Le nouveau né de Noël

Comme il y a deux ans, le binôme baroque de Palpatine déclare forfait pour l’Oratorio de Noël de Bach…
« … alors que c’est Suzuki !
– Il est génial à quel point, ce Suzuki ? m’enquiers-je. C’est que la fièvre monte…
– Génialissime. C’est LE spécialiste de Bach.« 
Allons bon.

Je passe la première cantate à me remettre d’une quinte de toux qui m’a flingué les côtes dans une tentative de la garder silencieuse. Douce impression que mes yeux pleurent de la morve. Total esprit de Noël. Je rêve à la fumigation que j’aurais pu me faire en restant chez moi, et tente de trouver un rythme de respiration qui n’irrite pas la gorge tout en assurant un approvisionnement minimum en oxygène, raréfié dans les hauteurs du théâtre des Champs-Élysées (même si, ô joie, nous avons pu nous replacer de face). Un peu comme pour faire passer un hoquet, je prends un point de focalisation : le chef, dont les mouvements agitent doucement une blancheur toute fluffy autour de son crâne dégarni. Je sais maintenant ce qu’elle m’évoque : le dragon de L’Histoire sans fin. Sur le moment, je me dis juste que ses gestes sont ceux d’un artisan, comme un tailleur expert qui déploie du tissu, le caresse pour l’étaler (expansion de la phrase musicale) et recours soudain à des gestes beaucoup secs pour le couper et l’épingler (suspension d’une phrase, entrée d’un pupitre). Un artisan sans matière, mais avec la même manière, entre tendresse et précision.

La deuxième cantate comporte un moment de pure merveille, une espèce de pastorale où les vents découpent avec délicatesse des silhouettes de papier de soie hautes comme des brins d’herbe, une œuvre miniature sous cloche de verre, animée de quelques arabesques calligraphiées. Un petit miracle de fragilité et de finesse. Après cela, ce n’est plus que de la joie, pure, lumineuse, réconfortante. Contrairement à ce que la composition du public pourrait laisser croire, il n’est pas question de religion dans cet épisode de la nativité, mais de foi. Exeunt les clous et la croix, les puer senex que je n’ai pas regardé au palais Barberini sont remplacés par un nouveau né blond comme les blés, et je pense à cet article que j’ai lu juste avant de venir, d’une blogueuse dont j’aime beaucoup les mots et qui nous a pris par surprise en racontant l’enfant qui venait de naître, la peur de se trouver amputée d’une partie d’elle-même et le regard d’un petit être qu’il aurait été dommage de ne pas rencontrer. Une joie assez sombre, que j’ai l’impression de pouvoir comprendre. Je repense alors à la joie lumineuse, lumineuse jusqu’à l’effacement, d’une autre blogueuse qui a elle aussi donné naissance (ma blogroll est pleine d’arrondis) et que j’ai failli effacer de mon lecteur de flux RSS parce que sa joie m’aveugle sans m’éclairer – je ne vois pas, I don’t relate to it. Ce soir, je crois pourtant la deviner dans la musique ; peut-être que c’est cela, cette lumière, cette joie, immense de tristesse et d’espoir, que les procréateurs éprouvent au surgissement de la vie, et qu’il me faut l’œuvre d’un créateur pour voir et entendre. Une immense consolation d’on ne sait quoi qui reste en sourdine. Et la lumière. Y a-t-il plus lumineux que la musique de Bach ? Sa musique respire comme le regard dans les églises romaines lorsqu’il se lève vers les vitraux, toute la quincaillerie de marbres et de statues évanouie dans ces proportions aérées.

Basta et pasta

Selfie à l'hôtel

 

Déjà vu ou bis repetita placent ?

De retour sur les pavés romains, j’ai l’impression de revenir en arrière. Même nostalgie écœurante que lorsque la voiture remonte la rue de mes grands-parents et se gare à une descente de garage d’écart de la maison où j’ai passé mon adolescence, sur le rond-point où je vois encore tournicoter des fantômes d’enfant, ma cousine et moi, à longueur de mercredi après-midi, à vélo, en patins, en trottinette, sur toutes les roulettes possibles. Le temps semble n’avoir pas cours dans cette résidence Kaufman & Broad, aux maisons identiques les uns aux autres, identiques à ce qu’elles étaient, identiques à ce qu’elles sont à la télévision. Tout y stagne tellement dans son jus de jouvence éternelle que le retour géographique se transforme toujours en retour temporel. Ce n’est pas tant nostalgique que malsain, de voir niées toutes les années que j’ai vécues depuis. J’ai l’impression d’être un éléphant dans mes souvenirs en porcelaine. Ce n’est pas bon, pas dans l’ordre des choses. Il faut passer à autre chose ; la sensation poisseuse cesse dès j’entre dans la maison de mes grands-parents, qui n’ont pas cessé vivre et de vieillir… et de refaire encore et encore la décoration.

