Qu’est-ce qu’un danseur contemporain ?

Cédric Andrieux, élève au CNSM puis danseur chez Merce Cunningham avant de rejoindre l’opéra de Lyon, a mis une nouvelle fois son corps mais aussi, nouveauté, sa voix à la disposition d’un chorégraphe. Après avoir fait raconter à Véronique Doisneau la vie du 36e cygne, Jérôme Bel réitère l’expérience avec un danseur contemporain. 

Les premiers instants sont déroutants, l’interprète semble besoin d’en avoir un pour traduire le mouvement en parole. Pourtant, la difficulté inhérente à l’exercice du retour sur soi n’est pas seule en cause, même si le danseur a été surpris de découvrir que sa vie amoureuse n’a pas été sans incidence sur sa carrière, qui ne s’est donc pas uniquement déterminée sur des choix artistiques. Le parti pris d’une diction lente et précise apparaît rapidement comme un moyen de mettre à distance aussi bien le spectacle tel qu’on le connaît (achevé, en musique et en fanfare, derrière un rideau qui se lève) que la conversation à bâtons rompus dans laquelle se glissent les confidences. Il s’agit de faire éprouver aux spectateurs ce que ressent un danseur plutôt que ce que le spectacle suscite en eux. En somme, la perspective est renversée. On en prend conscience à la fin du spectacle quand, pour la première fois depuis plus d’une heure on entend de la musique et que Cédric Andrieux reprend un extrait d’une autre pièce de Jérôme Bel où les danseurs, en jean-baskets se plantent sur le devant de la scène et observent le public au-dessus duquel les lumières se rallument comme des projecteurs. Cela fait un drôle d’effet, de ne plus se sentir appartenir à une masse anonymisée. Durant les quatre minutes que dure le morceau, il nous regarde un à un et sous son regard les réactions s’exacerbent : celui qui s’ennuie croise les bras en défiance, une autre articule plus clairement les paroles de la chanson pour montrer son enthousiasme, et je me surprends à sourire tandis qu’une femme ne peut plus retenir un fou rire. Il se répercute sur Cédric Andrieux, dont le visage est par intermittence éclairé d’un sourire comme un néon qui ne se déciderait pas totalement à s’allumer.

Durant la majeure partie du spectacle, il ne sourit pas et arbore une expression aussi neutre que possible – qu’on qualifierait sanas doute de dépressive si elle ne servait pas à discréditer la solution miracle de la vocation1, laquelle elle rarement comprise comme endurance (le spectateur peut éventuellement l’entendre comme souffrance mais il lui est alors impossible de la faire coexister avec le plaisir). Par une lenteur délibérée, le chorégraphe cherche à nous donner une idée de la durée dans laquelle s’inscrit la répétition (le cours où s’élabore le spectacle aussi bien que la reprise, jour après jour, d’un même échauffement).

Cédric Andrieux émaille son discours de démonstrations et l’une des plus intéressante est à mon avis l’échauffement cunninghamien, qui ressemble à une gymnastique de Playmobil. « C’est l’exercice que j’aime le moins, il fait mal dans la hanche », « Je regarde par la fenêtre », « J’observe les autres danseurs dans la pièce », et au bout de quelques exercices « Là, c’est le moment où je commence à m’emmerder ». Je m’étais toujours demandé comment ils faisaient…

La danse contemporaine, j’aime la regarder – pas toute la danse contemporaine, évidemment, où il y a à boire et à manger et parfois pas de danse du tout, mais Trisha Brown, par exemple, figure parmi mes plus belles émotions chorégraphique. Pourtant, cette danse contemporaine que j’apprécie en tant que spectatrice m’insupporte en tant que danseuse. J’ai essayé plusieurs fois, j’ai retenté cette année mais il n’y a rien à faire, il y a toujours un moment où je me demande ce que je fais la tête en bas et où, comme Cédric Andrieux, je pense à ce qu’il y a dans mon frigo ou dans mon agenda ou dans le placard à l’autre bout de la pièce, un moment où j’ai l’impression de faire la poussière avec les exercices au sol. Par comparaison, je ne m’ennuie jamais à la barre – j’en bave parfois mais je ne m’ennuie pas, alors que ce sont sensiblement les mêmes exercices qui sont repris d’une fois sur l’autre. Il y a dans la barre classique une dimension artistique que je ne retrouve pas en contemporain et je crois avoir compris grâce à une anecdote de la pièce ce que cela pourrait être.

