Rouge, Valentino ?

L’aile sud de la Somerset House a le chic pour accueillir des expositions où l’élégance est le maître-mot. Après celle consacrée à Gruau, sur laquelle nous étions tombés par un heureux hasard il y a deux ans, voici une rétrospective Valentino, qui a fourni un prétexte parfait pour retourner à Londres.  

Cent trente sept robes sont disposées de part et d’autre d’un immense couloir-podium sur lequel on a du mal à défiler, tant le travail minutieux de couture et de broderie retient l’attention. J’aime particulièrement les jeux de transparence qui introduisent un érotisme subtil et donnent une image de la femme qu’on se plairait fort à incarner, jambes magnifiées et dos sublimes : être le corps enserré par les cordelettes de satin de cette robe étroite ou le cadeau qu’enveloppe cette autre robe au gros nœud.

Et parce que l’intelligence rend plus belle encore, le livret de l’exposition inclut un glossaire explicitant les termes non-cousus de fil blanc et la dernière salle les illustre échantillons et vidéos à l’appui. Ces innombrables manipulations pour un résultat qui n’en laisse rien soupçonner, simplement beau, m’ont rappelé les broderies de ma mère revenue d’un stage chez Lesage – à ceci près que les mains expertes vont à toute vitesse, semblant couper et coudre au pifomètre quand celui-ci n’est rien d’autre que des années de savoir-faire condensées en réflexes.

Les roses, parmi les rares touches de rouge de l’exposition, séduiront sûrement les fans du couturier mais mon âme d’enfant jouant à la pâte à modeler garde un faible pour les boudins, pardon, les budellini, des brins de laine recouverts de soie qui, cousus côte-à-côte, donnent l’impression de savamment ligoter le corps. Bref, l’élégance faite robe, l’élégance fait main.  

Vibrations à l’échelle de Richter

En voyant l’affiche dans le métro, je me suis dit qu’il fallait que j’aille voir cette exposition au centre Pompidou. Puis j’ai googlé Gerhard Richter, je suis tombée sur moult tableaux abstraits et j’ai relégué cette idée de sortie dans un coin éloigné de ma tête. Palpatine, encouragé par la gratuité que lui confère le statut de chômeur, y a jeté un œil, puis deux, puis est revenu si enthousiaste que je n’ai pas voulu louper ça – surtout sachant qu’il est aussi hermétique que moi à l’art contemporain. Quatre ou cinq tableaux parmi les œuvres figuratives exercent une fascination qui justifie à elle seule de se pencher sur l’ensemble de la production du peintre. Comment et surtout pourquoi le même homme a-t-il peint à la fois des toiles totalement abstraites et des portraits débordant de réalité ? Il ne s’agit pas de périodes totalement distinctes, l’artiste ne s’est pas détourné d’une voie qu’il aurait jugée trop étriquée ; il se revendique peintre, à l’opposé d’un artiste plasticien qui manie les concepts avant même la matière.

 

 

Et pourtant, ses peintures de photographies, où les traits de pinceaux sont effacés par le passage horizontal ou vertical d’un morceau de bois ou de métal alors que la peinture n’est pas encore sèche, se veulent aussi anti-artistiques que possible. La technique vaut aussi bien pour un tigre, dont elle forme le pelage, que pour un rouleau de papier toilette ou une voiture accompagnée de quelques lignes de l’article qui l’encadrait avant que le peintre ne découpe un morceau de journal pour le reproduire.

Le souci de neutralité prime, dans l’effacement de la patte du peintre, le choix du sujet ainsi que celui de la couleur. Ce gris, que l’on peine à dire dominant tant il se confond avec la matière, installe une atmosphère singulière : distance devant les peintures-photo, pesanteur devant une marine que l’on dirait terre lunaire, apaisement bleuté devant des nuages où il est impossible de projeter aucun anthropomorphisme. Mer ou nuages, l’onirisme est terre à terre ; voilà ce qui est là, et rien de plus – mais rien de moins non plus.
 