 

Plaza de Spagna

 

De remettre les pieds sur les pavés romains, j’ai l’impression d’avoir rembobiné d’une année. Et abîmé la bande ce faisant. Il fait moins beau moins chaud, forcément, un mois et demi plus avant vers l’hiver*. La nouveauté s’est éventée, je connais déjà pas mal de rues**. Le poisson à grosses bajoues et petites dents présenté par une mégère à l’oreille de son époux ne fait pas rire Palpatine, très sérieux dans sa visite du palais Barberini. Je suis celle que je n’ai jamais été, la sale gosse qu’on traîne au musée. Qui trouve le Greco moche. Frigide de la peinture baroque, je n’ai même plus honte. Il n’y a que le Caravage qui me plaise, sa Judith répugnée par la tête qu’elle est en train de trancher, et le reflet de Narcisse qui s’enfonce dans l’obscurité. Ignare et snob, oui. Je dansote dans le grand salon du musée, chichement éclairé par le soleil, comme on danse pour invoquer la pluie, le fantôme de mon enthousiasme passé, qu’on devinait sur les photos de la princesse. À la boutique, Palpatine regrette que la réplique des boucles d’oreille de Judith soit en 2D et en plastique. Je fais la sourde oreille, mais le toc me poursuit. La mauvaise copie me fait passer à côté du plaisir de la répétition ; je n’en retrouve plus le chemin. À côté de mes pompes, je me contente de mettre un pied devant l’autre. Comment passe-t-on du déjà vu au bis repetita placent ?

 

Musée d'art moderne et contemporain

* Encore que très doux pour la saison ; le contraste avec Paris est saisissant !
** Sans pour autant m’y repérer : je peux reconnaître des trajets, mais Rome refuse de se constituer en carte dans mon esprit. Longitude, latitude et altitude restent éparpillés comme les sédiments antiques dans la ville. Mais si, voyons, c’était près d’une place, avec une fontaine, près d’une église : tout lieu à Rome ou presque. L’homogénéité architecturale n’aide pas.

 

Alignement de reverbères

 

Basta et pasta

La pasta me remet sur la voie. Le plat de pâtes se déguste hic et nunc, bien chaud. Le pecorino fondant, fondant. C’est un soulagement, un lâcher d’endorphines comme seuls savent en déclencher chez moi les trois B : baise, bouffe, ballet (ne rie pas, toi qui as tagué les agendas de tes camarades de big bisous bien baveux). Je couine. Des huuuum, des haaaa, des ooooh, des holalaaa, toutes les onomatopées y passent, toutes diphtonguées. Il a suffi d’un plat pour que les pasta alla gricia se fassent détrôner par les tonnarelli cacio e pepe.

Je suis retournée chez Dino et Toni pour vérifier, quand même, et faire découvrir ça à Palpatine, la trattoria miteuse aux assiettes délicieuses, où on n’a pas le droit de choisir parce que le chef sait ce qui est bon pour toi et tu te fais rabrouer si tu essayes de protester. Clairement pas un restaurant d’anniversaire, mais ça l’est devenu par la forces des choses – des choses comme un restaurant introuvable, des bonnes adresses fermées et des notes Tripadvisor à l’amplitude dissuasive. Après une journée de marche, on était juste contents de s’échouer sur une chaise, même sommaire, et de manger, même entre des murs trop verts. Le chef est venu traiter son fils-serveur d’enculé en aparté gueulé, ça a fait marrer Palpatine et m’a presque fait oublier que ça craignait un peu pour un anniv, que je n’avais pas assuré (le cadeau que j’avais dans l’idée devait être commercialisé trois jours après l’anniversaire (il ne l’est toujours pas, je commence à craindre pour Noël) et j’avais joué la carte de la running joke, clairement meilleure en running joke qu’en spatule (certes violette) pour remuer les pâtes (évidemment, on ne l’a pas étrennée pour faire les pâtes ; je peux ainsi confirmer ma préférences pour les fessées à main nues)).

