped again, and once more Nine W. came forward to speak, failing to capture a hundredth part of the beauty you had seen, and back and forth it went for the next hour, the dancers taking turns with the choreographer, bodies in motion followed by words, beauty followed by meaningless noise, joy followed by boredom, and at a certain point something began to open up inside you, you found yourself falling through the rift between world and word, the chasm that divides human life from our capacity to understand or express the truth of human life, and for reasons that still confound you, this sudden fall through the empty, unbounded air filled you with a sensation of freedom and happiness, and by the time the performance was over, you were no longer blocked, no longer burdened by the doubts that had been weighing down on you for the past year.

 

The inner joy. La joie intérieure que l’on sent, presque physiquement, monter en soi. Comme une bulle de champagne dans une flûte, qui exploserait en un sourire sans adresse, dans l’obscurité de la salle de spectacle. La fois où je l’ai ressentie le plus intensément, je crois, c’était avec le bien-nommé Que ma joie demeure.

 

Palpatine était à Vienne début novembre, et je suis presque contente qu’il ne soit pas venu, que j’ai pu en revendant sa place faire la connaissance de C. (approchant la trentaine, avec un nom un peu désuet, lui aussi, pour notre génération). Alors que les derniers spectateurs prenaient place, il m’a dit son enthousiasme pour Einstein on the Beach, qu’il est retourné voir trois ou quatre fois (!) et relève selon lui davantage de l’art total que les opéras de Wagner, et nous avons discuté – de Lucinda Childs, de perception du temps, de pensée occidentale et orientale, de philosophie, philosophie d’érudition et de vie, lui pensant à Confucius (j’ai souri en pensant à Palpatine), moi à Épictète, voyant bien qu’il n’avait pas un savoir scolaire et, en fait, moins un savoir qu’une sensibilité aiguë, une curiosité spirituelle peu commune, où l’intelligence le dispute à l’intuition. Je l’ai manifestement surpris en synthétisant des réflexions dans lesquelles il avançait comme à tâtons, tandis que son tâtonnement à rendu leur bougé à des pensées que j’avais posées depuis un moment. Respiration intellectuelle ; l’air, la parole, la pensée circulent – je me sens comme nettoyée au savon pongien. Ce serait manquer d’honnêteté, cependant, d’omettre la méfiance ou plutôt la défiance qui a accompagné cette rencontre : il est malaisé, en effet, de concevoir une spiritualité athée qui ne verse ni dans le sérieux sectaire ni dans la pacotille bio-branchouille. J’avoue avoir pensé malgré moi un ceci-explique-cela mi-amusé mi-blasé lorsqu’il m’a appris être le gestionnaire d’une association consacrée à la méditation et compagnie. Et pourtant, en-deçà ou au-delà, il y a cet enthousiasme, au sens presque divin du terme, qui accompagne les paroles et le visage de C., presque davantage aspiré qu’inspiré.

Voir un spectacle avec quelqu’un comme cela à vos côtés, dans la certitude fervente d’en recevoir de la joie, vous le fait apprécier davantage. J’en oublie les pieds pas tendus, en-dedans, qui choquent mon œil habitué au lignes classiques, j’oublie les bras comme maladroits, et l’idéal classique s’efface peu à peu au profit de la singularité des corps qui sont devant moi, devant nous, juste devant, puisqu’au troisième rang. Les enchaînements s’enchaînent, en boucles, ouvertes ou fermées, avec les danseurs habillés en blanc, avec les danseurs habillés en rouge, avec les uns et les autres, blanc et rouges comme les molécules d’oxygènes, tous ensemble, à l’unisson puis en canon, en canon puis à l’unisson, à l’unisson et en canon, tous paradoxes et dédoublement permis par la double scène. La scène habituelle a en effet été démontée et remontée en hauteur, formant une mezzanine au-dessus d’un praticable blanc. En étant dans les premiers rangs, il est presque impossible d’embrasser les scènes superposées ; lorsqu’on se focalise sur l’une, le mouvement nous parvient depuis l’autre de manière indistincte, comme la partie d’une image laissée floue par la mise au point. Cela nous dépasse, très simplement. Le vocabulaire limité des pas n’empêche pas la répétition de muer le mouvement en révolution astronomique, ni les costumes pas terribles-terribles en lycra de faire des danseurs des étoiles-planètes-atomes. Il y a quelque chose de terriblement apaisant dans cette répétition elliptique : on ne peut pas prédire quand tel ou tel mouvement reviendra, mais on sait qu’il reviendra (et on ne craint plus de le manquer). L’ennui du cycle monotone est banni ; ne reste que l’enivrement, la transe presque, de cette litanie pourtant moderne, géométrique.

