Reach for Skye

 

L’île de Skye. En compulsant le guide, j’en étais arrivée à la conclusion qu’à défaut de parcourir tout le pays, c’est là qu’il fallait aller pour avoir l’Écosse en condensé. Je ne me doutais pas que rien que le trajet me mettrait en état de sautiller – comme une gamine de cinq ans, mais avec un appareil photo1. Je n’ai pas cessé de courir d’un côté à l’autre dans le train heureusement très loin d’être complet, à bâbord pour un loch, à tribord pour une montagne, et là, droit devant, l’aqueduc du Hogwarts Express !

 

Tombe de Flora MacDonalds

[En cherchant la tombe de Flora MacDonald, nous avons trouvé celle… d’Alexander McQueen. Je me suis demandé si c’était bien le designer, puis j’ai vue gravée, au dos, la citation qu’a choisie Anne Deniau pour son livre sur lui : Love looks not with the eyes.]

 

Certes, il y a eu des loupés (j’ai cru qu’on ne trouverait jamais le bed & breakfast avant la tombée de la nuit2) et pas mal de kilomètres en voiture, mais quel gavage, mes amis, quel gavage ! Forêt, montagnes, pâturages, chute d’eau, falaises, plages de corail… le relief et les couleurs emportent dans des montagnes russes émotionnelles, qui vous font sentir incroyablement vivants. « Putain, c’est beau ! » élue phrase la plus prononcée du voyage, à égalité peut-être avec « C’est beau, putain ! ».

 

 

Putain, c’est beau : la mer écossaise sous un ciel grec pour la traversée en ferry (regret éternel pour les lunettes de soleil) ; le port minuscule d’Armadale (quelques bateaux ancrés dans l’anse), avec les oiseaux qui chantent ; les feuilles mordorées des arbres devant l’Eilean Donan Castle sur fond de cornemuse ; le panorama bras de mer, lac éblouissant, pentes vertes venteuses et rocheuses, qui s’étale à nos pieds alors que l’on grimpe depuis une heure l’Old Man of Storr (Palpatine, la plus choupie des biquettes) ; les rayons qui trouent les nuages et répandent des nappes de soleil sur la mer ; l’arc-en-ciel par la fenêtre de notre chambre, avec les silhouettes bleutées des montagnes au loin et la plume d’un buisson duveteux au premier plan ; la brume qui nous enserre alors qu’on patauge le long des fairy pools et qu’on s’attend à voir surgir à tout instant des dinosaures ; les gouttes de pluie sur le pare-brise alors qu’on remonte en voiture mi-frigorifiés mi-ravigotés…

 

 

Putain, c’est bon : le vent qui dépote-décoiffre-décrasse ; le rocher qui permet un instant de s’en abriter ; la soupe brûlante achetée dans un improbable camion-cafét’ au milieu de nulle part, en pleine montagne touristique, sur le comptoir duquel traînent, plus improbable encore, un carnet de croquis et un livre de Dürer ; le thé dégueu pour se réchauffer en rentrant ; le porridge le matin en discutant avec les convives : la Thaïlandaise qui, habituée à la mousson, trouve qu’il ne pleut pas beaucoup, sa maman âgée qui ne parle pas un mot d’anglais et l’Américain qui vient ici depuis plusieurs années et sillonne l’île pendant que sa femme participe à son stage annuel de couture. Il nous met en garde pour la conduite : c’est quand on commence à être à l’aise qu’il faut faire le plus attention.