Ce n’était pas le restaurant de ce voyage. Nous sommes retournés au nôtre, celui des tonnarelli cacio e pepe, pour y partager des pâtes alla amatriciana (l’association du vin rouge et de la tomate a crié osso bucco dans mon esprit, immédiatement empli par la vision de la vieille cocotte rectangulaire en fonte jaune de ma maman) et une pizza blanche mozzarella, gorgonzola, parmesan et PECORINO (le pecorino est l’avenir de la souris), le tout d’origine contrôlée pour un effet qui ne l’est pas du tout. J’ai été prise d’une grande pulsion d’iniquité, prête à prétendre ne plus savoir diviser par deux. Heureuse, en réalité, de partager un même goût de la variation, l’envie de retourner vers ce qu’on a aimé, pour retrouver le même mais en différent (exprimé par un MBTI, cela donne : pourquoi risquer un restaurant qui risque d’être mauvais, quand on peut avoir la diversité avec la sécurité ?). J’avais regretté, à Séville, que le restaurant-avec-la-meilleure-ratatouille-du-monde soit resté un one shot…

J’aime découvrir et revenir. Rome, que je ne pensais pas pour moi à cause de son fatras baroque et religieux, est en passe de devenir mon Londres du Sud, une ville où venir et revenir, moins pour visiter que pour flâner. Je me sens bien dans ses grandes artères et ses petites ruelles, ses places, ses coupoles autour des décorations baroques et ses douves autour des sites antiques, tout le vide que la ville orchestre en son sein et dans lequel on respire, tout le temps qu’elle sédimente et au travers duquel on circule.

 

Tobogan de pins

 

Conversation et ville éternelle(s)

Le hasard : contingence qui prend des airs de destin. Il fallait que cela se produise. Mais pour que cela se produise, il ne fallait pas que cela soit prévu. Du coup, si le hasard fait bien les glaces, il fait surtout les meilleures promenades, parfait équilibre entre l’errance et la destination. Le troisième jour, nous cessons d’arpenter la ville pour commencer à y flâner, la Villa Borghèse comme prétexte. La Villa Borghèse est par nature un prétexte : on n’a jamais réussi à établir avec certitude laquelle des constructions était la villa et à vrai dire, on s’en fiche un peu, parce que la Ville Borghèse, c’est avant tout un parc. Le Central Park romain selon mon petit guide ; le Hyde Park romain selon moi-même. De hauts pins et de la brume. Un air qui ravigote.

Reflets des arbres dans une flaque

C’est au tour de Palpatine de me faire découvrir ce que je n’avais pas vu : il me raconte le parc de nuit avec sa sœur, les entrées, les allées ; on longe un zoo et ça part en vrille, parce que ce n’est pas tous les jours qu’on peut voir un crocrodile rouge, dans le bassin à l’entrée, ou des abeilles Ubereats, qui trimballent leurs seaux de miel en carton sur les palissades. On raconte beaucoup de bêtises, on se stimule même dans l’ânerie (chacun est le meilleur public de l’autre) et je m’arrête à intervalles réguliers pour évacuer un rire un peu trop fou pour marcher avec.

On s’en fiche un peu, du coup, que le principal musée soit complet tous les week-ends jusqu’en février (!) et que le musée d’art contemporain, aux grands volumes clairs, soit largement plus joli que ce qu’il abrite (à quelques exceptions près, évidemment, dont Les Trois Âges de la vie de Klimt, exposé dans la seule salle non éclairée du musée). L’important, c’est de déambuler et d’alléger notre fatigue ensemble. De faire de la balançoire et de s’apercevoir qu’on a déjà un peu vieilli : le corps supporte moins bien les accélérations ; une grande balance de rien du tout me donne la désagréable sensation toonesque que mes organes sont restés un endroit d’où le reste de mon corps est déjà reparti. Tandis qu’on va et qu’on vient à amplitude réduite, je raconte à Palpatine les mercredi après-midi à la balançoire avec ma cousine, les grandes amplitudes de nos petits corps et les sorties de gymnaste qu’on notait entre nous, bonne réception, genoux pliés, bras victorieux, menton levé et cul en arrière. Peut-être que j’invente. Je me souviens mieux des cordes qu’on entortillait jusqu’en haut pour se laisser ensuite tournicoter à tout barzingue, mais je ne peux pas retenter l’expérience : ces balançoires publiques ont des chaines à la place des cordes. On s’en fiche un peu, on a encore plein d’allées à parcourir, d’endroits où se promener, plein de bêtises à inventer, ici et maintenant, et puis là-bas et après. Une exposition à contempler. Une doublure à ne pas trouver. Un train à prendre et une conversation à reprendre, indéfiniment.