C’est l’équilibre parfait entre nécessité et contingence : les enchaînements auraient pu être autres, mais ils sont ce qu’ils sont et, partant, ne peuvent plus, ne peuvent pas, être autrement. Il y aurait pu y avoir d’autres pas, et pourtant, ce ne sont pas n’importe quels pas ; leur répétition même leur donne leur raison d’être : ce sont ceux qui déjà étaient là. Aucune signification n’est attachée aux pas, sans pour autant que la danse devienne insignifiante, devienne une gymnastique arbitraire (qui est l’exacte impression que me donnent les pièces de Cunningham). Cet espace entre nécessité et contingence, c’est l’espace entre l’index de Dieu et celui d’Adam dans la chapelle Sixtine, c’est l’espace entre le mot et la chose, « between world and word, the chasm that divides human life from our capacity to understand or express the truth of human life » – béance qui, d’un même mouvement, crée l’errance et la transforme en liberté. De la friction incessante de la nécessité et de la contingence naît l’étincelle de la joie, the inner joy – joie de ce qui aurait pu ne être et qui est, joie d’être, joie de vivre. Se rappeler cette célébration de la contingence fait du bien, après le brutal arbitraire des exécutions terroristes.

 

Coïncidence : j’ai ouvert ce soir le journal du théâtre de la Ville qui trainait dans mon entrée depuis deux semaines, et au verso de la couverture figure cette citation de Lewis Carroll, que j’ai arrachée pour l’afficher, peut-être, si je remets la main sur la Patafix : « Mais alors, dit Alice, si le monde n’a absolument aucun sens, qui nous empêche d’en inventer un ? » La multitude d’événements au sein de laquelle nous évoluons m’est soudain apparue comme un points-à-relier sans numéros – ou plutôt avec quelques numéros seulement qui, reliés, constituent un principe de réalité par-dessus lequel on ne peut pas passer, mais que l’on peut suivre, contourner et détourner pour dessiner nos propres motifs, nos propres constellations (l’intelligence, toujours, c’est faire (et défaire et refaire) des liens).

 

(Je suis un peu déçue de ne pas avoir de nouvelles de C., mais tant pis, cela me rappellera que le hasard est une parodie de nécessité.)

Soirée à économie d’énergie

« Pour cette ultime tournée […], la compagnie n’a pas choisi la facilité […]. » C’est une manière de le dire. Ou bien : n’a pas choisi les pièces les plus enthousiasmantes de Trisha Brown.


Solo Olos

Quatre danseurs déroulent et rembobinent en canon un même enchaînement sous les indications d’un cinquième larron, qui a rapidement rejoint la première rangée des fauteuils. Je me demande si l’exercice est réel ou pré-chorégraphié pour éviter tout carambolage ; ma voisine de derrière tranche : « J’en ai vu un hésiter. » Pourquoi pas.


Son of Gone Fishin’

La danse faite inertie. Les danseurs, nombreux, entrent, sortent, reviennent et perpétuent un mouvement d’une fluidité extrême. Ils ne sont que rarement à l’unisson, mais jamais vraiment non plus en pagaille : chacun poursuit le mouvement qu’il a initié et, lorsque deux trajectoires se rapprochent, les gestes s’harmonisent pour mieux se défaire quelques instants plus tard. (On dirait les gouttes d’eau sur les vitres des trains, qui avancent en parallèle jusqu’à se faire phagocyter par un spermatozoïde déboulant à grande vitesse, aussitôt disparu.) Pour ne rien vous cacher, j’ai du mal à garder les yeux ouverts.


