2001 en 2015

Ciné-concert du samedi 30 mai

Du ciné-concert proposé de l’Orchestre de Paris, j’attendais plus du concert que du ciné, 2001 : a Space Odyssey faisant partie de ces films qui m’agacent prodigieusement. Sous couvert de mystère métaphysique et après nous avoir fait mariner pendant un prologue simiesque interminable puis nous avoir pris dans l’intrigue, Kubrik nous laisse purement et simplement en plan. La frustration est moindre au deuxième visionnage : on sait qu’il n’y a rien à en attendre. Autant donc profiter de la musique sans arrière-pensée. J’en étais à déplorer les cris des singes sur la musique lorsque l’os propulsé par la bestiole est devenu navette spatiale. Un Strauss a chassé l’autre. Le Danuble bleu. Devant la planète bleue. Comme pour le singe et l’outil, le déclic. D’un coup j’entends l’humour : Ainsi parlait Zarathoustra et son sur-homme pour qualifier la découverte de son ancêtre, la valse de Strauss pour une promenade en goguette dans l’espace1… La dérision désamorce la grandiloquence : le bout d’os n’est rien par rapport au vaisseau spatial et celui-ci n’est que l’aboutissement ultra-perfectionné de ce que l’outil a permis à l’homme de construire. Des siècles de progrès techniques balayés par un montage parfait.

Venue pour la musique2, voilà que je commence à entendre quelque chose au film. Et à l’apprécier, donc. J’abandonne le sens de la vie pour le présent l’histoire pour les détails, m’amuse de la longueur des instructions pour utiliser les toilettes en apesanteur (que l’on n’a évidemment pas le temps de lire, problème réglé), du sigle IBM sur le tableau de bord dans la cabine de pilotage (HAL, l’ordinateur de bord, est IBM-1 dans l’alphabet, souligne à la sortie Palpatine, fort de sa science geek), des messages de dysfonctionnement lorsque l’ordinateur décide de tuer tous les membres de l’équipage (l’informatique, fidèle à elle-même) et des parfaits raccords dans la scène finale de l’hideuse chambre verte où l’on voit Dave se voir plus âgé, avant que l’effacement de la silhouette-point de vue n’acte le vieillissement express du personnage.

Comme on ne se refait pas, je relève tout ce qui a trait à la nourriture : les plateaux repas sous forme de liquides à boire à la paille (en quelque sorte l’orgue à liqueur de Des Esseintes en version cheap-utilitaire), des sandwich au poulet ou au jambon – identiques – pas-terribles-mais-qui-s’améliorent (la SNCF, quoi), d’autres plateaux repas sous forme de solides non identifiables (on dirait les parallélépipèdes des légumes en sachet portionnables de Picard) et, enfin, un vrai repas avec des légumes en trois dimensions et de la viande qui vient manifestement d’un animal. Comme par hasard, le vrai repas intervient dans la chambre verte. Du coup, je pense qu’on peut entièrement fonder une interprétation du film sur sa représentation de la nourriture et arguer qu’il faut arrêter de chercher le sens de la vie (quête qui vous conduit, par souci d’efficacité, à bouffer des trucs lyophilisés) et profiter de ce qu’elle a à nous offrir (des bons petits plats, à déguster avec des couverts en argent, parce qu’on n’est pas des astronautes, bordel).

Egayée par ces élucubrations toute murines, j’accepte beaucoup mieux le final-foetus straussien. Sans compter que la nature de ce putain de monolithe noir est enfin révélée : c’est une radio diffusant uniquement du Ligeti (il faut avouer qu’Atmosphères, Lux Aeterna et le Requiem sont parfaitement trouvés pour donner une réalité sonore à tous les champs magnétiques ou ondulatoires qu’on pourra imaginer). Autre mystère de taille à avoir été levé : la finalité de la Philharmonie, qui a été créée – mais c’est bien sûr ! – pour les séances de ciné-concert (certes, les sièges sont loin d’être aussi confortables que ceux des MK2 ; mes genoux n’auraient pas été contre un partenariat Jean Nouvel – Martin Szekely). En bonus, les loupiotes indiquant la présence des marches traîtresses donnent à la salle, plongée dans l’obscurité, un air d’aéroport de nuit, aux multiples pistes de décollage.