 

Grappe de ballons-oies

La Claire Chazal du violon

Soirée bookée pour le programme, essentiellement français (minus Mozart). Quand je demande à Palpatine pourquoi il ne l’a pas sélectionnée, il me fait une moue Bordeau Chesnel #NousNAvonsPasLesMêmesValeurs :
Non, mais c’est bien, il faut avoir entendu Anne-Sophie Mutter une fois dans sa vie.

Une fois.
Je retente avec @gohu, qui grimace sitôt le nom prononcé. De mieux en mieux.
Je me plains de la flemme et des garçons auprès de @JoPrincesse qui me secoue aussitôt ; la violoniste l’a fait rêver toute son enfance : obligée j’y vais.
Faudrait savoir.
 
Faudrait savoir, mais voilà, la soirée ne m’avance pas beaucoup. Autant Lambert Orkis, au piano, m’inspire une sympathie naturelle, autant je serais bien en peine de dire si j’apprécie ou non le jeu d’Anne-Sophie Mutter. Sébastien Currier, Clockwork pour violon et piano, puis Sonate pour violon en la majeur de Mozart. J’écoute sans déplaisir, mais sans grand plaisir non plus. Comme pas mal de choses ces derniers temps, j’y suis parce qu’il était prévu que j’y assiste. Je n’attends pas vraiment que cela se passe : je reste consciente à, je fais l’effort de, mais sans trop rien en penser ni ressentir. C’est une persévérance d’habitude : je mime mon moi passé, qui y prenait plaisir, en espérant que cela revienne, que quelque chose se passe, comme pour Bella Figura, pour que s’efface cette morne indifférence. Peur de devenir blasée. Peut-être juste fatiguée. La place que j’occupe n’aide pas : sur le petit nuage noir près de l’orgue, la musique n’enveloppe pas. Dire qu’il faut tendre l’oreille serait sûrement un brin exagéré, et pourtant, il y a quelque chose de cet ordre-là : il faut tendre son attention.
 
En me replaçant à l’orchestre, je gagne de nouveaux voisins, absolument charmants. Austères-chic, un accent que j’aurais pensé d’origine vaguement germanique s’ils ne déploraient l’absence de place pour les pieds en anglais. Surtout, ils sont aussi enthousiastes pour le concert que critiques envers la salle, c’est-à-dire très. Je ne sais pas vous, mais la compagnie de personnes qui apprécient un spectacle me le fait presque systématiquement apprécier davantage. Cela tombe bien, c’est aussi la partie du programme que j’attendais, avec deux sonates pour violon et piano, l’une de Maurice Ravel, l’autre de Francis Poulenc. Sur cette dernière, l’écoute imaginative se remet en place : je me retrouve dans un ascenseur qui débouche dans des couloirs aux allures très différente, hôtel ou polar-parking, ascenseur cage en verre aux arrêtes tranchantes, subrepticement colorées dans le mouvement, dans l’obscurité ; un coup de talon aiguille, le verre se brise toile d’araignée, et la vision brise là. Cela ne reprend pas avec l’Introduction et Rondi capriccioso de Camille Saint-Saëns, virtuose mais sur Stradivarius : cela va à tout crincrin*.
 
Au final, je n’ai pas compris pourquoi la soupe à la grimace quand on prononce le nom d’Anne-Sophie Mutter auprès des mélomanes de mon âge.
Mais je n’ai pas non plus compris pourquoi le public en faisait tout un plat.
Peut-être parce que, contrairement à la question-suggestion de ma voisine, je ne suis pas violoniste, non, non, réponds-je avec un peu trop d’empressement, tant cela me paraît improbable-inatteignable. Je n’ai pas pensé à lui retourner l’interrogation, ni au peu de surprise que j’aurais eu si, lors d’un ballet, on m’avait demandé si j’étais danseuse…
 
* Le jeu de mot hippique vient sûrement de la traîne de sa longue robe verte de sirène, attachée pile au milieu des deux fesses comme une queue de cheval (je ne reluque généralement pas le postérieur des artistes, mais c’était la vision que j’avais depuis ma place initiale).

Belle et bonne figure

Laura Cappelle a décidément très bon goût. Bella Figura est juste magnifique. Je ne craindrais pas les superlatifs galvaudés par le retwittage frénétique des community managers que je dirais même : sublime.