 

 

« Tu as fait ça ? » m’a demandé mon père incrédule quand je lui ai raconté avoir conduit en Écosse. La grosse flèche collée sur le volant me le rappelle sans cesse : Drive on the left / Links fahren / Conduisez à gauche… À la sortie de l’Eilean Donan Castle, site des plus touristiques desservi par l’une des routes principales, un panneau multilingue rappelle de quel côté prendre l’intersection. Le reste du temps, je suis le conseil du loueur de voiture (un peu lassé de récupérer des jantes rayées) et conduis en ayant l’impression de mordre sur la ligne blanche… c’est-à-dire quand il y a une ligne blanche : nombre de routes sont à double sens mais voie unique. Le problème n’est plus de rouler à droite ou à gauche, mais d’anticiper l’arrivée de voitures en face et de se ranger sur les excroissances de bitume qui boursouflent la route de part et d’autre. J’adore les vieux habitués qui lèvent paisiblement deux doigts pour me remercier de les laisser passer, alors qu’en jeune citadine désolée de déranger, je présente toute la main – la vérité, rien que la vérité, toute la vérité, hugh, restons en paix. Malgré quelques frayeurs, je m’en sors plutôt bien et suis assez contente de moi : la conduite à droite demande certes une attention accrue, mais il n’y a pas cette fois d’épisode type rondin de bois. Ni de cattle grid, que j’expérimentais pour la première fois après avoir découvert cela dans une version d’anglais en khâgne. En l’absence de clôtures, ce sont ces grilles qui empêchent les animaux d’aller trop loin chez les voisins (les moutons sont quand même tagués en orange, vert ou rouge pour être distingués).

 

 

J’avoue que, dans mon envie de grand air, nous avons réduit les visites au minimum – au Dunvegan Castle, en fait. Je ne sais pas pourquoi, je m’attendais à l’intérieur d’un château médiéval, alors qu’il s’agit d’une demeure familiale (passion arbres généalogiques calligraphiés) bien plus récente, revue avec le temps pour bénéficier de tout le confort moderne. Je me verrais tout à fait dormir dans la chambre tapissée, pourvue d’un secrétaire juste devant la fenêtre, très Jane Austen spirit, avec vue sur le parc ; et m’attabler avec moult convives dans la grande salle à manger, devant les plages de galets et de corail jaune. Vraiment, il ne manquait qu’un feu de cheminée. Et un verre de whisky, j’imagine, pour ceux qui aiment cela. Nous faisons l’impasse sur la distillerie Talisker pour cause de mauvais timing ; de toutes façons, Palpatine en avait déjà visité une en Irlande et les vapeurs d’alcool me montent à la tête dès l’entrée. Si je dois être ivre en Écosse, que cela soit uniquement de paysages grisants !

 


1
Pour paraphraser Andrea, qui ayant trouvé une boutique Moomin à Londres s’est exclamée : « J’ai cinq ans, mais avec une carte bleue ! »
2 Et j’ai été infiniment reconnaissante envers Palpatine de me laisser l’unique banane restante quand il s’est avéré que nous n’aurions que quelques shortbreads en guise de dîner.

 

Eilean Donan Castle, le château le plus photographié d'Écosse, paraît-il.

Extrait des Highlands

Parce que je ne voulais pas reproduire l’épisode de Yosemite, Palpatine et moi avons réservé une journée d’excursion dans les Highlands. À huit heures du matin, nous sommes montés dans un mini-car aux vitres fumés (quelle drôle d’idée dans un pays peu ensoleillé !), qui nous a re-déposés à Glasgow onze heures et près de cinq cents kilomètres plus tard. Entre temps, on s’est gavé de paysages, à travers la fenêtre, le pare-brise, l’écran de l’appareil photo et nos pupilles avides.

 

Monochrome blanc sur le Loch Lomond

 

Sur le Loch Lomond, un bateau s’enfonce dans un monochrome blanc de brume ; on dirait une estampe japonaise.

 

 

Devant les three sisters (comme en Australie, les sœurs vont toujours par trois – et par la montage), j’écarquille en vain mes yeux de moldue : la cabane d’Hagrid est toute entière recouverte d’une cape d’invisibilité.

 

Végétation à grande vitesse

 

Plus loin, Ben Nevis ne se départit pas de son bonnet de nuages gris.

