Manon mais non

À danser Manon comme si c’était Giselle, Laëtitia Pujol m’a mis le doute : ma lecture du roman de l’abbé Prévost remontait-elle tant que ma mémoire ait pu substituer une rouée à la jeune fille dont s’éprend Des Grieux ? Il me semblait que tout l’intérêt du roman était justement qu’on ne savait jamais très bien si Manon était la jeune fille au cœur pur (jouée par les circonstances mais) aimée par Des Grieux ou la jeune femme (attendrie et flattée par Des Grieux mais) avide de richesses, dont MG faisait sa maîtresse. Cette dualité, construite par le double récit de Des Grieux (homme de passion) rapporté par l’abbé (homme de morale), fait de Manon un personnage ambiguë, mi-amante à encenser dans une histoire d’amour, mi-courtisane à réprouver dans une parabole.

L’interprétation de Laëtitia Pujol donne une telle cohérence au personnage qu’elle l’évince, le réécrit. Ce n’est plus Manon, c’est Giselle, une jeune fille fraîche et ignorante qui s’éprend aussi facilement de Des Grieux que de ce qui brille – une girouette tout ce qu’il y a de plus innocente. Si cela fonctionne plutôt bien lors de la rencontre avec Des Grieux (après tout, on la menait au couvent…) et qu’on y trouve quelques pépites de pudeur (lorsque Des Grieux l’attrape par le cou, son corps se raidit, comme paralysé par une première bouffée d’érotisme, et c’est ainsi que Des Grieux l’allonge sur le sol), cela ôte du piquant le reste du temps, notamment chez Madame (où Allister, ayant pris du grade à l’entracte, déclenche un crêpage de chignons entre deux filles qui se l’arrachent). À donner cohérence à un personnage qui en manque cruellement, l’interprétation de Laëtitia Pujol est trop intelligente. Son personnage sincère évacue le soupçon et le frisson qu’entretenait la Manon d’Aurélie Dupont1, dont on ne savait jamais si elle était plus maîtresse des hommes ou d’elle-même.

Au final, près de deux mois plus tard (oui, bon), le souvenir le plus vivace que j’ai de cette soirée est Aurélien Houette en geôlier aussi électrisant que débectant. Par la simple résistance de ses gestes, la scène où il plie Manon à son désir se charge d’une tension érotique quasi-pornographique : mise à distance, l’empathie qui écoeure excite, dans un mélange d’égale attraction et répulsion. Moralité : même en perruque, Aurélien Houette peut me faire fantasmer.

(Avis contraire chez les balletonautes.)

 

1 Il y a un bail, oui.

10 mois d’école et de danse

Je n’aime pas les enfants. Bien sûr, j’apprécie certains enfants. Mais je n’ai pas ce préjugé favorable partagé par un grand nombre de personnes selon lequel les enfants seraient par nature mignons et attendrissants. C’est même plutôt le contraire : la couche de surmoi n’a pas encore bien séché sur ces petits êtres potentiellement cruels. Autant dire que si j’ai assisté à la représentation de « Dix mois d’école et d’opéra », c’était surtout par curiosité pour le travail du Petit Rat : que peut-on tirer d’une classe de gamins sans prédispositions ni attrait particulier pour la danse ? Je ne savais pas que Strapontine y participait également, ni surtout que le spectacle, loin du gala de fin d’année mal réglé, allait me plaire.

Imperturbables, les balletomanes ont exercé leur critique sans circonstances atténuantes. À la sortie, chacun avait sa préférence pour l’une ou l’autre pièce. Joël le premier s’est prononcé en faveur de Ça manque d’amour, chorégraphié par Bruno Bouché assisté du petit rat pour les élèves du collège des Chènevreux (Nanterre). Le sérieux qui préside aux croisements de ligne (forcément zigzagantes) et aux mouvements appliqués à la barre (forcément raides) est tempéré par un humour certain, avec des déguisements joyeusement farfelus (mention spéciale au bouffon du roi), un soupçon de parodie lorsque le maître de ballet princier met tout le monde à la barre, et une jam session sur le principe de On m’a appris à danser comme ça : (mouvements classiques raides), mais moi je préfère danser comme ça : (démonstration dance floor power, dont un booty shake absolument géant). On rit de bon cœur lorsque le dernier finit par « mais moi, je préfère ne pas danser du tout » – c’est de bonne guerre – mais avec un petit pincement ; cette remarque humoristique confirme ce qui affleure dans tous les passages empruntant au vocabulaire de la danse classique : celle-ci, loin d’être perçue comme une discipline exaltante, est vécue comme une contrainte. Cela dit, on mesure à cette résistance l’ingéniosité de Bruno Bouché, qui l’a récupérée dans la chorégraphie, et le chemin parcouru par les élèves, qui ont en scène fière allure.