1
 Pour éviter que l’humour ne tourne à la farce, Kubrick « a souhaité diffuser l’enregistrement du Beau Danube bleu réalisé par Herbert von Karajan et l’Orchestre Philharmonique de Berlin. Une interprétation ample, plus solennelle que légère, à l’opposé de certaines versions sucrées. » Antoine Pecqueur, extrait du programme. Mais quoiqu’on fasse, le Beau Danube bleu restera pour moi associé à Tom & Jerry.
2 Casé entre Ligeti et les deux Strauss, il ne faudrait pas oublier Khatchatourian (à jamais confondu avec associé à Khatchatryan).

Et la lumière fut – un ballet à elle seule

Pour écrire le mouvement, Russell Maliphant utilise les corps mais aussi, ce que peu de chorégraphes font, les lumières. Conçus par Michael Hulls, les éclairages deviennent un véritable art, à mi-chemin entre la sculpture et le dessin, qui tantôt sculpte tantôt gomme les corps – corps qui émergent et disparaissent, sans cesse renouvelés sous nos yeux. Il y a la lumière quasi-stroboscopique de Still, qui démultiplie les percussions et les effets de popping de Dickson Mbi ; la lente giration d’After light qui transforme Thomasin Gülgec en figurine de boîte à musique, comme entraîné par la rotation de la ronde d’images projetées au sol, lesquelles se dilatent et se contractent au gré des Gnossiennes ; et la douche carrée de Two, cage au sein de laquelle Carys Staton livre une espèce de combat de capoeira à la lumière (répétition ou interprète, c’était moins incisif que dansé par Sylvie Guillem).

Le travail des lumières était moins central dans la seconde partie, composée de Critical Mass (duo masculin que j’avais trouvé beaucoup plus excitant dansé par le Ballet de l’Opéra de Lyon, de passage au CND) et de Still Current, duo qui aurait mérité des lunettes vraiment à ma vue, un re-replacement au parterre1 (le premier balcon était parfait pour apprécier le ballet de lumières de la première partie) et un peu plus d’heures de sommeil au compteur (c’était deux jours après le retour de San Francisco). Fatigue ou distance, je n’ai pas été gagnée par le sentiment d’excitation qui me prend d’habitude lorsque force et sensualité animent avec une force égale des duos rythmés-étirés où les danseurs ne cessent de s’attirer et s’esquiver, suaves et musclés. Cela mériterait d’être revu. En attendant, la poésie planante d’Afterlight valait à elle seule le déplacement.

Pour un compte-rendu plus détaillé, rendez-vous chez le petit rat.

 

1 Il y avait si peu de monde que c’était pour ainsi dire placement libre : la programmation danse du théâtre des Champs-Elysées est aussi bonne que sa politique tarifaire est mauvaise.

Le Chant de la terre

Représentation du jeudi 12 mars

Le Chant de la Terre ne semblait rien inspirer que l’ennui, aussi avais-je soigneusement évité de prendre une place. Puis Alena a publié cet intriguant billet, JoPrincesse a été enthousiasmée au point d’y retourner et Alessandra a débarqué à Paris et je me suis retrouvée, in extremis, à la dernière, au premier rang du balcon. De fait, le ballet de Neumeier a bien un défaut de taille : son public. On a battu des records de toux et de raclements de gorge : à côté, le public tuberculeux de La Dame aux camélias est en pleine santé ! JoPrincesse a avancé l’inconfort suscité par le silence puis la musique malaisée de Mahler. Peut-être. Ce qui est certain, c’est que le ballet est rendu plus difficile d’accès encore par ce parasitisme sonore, comme un vieux film à la pellicule fort abimée, que l’on découvrirait non restauré.

L’absence des surtitres n’a pas non plus aidé, nous privant des échos entre les lieder et la chorégraphie, qui nous auraient guidé dans l’interprétation de celle-ci. Même en ayant fait allemand LV2, je ne saisis et ne comprends qu’une part infime des paroles – suffisamment cependant, pour comprendre que c’est fort dommage : par exemple, lorsque la danseuse en blanc entoure l’homme de ses bras et pointe son doigt sur sa poitrine comme un dard, la voix chante Mein Herz ist müde (Mon cœur est fatigué / Mon cœur est las).

Pas de traduction, pas de personnages attribués aux danseurs… je me raccroche spontanément à l’interprétation d’Alena, que je mets en jeu : la danseuse en blanc, qui traverse la pièce, d’abord au loin, tant que l’homme incarne la jeunesse, puis devient une figure récurrente, au point de se substituer à toute autre compagne, incarne-t-elle la mort ? C’est tout à fait cohérent et cela a le mérite de donner un sens (une direction, tout au moins) au ballet. Pourtant, quelque chose me retient : jamais je n’ai vu la mort représentée ainsi, non pas séductrice, tentatrice et toute-puissante, mais, au contraire, détachée, presque apeurée. Contrairement à celui de Dorothée Gilbert, le personnage interprété par Laëtitia Pujol, le sourcil constamment inquiet, me semble moins être une personnification de la mort que l’image de la condition humaine (celle-ci certes définie par celle-là).

