AROP lyrique

Il est peut-être un peu étrange d’assister à la remise d’un prix lorsqu’on n’a jamais entendu la chanteuse qui le reçoit, mais le récital qui suivait était une bonne occasion pour continuer ma découverte de l’opéra. Quand on laisse les chanteurs choisirent leur morceau, cela donne, sous des airs de parenté (vous me mettrez trois Mozart, trois Rossini, deux Massenet et deux Tchaïkovsky), un joli florilège.

Sans prompteur ni connaissance des opéras dont ils sont extraits, je me retrouve un peu dans la position du spectateur qui verrait la variation du premier acte de Giselle en gala pour la première fois et ne saurait pas que les ports de bras ponctuant chaque pirouette saluent respectueusement la cour (bras droit) et amoureusement Albrecht (bras gauche). Si vous ajoutez à cet hors-contexte une fâcheuse envie d’aller aux toilettes, vous obtenez un moyen infaillible de savoir si tel ou tel chanteur vous émeut. Certains m’ont fait totalement oublier que quelques minutes plus tôt, je comptais discrètement le nombre de sièges qui me séparaient du couloir…

Andriy Gnatiuk, entré sur scène avec un air supérieur, m’a donné une furieuse envie de découvrir Le Barbier de Séville dès qu’il s’est mis à articuler avec des mines impayables (sourcil de hibou et regard perçant du petit rigolo qui joue de son apparence de premier de la classe) une sorte de rap d’opéra.

Tiago Matos qui, à cause de son choix, avait mon attention avant même d’ouvrir la bouche (et celle du petit rat, mais peut-être pas pour les mêmes raisons), m’a replongée dans La Ville laissée pour morte il y a deux-trois ans : Mein Sehnen, mein Wähnen, es träumt sich zurück…

En se métamorphosant en Mimi, Andreea Soare a repris un air du seul autre opéra de la soirée auquel j’avais déjà assisté. Alors que cet extrait de La Bohème avec une voix toute ronde est accueilli par moult quintes de toux, Palpatine conclut : « C’était tellement bon qu’ils sont devenus tuberculeux. »

Impressionnante aussi (quoique peut-être pas aussi émouvante) : Olga Seliverstova, à qui l’on a manifestement oublié de dire qu’il n’y avait personne à l’amphithéâtre et aucun orchestre à couvrir. L’accompagnement se fait en effet par quatre pianistes qui se relaient, en évitant autant que possible de mélanger les genres. D’ailleurs, on saluera les femmes d’un côté, les hommes de l’autre – la seule rencontre étant celle d’Onéguine et de Tatiana. Celle-ci est interprétée par la reine de la soirée, à savoir Ilona Krywicka, *évidemment* polonaise (Polish tends to be my new Czech). J’ai néanmoins préféré l’air de La Vierge par lequel elle a ouvert la soirée, où s’entendait davantage cette espèce de sensualité tout en rondeur…

N’oublions pas la pianiste Alissa Zoubritski, avec ses mains délicatement dansantes et la plus belle robe de la soirée (en voyant défiler toutes ces robes bustier en drapés souvent plus rideaux que grecs, j’ai pensé avec un pincement au cœur à toutes ces magnifiques robes de soirée Paule Ka, que l’on ne voit jamais…). Côté vestimentaire, c’est Palpatine qui assure le spectacle avec son haut de forme – très pratique pour se retrouver quand on n’a plus de portable ou quand on a besoin d’énoncer ses coordonnées géographiques : « Tu ne me vois pas ? Je suis à côté d’un monsieur avec un chapeau claque. » Palpatine de s’étrangler. Rien de tel qu’un délicieux jus de fraise pour faire glisser et finir la soirée en beauté et bonne compagnie – makis et rires compris. Seul regret : pourquoi n’y a-t-il pas pareil gala pour la remise des prix de la danse ?

The Rake’s Progress

Habituellement, l’héritage miracle d’un obscur oncle intervient sur la fin, lorsque les amants ont été surpris ensemble au lit et qu’il faut trouver une condition au jeune homme désargenté pour pouvoir le marier. Dans The Rake’s Progress, il survient dès le début alors que Tom et Anne profitent des mœurs de leur époque* pour batifoler sans convoler, sous le toit même du futur beau-père. De Molière à Stravinski, la providence est devenue hasardeuse, ouvrant au danger plus qu’elle en écarte. L’homme venu annoncer au jeune homme fainéant que jamais il n’aura à travailler le précipite dans le désœuvrement.