Pour moi, cependant, ça manque d’amour (de la danse), et j’ai préféré Un nouvel endroit, pièce moins ambitieuse dans ce qu’elle demande aux élèves (pas d’initiation au classique ni de formations géométriques strictes) mais plus aboutie d’un point de vue artistique (les élèves sont plus âgés, ça joue aussi). Selin Dündar et Serge Ambert ont misé sur les déplacements dans l’espace et les entrées/sorties des élèves, jamais en scène très longtemps d’affilée et rarement tous en même temps, pour créer des tableaux aux atmosphères variées mais cohérents, qui piquent la curiosité du spectateur et finissent par l’absorber. Cette pièce plus théâtre de la Ville qu’Opéra est évidemment inégale, mais son alternance de solos, duos et passages en groupe donne à chacun l’occasion de s’exprimer… ou de ne pas trop s’exposer, pour ceux qui se sentent moins à l’aise et préfèrent rester en retrait parmi leurs camarades. Les interactions entre les élèves sont également plus riches, au point que l’on assiste à des portés carrément osés (et maîtrisés : chapeau bas !) et que l’on serait bien incapable de dire qui côtoie qui au quotidien parmi ces élèves de deux collèges différents (collège Pierre de Geyter à Saint-Denis et collège La Grande aux belles dans le 10e arrondissement). De belles personnalités se laissent deviner : une présence fascinante pour l’élève aux tresses rouges qui ouvre la pièce, une profondeur incroyable pour celle (la seule) qui fait de la danse contemporaine par ailleurs et que l’on verrait bien, au-delà de sa maîtrise, chez Pina Bausch, comme les adolescents des Rêves dansants dans Kontakthof. Contrairement à ce que l’on pourrait croire, les garçons ne sont pas en reste, pas du tout ; j’en ai même repéré deux, en orange (évidemment), qui doivent dégommer en battle.

Le mot de la fin reviendra à un élève de Strapontine, dépité d’avoir été recruté pour ce projet alors qu’il voulait être dans la classe foot : « Madame, les applaudissements, ça m’a fait des frissons, là… comme sur le stade ! » Dix mois d’école et d’opéra ont marqué un but.

2001 en 2015

Ciné-concert du samedi 30 mai

Du ciné-concert proposé de l’Orchestre de Paris, j’attendais plus du concert que du ciné, 2001 : a Space Odyssey faisant partie de ces films qui m’agacent prodigieusement. Sous couvert de mystère métaphysique et après nous avoir fait mariner pendant un prologue simiesque interminable puis nous avoir pris dans l’intrigue, Kubrik nous laisse purement et simplement en plan. La frustration est moindre au deuxième visionnage : on sait qu’il n’y a rien à en attendre. Autant donc profiter de la musique sans arrière-pensée. J’en étais à déplorer les cris des singes sur la musique lorsque l’os propulsé par la bestiole est devenu navette spatiale. Un Strauss a chassé l’autre. Le Danuble bleu. Devant la planète bleue. Comme pour le singe et l’outil, le déclic. D’un coup j’entends l’humour : Ainsi parlait Zarathoustra et son sur-homme pour qualifier la découverte de son ancêtre, la valse de Strauss pour une promenade en goguette dans l’espace1… La dérision désamorce la grandiloquence : le bout d’os n’est rien par rapport au vaisseau spatial et celui-ci n’est que l’aboutissement ultra-perfectionné de ce que l’outil a permis à l’homme de construire. Des siècles de progrès techniques balayés par un montage parfait.

Venue pour la musique2, voilà que je commence à entendre quelque chose au film. Et à l’apprécier, donc. J’abandonne le sens de la vie pour le présent l’histoire pour les détails, m’amuse de la longueur des instructions pour utiliser les toilettes en apesanteur (que l’on n’a évidemment pas le temps de lire, problème réglé), du sigle IBM sur le tableau de bord dans la cabine de pilotage (HAL, l’ordinateur de bord, est IBM-1 dans l’alphabet, souligne à la sortie Palpatine, fort de sa science geek), des messages de dysfonctionnement lorsque l’ordinateur décide de tuer tous les membres de l’équipage (l’informatique, fidèle à elle-même) et des parfaits raccords dans la scène finale de l’hideuse chambre verte où l’on voit Dave se voir plus âgé, avant que l’effacement de la silhouette-point de vue n’acte le vieillissement express du personnage.