Cette différence d’interprétation ne contredit pas celle d’Alena, au contraire, même : je perçois mieux encore la vision cyclique, très stoïcienne, de la vie, comme appartenance à un grand tout qu’il faudra un jour réintégrer – une vision très apaisante qui gomme le drame de la mort pour en faire l’aboutissement naturel de la vie, vivante précisément par ce mouvement qu’engendre la mort (l’homme fauché comme le blé est moissonné, je me souviens encore de cette image, issue d’une lecture de khâgne). Je perçois également comment cette vision apaisante peut devenir lénifiante et presque ennuyeuse.

La pensée de Neumeier peut vite se faire pesante (par comparaison, la musique de Mahler me semble légère ; c’est bien la première fois !) et la pesanteur, même sous la forme de l’apesanteur revêtue par la danseuse en blanc, ennuie : elle ne fait pas bailler mais tousser ; elle dérange. On ne veut pas de ce sérieux et de ce naturel (il n’y a que les philosophes pour s’en émerveiller), on veut du drame et de la légèreté : un couple de chair et de sang plutôt que le duo lunaire de l’homme et de la danseuse en blanc, la compagnie des jeunes gens folâtrant dans l’herbe plutôt que la société d’ombres qui se dissipent dès que la danseuse en blanc apparaît. C’est d’ailleurs l’une des images les plus saisissantes du ballet, lorsque l’assemblée, frappée d’inanité, se trouve soudain peuplée de fantômes qui s’évanouissent, à reculons, comme la fumée de leur bol de thé vert. Pour perpétuer l’illusion de vie sans qu’elle se pare du flou du rêve, il faut toute l’incisivité de Mathieu Ganio (mal couplé à Karl Paquette qui, en comparaison, paraît moins solaire que brouillon).

Cette vie, vécue comme un souvenir dans son présent même, ne semble réellement commencer que lorsque la danseuse en blanc entraîne l’homme dans un éther éternel, ewig, liquide amniotique de la mort, où le même mouvement se donne à l’infini – infini suggéré par la descente du rideau sur ce qui aurait dû être un magnifique silence, gâché par les applaudissements précoces de spectateurs pressés d’en finir. Oui, hein, pensez à eux, pensez à nous, merci de ne pas survivre dans l’infini et de mourir réellement pour nous rendre à la vie – celle que l’on connaît et que l’on vit comme si elle ne devait jamais finir, pas celle, bien trop mortelle, que les danseurs viennent de traverser sous nos yeux.

Un cygne noir haut en couleurs

Il y a six ans (!), une fille du corps de ballet a aimanté mon regard dans les Joyaux de Balanchine. Un diamant – à tailler, évidemment, mais un diamant quand même. Cette fille, c’était Héloïse Bourdon, qui a depuis été repérée de tous les balletomanes, a reçu le prix Arop et tenu des rôles de plus en plus visibles – avec plus ou moins de succès, le stress ayant tendance à faire clignoter son rayonnement naturel comme un néon donnant des signes de faiblesse. Persuadée de tenir là une Elisabeth Platel en puissance, je n’avais plus qu’à attendre. Quand le tout-Twitter balletomane n’a plus tari d’éloges après sa prise de rôle dans le Lac des cygnes, je me suis dit que, ça y est, la puissance s’actualisait. Il me fallait une place pour voir ça de plus près. Sauf que le Lac des cygnes, c’est par excellence le ballet blindé. J’ai essayé en vain d’obtenir un Pass, réveillé ma tendinite à cliquer comme une folle sur la bourse d’échange de l’Opéra pour voir les places me passer sous le nez et n’ai dû mon salut qu’à Joëlle, la bonne fée des balletomanes (on ne sait pas comment elle fait).

Qu’ai-je vu, de ma place miraculeuse au second balcon ? Tout d’abord, l’art des symétries asymétriques de Noureev. D’en haut, c’est saisissant : tout en respectant scrupuleusement les enseignements de la géométrie, le chorégraphe introduit des asymétries. Trois fois rien : un nombre impair de groupes ou une colonne qui vient compléter la diagonale des danseurs ; mais un trois fois rien qui, sans entamer l’harmonie, la sauve de l’ennui. Le déséquilibre, déjà, met les formations en mouvement.