 

 

Sous prétexte de faire fructifier l’héritage, il l’entraîne à la ville. Pour quitter la chambre lumineuse où les rideaux volaient sous l’action des ventilateurs et laissaient entrer « des parfums et des sons d’allégresse » d’une nature printanière, Tom emprunte une petite échelle dont il descend un à un les degrés – la descente a commencé. Il laisse derrière lui cette chambre qui apparaît déjà comme un souvenir, encadré et inatteignable, et se laisse initier au plaisir – ou à ce qui est communément admis pour tel, Tom ne semblant pas en prendre outre mesure. Élève docile et désœuvré, il sombre peu à peu dans la débauche mais, ce qui est curieux, beaucoup moins par goût que par faiblesse. Au milieu des prostituées, il pense encore à Anne, l’aime et en souffre, sans pour autant songer à la retrouver.
 

 

Nick Shadow fait de lui ce qu’il veut et lorsqu’il lui fait miroiter une invention miraculeuse qui change les pierres en pain, Tom s’illusionne davantage encore qu’il n’escroque les ouvriers. Cette machine d’alchimiste soi-disant chrétien, Olivier Py la figure sous forme d’une roue dont les rayons sont des néons : hypnotisé par ce qui brille facticement, Tom ne voit pas que la roue tourne et que sa chance est en train de le perdre.
 

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Déçu par la nature qu’il rend responsable de sa mécompréhension des plaisirs et de la nature humaine, il prend son contrepied sur le conseil vicié de Nick et décide de s’enticher de ce qu’elle a produit de plus laid. Baba, femme à barbe et bête de foire, lui apparaît comme le remède au plaisir, qui lui-même devait l’être à l’amour. C’est alors une débauche, non plus des sens, mais de grotesque et d’acrobaties. Jongleurs, musclors, nains, danseuses de revue emplumées grouillent sur scène et font alors ressortir le parti-pris d’Olivier Py de ne pas avoir représenté la débauche à demi-mot. Au-delà de la provocation qu’il y a à exhiber porte-jarretelles et nudité bandée à des spectateurs très convenables, le bordel qui se tient sur la scène du palais Garnier trouble autant les habitudes de l’amateur d’opéra que les sens de Tom. Le premier, distrait par ce qui s’agite sous ses yeux, peine à se concentrer et à écouter, tout comme le second a du mal à entendre la voix de la raison ou même celle, avec un e, de la nature.

 

 

Esclave d’une liberté qu’il a voulue et qui, en l’absence de liens, ressemble davantage à une errance, Tom ne peut plus croire à sa bonne fortune. Les dettes se soldent par une vente aux enchères ; après les bêtes de foire, c’est tout un bestiaire de sculptures qui est exhibé devant un public curieux et contempteur : boa, autruche et un for-mi-dable pingouin (le mien est tout fier de se faire épousseter par procuration par une soubrette).

Froid. La descente aux enfers se finit sans feu ni flamme – à la rue. Corps exténué, Tom s’est perdu et avec lui, la raison. L’homme qu’Anne, sainte Anne, récupère n’est plus ni lui-même ni le même : elle peut lui pardonner mais lui ne peut pas se racheter. Elle veille sur ce vieux fou comme sur l’enfant qu’il lui a fait avant de la quitter, jusqu’à ce qu’elle comprenne que la Vénus qu’il aime n’est pas plus elle qu’il n’est Adonis : il n’a jamais eu le cœur de l’aimer autrement que comme un idéal regretté. La force lumineuse d’Anne (Anne Trulove) n’a pas réussi à sauver Tom de son ombre, Shadow méphistophélique – seulement à la préserver de son amour. L’épilogue rit jaune : sans dieu, pas de morale à l’histoire quand ses protagonistes en ont été dépourvus.

 

Le vrai héros de l’histoire, c’est Nick, i.e. Gidon Saks, formidable voix et acteur.
 

Vu en compagnie de Palpatine.
 

* Seulement, oups, l’action est censée se dérouler au XVIIIe siècle. Pourtant, je trouvais l’ambivalence du progrès (du débauché ou non) très ancrée dans le XXe…   

Capriccio, la foi en l’humour

Le premier Pass de l’année m’aura permis de voir Capriccio, de Strauss, avec les surtitres, ce qui fait tout de même une sacrée différence pour un opéra à la dispute si subtile. Ton oder Wort, musique ou paroles, le compositeur et le poète défendent chacun la suprématie de leur art. Mais comme l’on ne saurait débattre sur scène de pures théories et comme le sens est inséparable d’une certaine sensualité, ce duel prend la forme d’une rivalité amoureuse : il s’agit de séduire la comtesse qui les invite, ainsi qu’un metteur en scène et une fameuse actrice, pour préparer son anniversaire.