Comme on ne se refait pas, je relève tout ce qui a trait à la nourriture : les plateaux repas sous forme de liquides à boire à la paille (en quelque sorte l’orgue à liqueur de Des Esseintes en version cheap-utilitaire), des sandwich au poulet ou au jambon – identiques – pas-terribles-mais-qui-s’améliorent (la SNCF, quoi), d’autres plateaux repas sous forme de solides non identifiables (on dirait les parallélépipèdes des légumes en sachet portionnables de Picard) et, enfin, un vrai repas avec des légumes en trois dimensions et de la viande qui vient manifestement d’un animal. Comme par hasard, le vrai repas intervient dans la chambre verte. Du coup, je pense qu’on peut entièrement fonder une interprétation du film sur sa représentation de la nourriture et arguer qu’il faut arrêter de chercher le sens de la vie (quête qui vous conduit, par souci d’efficacité, à bouffer des trucs lyophilisés) et profiter de ce qu’elle a à nous offrir (des bons petits plats, à déguster avec des couverts en argent, parce qu’on n’est pas des astronautes, bordel).

Egayée par ces élucubrations toute murines, j’accepte beaucoup mieux le final-foetus straussien. Sans compter que la nature de ce putain de monolithe noir est enfin révélée : c’est une radio diffusant uniquement du Ligeti (il faut avouer qu’Atmosphères, Lux Aeterna et le Requiem sont parfaitement trouvés pour donner une réalité sonore à tous les champs magnétiques ou ondulatoires qu’on pourra imaginer). Autre mystère de taille à avoir été levé : la finalité de la Philharmonie, qui a été créée – mais c’est bien sûr ! – pour les séances de ciné-concert (certes, les sièges sont loin d’être aussi confortables que ceux des MK2 ; mes genoux n’auraient pas été contre un partenariat Jean Nouvel – Martin Szekely). En bonus, les loupiotes indiquant la présence des marches traîtresses donnent à la salle, plongée dans l’obscurité, un air d’aéroport de nuit, aux multiples pistes de décollage.


1
 Pour éviter que l’humour ne tourne à la farce, Kubrick « a souhaité diffuser l’enregistrement du Beau Danube bleu réalisé par Herbert von Karajan et l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Une interprétation ample, plus solennelle que légère, à l’opposé de certaines versions sucrées. » Antoine Pecqueur, extrait du programme. Mais quoiqu’on fasse, le Beau Danube bleu restera pour moi associé à Tom & Jerry.
2 Casé entre Ligeti et les deux Strauss, il ne faudrait pas oublier Khatchatourian (à jamais confondu avec associé à Khatchatryan).

Et la lumière fut – un ballet à elle seule

Pour écrire le mouvement, Russell Maliphant utilise les corps mais aussi, ce que peu de chorégraphes font, les lumières. Conçus par Michael Hulls, les éclairages deviennent un véritable art, à mi-chemin entre la sculpture et le dessin, qui tantôt sculpte tantôt gomme les corps – corps qui émergent et disparaissent, sans cesse renouvelés sous nos yeux. Il y a la lumière quasi-stroboscopique de Still, qui démultiplie les percussions et les effets de popping de Dickson Mbi ; la lente giration d’After light qui transforme Thomasin Gülgec en figurine de boîte à musique, comme entraîné par la rotation de la ronde d’images projetées au sol, lesquelles se dilatent et se contractent au gré des Gnossiennes ; et la douche carrée de Two, cage au sein de laquelle Carys Staton livre une espèce de combat de capoeira à la lumière (répétition ou interprète, c’était moins incisif que dansé par Sylvie Guillem).

Le travail des lumières était moins central dans la seconde partie, composée de Critical Mass (duo masculin que j’avais trouvé beaucoup plus excitant dansé par le Ballet de l’Opéra de Lyon, de passage au CND) et de Still Current, duo qui aurait mérité des lunettes vraiment à ma vue, un re-replacement au parterre1 (le premier balcon était parfait pour apprécier le ballet de lumières de la première partie) et un peu plus d’heures de sommeil au compteur (c’était deux jours après le retour de San Francisco). Fatigue ou distance, je n’ai pas été gagnée par le sentiment d’excitation qui me prend d’habitude lorsque force et sensualité animent avec une force égale des duos rythmés-étirés où les danseurs ne cessent de s’attirer et s’esquiver, suaves et musclés. Cela mériterait d’être revu. En attendant, la poésie planante d’Afterlight valait à elle seule le déplacement.

Pour un compte-rendu plus détaillé, rendez-vous chez le petit rat.

 

1 Il y avait si peu de monde que c’était pour ainsi dire placement libre : la programmation danse du théâtre des Champs-Elysées est aussi bonne que sa politique tarifaire est mauvaise.