Rogues

Les dernières notes d’harmonica(-like) font naître l’image qui résume le mieux ce duo : les deux hommes sont des virevoltants – si, si, vous savez, ces boules végétales qu’on voit rouler dans les westerns… en plein désert.


Present tense

Du monde sur scène, à nouveau, mais cette fois-ci, il y a du contact, avec des portés-manipulations prenants, des costumes colorés et… de la lumière, enfin. Parce qu’autrement, entre recyclage de phrases chorégraphiques, conservation du mouvement et pénombre omniprésente, c’était plutôt une soirée à économie d’énergie.

 

Soirée De Keersmaeker

Les soirées jeunes de l’Opéra me font sentir de moins en moins jeune. L’année prochaine, je ne pourrai plus y prétendre. Palpatine, déjà, n’aura pas pu y goûter. Et sa présence manque. Devant Quatuor n° 4, je ne peux pas m’empêcher d’imaginer ce qu’il en aurait dit, quelque chose comme : c’est du théâtre de la Ville, avec des filles en plus joli. Cette propension à tout apprécier, à tout évaluer en termes de beauté plastique m’épuise, et pourtant, je ne cesse à mon tour d’y céder. Peut-être la pièce incite-t-elle à la facilité, jolie, elle aussi, comme ses interprètes. Les quatre jeunes femmes, parce qu’attifées comme les petites filles qu’elles savent qu’elles ne sont plus, me font un instant penser aux trois petites Euménides de Giraudoux, dans Électre, mais il n’y a pas de malaise : la séduction est consciente, mais innocente. A l’exception d’un haut différencié, vague concession à la personnalité de chacune (ou plutôt mime de cette différenciation), toutes sont vêtues de la même manière : socquettes sur jambes nues et jupes qui tournent jusqu’à la verticale, jusqu’aux grandes culottes blanches, exhibées dans des poiriers avortés, mains au sol et ruades de pieds. On sourit de ce French cancan d’écolières, qu’on imaginerait plutôt jouer à la marelle à cloche-pied. Cela marche toujours, mais justement parce que cela marche toujours, ça ne danse pas assez. L’attention se met à vaciller tandis qu’oscillent les corps, tapant des pieds dans les airs, comme Fred Astaire, comme les cloches d’une église. On s’ennuie joliment.

(++ Camille de Bellefon, cheveux au carré, danse au taquet)

 

Après que les filles nous ont montré leur culotte, c’est au tour de garçons de tomber la veste (on aurait bien voulu ajouter : la chemise, mais c’est seulement au profit d’un maillot de corps). Les corps, eux, ne tombent pas ; ils se jettent à terre, roulent et se relèvent en vitesse, avec une dextérité à faire passer pour rouillé un agent secret s’étant jeté d’un train en marche. Parce que la jubilation nécessite le désordre, ils n’arrêtent pas de se croiser ; on dirait des notes de musique brouillonnes, des noires et des croches griffonnées à toute vitesse : Die grosse Fuge, une page manuscrite de Beethoven faite ballet. 

(++ Hugo Vigliotti, qui danse aussi grand qu’il est petit)

 

La dernière pièce, Verklärte Nacht, possède quelque chose que les deux autres n’ont pas : une scénographie. Les raies de lumière qui percent entre d’immenses troncs de bouleaux, redoublés par des hommes de dos, immobiles, créent d’entrée une image très esthétique. Nous sommes dans une forêt hantée par des hommes-tronc et des femmes bauschiennes, aux robes dépareillées, qui répètent encore et encore ce même geste de genoux qui flanchent et s’ouvrent dans l’évocation d’une chute – curieux mélange de faiblesse et de sexualité, que l’on retrouve lorsque les femmes sautent au cou des hommes, cuisses autour de leur tête, comme pour s’en protéger, dans un élan de repli. On s’agrippe à ces couples oniriques, et on voudrait que les portés, emportant les feuilles, les robes et les cheveux, nous emportent sur leur passage. Mais je dois être, comme mes yeux, trop lourde de sommeil et je reste là, sur mon fauteuil de balcon, à ne pas prendre l’air.