La mère de Cédric Andrieux pratiquait la danse contemporaine en amatrice, synonyme pour elle d’élan collectif, de liberté avec et au sein du groupe. Le CNSM, avec ses concours et ses examens, s’est chargé de briser pour les fils les idéaux de sa mère. Le contemporain dont les débuts ont été vécus comme une libération (qu’on pense aux tenues de ces dames, sans plus de corset, ou à Ruth Saint-Denis qui veillait à ce qu’on puisse dire de « ses filles » qu’elles étaient de mauvaise vie, la liberté de corps préludant à celle des mœurs) s’est institutionnalisée et de là à dire qu’elle s’est en partie sclérosée… Il y a une grammaire Cunningham comme il y a une grammaire classique mais là où celle-ci a acquis ses lettres de noblesse, celle-là s’est attachée à la syntaxe du mouvement et privilégie manifestement la coordination à la subordination. Les expériences de Merce Cunnigham, qui a poussé le corps à ses limites en étudiant les combinaisons les plus improbables qui pouvaient se faire à partir de positions bien déterminées (18 pour les bras), sont fascinantes mais en tant que spectatrice, je ne trouve pas mon compte dans ces déclinaisons à l’infini où l’absence de liant fait que la sauce ne prend pas et que la pièce reste sans grande saveur. Il s’agit évidemment d’un style particulier, qui ne saurait représenter LA danse contemporaine, et d’autres chorégraphes ont bien entendu dépassé ces limitations dans leurs créations mais hors de la scène, dans l’apprentissage, il en reste quelque chose qui me rebute. On a déconstruit le classique, très bien, je suis pour, certains chorégraphe ont reconstruit des choses formidables à partir de ce matériau, mais dans un cours basique, où le professeur n’est pas un chorégraphe, ce sont des morceaux épars que l’on apprend, du déconstruit en attente d’être reconstruit. En danse comme en littérature, la recherche n’a de sens que si l’on a une idée de ce qu’on veut trouver, ne serait-ce que pour se laisser surprendre par autre chose que ce que l’on pensait. Et c’est là que le contemporain a une qualité qui n’est pas inhérente au ballet classique qui a certes l’avantage d’avoir une forme toute trouvée mais l’inconvénient de présenter du déjà trouvé, déjà vu. C’est pour cela que je suis davantage surprise et émue devant une belle création contemporaine que devant un ballet classique mais que je préférerai quand même celui-ci, bon ou moins bon, à du contemporain qui n’est pas excellent.

Je me suis éloignée de la pièce de Jérôme Bel mais je pense que c’est ce qui fait tout son intérêt car ce n’est pas à proprement parler de la danse mais une chorégraphie, une écriture du mouvement, tracée par le danseur dont le mouvement principal est de se retourner sur sa pratique. Jérôme Bel se risque à questionner l’évidence et le fait avec beaucoup d’humour, comme le montre l’épisode de l’académique. C’est un costume dont il est unanimement admis qu’il n’est pas seyant (à moins de s’appeler Sylvie Guillem, et encore) et que l’on s’entête néanmoins à porter parce qu’il serait le plus à même de mettre en valeur le mouvement. Au détriment du danseur, qui en est tout de même l’agent. L’académique est un peu comme ces procédés stylistiques dont a raffolé le Nouveau Roman : très utile pour déplacer l’accent du personnage et de sa psychologie à la pratique artistique en elle-même, mais un peu trop collant pour ne pas finir pas être gênant. Cédric Andrieux exhibe ainsi devant nous l’un des spécimens les plus affreux qui soit : un académique corail imprimé batik. Le seul moyen de faire pire aurait été de le prendre en lycra brillant. Il va néanmoins le passer pour faire la démonstration d’une séance de travail avec Merce, où le danseur reste dans des positions impossibles en attendant que le maître égraine les positions suivantes. Tu m’étonnes après ça qu’ils aient des équilibres de dingue…