Une présence. Voilà ce que donne les tableaux. Pas l’existence, l’essence ou je ne sais quoi d’ontologique, conceptuel et philosophique – une présence. Qui suppose un observateur et une réalité qu’il perçoit mais dont il a conscience qu’elle lui reste extérieure. Richter ne veut ni prétendre à la vérité d’une réalité (rejet du réalisme académique comme socialiste, où la vision de l’homme ou de quelques hommes est attribuée aux choses mêmes), ni la faire disparaître derrière une pure subjectivité (rejet de l’art contemporain où l’artiste exprime ou conceptualise le monde tel qu’il est pour lui). Mais il est extrêmement difficile de faire abstraction du regard que l’on porte sur toute chose et dans son effort même pour mettre à distance la subjectivité (effacement des coups de pinceaux), le peintre la fait ressortir (les marques d’effacement deviennent sa patte, constituent un (non-)style identifiable). Peut-être aussi est-ce un moyen de ne pas l’occulter : on oublie facilement qu’une photo (la réalité), même banale, même documentaire, comme les choisis Richter, résulte d’un cadrage, donc d’un choix (la subjectivité) ; la reproduction de la photo en peinture vient le rappeler, les grands aplats d’effacement se substituant en quelque sorte au cadrage éminemment original d’une photo d’art. À la différence près que Richter revendique le caractère non-artistique de ces peintures – comme s’il ne voulait rien signifier d’autre que la distance et la relation entre une réalité et celui qui l’observe. Mieux, qui la vit. Car cette impression, que j’essaye de m’expliquer après coup, on ne la pense pas face aux tableaux, on la ressent.
 

[Eisberg im Nebel – le surgissement]

Il y a comme une illusion, un effet d’optique, m’a prévenue Palpatine. Je l’ai regardé avec suspicion, me demandant s’il se sentirait bientôt poursuivi par le regard de Mona Lisa, mais j’ai compris ce qu’il voulait dire : les tableaux vibrent. Il est question d’effacement et de flou dans les légendes comme chez les critiques, mais ces termes ne rendent pas compte de la vibration créée par ces bavures discrètes, régulières, et la lumière diffuse, qui infuse les tableaux.
 

Lorsque Richter représente une bougie, ce n’est pas la lumière de celle-ci mais de son regard à lui, qu’il répand sur la toile. Je l’ai compris en voyant sa Liseuse, hommage à Vermeer mais plus sûrement à sa femme : on se croirait dans un tableau de De Latour tant la chair est illuminée, mais il n’y a nulle bougie, nulle source lumineuse, qui soit représentée – seulement le regard d’un homme sur la nuque, les épaules, l’omoplate, l’oreille, sa boucle, la joue, l’aile du nez, la chevelure, son chouchou, chaque parcelle du corps et de la manière d’être de la femme qu’il aime.
 

Silencieusement, la lumière, chaude, riche, peint un blason de l’être aimé et le baigne dans un regard saturé d’empathie et de tendresse. Moins sensuels mais tout aussi concernés, les portraits de sa fille témoignent également d’une relation d’intimité.

 

 

Celui-ci, portrait d’Ella, me fait penser à iDeath, de Michal Ozibko, que l’on avait vu exposé à la National Portrait Gallery et dont Palpatine a un poster dans son salon – même position, même air d’introspection, comme si le monde intérieur du sujet affleurait à la surface du tableau.

 

Portrait couché, tête tournée, joue inerte… il y a je-ne-sais-quoi de glauque dans ce tableau, qui le rend d’une violente beauté.

 

Ces portraits aux couleurs chaudes contrastent avec ceux de ses proches, de la famille mais non intimes, traités de la même manière que les photos-peintures du début.