(++ Awa Joannais, jolie présence qui semble tout droit sortie du Parc avec sa grande chemise blanche…)

 

Une photo publiée par Hugo C. (@_gohu) le 21 Oct. 2015 à 15h59 PDT

Triple bill et variations

Je ne sais trop quoi penser de Clear, loud, bright, forward, à part que les costumes irisés à écailles d’Iris Van Herpen et les plafonniers façon entrepôts, qui font basculer les lumières, nous plongent dans une atmosphère sous-marine esthétiquement réussie, où les ombres immenses évoquent aussi bien de grandes algues que des silhouettes vaguement menaçantes (les plafonniers me rappellent la scène de l’interrogatoire dans l’adaptation du Procès de Kafka par Orson Wells). Après, pour ce qui est de distinguer les sirènes (que le justaucorps attaché derrière le cou met plus ou moins en valeur) sur le mouvements des ondins (en bleu, presque fondus dans l’absence de décor), c’est une autre histoire. Benjamin Millepied pratique un art du contrepoint fort difficile à suivre avec toutes ses formation asymétriques et simultanées, sans cesse au bord de la dissolution – d’autant plus difficile à suivre que les danseurs ne sont pas toujours ensemble (deux synchro et un en décalé, c’est trop pour faire un canon et trop peu pour un ensemble). On ne peut pas vraiment leur en vouloir : non seulement c’est une avant-première, mais le rapport du chorégraphe à la musique est loin d’être évident. Suite à mes critiques1, JoPrincesse m’a assuré qu’il était musical et, étant donné son expérience musicale et l’absence de la mienne, je suis bien obligée de la croire (et d’abandonner ma condamnation péremptoire qui, quelque part, m’arrangeait bien en me fournissant une position tranchée). Je persiste à penser, cependant, que même si la chorégraphie de Benjamin Millepied tombe juste sur la musique, elle n’a pas cette qualité que j’associe à la musicalité et qui est de jouer avec la musique, en étirant ou contractant le mouvement à la limite de l’arythmie. Il y a bien sûr un rythme indéniable et quelques moments d’adages qui calment le jeu, mais cela manque à mon goût d’accélérations et de ralentis, qualités du mouvement qui l’impriment dans la rétine du spectateur et le lui font ressentir. Il y a de très chouettes trouvailles (un bondage de bras autour de Marion Barbeau et, mon préféré, un poisson inversé où, au lieu de tomber dans le filet de son partenaire, Léonore Baulac plonge et remonte tel un saumon dans ses bras2), mais justement, il y en a trop pour voir quoi que ce soit. Je me demande si Benjamin Millepied ne souffrirait pas du syndrome du jeune chorégraphe sur-enthousiaste, découvert avec Asphodel Meadows de Liam Scarlett, qui consiste à mettre à chaque fois toutes ses idées dans le même ballet. C’est d’autant plus frappant que le Robbins qui suit est très épuré.

L’esthétique d’Opus 19 / The Dreamerm’a rappelé le Violon Concerto de Balanchine (1972) et le Concerto en sol de Jerome Robbins (1975) – peut-être parce que ma connaissance de ces chorégraphes est assez limitée, mais aussi en partie parce qu’il y a un air d’époque – une brise, pourrait-on dire tant le ballet est planant. Ennuyant, dixit Melendili. Sans la création qui l’a précédé, j’aurais probablement été du même avis. Dans le contexte de cette triple bill, cependant, cela a été une bouffée d’air frais – et l’occasion de vérifier que non, décidément, je ne déteste plus Mathieu Ganio, qui patine bien avec le temps. Son duo avec Amandine Albisson fonctionne d’autant mieux que la jeune étoile n’est pas du genre à attendre que son partenaire la mette en valeur pour s’imposer. Il y a chez elle une vague réminiscence d’Aurélie Dupont, qui me fait penser qu’elle devrait me plaire. Je ne sais pas si vous avez déjà remarqué, mais on retrouve facilement des « types » de danseuses et l’on pourrait s’amuser ainsi à recréer la galaxie Noureev : à côté d’Amandine Albisson / Aurélie Dupont, nous aurions Héloïse Bourdon / Elisabeth Platel (le port de tête !) et Laura Hecquet / Agnès Letestu (implacable).