La déclaration du poète prend d’abord la forme d’un poème dramatique, récité par l’actrice et le frère de la comtesse, critique qui se rêve comédien, puis d’une déclamation-déclaration susurrée à l’oreille de la principale intéressée, ce qui lui fait quelque peu douter de la sincérité des sentiments exprimés, qui ne devraient pas supporter la publicité. Jamais deux sans trois, le poème est mis en musique par le compositeur et touche enfin la comtesse, qui ne sait cependant si elle doit en attribuer le mérite au poète, qui a fourni la base de l’œuvre, ou au compositeur qui a fait résonner les mots de manière à ce que la comtesse en entende l’intention.

Le metteur en scène entend couper court à cette version musicale de la poule ou l’œuf, qui ne se pense qu’au niveau du lied, en attirant l’attention sur la dramaturgie. Mais à ses maquettes de décors et ses ingénieuses machineries, l’assistance oppose l’inconsistance des livrets qui lui permettent de faire apparaître des dieux ex machina, bergers, nymphes et créatures fantastiques à l’appui. Sa défense prend la forme d’un couple de chanteurs italiens qu’il invite à se produire – l’occasion d’un duo parodique hilarant où les solistes, peu soucieux de la mort de leur personnage, ne cherchent qu’à se faire valoir au détriment de leur partenaire. Décalage de ton et de sujet, on ne se reconnaît pas dans ces opéras italiens ; la toge romaine enfilée par-dessus les vêtements souligne la non-réfutation de la critique, tandis que le petit sac à main dont ne se départit pas la chanteuse fait de ce genre de représentation un spectacle typiquement bourgeois (même petit sac à main ridicule dans la parodie du grand pas de deux – c’est un accessoire efficace). Cela fait mouche et, bourgeois gentilhomme flatté, le public applaudit chaudement le duo alors même que la dispute chantée reprend avant l’acmé, comme pour les désamorcer. Moquez-vous de nous, pourvu que vous parliez de nous.

L’opéra italien n’apparaît pas qu’à cette seule occasion : il est présent en filigrane dès le début, dans le débat entre la parole et la musica, posant au passage la question de savoir dans quelle langue l’opéra doit être chanté. Les citations sont nombreuses, de Rameau à Puccini et j’en manque sûrement encore la moitié. Maîtrise de la composition et sens de l’histoire et de l’humour vont de paire, la musique étant tour à tour orchestration de l’opéra et citation à l’intérieur de l’opéra ; les musiciens sortent alors de la fosse pour se retrouver sur scène, sextuor en répétition ou pianiste. La mise en abyme du livret et de la musique est renforcée par celle de la mise en scène, d’une intelligence délectable.

La scène est dès le début identifiée comme telle : la comtesse, qui assiste aux répétitions, est en effet dans la salle, parmi les spectateurs. Lorsqu’elle monte sur scène pour rejoindre son salon, celui-ci redevient scène, à la marge duquel le critique, sa sœur et le metteur en scène n’hésitent pas à planter leurs chaises, tournant le dos au public pour mieux s’y substituer. Même lorsque sonne l’heure de prendre le chocolat et que le salon reprend ses droits sur la scène improvisée, le dédale des fauteuils est parcouru par une jeune danseuse, divertissement duquel les personnages cherchent à se détourner pour reprendre leur différend, alors même que cela aurait dû le suspendre. La surenchère cornélienne vire à la cacophonie : trop de dispute théorique tue l’opéra, il faut reprendre l’histoire – mais d’abord faire taire les argumentaires. On renvoie chacun chez soi, rideau. Sort alors de sa cachette un vieux souffleur, myope comme la taupe qui lui donne son nom, pour un intermède rideau baissé, qui me rappelle le lamento du jardinier, dans l’Électre de Giraudoux. Hors de l’histoire, hors des histoires que suscite la dispute théorique, on souffle un temps dans l’espace-temps ménagé par le souffleur.