Après s’être laissé hypnotiser par ces tableaux figuratifs, on est plus à même de ressentir semblable vibration face aux toiles abstraites. Hormis les séries de gris, seule couleur à pouvoir faire apparaître le néant, selon Richter, c’est son sens de la couleur qui fait tout. Je ne sais pas si le terme de coloriste s’applique aussi dans l’art contemporain, mais c’est pour moi celui qui s’impose à la vue d’un tel tableau : 
 

[Les couleurs fusionnent, on dirait le détail d’une étoffe froissée, véritable fleur de lave.]

Cela réinscrit en outre des œuvres plus conceptuelles dans une démarche où la sensation et la matière sont bien concrètes – 1 024 Farben devient ainsi un nuancier qui explore les variations de couleur plus qu’il ne les classe.
 

Je ne suis pas certaine, cependant, d’y avoir trouvé l’orange de mon chapeau ni le vert canard de celui de Palpatine – oui, les musées, c’est aussi fait pour jouer. Richter admet d’ailleurs qu’il ne peut pas empêcher les spectateurs de voir ce qu’ils veulent dans ses tableaux abstraits – alors même qu’il réfute l’idée d’interprétation, toujours dans sa volonté de s’éloigner de l’artistique (au point que je me demande quelle signification on peut bien accorder à ce mot).

 

 

[Venise

 

Les contradictions ne manquent pas dans l’œuvre du peintre pétrie de tensions, entre figuration et abstraction, réalité et subjectivité, neutralité et interprétation… Les figures s’effacent et l’informe fait sensation : une nature morte s’étire comme une image télévisée à l’instant d’éteindre le poste – bouquet déjà fané – et je vois dans Venise une ancre de voilier et le monstre du Loch Ness devenu une grue origami – carnaval nautique éclatant. Richter dit de ses tableaux abstraits qu’ils sont des paysages bien plus réels que ceux qu’il peint dans la brume nostalgique de son style figuratif. Mais des paysages tout de même, des paysages sans concession, où l’ambiance d’un lieu ne peut plus être occultée par son apparence rassurante. Un tableau abstrait un paysage, voilà qui m’éloigne de mon impression habituelle de gribouillis (qui demeure cependant pour la table barbouillée, première œuvre inscrite au catalogue raisonné du peintre). D’un seul mot, Richter donne deux visages à une même réalité. C’est juste ce qu’il me fallait pour entrer dans cet univers coloré sans dessus dessous, un simple repère pour garder les pieds sur terre, comme le détail qui transforme des ondulations en rideau (ou un miroitement en feuillage chez Klimt, pour prendre un tout autre exemple).
 

[Rideau III]

 

[Ce paysage, où l’on ne sait si c’est l’environnement qui est à la marge de l’homme ou l’homme en marge de la nature, m’évoque à la fois Hopper et un article d’iPhilo lu récemment :

« L’environnement est un concept anthropocentrique car il suppose un centre (moi, nous), et une périphérie. Il révèle par conséquent un mouvement de mise hors de soi, d’aliénation et d’objectivation, de la réalité naturelle. La protection de l’environnement, même lorsqu’elle se fait selon les modalités de la préservation ou de la restauration, signale déjà la mort de la nature. »]

 

Je parcours les toiles, les salles, je sens qu’il y a quelque chose, mais ne sait pas comment cela fonctionne sur moi. Et puis il y a cette toile, qui reprend la double réalité du paysage dans un tableau abstrait. Elle fait partie de tout une série réalisée à partir de couches de peintures grattées à des mois d’intervalles, faisant ainsi apparaître un temps, sinon un monde, passé – caché et dévoilé dans le même mouvement. Kundera parle sans cesse de Bacon, mais c’est Richter qui se trouve derrière Sabrina ! Le voilà ce tableau à double réalité, même s’il n’y en a aucune d’idéologique ici, et que Richter s’est depuis longtemps débarrassé de sa mue de réalisme académique ou socialiste. Le parallèle entre les deux hommes s’impose à moi, flagrant après avoir été préparé par la mention d’un catalogue raisonné (toute production n’est pas reconnue comme une œuvre, c’est à l’artiste d’en juger – la différence étant que si Richter en a détruit, il ne les a pas reniées) et la découverte de complexes contradictions qui ne sont pas sans rappeler les paradoxes terminaux de Kundera. La similitude n’est pas dans leur monde mais dans la façon de le penser, que je sais dans un cas et devine dans l’autre, contradictoire et cohérente à la fois. Il s’agit dans un cas comme dans l’autre d’une vision complexe qui ne se laisse pas comprendre à la première approche, mais qui m’intrigue et me donne envie de l’explorer (le prix des textes du peintre est un peu abusé, quand même – aucun ePub pour y remédier). Pensez donc : un des premiers tableaux abstraits qui m’ait touchée (et pas seulement amusée d’un point de vue intellectuel ou séduite d’un point de vue purement esthétique).