Cédric Andrieux énonce ce que dit Merce Cunningham, à la vitesse où il le dit, et se place dans l’espace comme il l’était dans le studio parmi les autres danseurs, même si cela le confine au fin fond cour de la scène : le vide autour de lui fait apparaître quelle est la place du danseur, d’un danseur au sein d’un groupe, comme le faisait la longue pose de Véronique Doisneau pour illustrer l’immobilité du corps de ballet lors d’un adage du Lac desli cygnes. Toute la pièce est pensée (et très bien pensée) pour faire éprouver au spectateur assis ce qu’est être danseur, jusqu’aux gorgées d’eau bues sur scène où je retrouve ce moment où l’on doit choisir entre reprendre son souffle ou se réhydrater… Tout est montré mais il n’y a pas de mise à nu. Ce serait impudique si l’on décidait de montrer les coulisses sur scène, ce qui n’est possible qu’à condition de placer le spectacle au centre. Or, c’est le travail en studio qui ici mis en scène, le métier d’un homme qui n’est représenté par un danseur que dans un second temps. Le danseur ne se met pas à nu, surtout pas quand il ôte son académique pour enfiler un jean : il accepte de se rhabiller. A compris que la recherche du mouvement comptait davantage que la perfection de la performance, dont Cunningham se désintéressait. Voilà un danseur contemporain.

 

Vu à la Cité internationale en compagnie de Palpatine.

1 Une anecdote achève de balayer le doute : son premier professeur, lorsqu’elle le voit arriver, qui dit
« OK… (un temps) Ce sera bon pour son développement personnel. »

Onéguine

— Et vous allez où ?
— A Garnier.

Heureusement, l’opéra a une légitimité qui m’a acquis a priori la clémence du professeur auprès duquel j’ai écourté ma présence. Après quelques fausses peurs dues aux facéties de la ligne 13 (c’est dingue le nombre d’émules que fait Anna Karénine en cette période de fête), la souris prend place au poulailler. Les bancs de l’amphithéâtre sont si inconfortables que pour éviter de se prendre la barre (et les genoux de la voisine) dans le dos, il faut se cambrer comme une duchesse qui aurait oublié son faux-cul. On prend même sa snobinardise, puisqu’il est impossible, là on l’on est, de ne pas prendre les personnages de haut. De fait tout le drame de la première et deuxième partie me semble un peu rapide, un peu puéril ; et si Onéguine ne tuait pas Lenski, on dirait simplement qu’il faut que jeunesse se passe : qu’Olga en profite, Tatiana s’en remettra. 

On prend plaisir à voir Myriam Ould-Braham charmante à être ainsi charmée par Lenski, en l’occurrence, Josua Hoffalt, que l’on voit décidément pas mal en ce moment, sans songer à s’en plaindre. Mais c’est McKie qui suscitait la curiosité. J’imagine très bien Pink Lady baver sur ses réceptions de sauts ou ses grandes arabesques. Le danseur issu de la John Cranko School (et de la Kirov Academy of Ballet, tant qu’à faire), sans être spécialement fougueux, a cette prestance qui en fait un « danseur noble » et un excellent partenaire pour Aurélie Dupont, laquelle, en véritable actrice, subjugue par sa retenue (là où une comédienne serait en surjeu). Il est d’ailleurs très curieux de la voir aux côtés de Myriam Ould-Braham : étonnant comme deux danseuses que j’apprécie autant peuvent être si différentes ; le jour et la nuit, et pourtant aussi éclatantes. A faire l’enfant, Myriam paraît paradoxalement moins naïve qu’Aurélie, censée être l’aînée. Celle-là est d’une légèreté et d’une vivacité dont je ne me lasse pas, celle-ci, plus ancrée dans le sol, paraît la jeunesse même à force de maturité.

C’est au troisième acte que cette maturité trouve pleinement à s’exprimer. La jeune femme a laissé place à l’adulte, la bourgeoisie, à la noblesse et partant, le drame à la tragédie. Tatiana aime toujours Onéguine mais elle aime aussi son mari, un vieux général pour qui il n’est pas possible d’éprouver la même passion mais qui campe un personnage digne, aimant et aimable. Le pas de deux final lors duquel elle repousse son désir pour Onéguine me rappelle La Dame aux camélias (une affaire de John — ou de mise en scène, semblable avec le divan et la psyché-porte). Je ne sais pas si c’est ce parrallèle ou le fait d’avoir suivi toute la scène aux jumelles, mais les personnages m’ont été incroyablement plus proches que lors des deux premiers actes que j’étais loin de trouver poignants. Tandis que ce pas de deux final…