Bella Figura est un ballet en il y a

Alice Renavand enserrée-enlacée-soulevée dans une araignée de tissu noir, lange-linceul des ténèbres ;

des avant-bras branlant au bout du coude, qui donnent soudain à voir les autres mouvements parfaitement galbés dans des collants translucides noirs,
la grâce surgissant dans les interstices ;

des torses nus et de grandes robes à panier rouges qui balayent la scène,
des torses nus même chez les femmes, des grandes robes à panier rouges même chez les hommes ;

des flammes de tissu et d’autres de feu,
la flamboyance du rituel, et le clair-obscur du jeu et de l’intime, quand on s’est déjà mis à nu et que l’on se déshabille encore ;

il y a

Dorothé Gilbert en pantin réaccordé,

Eleonora Abbagnato, de plus en plus petite fille à mesure qu’elle vieillit (envolée la séduction de l’italienne voluptueuse ; l’aplomb relève désormais de la détermination, d’une volonté qui parfois se suspend et laisse entrevoir cette fragilité d’enfant),

et Alice Renavand…

Alice Renavand, seins nus, oreilles décollées,
la timidité effrontée, qui soudain ne doute plus de sa puissance :
on ne peut plus la mettre à nu ; c’est comme ça, l’amour sacré, que le profane contemple tout habillé, sans l’armure glorieuse de la nudité,

non pas des masques, mais de belles figures que l’on se compose pour soi, pour exister
au dedans des yeux,
pour traverser la scène, la vie, brindille fragile et force flamboyante,
se joindre à la plus belle des danses macabres,
silhouettes osseuses et chair parcimonieuse,
des femmes et des danseuses,
des hommes,
sans que l’on comprenne pourquoi, mais là,

ça vit,

ça prend à la gorge,
toute cette musique, Foss, Pergolese, Marcello, Vivaldi, Torelli, ces chœurs, 
ces corps tout petits vus de l’amphithéâtre, silhouettes fragiles qui passent, qui sont passées, consumées par la beauté.

Il ne reste que ça, à la fin : de la beauté.

C’en est beau à chialer. Le siège de l’amphithéâtre aide bien, notez, avec le dos qui entaille le mien, et le manque d’espace qui remet la contracture en tension. Je tente à l’entracte de me replacer, mais me fait rembarrer par un ouvreur mal embouché, qui ignore manifestement que tout le monde a payé le même prix : retournée à l’amphithéâtre, je suis bien placée pour constater que la place âprement défendue est restée vide… J’enrage et morfle pendant tout Tar and Feathers. Cela m’occupe : sans (trop de) mauvais esprit, c’est le genre de ballet que l’on apprécie davantage une fois terminé, quand les plumes se détachent du goudron et que les éléments décousus se transforment en rémanences poétiques : Pierrot ennuyé qui balance les jambes au-dessus de la fosse… danseurs qui se planquent sous les lais du tapis du sol… et surtout le piano sur pilotis, piano perché sur d’immenses échasses, espèce de nénuphar dans les nuages.

On pourrait croire, comme ça… là… qu’il s’agit d’un ballet en il y a, mais c’est tout le contraire : une énumération sans ferveur. On n’attrape pas un détail au vol, dans une abondance enthousiaste ; on ramasse ce qu’on a pu sauver du néant qui menaçait. Bella Figura, ça marche ; on ne sait pas pourquoi, on ne se demande pas pour quoi ces pas là, c’est évident, on ne sait pas. Tar and Feathers, ça ne marche pas : on ne sait pas pourquoi et on se le demande sans cesse. Pourquoi ce groupe de ballerines mal fagotées qui miment et radotent une série de paroles ? Pourquoi la division de la scène en deux parties, l’une blanche l’autre noire ? Pourquoi ça aboie ? Les morceaux sonores et musicaux se déchirent les uns les autres comme la musique le silence, là où ceux de Bella Figura s’entremêlaient, comme chez Bach les voix qui rivalisent de joie.

L’élan vital de Bella Figura s’est enrayé : on est passé du rouge au bleu, de la danse au théâtre, du sensuel à l’absurde. De la profusion au néant. De la vie que l’on vit, où la question du sens ne se pose pas, à celle que l’on sonde, à la recherche d’un sens partout absent – un monde sans transcendance, et sans grande beauté. Après un débordement de sensualité, on nous assène cette pièce sèche sans même avoir la politesse du désespoir ; je n’y retrouve pas l’humour d’un Beckett ou autre dramaturge avec lequel Jiří Kylián se serait trouvé des liens de parenté. C’est une vision que l’on peut trouver pertinente (en ne cherchant pas), mais ce n’est pas celle dont j’ai besoin. Je n’ai vraiment pas besoin de voir répliqué sur scène le morcellement que prend ma vie sectionnée en jours ouvrés et activités prévues, minutées, juxtaposées. J’ai bien davantage besoin du souffle qui réunit tout ça, de l’enthousiasme qui porte et pousse, qui concatène les heures en un moi unique et inouï – quitte à disparaître dans la métamorphose.