 

 

L’Écosse, c’est ce pays où tu t’exclames « Ça s’éclaircit ! » lorsque le ciel devient gris clair – gris souris. La chance aussi : la pluie s’arrête et on croit même apercevoir un rayon de soleil lors de notre heure de croisière sur le Loch Ness – une apparition encore plus miraculeuse que le monstre qui, d’après le guide, pourrait être un renne traversant le Loch pour rejoindre une femelle ou bien un combo phoque + dauphin pratiquant la natation synchronisée.

 

Loch Ness

 

Notre guide est haut en couleurs ; un vrai tartan écossais. Il travaille comme guide depuis peu ; je l’imagine tour à tour comme professeur d’histoire, lorsqu’il nous raconte le massacre des McDonalds, et professeur de géologie, lorsqu’il nous raconte le pourquoi de l’eau noire du Loch Ness, noire même lorsqu’il fait beau, et la formation rocheuse du pays, bout de continent détaché de ce qui est aujourd’hui l’Amérique, sculpté à la fin de l’ère glaciaire par l’ace. Perdue dans le flot plein de pierres roulantes de l’accent écossais, je me demande quel est cet ace, avant de comprendre qu’en Écosse, on mange des ace-creams. Et puis on aime aussi beaucoup le poyet Walter Scot, moins pour ses poyems ou pour la poyetry en général que pour l’image pittoresque qu’il a contribué à forger de son pays. Je me rappelle à cette occasion que je dois toujours lire The Invention of tradition et me souviens de cette question d’une jeune prof d’anglais à la fac : aurais-je des origines écossaises ? Je ne sais toujours pas si cette remarque devait être prise comme un compliment (les Écossais sont tout de même plus anglophones que les Français) ou non (ils disputent aux Australiens le pire accent qui soit – même si les Australiens gagnent haut la main). Peut-être y avait-il une part de vérité phonétique : j’ai l’impression d’avoir eu moins de mal à me faire comprendre qu’à Londres – sauf pour ce qui est du thé, qui semble être une culture plus anglaise que britannique. D’ailleurs, pour être certains de ne pas céder à la culture dominante de l’envahisseur en vous servant un five o’clock tea, les salons de thé écossais ferment à cinq heures. Four o’clock tea, à prendre ou à laisser (vu le Tetley que notre hôte nous a servi sur l’île de Skye, c’est sans regret).

        Coucher de soleil sur la route

Glasgow, de brique et de bof

Fronton d'un hôpital

 

Tout en pesant un morceau de pecorino au poivre, mon fromager me racontait connaître les meilleurs backpackers de l’île de Skye. L’Écosse, il y a vécu, et en me rendant la monnaie, il m’a prévenue : Glasgow, c’est plus roots qu’Édimbourg. J’ai toussé ; mon fromager a l’euphémisme grain de poivre : malgré sa belle gare centrale, malgré son université Harry Potter-like et ses restaurants-pubs accueillants, Glasgow est faite de brique et de bof. Sans se l’avouer, la mairie doit le savoir et vente sur de grandes banderoles roses à travers la ville : People make Glasgow.

 

Reflet d'une église dans la Glasgow School of Art Licorne urbaine

Couleurs jetées lors d'une course dans la ville ; partout, des gens en tenue de sport avec des couvertures de survie, que je regardais pour voir si par hasard je ne reconnaitrais pas Mademoiselle A.

 

People. Peut-être parce que l’automne a tardé à colorier les feuillages, pas mal de filles ont décoloré leurs cheveux : blancs, roses, verts, bleus. Elles n’ont pas froid au yeux, ni au reste du corps : emmitouflée dans ma veste en polaire, je me demande comment on peut se balader le nombril ou même les jambes à l’air. Le samedi soir, les jupes raccourcissent et les centimètres se retrouvent sous forme de talons aiguilles à plateforme ; j’ai l’impression d’être une nonne – et croyez-moi que cela ne m’arrive pas souvent.