Les pas de deux sont d’ailleurs le point fort de la chorégraphie de Cranko, qu’il s’agisse de la promenade en arbesque plongée d’Olga qui regarde Lenski par-dessus son épaules, des demoiselles qui voltigent au bras de ces messieurs dans de gigantesques assemblés (bonjour les abdos) ou de l’altercation acrobatique et plus encore passionnée d’Onéguine et Tatiana. Autre pas remarquable, les courrus sur pointe en sixième, légers pour Olga, toute primesautière, mécaniques pour Tatiana lorsqu’elle est rejetée par Onéguine au premier acte et s’éloigne à reculons comme une somnanbule (ce sont d’ailleurs les mêmes pas que l’on retrouve dans la chorégraphie de Roland Petit — un jour, il faudra que je m’amuse à retracer les différentes significations attachées à un même pas).

Le ballet ne m’a pas bouleversifiée comme je l’aurais cru mais j’ai passé une bonne soirée. Les entractes n’y sont pas totalement étrangers, passés sur le canapé en velours vert d’eau du salon privé à regarder le plafond de la galerie se refléter dans le ciel de la rue Auber ou devant le sapin gigantesque qui me fait retrouver les proportions de quand j’étais petite. Lumières rouges, odeur verte. Reflets sur le cadran de l’horloge, il n’est pas encore minuit. 

Cendrillon fait son cinéma

Peut-être est-ce d’en avoir dansé une variation au conservatoire, d’avoir vu les amies se chamailler en interprétant les deux sœurs puis d’en avoir monté une petite version parodique mais le fait est que j’adore le premier acte de Cendrillon. Les deux sœurs à la barre, l’une exagérement en dehors, l’autre tordu en dedans, sont hilarantes et je suis surprise que presque personne ne rit dans la salle parce que Mélanie Hurel et Ludmila Pagliero sont vraiment très bonnes. Surtout Ludmila Pagliero, même si je ne pensais pas dire ça un jour (ce sont peut-être simplement les rôles de séductrice qui ne lui conviennent pas — car dans la taverne espagnole du troisième acte, elle redevient aussi fade que dans la Carmen qui lui avait valu force critiques pour son grade de première danseuse). Son équilibre arabesque sublime, terminé par un pied parfaitement en crochet, a été le premier éclat de rire que je n’ai pas voulu retenir. Avec sa sœur et Stéphane Phavorin en marâtre, elle ne lésine pas sur les équilibres coincés et les secondes sautées. Au milieu de leur gesticulation, Cendrillon a l’air d’une grande perche chahutée par des morpions. Voire d’une mouche prise dans une toile d’araignée lorsque les habituels méli-mélos de bras (comme le cercle des fées dans La Belle au bois dormant) donnent lieu à un démêlage chaotique.

Agnès Letestu est parfaite dans cette version : elle n’a pas du tout l’air d’une adolescente mièvre qui attend le prince charmant (plutôt d’une vieille personne qui se retournerait avec bienveillance sur ses souvenirs heureux, à la limite). Cela tombe bien car il n’y en a pas, sa place ayant été usurpée par un acteur — vedette, certes. L’implantation du conte dans l’univers du cinéma est savoureuse, à commencer par les décors de gratte-ciel et les panneaux pin-up. Le patchwork traditionnel des divertissements est ici clairement revendiqué et le kitsch innérant à l’exercice, assumé : King Kong et les filles vahinées qui ne veulent pas lui être sacrifiées font un clin d’œil parodique au rituel du sacre, pris en sandwich entre une évasion prisonnière à la Dalton et un film en costume d’époque. Les pitreries peuvent finir par lasser mais j’ai pu apercevoir le fameux François Alu je suis bon public et la nouveauté fait toujours son petit effet. Il ne me restait quasiment aucun souvenir de la vidéo entre le premier acte et le pas de deux final (tout juste l’idée des quatre saisons, bien inutiles sauf à nous faire voir Muriel Zusperreguy, et des heures, impayables en superhéros Playmobil à cache-sexe rose), à croire que je ne l’ai jamais vue jusqu’au bout. Pourtant l’arrivée de Cendrillon en ombre chinoise, précédée et poursuivie par les flash des photographes est assez chouette. Tout comme le mécanisme géant d’horloge/bobine de caméra.