Je lâche équerre et compas dans l’oeil lorsqu’entre Héloïse Bourdon : alors ? Alors ? Son cygne blanc ne me cause pas de grandes émotions. Je la crois capable d’encore mieux1 et, pour tout dire, ses sourcils constamment haussés me font penser à Natalie Portman dans Black Swan, mono-expressive. Ne serait-elle pas encore, comme l’héroïne du film, trop préoccupée de pureté (ce que Palpatine traduirait par : coincée) ? Je repose mes jumelles et attend de voir.

Je n’ai pas été déçue du voyage : au troisième acte, son cygne noir est une bitch. Une fucking bitch. Qui regarde le prince en coin, l’air narquois ; lui tend la main pour mieux la retirer au moment où il voudrait la prendre ; l’attire juste ce qu’il lui faut pour lui voler dans les plumes. C’est tellement réaliste que je me mets à soupçonner Héloïse Bourdon de s’être fait larguer, genre méchamment larguer : son cygne noir semble nourri de cette colère digérée, refroidie, qui le rend glaçant. La vengeance est un plat qui se mange froid et le cygne noir d’Héloïse Bourdon est prêt à bouffer du prince, à le bouffer tout cru. Crûment et cruellement. Son piqué arabesque, le buste lancé vers le prince, est clairement une attaque à son encontre ; on voit le bec prêt à pincer lorsque sa bouche s’ouvre en un rire démoniaque totalement inattendu, complètement jouissif. Vas-y, bouffe-le ! Non, vraiment, c’est trop bon de bitcher. Les regards et les épaulements du pas de trois sont tels que la variation peut bien être un peu moins réussie qu’au concours. De toutes façons, le cygne noir ne faillira pas – je ne vous ferai pas ce plaisir, semblent exulter ses fouettés. Tout sourire, Héloïse Bourdon joue d’une toute-puissance qui la rend rayonnante ; j’espère qu’elle conservera l’assurance qu’elle a trouvé dans ce rôle.

On se dit que c’est plutôt bien parti lorsqu’elle retrouve le cygne blanc, beaucoup plus subtil qu’au premier acte : la crainte, qui monopolisait la palette expressive, laisse place à un désespoir résigné où l’amour du prince se trouve esquissé entre tendresse et regrets. Rétrospectivement, le cygne blanc du deuxième acte, de jeune vierge effarouchée, devient cette jeune femme au cœur déjà brisé par le passé, qui savait à quoi cette union risquait à nouveau de la mener. Au dernier acte, l’issue fatale est acceptée, embrassée ; lorsqu’elle se trouve dans les bras du prince, ses yeux sont presque fermés d’un bonheur déjà enfui (par opposition aux yeux grand ouverts, rayonnants de plaisir, du cygne noir), et lorsqu’elle le prend sous son aile, la tête qu’elle pose sur la sienne se fait caresse de consolation. Soudain plus mature que le prince, elle en devient presque maternelle.

Il faut dire que le prince de Josua Hoffalt (trop humble pour le rôle ?) est sacrément puéril : loin de faire des caprices princiers, il est incapable de s’affirmer et de prendre son autonomie entre l’autorité royale exercée par sa mère et les manœuvres de son précepteur. Devant sa danse élégante mais un peu molle, je ne peux m’empêcher de penser à cette phrase entendue au théâtre quelques jours auparavant, prononcée par une Adèle Haenel en costume d’homme : « Je suis homosexuel, ma mère est dominatrice. » Dans les portés finaux, Siegfried s’accroche à Rothbart comme un enfant aux basques de sa mère. Pourtant, le Rothbart campé par Florimond Lorieux est moins une figure paternelle de substitution qu’un frère d’armes particulièrement sournois, sorte de Néron bien décidé à évincer Britannicus. Sur le moment, l’adresse avec laquelle il use de sa jeunesse apparente et de ses traits fins pour compenser un certain manque de carrure (le rôle est souvent confié à des hommes plus âgés et plus baraqués) m’a plutôt évoqué le monde des régents : c’est un Mazarin intriguant à son aise tant que le roi est encore enfant. Fin et rusé, il s’immisce parfaitement entre le prince et le cygne, ne contribuant pas peu à faire du pas de trois du troisième acte l’acmé du ballet.

