Le paradoxe Noureev

Pour qui ne l’a jamais vu danser sur scène, il existe un paradoxe Noureev : alors que la danse est avant tout art du mouvement, les photographies rendent bien mieux compte que les vidéos de ce qu’a pu être l’expérience des spectateurs – comme si, en immobilisant le geste, les photographies réussissaient à canaliser l’énergie débordante de sa danse, l’ardeur brouillonne redevenant fougue. Ce que je trouve à chaque fois le plus dingue, c’est son regard, un regard de fou qui dissuade immédiatement de toute midinetterie balletomane. On ne peut pas être fan de Noureev, même avec ses mains lascives sur le torse dans le Corsaire, même en shorts et gants de boxe dans Black and Blue (ballet qui a aiguisé ma curiosité et dont je n’ai trouvé aucun extrait – YouTube, tu me déçois beaucoup). C’est en revanche avec plaisir qu’on observe les photographies de Francette Levieux dans l’exposition1 organisée à la mairie du XVIIarrondissement par Ariane Dollfus, qui, fait rare, a eu la très gentille attention de convier une brochette de balletomanes blogueuses/twitteuses au vernissage. Vous avez jusqu’au 9 juillet pour aller vous perdre place de Clichy.

 

1 J’y ai notamment découvert que, vers la fin de sa vie, Noureev avait pris des cours de direction et dirigé lui-même l’orchestre pour des soirées de ballets. Suis-je la seule à tomber des nues ?

Piège de cristal

Peut-on se déballetomaniser comme un ticket de métro se démagnétise ? Depuis quand Christian Lacroix a-t-il mauvais goût ? Est-ce moi ou Aurélie Dupont lutte-t-elle pour avoir une arabesque à 90° ? Autant de questions qu’agite Palais de Cristal, à la danse aussi pure que vide – de grandes structures que n’habillent que des tutus-guirlandes de Noël. Je croyais aimer Balanchine mais peut-être n’aimé-je que Joyaux, comme une éclatante exception. (Ou alors, l’Opéra ne sait pas le danser. Il faudrait voir le NYCB pour trancher.)

Le Daphnis et Chloé de Millepied est plus vivant, plus espiègle, plus coloré ; les tourbillons de musique emportent les danseurs dans de belles poses en escargots, qui ne sont pas sans rappeler celles d’Apollon musagète. Pourtant, pas de répit ni de relief, cela tourbillonne encore et encore, dérobant au spectateur tout point d’accroche, encore et encore, presque indépendamment de la musique, qui prend clairement le dessus. Philippe Jordan à la baguette pour du ballet, on applaudit cette bonne idée. Mais lorsque l’orchestre est plus applaudi que les solistes du ballet par un public qui est normalement acquis à ce dernier, il faut peut-être se poser des questions – même si, en entendant l’ovation déclenchée par l’apparition de Benjamin Millepied, je crains qu’une réponse toute faite n’y soit apportée : la célébrité. Plus besoin d’étoiles quand on a des stars, vraiment ? (Heureusement, certaines comme Léonore Baulac brillent sans y avoir été invitées.)

Mit Palpatine

De la musique après toute chose

Deux ans après avoir découvert Orphée et Eurydice de Gluck/Pina Bausch, rien n’a changé : le Tanzoper est toujours supérieur au Tanztheater, Muriel Zusperreguy est toujours rayonnante, le combo tablier-minishort me fait toujours apprécier ces messieurs et les robes de deuil translucides de ces dames seins nus émoustillent toujours autant Palpatine. Tout a changé : Alice Renavand a laissé la place à une Marie-Agnès Gillot qui ne m’émeut plus beaucoup, le manque de maturité de Florian Magnenet provoque des visions de Saint-Sébastien en couche culotte et Gluck a pris le dessus sur Pina Bausch1. Les errances des danseurs ne m’absorbent plus tout entière, je les laisse errer, c’est la vie, et mon regard se met lui aussi à errer, dans la salle, remplie de petits bâtonnets sagement alignés ; dans la fosse, entre la flûte un peu épaisse presque sous moi et plus loin, qui me fait face, la contrebasse lancinante ; et au milieu, dans ce grand vide empli de musique qu’est une salle en plein spectacle.

Avec une loge et des feuilles d’acanthe devant nous, Palpatine et moi sommes un peu comme Orphée et Eurydice, la main devant l’œil ; à Garnier, avec une place à 45 € (par l’Arop ; 70 € au tarif normal), il ne faut pas espérer voir plus des deux tiers de la scène. Il n’y a pas longtemps encore, cela m’aurait terriblement frustrée. Je ne sais pas si c’est mon goût ou moi qui mûrit, si je deviens un peu plus patiente, ou plus résignée, si je me suis « opératisée » ou si c’est simplement à mettre sur le compte d’un désintérêt pour le couple de solistes, mais la danse m’est apparue comme une mise en scène agréable sans être indispensable. J’ai laissé les danseurs à leurs errances pour m’emplir de cette musique qui soulage. On ne sait pas exactement de quoi au juste2, mais elle soulage. Serait-ce une vertu de la musique baroque que d’exprimer la peine pour la faire disparaître dans un soupir ? On se met à respirer, l’âme étirée, et la salle entière, obscure et sereine, devient notre cage thoracique. Moi aussi, finalement, je me serais bien mise à danser.