Après, c’est sûr que les tableaux sont un peu surchargés avec tous ces groupes sous-sous-divisés en canons cadencés, selon l’adage de Noureev « un pas, une note », le tout plombé réhaussé de costumes dorés. Mais le voyage de l’acteur vedette pour retrouver Cendrillon donne aussi lieu à de belles traversées, diagonales inventives, pleines de sauts et de rebondissements. Voir des hommes danser (et non servir d’accoudoir ou de porte-manteau) est toujours plaisant. Et les adages ont beau ne pas être vraiment ma tasse de thé, il n’est pas désagréable de contempler Agnès Letestu déployer ses longues pattes. On en oublie l’agressiveté du soulier pailletté qui permet à l’acteur vedette d’écarter la famille les prétendues prétendantes, quoiqu’il n’en ait guère besoin pour reconnaître Cendrillon. Car le vrai ne s’obtient pas après avoir écarté le faux, il s’intuitionne (oui, Cendrillon peut faire ressurgir mes cours sur Descartes). Il ne lui fait pas l’affront de lui faire essayer la chaussure, il la voit, les deux font la paire. Et voilà Cendrillon qui se révèle phénix, comme si ce qu’elle avait balayé tout le ballet durant de ses petits retirés brossés n’était pas le sol mais un ancien soi.

Une rencontre

La répétition publique qui a eu lieu samedi dernier à l’opéra Bastille porte très bien son nom : une rencontre. Pas seulement parce que le pas de deux à roder correspond à la première approche de Cendrillon par l’acteur vedette. En prenant le risque de rater devant nous et de nous montrer leurs hésitations, les danseurs laissent paraître leur personnalité sans le prisme de leur personnage. Jérémie Bélingard, qui ne me fait pas vraiment d’effet en tant que spectatrice (tout est dans le -ice à en juger d’après les regards éperdus du Petit Rat et de Pink Lady), n’en paraît pas moins très sympathique dans son T-shirt gris enfilé à l’envers, petite étiquette blanche apparente. Toujours prompt à tester les ajustements proposés par sa partenaire. Laëtitia Pujol, pleine d’humour et d’humilité, se révèle une sacrée bosseuse. Elle parle vite, comme pour ne pas perdre de temps et vite, vite reprendre le passage sur lequel elle a accroché. On découvre les petites imperfections idiosyncrasiques de chacun (à ce niveau, on peut difficilement parler de défaut) : Laëtitia Pujol, elle, s’acharne contre ses bras, dans lesquels elle met trop de force. De fait, mais je ne m’en étais jamais rendu compte jusque-là, elle a des bras sacrément musclés ; c’est assez drôle de la voir soudain stopper un passage lyrique et marcher comme un camionneur pour aller se replacer. Se replacer et recommencer, accrocher, analyser, proposer, ajuster et recommencer. Le T-shirt de Jérémie Bélingard est devenu gris foncé de sueur : la fatigue progresse au même rythme que la chorégraphie. Pas (encore) de cinéma (mais un bon goûter dinatoire au Paradis du fruit). 

À la source

[photos non-inédites à venir]

Avoir un Pass pour La Source s’est révélé une véritable aventure. Première tentative : chou blanc. Deuxième tentative : brownie et chou blanc. Jamais deux sans trois : flan coco et chou blanc. La quatrième sera la bonne : un seul Pass, je suis la première – assez jouissif quand il y a eu neuf Pass la fois précédente et que j’étais dixième. Je manque de renverser au passage B#4 qui, soit dit en passant, plane beaucoup moins en société depuis qu’elle prend des leçons de pilotage. C’est donc toute guillerette que je vais rejoindre ma place 42, fort appréciée par Palpatine en sa qualité de geek.