Parler de Tar and Feathers, c’est encore parler de Bella Figura, en creux. Symphony of Psalms, c’est autre chose. Pas du tout un négatif. La force ne vient plus de l’individu et de ses failles, mais du groupe et de sa puissance liturgique. Cela ne veut rien dire, je sais, mais c’est ce qui se rapproche le plus de : le groupe tire sa consistance de ce que chacun de ses membres appelle la même chose de ses vœux – fusse d’exister hors du groupe. Dans des phrases chorégraphiques différentes et semblables, chaque couple répète la même chose et l’incantation prend forme, comme les motifs dans la mosaïque de tapis suspendus jusqu’au plafond. Je repense à ce que m’a raconté V., qui pour sa première année au Capitole a dansé la fille qui marche en déséquilibre sur les chaises, sur le solo de cor d’A., pour sa première année au Capitole également, puisque le couple s’y est fait embaucher simultanément. Trop de symboles, disaient ses mains émotionnées au-dessus de la table à laquelle nous dinions. Voilà, des symboles. Une émotion médiée. Symphony of Psalms est un beau ballet, mais il n’en émane pas la même beauté que Bella Figura, beauté au sens strict-intransigeant de ce qui est amené à mourir, beauté parce que tristesse et tristesse parce que

putain quelle beauté.

 

(Ce qui est étrange, c’est que je n’ai pas été franchement émue la fois où j’ai découvert ce ballet, dans un programme très similaire du théâtre des Champs-Élysées – peut-être à cause de la salle.)

Toc, toc

Lou Sarabadzic a commencé à exister un jour dans le journal de Guillaume Vissac. Une phrase, un extrait, je ne sais plus, m’a fait dire : ah tiens. En lien, son blog, où elle écrit des choses très simples et très fortes en lien avec son père. J’ai retwitté presque tous les posts. La groupie s’est fait remarquer et je me suis enferrée dans le vouvoiement – parce que je ne sais pas vous, mais moi je dis vous à un auteur. J’étais entre-temps tombée sur un article présentant le thème de son roman.

Mon ah a changé de tonalité. Parce que voyez-vous, cela fait plusieurs mois que j’ai un mal fou à quitter mon studio sans tout recompter. Je pourrais dire « vérifier », mais ce ne serait pas juste. Ça l’a été au tout début, après avoir découvert que Palpatine avait laissé un mince filet couler toute la journée dans la baignoire. Maintenant, je ne vérifie plus tellement. D’abord parce qu’à vérifier si le robinet est bien fermé ou la plaque de cuisson bien éteinte, je risque de le rouvrir, de la rallumer. C’est le drame du scientifique, le drame kantien du noumène qu’on ne connaîtra jamais, notre présence risquant d’affecter l’expérience qu’il faut pourtant être là pour constater. Vérifier n’assure d’aucune vérité. Du coup, je ne vérifie plus : je compte. Je compte les vérifications. Comme il y en a plusieurs, ça se recompte. Ça se psalmodie. La vérification rationnelle s’est muée en incantation conjuratoire.

L’électroménager se compte par trois (micro-ondes, four, plaque de cuisson), l’appartement par quatre (magie de la névrose, le studio se trouve pourvu de quatre pièces : pièce à vivre-dormir, cuisine, salle de bain, entrée – sauf le soir, quand je vais me coucher, ça se compte par trois parce que je suis dans la quatrième pièce) et le compteur d’eau par cinq (alors qu’il est tout seul, oui). Mais en fait, tout se compte par huit, parce que chaque ensemble de vérification doit être répétée huit fois très vite, avec césure à l’hémistiche et l’intonation qui redescend (important l’intonation : si elle ne redescend pas à la bonne occurrence, il faut repartir pour un tour). 

(Ça doit, il faut. L’impératif hypothétique a disparu dans la forme impersonnelle.)

Huit fois très vite, parce que je suis limite en retard pour aller bosser (décaler régulièrement le réveil dans le sens des aiguilles de la montre n’aide pas), parce que j’ai très envie d’aller dormir, et parce qu’avec un peu de chance, surtout, je prendrai l’irrationalité de vitesse ; le doute, l’angoisse n’aura pas le temps de faire sa réapparition, j’aurai déjà fermé la porte. Une fois la porte fermée (et secouée pour être sûre qu’elle est bien fermée), le doute est enfermé, je n’y pense plus, pas une seule fois, pas même une micro-seconde, au cours de la journée. C’est très circonscrit. C’est reposant. Sauf quand il faut partir en voyage et vérifier pour plusieurs jours à la fois, sans savoir si à mon retour, je trouverai une fuite d’eau, des mites dans mon placard, ou le robinet d’arrivée d’eau coincée (mais la dernière fois, en rentrant de Londres, il ne s’était rien passé ; c’est encourageant).