 

[Comme l’échographie d’un monde aquatique, sorte d’Atlantis inconnu ou inconscient]

Puisque sans contrefaçon…


 

Comme des garçons s’expose aux Docks. L’espèce de chromosome vert tout fondu que l’on aperçoit du métro aérien en prenant la 5 est en effet une annexe au musée de la mode et du design (il doit y avoir un lien secret entre design et docks, parce que c’est aussi l’endroit où il est situé à Londres). Comme le ticket vaut pour deux expositions, Milshake, Palpatine, A. et moi commençons par Balanciaga et son inspiration XIXe. On reconnaît une bonne compagnie d’expo à ce que l’admiration n’empêche pas de raconter des âneries : aussi grimaçons-nous de concert devant un « collier pour chien » très assorti à une robe garnie de pompons comme il y en a pour attacher les rideaux chez mes grands-parents, décidons chacun quel modèle nous allons emporter avec nous et disputons pour savoir si la robe rose aux magnifiques broderies argentées est ou non une robe pour femme enceinte (ici sur la toute première photo). Je soutiens que si : tout à fait le genre de robe dans laquelle exhiber en soirée sa fille qui a fauté avant de l’envoyer accoucher dans une clinique à l’étranger. A. et Palpatine ne sont pas d’accord, mais me concèdent que l’on peut facilement se goinfrer de gâteaux sans qu’il y paraisse.

 

Néons et perruque chou-fleur #DétailsQuiTuent

 

Du noir, tonalité dominante, on passe assez rapidement à l’immaculée constriction de Comme des garçons. Le blanc n’a pourtant rien d’innocent sous le ciseau de Rei Kawakubo qui le marie à toutes les formes d’entraves possibles et inimaginables : nœud de geisha qui vous lie les mains par-devant, comme une camisole consentie ; encoches pour glisser les mains hors de la niquab de mariée et se faire passer la bague au doigt, ou pour se sevrer d’une la dépendance au chocolat (pas de bras…) ; armature de robes à panier vous enfermant jusqu’au cou dans une cage… Polémiques et poétiques, les modèles de la créatrice nippone empruntent à toutes les cultures et à toutes les époques, avec toujours beaucoup d’esprit et souvent aussi, d’humour. La franchise des robes à double faux-culs m’a bien fait sourire, avec leur clin d’oeil aux deux fesses. Et je suis persuadée que les robes taguées l’ont été par le personnage de manga que Palpatine et moi avions juste regardé au déjeuner.

 

Si vous regardez bien, vous trouverez les encoches pour les mains dans la camisole Cacharel style.

 

Pourtant, s’il y avait une chose que j’avais pu rapporter chez moi, c’aurait été une des grosses bulles en plastique sous lesquelles les modèles étaient exposés, qui ressemblent furieusement à des grosses boules d’exercice pour rongeur (et feraient des super cabanes d’appartement). En revanche, pour lire les légendes posées au pied des mannequins sous forme de petites étiquettes, on repassera : les concepteurs d’exposition sont-ils tous si bigleux qu’ils ont renoncé à jamais lire les légendes ou sont-ils dans leur bulle ?

 


Hurry up, c’est jusqu’au 7 octobre.

Merci à Milkshake et Palpatine pour les photos.