 

Une des cours de l'université. Pas de soleil, mais l'ombre de l'arbre dessinée au sol par ses feuilles rousses.

Ruse pour enjoliver Glasgow : plonger dans un bac à fleurs

Ruse pour enjoliver Glasgow n° 2 : utiliser comme filtre le vitrail d'une église reconvertie... en pub. 

J’essaye de retrouver mon engouement pour Édimbourg : dans le parc qui réveille un vague souvenir automnal, dans le cimetière sans arbre qui surplombe, plombant, un panorama mi-cathédrale mi-ville industrielle, et même dans le plot de sécurité placé sur la tête d’une statue équestre, qui métamorphose le cheval en licorne urbaine – en vain. Je capitule et le jugement tombe : c’est moche.

 

Cimetère Depressing

Lampadaire E.T.

 

À la limite, je préfère la zone portuaire, en marge de la ville, qui, de nuit, offre le mirage d’une ville moderne, faisant miroiter dans le fleuve ses bâtiments illuminés, et, de jour, prend des airs de Pays-Bas, avec sa piste cyclable qui file tout droit vers le Loch Lomond, 19 miles, à l’horizon. Qui sera la première étape de notre journée d’excursion.

 

Pont penché

Déesses et démones

Karen Kain disait de Roland Petit qu’il était un chorégraphe moyen, mais un magicien de la scène. On ne saurait dire mieux à propos de Bianca Li. Clairement, Bianca Li n’est pas la chorégraphe du siècle, ni même de l’année, mais elle a le sens de la scène et sait s’entourer, si bien que Déesses et démones, sans jamais être poignant ni émouvant, est indéniablement un beau spectacle – « un paquet-cadeau pour la fin d’année », dixit Rosita Boisseau.

Si on y pense, hormis les superproductions classiques et quelques exceptions contemporaines notables, il n’est plus si courant aujourd’hui de voir des spectacles où costumes, décors et scénographie participent pleinement à la danse. Les images projetées savent rester discrètes, même lorsqu’elles sont projetées en avant-scène sur un voile translucide ; il s’agit le plus souvent d’encadrer les mouvements (magnifiques variations sur Minerve, qui font écho aux ondulations serpentines des bras), de démultiplier les silhouettes (tableau égyptien de cabaret avec Maria Alexandrova, tableau floral avec un bouquet de Blanca Li) ou de créer une transition entre les tableaux pour laisser un moment de respiration et permettre aux danseuses de se changer. Parce que le costume n’est pas ici un vain mot. Ces robes, mandieu, mandieu, ces robes… Rien qu’au nom d’Azzedine Alaïa, j’hyperventile. Alors quand on ajoute Jean-Paul Gaultier et Stella McCartney, forcément, ça le fait. JoPrincesse était prête à me piquer la robe orange que Blanca Li, à genoux et filmée du dessus, étale autour d’elle comme une corolle, mais la robe rouge dans laquelle elle s’entortille n’est pas mal non plus, qui permet à la danseuse de flamenco de laisser place par moments au fantôme de Martha Graham. Loïe Füller est également de la partie, avec des robes comme des volutes d’encre dans l’eau. L’animation du costume remplace peu à peu la chorégraphie, transformant les danseuses en chauve-souris. Elle s’efface presque complètement dans le tout dernier tableau, avec des cheveux lâchés frénétiquement jetés en avant par-dessus tête – on tend vers la transe, mais j’avoue surtout penser à la séquence démêlage qui attend les deux danseuses… Plus que la danse, ce sont des images que je retiendrai, à commencer par la silhouette égyptienne créée par un chignon-coiffe comme une couronne blanche, ou celle en académique, qui fait onduler des stries de lumière sur ses formes, comme éclairée à travers un store.