Après une mini-crise d’angoisse pré-départ, je me suis dit que voir un psy ne serait peut-être pas une mauvaise idée. J’ai lu un peu sur les différentes thérapies ; j’ai googlé quelques médecins ad hoc au pifomètre ; j’en ai trouvé un près du bureau (pas chiant) qui tient un blog (volonté d’expliquer*) et a travaillé avec des danseuses (il y a des traits de caractère récurrents) ; je n’y suis pas allée. Pas légitime et puis tiens, ça va déjà mieux. C’est vrai, ça varie selon le moral. Je réussis à endiguer le truc. D’ailleurs, j’ai factorisé la vérification des robinets en écoutant l’arrivée d’eau. Cela évitera des bousiller les joints en les serrant trop fort. Le seul hic, c’est qu’autant vérifier qu’une chose est (ceci, cela ou juste là), c’est facile ; autant vérifier qu’une chose n’est pas ou n’est plus, ça l’est moins. Le petit bruit que j’entends, là, qui vient de chez les voisins, ce ne serait pas un robinet mal fermé chez moi ? S’il le faut vraiment**, j’ouvre le rabat : les chiffres ne bougent pas ; les chiffres ne mentent pas. Même si. Ils ne veulent rien dire. Un deux trois quatre, un deux trois quatre / un deux trois quatre, un deux trois quatre. Dans son roman, Lou Sarabadzic les écrit en toutes lettres, les chiffres : parce qu’ils se disent ; il faut le temps de les prononcer, pas comme des chiffres arabes qu’on lit en diagonale.

J’endigue, c’est vrai, je vais bien. Les mécanismes psychologiques sont longs à décrire, mais les comptes matinaux ne prennent que quelques minutes. Cela semble une éternité pour Palpatine qui attend à l’ascenseur en levant les yeux au ciel, mais ce n’est rien comparé à l’ampleur que cela a pris pour Lou-narratrice. J’ai lu, effarée, en comprenant sans comprendre les vérifications incessantes en journée, les aliments qu’il faut manger cru dès fois que la maison prendrait feu en tentant de les cuire, le feu qui pourrait partir dans la poubelle, les images de bébé mort-né sous le bureau, responsabilité avortée, et la crise de panique rouge rouge rouge qui serait de la folie si l’on y était extérieur. Mais on n’y est pas extérieur. Par ses litanies, Lou Sarabadzic nous incorpore dans sa psyché, délicatement, comme des blancs en neige. Les répétitions rassurent : peu à peu, on se repère et même, on entrevoit, on saisit une logique, la logique de l’irrationnel. Celle où les répétitions qui rassurent augmentent l’angoisse qu’elles créent. Où les hypothèses catastrophiques ont des coefficients de probabilités improbables. Lou fait ça très bien, dans une langue claire, très claire, limpide même, même au sein de la confusion la plus totale. Elle expose (comme elle s’expose, elle) la logique de cette irrationalité, qui n’est pas de la folie mais une rationalité dévoyée, hégémonique, qui immisce ses articulations logiques là où il ne devrait rien y avoir, pas de si donc il faut je dois.

Alors, non, le comptage des lumières éteintes et des robinets fermés n’est pas rationnel, merci, je suis au courant. Mais en fait, si, il est rationnel, beaucoup trop rationnel ; c’est même de là qu’il tire son irrationalité : de vouloir que tout soit rationnel. Parce que le rationnel est contrôlable. Folie que de vouloir tout contrôler. Là, oui. Folie.

L’histoire de Lou m’a fait l’effet d’une douche froide. Je vérifie en dilettante, depuis. C’est la partie immergée de l’iceberg, j’en suis consciente. Manifeste, facile à identifier… ce n’est pas le problème. Le problème, c’est psychokhâgneuse, que je croyais morte et enterrée parce qu’elle n’avait plus l’occasion de peaufiner son perfectionnisme négatif dans le travail. Que dalle. Elle a profité d’un oubli de Palpatine pour se trouver un nouveau terrain de jeu. Vérifier que tout est bien éteint et fermé, c’est cool, ça. Plus rien à peaufiner, plus d’à côté avantageux, c’est gratuit – de l’angoisse esthétique, messieurs dames.