Les invités et le souffleur partis, l’histoire peut reprendre sans abyme, mais le rideau se lève… sur un autre rideau de scène, à l’identique. Impossible de les distinguer, le monde est un théâtre, et la scène, très vivante. Le metteur en scène (Robert Carsen, pas le personnage) nous le souffle : le personnage ne s’avance plus avec sa personnification, mais la métaphore tient toujours. Hésitation prolongée de la comtesse entre le compositeur et le poète, entre le son et le sens… Prolongée, car une question extérieure à l’opéra (car faisant retour sur cet art) ne peut se résoudre à l’intérieur de l’opéra (et son histoire) sans le mettre en péril. Le choix est impossible pour la comtesse et impertinent pour le spectateur qui vient d’assister à la brillante démonstration de l’équilibre entre les deux : la question de la primauté de la parole ou de la musica ne peut être résolue, car elle ne vaut plus, bien que sa métaphore reste en place à travers les personnages qui l’ont posée.

 

[Photo d’Éric Mahoudeau]

S’abymer dans la contemplation…


Pour sortir de l’opposition entre thèse et antithèse, il faut sortir de l’opéra particulier qui l’a posée : les décors disparaissent, la scène redevient scène, avec ses coulisses et ses machinistes, la comtesse, Michaela Kaune à qui l’on apporte un verre d’eau, et le petit foyer, dont les décors étaient une réplique, retrouve sa place au fond de la scène, dans son enfilade. Cette déconstruction n’a rien de la destruction : c’est une apothéose. Les murs s’effacent en même temps que le dilemme de l’opéra et l’on sort de l’impasse sans avoir eu à choisir. Le dépassement de l’opéra (par l’opéra) est une révélation – que l’on ne comprend pas mais que l’on l’entend : la comtesse a beau énoncer ses doutes, la musique la contre-dit et nous annonce que la synthèse a déjà eu lieu. L’hésitation prolongée entre son et sens reste en suspension ; la comtesse, à la robe bleu nuit pailletée, semble flotter dans le ciel.

 

[Photo d’Éric Mahoudeau]


Ne reste plus à la fin que la danseuse, tout au fond, à la barre du petit foyer : ni les paroles ni la musique ne prévaut, ce qui vaut est le mouvement de l’un à l’autre, des paroles à la musique et de la musique aux paroles. On passe aussi du couple des notes et paroles à celui de la musique et de la danse, comme si, de la poésie à la musique et de l’opéra à la danse, il y avait toujours un art pour en englober un autre. Mais ça, c’est peut-être moi qui choisis de le voir…

 

Pour prolonger le délice de l’hésitation :
le livret de l’opéra, Palpatine, qui l’a vu avec moi une seconde fois, Aymeric… 

Capriccio, en allemand dans le texte

Cette année, j’ai pris peu de places de spectacles, donc je saute sur les occasions. La séance de travail de Capriccio en était une belle, surtout qu’elle ressemblait fort à un filage. J’aime l’ambiance du théâtre en pleine journée, avec ses lumières nocturnes, les tables de répétition installées sur les fauteuils – depuis un certain temps déjà, en témoignent lampes, ordinateurs et papiers posés dessus –, les allées et venues des machinistes – et de tout un tas de personnes dont on ne connaît pas bien le rôle, sinon qu’elles concourent à orchestrer les répétitions… et les loges que l’on ouvre l’une après l’autre rien que pour nous, où l’on peut étaler ses affaires et se coller contre les parois en velours rouge, faire la grimace dans le miroir et espionner le couloir en remettant en place la petite voilette du gros œil de bœuf. Mieux qu’une chambre, une loge à soi, où le spectateur se prépare, au même titre que l’artiste, qu’il baille, gelangweilt, ou ne tienne pas en place sur son siège, voll Ungeduld – le trac du spectateur.

Je surprends des mots, comme des bribes de conversation, et je crois pouvoir suivre sans prompteur, mais le secret de l’opéra est bien gardé. Les chanteurs en T-shirt ou en abyme vocalisent naturellement leur dispute artistique et savante ; ils ne s’entendent pas mais se comprennent – tout le contraire de la souris ex-germanophone que je suis. C’est un dîner de grandes personnes où l’on commence à somnoler sur fond de sujets sérieux. Quand soudain, une annonce retentit : « Schokolade ! » Le dessert est servi, finie la sieste suite au bol de riz surmonté d’oignons, d’escalope de porc panée et d’omelette, le divertissement dansé à une seule danseuse constitue une excellente promenade digestive. Ragaillardie, j’écoute mieux, même si je n’y entends toujours rien – jusqu’à la fin, épiphanie énigmatique, où la chanteuse s’avance en robe de bal tandis que la salle recule jusqu’au petit foyer. L’opéra de Strauss s’est développé, la danseuse, dernière colonne, le retient un dernier instant à la barre avant que le rideau tombe et que le jour se fasse : il faut que je reçoive mon Pass jeune avant la fin des représentations. 

