Point d’orgue

L’orgue, un instrument noble et leste qui invite à la componction ? Si c’est aussi l’image que vous vous en faites, je vous invite à écouter l’improvisation dans laquelle Thierry Escaich s’est lancé mercredi pour inaugurer l’orgue de la Philharmonie. C’est avant tout une affaire de tuyauterie et, quand on entend les boyaux de Dieu gargouiller, la majesté divine en prend un coup. Du coup, exit la colère divine, place à : un concert de bouilloires dans une navette spatiale, avec locomotive et corne de brume comme artistes invités ; un enterrement sous-marin de petite sirène retrouvée pendue à une branche de corail ; Batman sous les voûtes d’une église ; la silhouette distante des Ménines, démultipliée, dévalant et grimpant les escaliers non-euclidiens d’un jeu vidéo, et de gros ordinateurs IBM des années 1970 en pleine dispute philosophique (ou bien en train de parier au PMU, allez savoir)(à moins que ce ne soient des parties simultanées de tic-tac-toe, d’échec et de bataille navale).

L’orchestre entre et décide de plutôt jouer à Où est Tamestit ? Sans sans pull ni bonnet rayé rouge et blanc, c’est vachement plus dur qu’avec Charlie. Du coup, Paavo Järvi s’apprête à commencer le concerto pour alto de Jörg Widmann sans altiste solo, quand un choc sourd retentit, suivi d’un bruit de fermeture éclair. On va pouvoir commencer, oui ou non ? Le choc sourd se fait de nouveau entendre et, alors que je me dis que, quand même, c’est un peu fort de café, Antoine Tamestit surgit de derrière les deux harpes. C’était donc lui qui… (coup d’œil au programme)… oui, oui, c’est lui qui fait des percussions sur un Stradivarius ! J’ai à peine le temps de m’en remettre qu’il joue du banjo avec – pizzicati mon œil.  Il n’arrête pas de bouger, circule entre les différents pupitres, figurés et littéraux, ilots de musiciens et suppôts de partition. Les sons surgissent d’un peu partout – puis soudain de nulle part. Dans le doute, certains comment à applaudir – ceux qui, comme moi, ont perdu Charlie-Tamestit de vue et n’ont rien vu. A force de jouer à la guitare électrique, ce qui devait arriver arriva : une corde cassa. Le concerto, à peu près aussi concertant que concordant les temps de ce paragraphe, s’interrompt, le chef attend, les mains se portent au menton, le public gronde de murmures : où est Tamestit ? Au bout de quelques instants, il revient, échange quelques mots, de dos, avec le chef et va se placer, tout le monde prêt à reprendre comme si de rien n’était. Sur le signe du chef, la mesure de reprise se répand comme la bonne nouvelle, là, là, on y est… mais l’altiste fait signe de rembobiner : nouveau conciliabule de sourds-muets. Les pages des partitions se tournent de droite à gauche et enfin, au grand dépit soulagement de tous, le concerto reprend et se déroule sans encombre (sinon sans ennui) jusqu’à la fin. Aux saluts, le compositeur serre dans ses bras le soliste, le chef et le violon solo avec une vigueur que l’on réserverait à des compagnons d’arme. Mais à la guerre comme à la guerre ; si Antoine Tamestit ne lui a pas sauvé la vie, il lui a peut-être sauvé la mise, déclenchant des applaudissements qui n’auraient peut-être pas été aussi nourris si le concert s’était déroulé sans anicroche. Le moins que l’on puisse dire, c’est que cela fut laborieux.

Point d’orgue de cette soirée : la Symphonie n° 3 de Camille Saint-Saëns que j’écoutais en concert pour la troisième fois, je crois. Petite pensée pour Joël, qui a dû pas mal se boucher les oreilles en étant à l’arrière-scène. Du second balcon de face, en revanche, le niveau sonore est parfait ; on sent même les vibrations (enfin !). Pourtant, je vibre à peine. Comme anesthésiée esthétiquement depuis le début de la saison, je commence à me demander sérieusement si la fatigue ne me rendrait pas un peu frigide de l’oreille…

 Mit Palpatine, placé à l’étage du dessous, avec qui on a échangé quelques regards synchronisés aux moments-clé (genre l’entrée de Lola, saluée par un cri muet, les mains en porte-voix). Je ne sais pas si je nous trouve adorables ou irrécupérables.

