C’était une première pour La Dame de Pique et pour moi : jamais je n’avais vu les applaudissements se métamorphoser en huées à l’instant où le metteur en scène pose le pied sur la scène. Lev Dodin n’a certes rien commis de vulgaire ou de ridicule comme Jean-Louis Martinoty avec Faust, mais en transposant l’action dans un asile, il prive l’opéra de classe et de clarté. Le personnage principal qui se promène en pyjama et peignoir pendant tout l’opéra, c’est fort peu esthétique. Et je devais avoir l’air à peu près aussi hagard que lui en essayant de m’y retrouver dans cette pièce sans lieu ni scènes, alors que je n’avais jamais ni lu Pouchkine ni vu d’adaptation de quelque ordre que ce soit (problématique quand on assiste à une relecture – pour initiés, donc).
Pourtant, quoique pauvre visuellement, le parti pris de l’asile est loin d’être idiot. Avec les autres personnages en tenue de soirée qui se promènent sur l’arrière-scène surélevée et parlent à Hermann en contrebas sans avoir l’air de remarquer son négligé, on comprend rapidement que la perspective adoptée est celle de l’analepse : depuis le lit installé côté cour, on oscillera entre souvenir, rêve et délire. Le dispositif est intelligent en ce qu’on sera, comme Hermann, incapable de faire strictement la part entre réalité et folie : elle est là d’emblée, avec l’asile (même si Vladimir Galouzine suggère de sa démarche heurtée et tremblée qu’il y a peut-être chez ce vieux fou moins de déraison que de sénilité). Mais pas de point de bascule signifie aussi pas de montée en puissance ; le soupçon, beaucoup moins insidieux que le doute, aplanit considérablement l’effet dramatique.
L’histoire perd en tension et le spectateur en attention, tandis qu’Hermann va et vient entre sa dame de cœur et la dame de pique, entre Lisa, dont il est fou amoureux, et la grand-mère de celle-ci, comtesse possédée par la folie du jeu et qui détient, dit-on, le secret des trois cartes, dont la combinaison assure la victoire. Certaines scènes sont très réussies, comme la partie de colin-maillard où les amis d’Hermann, au nombre de trois, comme les cartes, lui tournent la tête si bien qu’il manque Lisa et finit par tomber dans les bras de la comtesse (surtout que si j’ai bien compris, il s’agit normalement d’un divertissement chanté par des pièces rapportées). D’autres, en revanche, plus statiques, finissent par me lasser. Lisa (Olga Guryakova) a beau s’abandonner à caresser le montant du lit (recyclage du bric-à-brac faustien), elle endort ma curiosité plus qu’elle ne l’excite. Faust, Cendrillon… ce n’est pas la première fois que je décroche aux déclarations d’amour – peut-être parce qu’il y a au lit des manières moins articulées de l’exprimer.
Ma scène favorite, je crois, est celle où la comtesse se remémore en français avoir eu le cœur qui bat… qui bat… qui bat… Le chant ralentit sur la fin comme un vieux cœur essoufflé tandis que Larissa Diadkova entraîne son personnage dans une dernière danse, baignant son corps dans les souvenirs au milieu de trois statues antiques. Une chanteuse qui sait danser : parce qu’elle ne cherche pas à être gracieuse, Larissa Diadkova nous offre en quelques ports de bras un authentique moment de grâce, où la voix flotte dans une apesanteur lunaire.
[Photo dame de piquée chez Fomalhaut]
Mais piqué par le jeu, le cœur de la dame de pique a fini par se nécroser, jusqu’à atteindre la noirceur des cartes, et elle meurt sous la coupe d’Hermann avant qu’il ait pu lui soutirer son secret. Elle a pourtant eu le temps de lui tourner la tête et le cœur : il s’imagine à la suite de sa mort que la comtesse lui rend visite et lui livre la combinaison. Trois, sept, as… il gagne une fois, il gagne deux fois et la troisième passe à l’as. Le secret de la dame de pique ressemble à celui du Motif dans le tapis, dissimulé-révélé par Henry James : il n’est rien d’autre qu’une construction – inutile de chercher à le découvrir, on ne ferait que le défaire. Lorsqu’on a enfin toutes les cartes en main, qu’on comprend que la comtesse, très courtisée en son temps mais seule dans sa passion, n’a sûrement eu que de la chance au jeu, la partie est finie, Hermann, valet de son délire, est abattu : c’est le pouilleux.
[Rien à voir, pas la même production mais j’adore le renversement de cette affiche, avec le coeur noirci pour avoir été entaillé par un pique sanglant…]
[Hors jeu mais il faut quand même que je vous le dise : j’ai cru entendre Papageno l’espace d’une mesure et je lis maintenant partout que cet opéra de Tchaïkovsky a quelques accents mozartiens. Je deviens moins dure de la feuille !]