 

Contre toute attente – ou grâce à l’attente précisément (Dan Ariely vous expliquerait mieux que moi la tendance qu’on a naturellement à surévaluer ce dans quoi on a investit, ne serait-ce que de l’espoir) – j’ai vraiment apprécié. Bart ne révolutionnera pas l’histoire de la chorégraphie mais il produit une belle pièce de ballet classique, cohérente dans son propos et, ce qui est bienvenue après le début de saison que l’on sait, de bon goût. Tout le mérite n’en revient pas exclusivement à Lacroix, aussi bien pensés ses costumes soient-ils : les voiles des odalisques tombent lourdement sur les hanches qu’on n’a pas l’habitude de voir ainsi étoffées mais qui dégagent ainsi une sensualité racée (Noureev lui-même avait fait alourdir les tutus aux hanches), et la robe de Nouredda, avec ses arabesques argentées à la Gamzatti, suggère immédiatement un certain rôle social, tandis que le petit voile de la nymphe, accroché au niveau de l’omoplate, rappelle discrètement la sylphide. Toutes ces références au répertoire, visibles dans les costumes aussi bien que dans la chorégraphie, n’écrasent pas pour autant le ballet. Il ne s’agit pas d’un mix savamment orchestré par Bart mais d’un ballet de la tradition classique, qu’on dirait du répertoire s’il n’était pas quelque peu étrange de ranger dans l’héritage une création qui n’est pas encore passée à l’épreuve du temps – car il ne faut pas s’y tromper : si l’argument n’est pas neuf, la chorégraphie, elle, l’est indéniablement (tout comme la paternité de La Fille du pharaon revient à Pierre Lacotte). Pas de citation, donc, mais un univers commun peuplé d’êtres surnaturels (un peu de ballet blanc), de nations exotiques et barbares (quart d’heure oriental et folklorique), de princes ou assimilés, régi par des règles immuables (les amours y sont toujours contrariées – pas de trois), tout juste aménagées (tiens, tiens, un petit groupe et trois petits tours pour que mademoiselle se détende les jambes après l’adage ou que monsieur reprenne son souffle avant la coda).

 

Costumes et création, voilà pour ce qui a rendu l’obtention de place de dernière minute si difficile. Venons-en à l’histoire ou plus exactement à l’histoire que je me suis faite car, pour la première fois depuis Giselle (mon premier ballet, ça remonte), je suis allée voir un ballet sans filet, c’est-à-dire sans en connaître, même vaguement, le livret. La principale difficulté ne consiste pas à suivre l’action mais à savoir de qui l’on parle à l’entracte ; je peux donc l’affirmer : avec un peu d’imagination, il est possible de comprendre une histoire dansée. L’intrigue mérite à nouveau son nom et je me surprends à prendre des paris sur les issues possibles (i.e. à composer et recomposer des paires de danseurs mais, rien à faire, ils sont en nombre impair et, à moins d’intégrer une fille dans le couple à géométrie variable qu’est le harem, il y en a une qui va rester sur le carreau).

 

Le premier acte fonctionne comme une grande exposition. Des stalactites de cordes (je croyais que ça portait la poisse au théâtre ?) plantent le décor et font métaphoriquement jaillir la source. Laquelle source a un esprit, Naïla, qui trouve un très beau corps en la personne de Myriam Ould-Braham. Ses nymphes sont charmantes et ses flots facétieux, bondissants.

De leur côté, les mortels, paysans et guerriers, se rassemblent autour de Neroudda (je n’ai pas reconnu Muriel Zusperreguy, plus froide que d’habitude dans ce rôle, il est vrai pour elle inhabituel, de princesse), choisie par le chef des guerriers pour devenir la nouvelle favorite du sultan ou assimilé (je n’ai même pas pu récupérer la programmation – le Khan, d’après la distribution affichée sur le site). C’est entre autres l’occasion pour les soldats de montrer leur bravoure (ouaaaaais, des mecs qui sautent et tapent du pied, virils même en manteau-jupette et en toque-moumoute) et pour moi de découvrir Christophe Duquenne fort… hum, fort ? en chef des guerriers.

Vient l’élément perturbateur. Un arbre aux fruits d’or (ok, d’argent) apparaît, Nerudda y goûterait bien : on s’empresse de grimper à la corde pour satisfaire son désir (dès fois qu’il soit défendu, la belle affaire) mais tout le monde échoue. Tout le monde sauf Djemil, un jeune chasseur en guenilles classes (Lacroix peut faire des guenilles classes – c’est le prince type Aladdin), interprété par un non moins classe Josua Hoffalt. Il danse grand, il a de la prestance – encore un peu, quelques rôles de cette envergure, pour qu’il s’étoffe, et on n’hésitera plus à dire qu’il a de la présence. Toujours est-il que son éclat n’est pas du goût de Mozdock (le chef des guerriers), qui le dégage manu militari et l’abandonne dans un sale état. Heureusement, Naïla (l’esprit de la source, vous suivez ?) le recueille et le requinque ; malheureusement, elle en tombe amoureuse. Le premier triangle amoureux est en place : Naïla aime Djemil qui aime Nerudda qui n’aime personne.