J’étais là…

La souris se fait abeille pour butiner quelques souvenirs avant qu’ils ne soient fânés.

L’exposition Berenice Abbott au Jeu de Paume


 

En revenant de l’exposition, je soupçonnais très fortement que la photographie encadrée offerte par Melendili et les autres l’année dernière fût de Berenice Abbott : la grande avenue new-yorkaise où les voitures et le soleil semblent couler entre les buildings a tout des perspectives monumentales de cette Atget de la grosse pomme. Changing New-York a beau avoir été commandé par l’administration américaine dans une visée documentaire, le projet fait émerger des lignes graphiques puissantes ; ce sont les bâtiments plus encore que les habitants qui animent la ville – vide et vivante à la fois. On découvre aussi des photographies scientifiques qui confinent à l’art abstrait.

 

Celle-ci me fait penser au jeu du soltaire, lorsqu’on a terminé la partie et que les paquets de cartes rebondissent en cascade.

Mais dans l’ensemble, on reste un peu sur sa faim : les perspectives monumentales auraient mérité des tirages plus grands ; on reste en plan. J’ai presque été davantage fascinée par la sagesse qui émane du documentaire biographique diffusé à des spectateurs entassés et contorsionnés : loin d’être angoissée par le temps qu’elle pourrait chercher à rattrapper par la mémoire de la photographie, la vieille dame photographe sourit de son oeuvre ; elle semble avoir trouvé comment, elle sait vivre.

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Roméo et Juliette de Sasha Waltz

Interdiction de dire quoi que ce soit de cette séance de travail sur internet. Comme si l’on ne savait pas faire la différence entre une répétition et une représentation rodée, entre des petites failles qui nous rendent les artistes plus humains, et l’éventuelle faillite d’un spectacle. Comme si cela ne leur faisait pas de la pub que l’on en parle. Pour la peine, je n’ai rien dit du spectacle ; maintenant que le ballet/opéra a disparu de l’affiche depuis belle lurette, je veux bien m’en souvenir.

Depuis le premier balcon, sans jumelles, je ne reconnais pas Roméo : vu ses lignes et son ballon, cela ne peut guère être, par déduction, que Mathieu Ganio, mais il ne m’agace pas un seul instant, donc cela ne peut pas être lui. Et pour cause : il s’agit d’Hervé Moreau. Je n’aurais pas pu le reconnaître pour la simple et bonne raison que c’est la première fois que je le vois danser. Soudain, je comprends mieux pourquoi on en a tellement parlé. Classe, vraiment. Et Aurélie Dupont, forcément.


Hop, que ça saute.
Photo de Laurent Philippe, à retrouver dans le diaporama de l’Opéra.

Devant l’abstraction de ce ballet en noir et blanc, j’oublie Roméo, j’oublie Juliette. Jusqu’à la scène du bal : le tableau des mini-tutus dorés qui se lèvent au rythme des petits coups de cul mutins s’est inscrit dans ma mémoire comme un coup de triangle au milieu d’une symphonie. Le repas aussi : alors que tous les convives sont alignés et se baffrent de mets qu’ils sont seuls à voir, Juliette transgresse les conventions (théâtrales comme sociales) et s’avance dans l’espace de la table pour faire face à Roméo. Etonnant comme l’abolition de ce meuble imaginaire est plus onirique que le rêve même.

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Photo de Bernard Uhlig

Puis l’histoire s’efface à nouveau. Un coulée d’encre sur la panneau quasi vertical de la scène en reprend l’écriture. C’est l’encre de la lettre, du sang et de larmes qui en découleront. Les assauts répétés de Roméo avec l’obstination du ressac contre les rochers sont extrêmement poignants, et plus encore ses chutes infinies, bonheur qui lui glisse des mains, espoir qui crisse et dégringole, dans le silence du vide à venir.