Toutes ces belles images resteraient cependant lettre morte si elles n’étaient animées par Maria Alexandrova, étoile du Bolchoï qui vous insuffle le suspens des Chausson rouges dans une simple déambulation en pointes et tutu long. Lorsque, pieds nus, main sur le genou, cuisse hors de la robe, elle laisse sa jambe pliée pivoter doucement de première en-dehors à parallèle et retour, on retient un petit soupir d’aise. Même le masque ne réussit pas à masquer sa beauté, qui tient moins dans ses traits que dans l’intensité de son regard, qui s’étend à tout son corps, étonnement présent, pesant même, une pesanteur magnifique, qui n’a rien à voir avec la stature, d’une sensualité que j’ai rarement rencontrée chez les danseuses russes – exception faite des danseuses de Boris Eifman. C’est la même flamboyance que l’on retrouve chez Maria Alexandrova, alors que sa danse est loin d’être aussi exubérante, enveloppée même d’une inhabituelle douceur. J’allais m’inscrire sur la liste d’attente pour l’épouser quand elle a lâché un cri de victoire personnelle en venant saluer avec Bianca Li : mieux vaut laisser les bêtes de scène dans leur élément.

Gamzatti, Bambi et le cabri

Autant je pourrais passer des heures à regarder des vidéos de l’école Vaganova, autant les anciens élèves devenus danseurs du Mariinsky me laissent généralement de marbre sur scène. Ce n’est malheureusement pas Kristina Shapran qui me fera changer d’avis, malgré les prières de sa Nikiya. Doigts refermés et poignets cassés, ce heurtoir du cœur tirerait des larmes à un crocodile, mais ne semble malheureusement pas fonctionner sur les souris. Les « sourcils de mater dolorosa1 » qui apparaissent bien avant les motifs de soucis ont tôt fait de m’agacer, transformant la femme au destin tragique en faon craintif. Bambi est joli comme un cœur avec ses gambettes infinies, mais un peu fébrile. Si je penche un peu la tête, c’est moins attendrie qu’intriguée par ces jambes en x, qui donnent l’impression de tire-bouchonner lors des tours, et cette petite tête renfrognée dans ses épaules et ses paillettes, que j’essaye en vain d’imaginer dans du Balanchine (longues jambes, petite tête… il manque le long cou pour répondre au canon balanchinien).

Tandis que Bambi tâtonne, le cabri s’en donne à cœur joie. Le cabri, c’est Kimin Kim, qui vous fait soupçonner une hétérogénéité de la pesanteur sur la scène de Bastille, devenue pour la soirée une sorte de gruyère lunaire qui autorise des décollages de fusées et des atterrissages de cosmonaute. Il se trouvera toujours des personnes pour formuler quelques objections circassiennes, mais pour ma part, je fais comme le tigre en peluche : je me fais balader et j’opine du chef. Son interprétation me plaît assez. Comme le Solor de François Alu, celui de Kimin Kim est un guerrier, mais là où le premier a des allures de biffin fantassin, le second campe un guerrier issu de la noblesse, quelque chose comme un chevalier revu et corrigé à la sauce indienne. Solor-Alu ne savait que faire ; Solor-Kim ne le sait que trop. S’il prend sans tarder la main de Gamzatti, ce n’est pas parce qu’il entrevoit ses charmes, comme c’était le cas de Solor-Hernandez, mais parce qu’il sait que c’est là son devoir. L’intérêt tout relatif que suscite chez moi la Nikiya de la soirée me permet de regarder ce qui se passe un peu autour ; je découvre ainsi que Solor reste sur scène lorsque Nikiya se désembobine devant celle qu’elle ne sait pas encore être sa rivale. Il faut voir alors Solor-Kim regarder, par-dessus la haie d’invités, sa bienaimée ; voir la lumière de la danseuse sacrée se réverbérer sur son visage d’homme déchiré – son désir pour elle est tout étymologique : le regret d’une étoile, déjà perdue. Dans cette optique, la scène du serpent n’est que la confirmation de cette perte – moins un meurtre qu’une métaphore. Ce n’est plus le désespoir de Nikiya qui m’intéresse, mais le déchirement de Solor, qui s’inflige un véritable calvaire, le stoïcisme attendu du guerrier ne contenant qu’à grande peine la douleur de l’amant. Il est trop tard : dans la version Mariinsky, Nikiya gît déjà au sol lorsque Solor se précipite à ses côtés (je m’aperçois ainsi que Noureev a le sens de l’ironie tragique, avec sa précipitation in extremis).