 

Le second acte est plus complexe, bien qu’il commence simplement par des danses de divertissement. Les odalisques ondulent presque davantage que les ondines au premier acte et le rôle convient si bien à Mathilde Froustey que l’on s’étonne presque que Charline Giezendanner soit la favorite. Favorite qu’il vaut mieux appeler par son nom, Dadje, car elle est bientôt supplantée par Neroudda, fraîchement débarquée de son carrosse de soie. Deuxième triangle amoureux. Dadje se renfrogne à mesure que Neroudda s’épanouit : Muriel Zusperreguy, à présent reconnaissable, se fait à chaque instant plus séduisante, plus lumineuse. Elle n’est pas née princesse, elle le devient. Nul doute que le Khan préfère cette femme qui s’ignore à celle qui fait l’enfant.

Mais le deuxième triangle devient quadrilatère quand Naïla débarque (Djemil va là où se trouve Neroudda et Naïla va là où se trouve Djemil, donc Naïla débarque) et que le Khan revoie ses préférences. Neroudda un peu paumée cherche refuge auprès de Mozdock et là, j’imagine un troisième triangle qui n’a peut-être aucune réalité. Qu’importe, je décide que Mozdock ne laisse Neroudda au Khan que parce qu’il en est un fidèle serviteur et que, ma foi, si celui-ci lui préfère une nymphe… C’est probablement n’importe quoi, je sais ; il y a tellement de triangles qu’on se croirait dans une symphonie d’Hans Rott (private joke). Mon troisième triangle en entraîne un quatrième car Djemil est bien décidé à gagner les faveurs de Neroudda, disponible puisque congédiée par le Khan (sur le mode reprends tes affaires et casse-toi, c’est à peu près aussi romantique qu’un coup d’un soir qu’on vire de son lit au réveil, une fois dessaoulé).

Le Khan-Naïla, Djemil-Neroudda, la favorite sans favoritisme : tout en trouvant vaguement bizarre que l’être féérique par excellence (Naïla) se retrouve avec l’être social votre excellence (le Khan), je commençais à entrevoir un dénouement quand le geste de Naïla a trouvé son explication. Si elle s’est jetée dans les bras du Khan, c’est pour que Djemil puisse se jeter à la poursuite de Neroudda. Pas rancunière pour un sou, Naïla est l’exact opposé de Dadje (qui ne fait pas qu’ajouter un rôle de soliste dans un ensemble bien chargé, mais prend sens dans l’économie du ballet). Évidemment, elle a quand même quelques regrets et ne peut s’empêcher de suivre celui qu’elle aime – retour au triangle initial.

Le drame sied décidément à Myriam Ould-Braham qui est absolument fantastique dans cette partie finale. Son arabesque appuyée sur Djemil qui lui tourne le dos, façon sylphide ou willis, suggère déjà qu’ils ne sont pas du même monde et qu’elle l’a perdu, ; l’appui glisse dans l’oubli lorsqu’elle abandonne son bras sur son torse et que l’arabesque se déséquilibre vers l’arrière. Djemil essaye à présent de se défaire de cet esprit et la ramène vers le corps endormi (blessé, selon Joël qui a tout de même vu le ballet quatre fois) de Neroudda. Naïla tient encore la fleur que Djemil avait laissé derrière lui à leur première rencontre ; il ne la lui arrache pas – ce serait trop cruel –, il la guide et la force à offrir la fleur à Neroudda ainsi réveillée (ou guérie, tout dépend). Naïla s’efface jusqu’à se replier sur elle-même comme le cygne mourant. Ayant préféré le sacrifice à la jalousie parce qu’elle aime davantage Djemil que l’amour qu’elle éprouve pour lui, elle se trouve ainsi à la source de son idylle avec Neroudda.