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Photo de Laurent Philippe

Enfin, cette image du couple dans un cercueil lumineux (des galets pour un lit de rivière comme lit de mort), qui éclipse dans la mémoire les derniers choeurs des familles. C’est une image que ma mémoire a incorporé après-coup, car un petit souci technique a ressuscité notre Juliette, qui s’est allongée à côté de la fosse : où Shakespeare rejoint les stoïciens, et la faillibilité, l’humour ; il faut s’entraîner à bien mourir.



Photo de Bernard Uhlig

Danser sa vie ou viv(r)e la danse

Première fois que je mettais les pieds à Beaubourg (c’est le moment de vous indigner). Et dernière fois que j’irai en talons. Soucieuse d’éviter les pavés, hostiles, je me suis rabattue sur les dalles sans voir qu’il n’y avait pas de joints entre elles. Résultat : un talon enfoncé dans un intervalle, un bout de nubuck arraché. Sur des chaussures neuves, tout va bien. Je vous raconte ça pour vous faire partager mon désarroi, mais également pour ne pas oblitérer une circonstance de moindre bienvaillance envers Beaubourg et ses entrailles artistiques. Car, autant vous le dire tout de suite, l’exposition m’a intellectuellement intéressée, mais elle ne m’a pas donné cette sensation si particulière aux musées de liberté et de malléabilité de l’esprit, cette sensation de rafraîchissement qui fait tout l’intérêt du Savon de Ponge. Quel dommage que là où il est question de l’art du mouvement et des corps, le déclic propre à nous dérouiller soit absent et nous prive de cette sorte de délassement si agréable.

L’exposition manque clairement d’un fil conducteur, au-delà de la structuration temporelle et stylistique. Ni vision de la danse à travers les arts plastiques ni influence de celle-là sur ceux-ci ou de ceux-ci sur celle-là, Danser sa vie annonce une persepctive qui ne correspond en réalité qu’à la première partie, axée sur la danse comme expression de soi. Pour ce qui est de l’abstraction (2e partie) et de la performance (3e partie), il faudra m’expliquer. A moins de se vouloir la métaphore simpliste de la répétition mécanique du quotidien moderne, je vois mal à quelle vie pourrait bien faire référence la géométrie en carton-pâte du Bauhaus, et je doute que la danseuse de Fabre qui se roule dans l’huile, entièrement nue et les jambes si bien écartées que l’érotisme l’est aussi, ait quoi que ce soit à nous faire découvrir en dehors de son anatomie. 

Je râle, je râle, mais j’y suis tout de même restée trois heures, à cette exposition. Ma déception vient peut-être de ce que j’ai découvert derrière les grands noms des débuts de la danse moderne/contemporaine. Les masques grimaçants de Marie Wigman, les rondes de Rudolf Laban, les sautillements d’Isadora Duncan dans la nature, rien de tout cela ne m’émeut. Je les vois comme des passages nécessaires pour ouvrir la voie à d’autres chorégraphes, des curiosités historiques plus qu’artistiques. En revanche, la danse de Loïe Fuller est hypnotisante. Enfin, les danses qu’elle a inspirées, puisqu’elle a refusé de se faire filmer — ce qui n’est pas toujours une mauvaise chose, il suffit de voir Anna Pavlova et ses battements d’ailes affolés que ne renieraient pas les ballets de Trockadéro pour se convaincre que le talent de l’interprète peut être occulté par l’évolution technique de la discipline. Rien de tel pourtant dans le cas des danses fulleriennes ; même la colorisation du film sur pellicule n’ôte rien à la poésie du mouvement, au contraire. Je comprends mieux les exaltations de Mallarmé devant ces voiles plus fascinants que les flammes d’un feu de cheminée : tantôt fleur, la danseuse s’ouvre, tantôt la plante carnivore la dévore, la faisant brusquement disparaître — métamorphose continuelle.