Pendant toute la scène, Gamzatti reste imperturbable : elle aussi a fait ce qu’elle avait à faire. Contrairement à ses alter egos, petites pestes pourries gâtées, la Gamzatti d’Héloïse Bourdon ne se félicite pas du meurtre de sa rivale. Ce serait faire tomber le personnage, hiératique, dans le sadisme pur. Sa Gamzatti sait tenir son rang. Et sait aussi que rien ni personne ne lui résistera – non pas parce que l’on cédera à ses caprices, mais parce que tel est son bon plaisir. L’autorité lui est naturelle : le mouvement de poignet par lequel elle intime à sa servante de la suivre et de sortir se retrouve ainsi dans les pas de valse de sa variation, lors de la première diagonale en remontant. Quand l’interprétation est peaufiné jusque dans ce genre de détail, on oublie volontiers les rares accrocs qui pourront être améliorés dans le futur (fouettés à l’italienne arrêtés un peu prématurément, faiblesse furtive dans les sauts sur pointe, mais hé, c’est une prise de rôle !). Et puis cette présence… On ne voit qu’elle2 ! A tel point que lorsque ré-apparaît Nikiya, pendant les noces, je me peux pas m’empêcher de penser, surprise : mais qu’est-ce qu’elle vient faire là, celle-là ? Qu’est-ce qu’elle vient nous faire ch***, cette adolescente pleurnicharde et bêtement enamourée ? L’affaire semblait réglée.

Scène de confrontation. Bouche rouge, regard noir, on entend presque Gamzatti dire : laisse faire les femmes qui savent s’y prendre avec les hommes, laisse faire les expertes… Je jubile : épaulements, regards en biais, torse bombé, sourire mauvais… la colère de Gamzatti-Bourdon a des relents de cygne noir absolument jouissifs. En comparaison, Nikiya-Shapran a l’air d’une oie blanche3. Elle tremble de tout son corps, et comme on la comprend ! Je ne sais pas si c’est la réticence de la danseuse invitée à se rouler par terre qui l’a chauffée (au Mariinsky, on ne se bat pas comme des chiffonnières – Héloïse Bourdon doit se jeter à terre pour l’entraîner avec elle), mais Héloïse Bourdon lui en colle une qu’elle n’est pas près d’oublier… Pour la première fois, une claque sonore retentit dans Bastille ; ce n’est pas du chiqué, ou alors, rudement bien doublé.

Non, vraiment, il n’y a guère qu’Héloïse Bourdon pour être aussi bien Nikiya que Gamzatti. Qu’est-ce qu’elle est bonne quand son personnage est mauvais ! J’ai passé le troisième acte à essayer de lister les rôles de vipères formidables dans lesquels je voudrais la voir, pour parvenir à la conclusion qu’on en manquait cruellement. Tout comme le troisième acte manque de Gamzatti. Nous avions cependant trois belles ombres, bien plus assorties que l’autre trio que j’ai pu voir, et toujours Kimin Kim, vers l’infini et l’au-delà.

Pour mémoire : Charline Giezendanner était tout à fait délicieuse dans la danse Manou.


Merveilleuse trouvaille que je reprends telle quelle, on ne peut pas faire mieux.
2 Revers de la médaille : on voit aussi la jambe inélégamment en-dedans lorsqu’elle s’assoit pendant la variation de Nikiya, et elle n’est pas crédible deux secondes lorsqu’elle écoute aux portes.
3 Elle nous rejouera par moments la mort du cygne au troisième acte.