Ajoutez à cela la musique de Tchaïkovsky, un Allister Madin que vous repérez à son sourire, sans même avoir besoin des jumelles, et un corps de ballet aux petits oignons (doute : les oignons se marient-ils bien à la volaille ?) : voilà une très bonne soirée, que vous ne voyez pas passer. Dire qu’avant, le Lac des cygnes me paraissait long… Mais ça, c’était avant de me mettre à l’opéra, quand je n’avais pas découvert le plaisir d’entendre Tchaïkovsky en concert et que tous les cygnes que j’avais vus étaient désespérément russes.

 

1 Au niveau des bras, notamment, qui pourraient être plus déliés (même si je reconnais, depuis que j’ai vu un cygne blanc que ses bras anguleux rendaient plus impressionnants que les ondulations sans coude auxquelles excellent les Russes).

Le beau est toujours bizarre, qu’il disait

Boulez / Béjart. Autant dire que j’avais choisi mon camp : j’étais résolument balletomane pour ce concert chorégraphique1. La mélomane qui sommeille en moi s’y est laissée trainer de mauvaise grâce et, pour être honnête, la balletomane n’aurait pas pris la peine de la convaincre si elle avait su que le programme reprendrait trois pièces déjà présentées à Garnier il y a 5 ans. Sans compter les deux bonus-sans-danse dispensables qu’étaient les Neuf bagatelles de Friedrich Cerha (en gros : un toon qui se dégonfle comme une baudruche et se fait requinquer au cric pour repartir de plus belle) et les Accords perdus de Grisey, qui auraient gagné à être vraiment perdus (et pas seulement dans le brouillard : le cors-corne de brume, impressionnant de technique et fascinant durant la première minute, m’a rapidement rappelé Berio au basson).

Feu vert, feu rouge… Sonate à trois m’évoque un feu tricolore, qui continuerait à fonctionner même sans circulation, sans route, de toute éternité. L’enfer sartrien que Béjart a transposé sur une sonate de Bela Bartok fonctionne comme une mécanique bien huilée : il y a le couple formé par l’homme et la femme en vert ; le couple formé par l’homme et la femme en rouge et, moins que la jalousie, le désir suscité par la femme en rouge chez la femme en vert. Grâce à cette formation du triangle amoureux-haineux, il devient rapidement évident que ce n’est pas l’homme que l’on se dispute, mais une place aux yeux des autres. Dans un huis-clos où il est impossible et où l’on a peur d’être seul, il s’agit d’exister par et en dépit d’autrui – entreprise vouée à l’échec et au ressentiment. La chorégraphie de Béjart le montre très bien (l’agitation des tours et des grands battements est très lisible), mais le montre comme un symbole, qui se donne à comprendre, pas à ressentir. Aussi, il est très facile de rester étranger à ce spectacle et, tandis que les danseuses reprennent inlassablement les mêmes tours et grands battements, je me demande si cette pièce-purgatoire ne serait pas à l’image du Béjart Ballet Lausanne maintenant qu’il est sans Béjart, condamné à répéter les mêmes pièces jusqu’à épuisement – des danseurs ou du public, telle est la question. (J’ai du mal à imaginer un Béjart Ballet Lausanne sans Elisabet Ros, Gil Roman et Julien Favreau. Et, moins avouable, je me demande si ce serait vraiment un mal que la troupe disparaisse après eux.)

La marche à l’oubli semble déjà avoir commencé dans ma mémoire : je ne me souvenais absolument pas avoir assisté à Webern Opus V (mon blog, lui, est formel). Autant dire que je ne m’avance pas trop en disant que la pièce ne me laissera pas un souvenir impérissable, malgré ses lignes surprenantes, malgré Jiayong Sun et Kathleen Thielhelm (manifestement pas hyper à l’aise sur la scène de fortune, grinçante et brinquebalante, montée pour l’occasion).

Le Dialogue de l’ombre double a raccroché un semblant de sourire à nos lèvres avec sa clarinette erratique (musique de Pierre Boulez), son duo drôlatique de danseurs-acrobates qui m’ont fait penser au gymnaste de Ponge, et ses deux lions en peluche dont celui, animé, qu’Aymeric a promu star de la soirée. Sourire et tristesse de clown.

 

1 On sent la bizarrerie de l’exercice dans la présentation du programme, où le compositeur cède au chorégraphe sa place d’auteur, en gras, à chaque fois que la pièce a été chorégraphiée. La « Note sur l’œuvre musicale » est également distincte de celle sur la chorégraphie – voir la musique et entendre la danse, ce n’est pas encore gagné. Mélomanes et balletomanes, miscibles en un seul et même public ? On n’a pas gardé les lions ensemble !