 

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Photo chipée ici
 

De la première partie de l’exposition également, des sculptures miniatures de Rodin. Son Nijinsky colle bien au Projet Rodin de Maliphant (chronique à venir), mais c’est une autre pièce, sans titre précis, qui m’a tapée dans l’oeil : avec le bras qui enserre le genou ramené vers soi et la tête inclinée sur l’épaule, cette statur donne davantage le sens du mouvement que bien des vidéos diffusées dans les salles. Amusant à ce propos, d’ailleurs, de noter que l’encastrement dans le mur des écrans donne à ces télévisions, et à ce qu’elles difusent, la légitimité d’une oeuvre picturale encadrée et accrochée.

Je passe vite sur le Sacre du printemps de Pina Bausch, dont la captation n’égalera jamais le spectacle (même la répétition) ainsi que sur L’Après-midi d’un faune, que j’ai eu l’occasion de voir à l’opéra, et m’arrête devant une chorégraphie d’Anna Teresa de Kersmaeker en pleine nature : proximité de l’étang ou parenté d’un mouvement sec du poignet avec les cygnes de M. Bourne, le canard s’impose en idée peu volatile (mais une danse des canards par Anna Teresa de Kersmaeker, quoi). On ne peut pas dire non plus que cela m’en bouche un coin coin.

Vient s’ajouter à mes enthousiasmes une peinture à moitié abstraite d’un bal dont je m’étais promis de retenir le nom et que j’ai évidemment oublié : les formes font émerger des couples qui se fondent dans le mouvement des couleurs. Allers et retours de la forme à l’informe, la danse est là.

La leçon de William Forsythe est un régal, qui explique, traits virtuels à l’appui, façon La Linea, comment se construit le mouvement à partir de lignes dessinées par ou dans le corps. Ligne de l’avant-bras, ligne établie dans l’espacement des deux coudes, ligne que l’on dessine en creux, en l’évitant tout en l’approchant au plus près (du limbo artistique, si vous voulez)… (dessins obligent ?) on voit parfaitement ce qu’il veut dire, et quand on le voit, on n’a aucune difficulté à le ressentir ; les lignes deviennent des ondes de choc. Voilà le genre de démonstration qu’il faudrait diffuser pour rendre la danse lisible et accessible par tous. Pas de discours métaphysique, c’est simple, efficace, on comprend le principe, on apprécie.

Un extrait de The show must go on de Jérôme Bel nous permet de retrouver Cédrix Andrieux (dans le coin, côté cour). Les danseurs immobiles en arc de cercle qui se mettent à gesticuler quand se fit entendre le refrain Let’s dance !, je n’y peux rien, ça me fait marrer. Tout comme d’observer que, malgré la palette de mouvements dont est capable un danseur professionnel, lorsqu’ils se mettent à bouger comme en boîte de nuit, c’est toujours selon un petit nombre de mouvements définis, qui se combinent en séquences répétitives. Quelques mouvements trouvés par le corps selon ses facilités (petits sauts, flexions très ancrées dans le sol, déhanchés… il y a toujours une dominante) et adoptés selon les personnalités (plus ou moins timide, expansive, extravertie…). Très amusant.
 


A la fin de l’expo, crevés, Palpatine et moi nous sommes affalés à proximité d’un grand écran où était projeté une chorégraphie de Lucinda Childs sur un morceau de Philip Glass (Amoveeeeeeo), à peine audible, diffus dans la salle comme s’il venait d’un autre écran. Une danse aussi minimaliste que la musique, à base de pas chassés et de temps levés, épicée de temps en temps par un contretemps/changement de direction en quatrième avec des bras classiques. Cela pourrait être lassant mais c’est hypnotisant, et mieux : lassant. Cette danse vive qui tourbillone lentement dans l’espace m’évoque par son obstination les derviches tourneurs. Palpatine, lui, y retrouve les sautillements des disciples d’Isadora Duncan. Pas faux ; je me rends compte que, transposés de la nature à la scène, j’en goûte mieux l’art(ifice). Et que ce genre de parrallèle, précisément ce que l’on peut attendre d’une exposition, fait défaut à celle-ci. Que cela ne vous empêche pas d’y aller (et bien accompagné, pour le coup).