Dans son roman, Lou Sarabadzic commence par la fin, par le soulagement d’être guérie. Enfin le début de la fin, parce que la fin a lieu à Douze et l’on commence à Dix. Les chapitres sont numérotés (forcément, il faut compter) et dédoublés (forcément, il faut recompter) : Cinq, two, deux, five. Il ne faut pas trop chercher. C’est organisé pour nous perdre juste ce qu’il faut, pour faire naître le sens là où on commence à le perdre. Ça alterne : le quotidien, le passé, les crises légères se racontent en parallèle de LA crise et du processus de guérison. Manière de montrer la rationalité opérant au sein même de l’irrationalité, et partant, la continuité du sujet : certes, Lou guérie n’est plus la Lou paniquée, mais elle reste Lou ; l’autre n’est pas disparue, elle a appris à vivre avec.

Continuité. La khâgne a été un catalyseur, mais psychokhâgneuse existait avant la khâgne, avant l’hypokhâgne. A six-sept ans, il fallait que les deux pattes de mon nounours soient exactement à la même hauteur pour que je puisse m’endormir sans que l’univers soit réduit en cendre par le soleil-supernova – à la même hauteur, la main à niveau à bulles. Une fois, j’ai piqué une crise de nerfs parce que je me suis aperçue, une fois le collier de perles fini, qu’il manquait une perle bleue au milieu – quatre bleues, une jeune, une bleue, une jaune, quatre bleues (tu m’étonnes que j’ai explosé le test d’entrée au master informatique, les perles perfectionnistes, ça te rend capable de compléter n’importe quelle suite logique). Trois bleues, c’était intolérable. J’ai piqué une crise, je me suis fait engueulée et le lendemain matin, ma super-maman avait refait entièrement le collier. Avec trois perles bleues sur tout le collier. Je l’ai remerciée avec un gros bisous, j’ai attrapé le fil, enlevé toutes les perles et recommencé le collier avec quatre perles bleues. Il devait falloir beaucoup de self-control à ma mère pour ne pas me mettre des claques. Ce caractère de cochon m’avait abonnée aux 20/20, c’était déjà ça.

Les litanies ont toujours été là (demi-pointes, pointes, collants, justaucorps). La pensée magique aussi : « Si je réussis deux tours, je serai prise à l’audition ». Deux tours parfaits, moral boosté ; deux tours ratés : on efface, ça ne compte pas, je ne suis pas superstitieuse, moi. Cela ne coûte pas grand-chose de recommencer – un magazine froissé de temps en temps, parce que la tête qui tourne, à force. Encore aujourd’hui, j’attrape régulièrement un « bien, les tours » au cours de danse ; c’est déjà ça.

(Je me souviens de ma surprise en découvrant la pensée magique dans un film de Lelouche puis dans l’adaptation d’Un long dimanche de fiançailles : si j’arrive au phare avant que…, alors… Je n’étais donc pas la seule à pratiquer cette superstition à laquelle on ne croit pas, qui n’en est pas moins honteuse pour cela.)

Le perfectionnisme a toujours été là. C’est un trait de caractère. Que j’aime bien, c’est ça le pire. Et qui s’accuse avec l’âge. Ah non pardon, c’était ça le pire. Faudrait pas que ça empire. Alors j’essaye de faire plutôt que de faire bien, parce qu’à vouloir faire bien, je veux faire mieux et ne fais plus rien. Better done than better. Chez nous, on dit : mieux vaut la laisser morveuse que de lui arracher le nez. Je vais le répéter à psychokhâgneuse : t’entends ça, morveuse ? Jusqu’à ce que morve s’ensuive.

 

Bien sûr qu’on a peur de mourir quand on n’a pas encore vécu.

 

J’ai retourné la phrase dans tous les sens, persuadée qu’elle n’était pas dans le bon, qu’elle inversait causalité et conséquence. Mais non, c’est bien ça. Soulignant à quel point il est absurde de ne pas vivre (pleinement) parce qu’on a peur de mourir et que donc (causalité erronée) il ne faut pas se louper, il faut que cela soit parfait *du premier coup*.

Ma bonne et unique résolution de la nouvelle année sera : s’entraîner à rater.

Comme il y a Noël avant, vous pouvez offrir, vous offrir ou vous faire offrir le roman de Lou : La Vie verticale, chez publie.net, moins de 6€ en version ePub.

 
* Je déteste quand quelqu’un fait à mon adresse usage d’un savoir que je n’ai pas et qu’il ne fait pas l’effort d’expliquer. Oui, vous, les médecins imaginaires…
** Parfois, je suis faible : au lieu de prendre sur moi pour ne pas vérifier, je débranche la prise. Là, voilà, c’est éteint.