 

1 Cela les défriserait de mettre un prompteur avec des surtitres, à l’Opéra, d’ailleurs ?
2 Si je n’étais pas si jeune, je dirais peut-être qu’elle soulage de la vie quotidienne, lente, aveugle et vaine comme la remontée d’Orphée et d’Eurydice.   

Dah dah sko dah dah didou

Prenez un souffle d’air, une petite bande de Japonais sous ecstasy, un prêtre-chat, des cravates cousues à même la chemise, des mains qui deviennent griffes avec la vitesse et la persistance rétinienne, de longs cheveux agités à 360°, une souris qui joue du cor, des frappes de claquettes quasi-militaires, secouez bien et vous obtenez… heu, un truc bien secoué. Made in Japan, by Saburo Teshigawara. Dah-dah-sko-dah-dah, titre onomatopéique censé rappelé le battement de tambours japonais traditionnels, hésite continuellement entre l’allure effrénée de la vie moderne (moderne comme une machine à laver en plein essorage) et la lenteur de la respiration (façon flux et reflux maritime et sanguin, à l’écoute du corps et de la nature) sans parvenir à trouver son rythme. Cela pourrait être beau, cela pourrait être époustouflant, mais c’est surtout what the fuck. Mais avec une souris. Et des poissons rouges en bocal qui, heureusement pour eux, oublient toutes les secondes qu’ils deviennent aveugles pour la beauté des feux de la rampe diffractés à travers l’eau des bocaux, sourds au prétexte que « tout son non travaillé peut être musique » et muets devant leur avenir proche de grillade. Poissons rouges super stars. Super endurants. Comme les danseurs. Et le public, il faut bien avouer. Depuis quand va-t-on voir des trucs WTF ? ai-je demandé à Palpatine. Celui-ci m’a obligeamment rappelé que j’étais à l’origine la sélection danse. Non mais depuis quand le théâtre de Chaillot fait du théâtre de la Ville ?

 

(Moralité : l’époque des réabonnements approchant, on va essayer d’y aller mollo sur les petites croix – sans pour autant en faire une sur les merveilleuses découvertes que l’on fait parfois.)

Transcendanse

La biographie de Doris Humphrey par Claude Pujade-Renaud m’avait déjà fait découvrir l’existence des Shakers avant que Tero Saarinen s’en inspire pour Borrowed Light. Telle que la présente le roman, cette communauté protestante du XVIII-XIXsiècle résume toute l’ambivalence de la danse dans son rapport au pouvoir (religieux) : tantôt diabolique (les danseurs sont possédés, incontrôlables), tantôt divine (les danseurs entrent dans une transe mystique, d’une manière codifiée par la communauté), la danse est facteur d’instabilité aussi bien que d’ordonnancement.

Au XVIIIsiècle, à leurs débuts, les Shakers étaient pris de convulsion qui les secouaient malgré eux. Ils se roulaient par terre, claquaient des dents et même couraient à quatre pattes en aboyant, transformés en chiens de façons humiliante.

[…] les Shakers ont voulu posséder cette possession qu’ils considéraient comme un avilissement. Tout en acceptant de payer un tribut à la première phase, ils sont passés à une danse contrôlée et ils l’ont appelée la danse volontaire. La seconde permettait de se délivrer de la première. Ils ont construit des rythmes mesurés pour soutenir cette danse de la délivrance, ils l’ont structurée pour célébrer dans la joie Dieu et sa création, trois ou quatre fois par semaine.

Claude Pujade-Renaud, La Danse océane, p. 169-170

Ne reste dans la création de Tero Saarinen que la seconde phase : des illuminés, il a su capter la lumière. Rare sur le plateau, elle semble émaner des danseurs, quatre hommes et quatre femmes habillés de longues jupes noires et chaussés de gros croquenots qu’ils heurtent sur le sol. Les frappes, accompagnées de celles des mains sur les cuisses et le torse, secouent tout leur corps. Il y a des déséquilibres brusques, des sauts comme des hoquets conçus pour retomber, des girations éblouies1, des empoignades viriles avec une sorte de samouraï irlandais dont le torse nu ceinturé me fait penser à une barrique de whisky, des gestes répétés, frappés encore, repris dans l’ivresse de la fatigue. C’est dans cette fatigue que naît la beauté : la maladresse de danseurs qui donnent trop de force parce qu’ils n’en ont plus assez pour mesurer leurs gestes révèle une endurance et une joie à toute épreuve. Ils sont là, dansent ensemble, et ceux qui flanchent sont réintroduits dans le cercle par une danseuse un peu plus âgée que les trois autres, qu’on dirait la mère supérieure à cause de cela, quoique la tresse qui lui entoure la tête donne autant une impression de fraîcheur que de rigueur. Car il en faut, de la rigueur, pour aller au-delà de ses forces, au-delà de soi-même, à la rencontre du divin. Et divines sont les voix de la Boston Camerata qui les soutiennent a capella, claires, fortes, sur des textes simples et des sonorités limpides terriblement poignantes. Il y a bien de la peine qui émane de ces chants et de ces danses, oui, mais aussi une telle fraternité, une telle volonté de joie que c’en est presque sidérant de beauté.

Mit Palpatine (il y a presque deux mois, oui, je sais)

  

1 « des pulsations et des spasmes obscurs de l’inconscient extirper la maîtrise d’une giration éblouie »