Mit Palpatine.

J’étais là…

La souris se fait abeille pour butiner quelques souvenirs avant qu’ils ne soient fânés.

L’exposition Berenice Abbott au Jeu de Paume


 

En revenant de l’exposition, je soupçonnais très fortement que la photographie encadrée offerte par Melendili et les autres l’année dernière fût de Berenice Abbott : la grande avenue new-yorkaise où les voitures et le soleil semblent couler entre les buildings a tout des perspectives monumentales de cette Atget de la grosse pomme. Changing New-York a beau avoir été commandé par l’administration américaine dans une visée documentaire, le projet fait émerger des lignes graphiques puissantes ; ce sont les bâtiments plus encore que les habitants qui animent la ville – vide et vivante à la fois. On découvre aussi des photographies scientifiques qui confinent à l’art abstrait.

 

Celle-ci me fait penser au jeu du soltaire, lorsqu’on a terminé la partie et que les paquets de cartes rebondissent en cascade.

Mais dans l’ensemble, on reste un peu sur sa faim : les perspectives monumentales auraient mérité des tirages plus grands ; on reste en plan. J’ai presque été davantage fascinée par la sagesse qui émane du documentaire biographique diffusé à des spectateurs entassés et contorsionnés : loin d’être angoissée par le temps qu’elle pourrait chercher à rattrapper par la mémoire de la photographie, la vieille dame photographe sourit de son oeuvre ; elle semble avoir trouvé comment, elle sait vivre.

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Roméo et Juliette de Sasha Waltz

Interdiction de dire quoi que ce soit de cette séance de travail sur internet. Comme si l’on ne savait pas faire la différence entre une répétition et une représentation rodée, entre des petites failles qui nous rendent les artistes plus humains, et l’éventuelle faillite d’un spectacle. Comme si cela ne leur faisait pas de la pub que l’on en parle. Pour la peine, je n’ai rien dit du spectacle ; maintenant que le ballet/opéra a disparu de l’affiche depuis belle lurette, je veux bien m’en souvenir.

Depuis le premier balcon, sans jumelles, je ne reconnais pas Roméo : vu ses lignes et son ballon, cela ne peut guère être, par déduction, que Mathieu Ganio, mais il ne m’agace pas un seul instant, donc cela ne peut pas être lui. Et pour cause : il s’agit d’Hervé Moreau. Je n’aurais pas pu le reconnaître pour la simple et bonne raison que c’est la première fois que je le vois danser. Soudain, je comprends mieux pourquoi on en a tellement parlé. Classe, vraiment. Et Aurélie Dupont, forcément.


Hop, que ça saute.
Photo de Laurent Philippe, à retrouver dans le diaporama de l’Opéra.

Devant l’abstraction de ce ballet en noir et blanc, j’oublie Roméo, j’oublie Juliette. Jusqu’à la scène du bal : le tableau des mini-tutus dorés qui se lèvent au rythme des petits coups de cul mutins s’est inscrit dans ma mémoire comme un coup de triangle au milieu d’une symphonie. Le repas aussi : alors que tous les convives sont alignés et se baffrent de mets qu’ils sont seuls à voir, Juliette transgresse les conventions (théâtrales comme sociales) et s’avance dans l’espace de la table pour faire face à Roméo. Etonnant comme l’abolition de ce meuble imaginaire est plus onirique que le rêve même.

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Photo de Bernard Uhlig

Puis l’histoire s’efface à nouveau. Un coulée d’encre sur la panneau quasi vertical de la scène en reprend l’écriture. C’est l’encre de la lettre, du sang et de larmes qui en découleront. Les assauts répétés de Roméo avec l’obstination du ressac contre les rochers sont extrêmement poignants, et plus encore ses chutes infinies, bonheur qui lui glisse des mains, espoir qui crisse et dégringole, dans le silence du vide à venir.

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Photo de Laurent Philippe

Enfin, cette image du couple dans un cercueil lumineux (des galets pour un lit de rivière comme lit de mort), qui éclipse dans la mémoire les derniers choeurs des familles. C’est une image que ma mémoire a incorporé après-coup, car un petit souci technique a ressuscité notre Juliette, qui s’est allongée à côté de la fosse : où Shakespeare rejoint les stoïciens, et la faillibilité, l’humour ; il faut s’entraîner à bien mourir.



Photo de Bernard Uhlig