Laura Hecquet apparaît tout sourire dans Thème et variations. Il suffisait de lui offrir un ballet affreusement technique pour qu’elle s’épanouisse. Évidemment, il ne faut pas rêver, elle ravale et rallume régulièrement ce sourire-tout-beau-tout-neuf dans un pincement de lèvres, au point que, ne la connaissant pas, Melendili ne la trouve pas très souriante, alors qu’elle a probablement davantage souri pendant ces vingt-cinq minutes de Balanchine que dans toute sa carrière réunie. Mais après tout, faut-il sourire pour rayonner ? Le diamant n’étincelle-t-il pas en raison même de sa dureté ? En effet, Thème et variations convoque immédiatement en moi le souvenir du dernier mouvement des Joyaux. C’est le même « oh ! » à l’ouverture du rideau, suivi de la même salve d’applaudissements de joie enfantine, alors que personne sur scène n’a encore bougé – la guirlande argentée suspendue en hauteur a simplement été remplacée par deux lustres (petite pensée pour les Balletonautes : on nous a épargné le décor kitschouille). Je suis un peu effrayée au début par la pompe déployée (et les tutus un brin criards), mais on se laisse rapidement entraîner par la rutilance de l’ensemble, qui s’apprécie comme un feu d’artifice. La question des équilibres ne se pose même pas pour Laura Hecquet : on a l’impression qu’elle pourrait continuer indéfiniment à développer ses jambes d’acier, seulement soutenue par ses voisines de guirlandes, elles-mêmes sur pointes. Promenades arabesques, grands ronds de jambes, grands battements : comme Myrtha et toutes les reines qui peuplent le ballet, elle règne sur son royaume et ses sujets n’ont de cesse de se jeter à genoux devant le couple royal qu’elle forme avec Josua Hoffalt (en quatrième, tout de même, on sait se tenir à la cour). Sous le coup de cette démonstration de puissance, j’en oublie de chercher toutes les références aux ballets de Petipa doctement pointées par les Balletonautes. La seule qui me saute aux yeux, ce sont les quatre petits cygnes ou plutôt les trois petits cygnes plus Héloïse Bourdon, que l’on verrait davantage dans le quatuor suivant3. Il y a un côté très l’art pour l’art dans ces clins d’oeil adressés au balletomanes, et je ne parviens pas à savoir si c’est l’indice d’un sommet artistique ou d’un chant du cygne. Le propre de l’apothéose est sans doute de tenir un peu des deux : peu importe que Dieu soit mort, c’est divin – c’est l’apparat du pouvoir dans toute sa violence et sa nudité de tutus rigides. Quelque part, le raffinement autoréférentiel est une manière de se voiler la face, de ne pas être ébloui par la force des corps, du corps de ballet : lorsqu’il attaque en grand battements lors du final, c’est une armée que l’on voit avancer. Pas de doute, le ballet de l’Opéra est sur le pied de guerre.


1
 Je ne suis pas la seule à être allée chercher du côté des antonymes. « Confused, noisy, dull, inert » pour @amelie_sc, « Tamed, Soft, Quiet » pour @dansomanie… Bientôt un dictionnaire des antonymes.
2 Tant qu’on est dans le name-dropping : cela fait du bien de voir Letizia Galloni sur le devant de la scène.
3 Après la création de Boris Charmatz, on se rend compte qu’il n’est pas très difficile d’être classé parmi les grands cygnes : les danseuses ne sont pas bien grandes, dans l’ensemble !