Le Chant de la terre

Représentation du jeudi 12 mars

Le Chant de la Terre ne semblait rien inspirer que l’ennui, aussi avais-je soigneusement évité de prendre une place. Puis Alena a publié cet intriguant billet, JoPrincesse a été enthousiasmée au point d’y retourner et Alessandra a débarqué à Paris et je me suis retrouvée, in extremis, à la dernière, au premier rang du balcon. De fait, le ballet de Neumeier a bien un défaut de taille : son public. On a battu des records de toux et de raclements de gorge : à côté, le public tuberculeux de La Dame aux camélias est en pleine santé ! JoPrincesse a avancé l’inconfort suscité par le silence puis la musique malaisée de Mahler. Peut-être. Ce qui est certain, c’est que le ballet est rendu plus difficile d’accès encore par ce parasitisme sonore, comme un vieux film à la pellicule fort abimée, que l’on découvrirait non restauré.

L’absence des surtitres n’a pas non plus aidé, nous privant des échos entre les lieder et la chorégraphie, qui nous auraient guidé dans l’interprétation de celle-ci. Même en ayant fait allemand LV2, je ne saisis et ne comprends qu’une part infime des paroles – suffisamment cependant, pour comprendre que c’est fort dommage : par exemple, lorsque la danseuse en blanc entoure l’homme de ses bras et pointe son doigt sur sa poitrine comme un dard, la voix chante Mein Herz ist müde (Mon cœur est fatigué / Mon cœur est las).

Pas de traduction, pas de personnages attribués aux danseurs… je me raccroche spontanément à l’interprétation d’Alena, que je mets en jeu : la danseuse en blanc, qui traverse la pièce, d’abord au loin, tant que l’homme incarne la jeunesse, puis devient une figure récurrente, au point de se substituer à toute autre compagne, incarne-t-elle la mort ? C’est tout à fait cohérent et cela a le mérite de donner un sens (une direction, tout au moins) au ballet. Pourtant, quelque chose me retient : jamais je n’ai vu la mort représentée ainsi, non pas séductrice, tentatrice et toute-puissante, mais, au contraire, détachée, presque apeurée. Contrairement à celui de Dorothée Gilbert, le personnage interprété par Laëtitia Pujol, le sourcil constamment inquiet, me semble moins être une personnification de la mort que l’image de la condition humaine (celle-ci certes définie par celle-là).

Cette différence d’interprétation ne contredit pas celle d’Alena, au contraire, même : je perçois mieux encore la vision cyclique, très stoïcienne, de la vie, comme appartenance à un grand tout qu’il faudra un jour réintégrer – une vision très apaisante qui gomme le drame de la mort pour en faire l’aboutissement naturel de la vie, vivante précisément par ce mouvement qu’engendre la mort (l’homme fauché comme le blé est moissonné, je me souviens encore de cette image, issue d’une lecture de khâgne). Je perçois également comment cette vision apaisante peut devenir lénifiante et presque ennuyeuse.

La pensée de Neumeier peut vite se faire pesante (par comparaison, la musique de Mahler me semble légère ; c’est bien la première fois !) et la pesanteur, même sous la forme de l’apesanteur revêtue par la danseuse en blanc, ennuie : elle ne fait pas bailler mais tousser ; elle dérange. On ne veut pas de ce sérieux et de ce naturel (il n’y a que les philosophes pour s’en émerveiller), on veut du drame et de la légèreté : un couple de chair et de sang plutôt que le duo lunaire de l’homme et de la danseuse en blanc, la compagnie des jeunes gens folâtrant dans l’herbe plutôt que la société d’ombres qui se dissipent dès que la danseuse en blanc apparaît. C’est d’ailleurs l’une des images les plus saisissantes du ballet, lorsque l’assemblée, frappée d’inanité, se trouve soudain peuplée de fantômes qui s’évanouissent, à reculons, comme la fumée de leur bol de thé vert. Pour perpétuer l’illusion de vie sans qu’elle se pare du flou du rêve, il faut toute l’incisivité de Mathieu Ganio (mal couplé à Karl Paquette qui, en comparaison, paraît moins solaire que brouillon).

Cette vie, vécue comme un souvenir dans son présent même, ne semble réellement commencer que lorsque la danseuse en blanc entraîne l’homme dans un éther éternel, ewig, liquide amniotique de la mort, où le même mouvement se donne à l’infini – infini suggéré par la descente du rideau sur ce qui aurait dû être un magnifique silence, gâché par les applaudissements précoces de spectateurs pressés d’en finir. Oui, hein, pensez à eux, pensez à nous, merci de ne pas survivre dans l’infini et de mourir réellement pour nous rendre à la vie – celle que l’on connaît et que l’on vit comme si elle ne devait jamais finir, pas celle, bien trop mortelle, que les danseurs viennent de traverser sous nos yeux.