Oups, it’s Friday

Le problème des places prises en avance, c’est que l’on ne sait jamais si l’on ne sera pas en week-end, en vacances ou seulement trop fatigué pour en profiter. Après Arvo-Pärt-Biarritz, Bruckner-Ecosse et Petibon-Rome, c’était hier un match Mahler-fatigue. Mais on ne sèche pas un concert de Matthias Goerne, alors j’ai baillé, papoté, engouffré un sandwich et me suis replacée avec Palpatine au second balcon de face, bien au chaud. L’endroit parfait pour somnoler, en trois étapes :

1. Le sas de décompression. Un peu comme on sacrifie un oeuf dans une préparation, une courte pièce est presque toujours sacrifiée en début de concert : c’est l’occasion d’enlever son manteau, de chercher où ranger son programme et de sortir une paire de jumelles attachées à une chaîne sonnante et trébuchante et que je te fusille mamie des yeux. Pour rendre justice à une pièce de courte durée, il faudrait la placer après une oeuvre plus longue, pendant laquelle oreilles et fessiers auraient eu le temps de s’accoutumer à la position concertante. Las, La Pavane pour une infante défunte remplit son rôle de douche rapide pour se décrasser de la journée avant d’accéder au grand bain délassant.

2. Le duvet divin. Décrassé, délassé, bien au chaud, il est temps de se rouler dans cette formidable couette qu’est la voix de Matthias Goerne. Ayant déjà entendu les Kindertotenlieder en juin dernier, je ne cherche plus à suivre le texte dans le détail. Paix à l’âme de ces enfants morts ; la mienne se roule en chien de fusil, reconnaissante de se trouver à l’abri du malheur. 

3. La tempête titanesque. Le bruit m’empêche de dormir. Sauf lorsque les éléments sont déchaînés au point de masquer tous les petits sifflements, coups et craquements domestiques – toux, reniflements et gratouillis théâtreux. La première symphonie de Mahler se déchaîne et, bien au chaud, suave mari magno, je me renfonce en moi-même ; la plus familière des mains étrangères se pose sur mon genou et fait taire toute velléité de revoir le sens de ma professionnelle. Je relève la tête de l’épaule osseuse sur laquelle je l’avais lovée lorsque percussion et contrebasse inaugurent le magnifique troisième mouvement. Frère Jacques me réveille ; comme dirait mon père : je suis un contraire. J’applaudis pour m’excuser de mon manque d’attention et transporte mon cocon de chaleur jusqu’à mon lit – enfin celui de Palpatine. Thank God, it’s Friday.

Au nom de Mozart, de Bach fils et du Saint Esprit

Reprise de la saison musicale avec Les Vêpres solennelles d’un confesseur – d’un confiseur, dixit @_gohu. Ce morceau de Mozart est effectivement une douceur… qui me laisse sur ma faim. Aurais-je désappris à écouter durant l’été ? L’oreille musicale se rouillerait-elle comme le corps qui n’a pas dansé ? Toujours est-il que la musique entame son travail sur moi et aère mes pensées comme le ferait la marche. Il ne faudrait pas grand-chose pour passer de la torpeur à la méditation.

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Une queue de cheval de côté, comme une couette unique, chez le violon solo, et Laurence Equilbey à la baguette. Cela fait du bien de voir une femme à cet endroit. La seule chose que je n’aime pas dans sa direction, c’est la fin des mouvements : il n’y a pas ce moment de suspend qui donne au son le temps de s’égoutter. On dirait la hampe d’une lettre brutalement arrêtée dans sa calligraphie, sans que le trait, main allégée, se soit affiné.

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Les frissons arrivent avec Le Magnificat de Carl Philipp Emanuel Bach (il faut être fils de pour avoir droit à un prénom). Judith van Wanroij, sa voix, son sourire sont magnifiques, et le choeur d’Accentus trouve alors la voie du mien. La musique se déroule comme le travelling en gros plan d’une peinture pleine de draperies (étrange synthèse d’Intermezzo vu sur la 3scène et de la lumière du jour sur ma couette richement orangée, qui me met toujours le doute – ai-je bien éteint la lumière ?). Travelling lent et inexorable ; on n’en voit pas la fin et on la redoute. « Dans ses Vêpres de 1780, l’écriture chorale de Mozart se tourne parfois vers le passé, tandis que le Magnificat du fils de Bach regarde résolument vers l’avenir. » C’est surtout à celui de mon arrière-grand-mère que je pense, qui à bientôt cent ans, bientôt un siècle, un siècle de mémoire qui ne laisse plus de place à la mémoire immédiate, va devoir quitter sa maison et s’installer en maison de retraite. Bizarre futur qui est à la fois mon passé généalogique et mon futur biologique. Qu’aurai-je eu le temps de faire d’ici là ? Le travelling continue, implacable, adouci par le retour in extremis de la soprano. Aimer, j’entends bien.

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Deux bis dont un où les alléluia sortent comme des spaghettis déjà cuits de leur doseur. Allénouilla.

Quille jazzy

Pour le dernier concert de la saison, l’Orchestre de Paris a concocté une soirée qui ressemble aux derniers cours de l’année à l’école : on est encore là, mais on ne tient plus en place et on s’amuse déjà en se projetant ailleurs. Aux États-Unis, en l’occurrence, même si en partie rêvés à partir de l’Europe et de la Russie. C’est parti pour une thématique jazzy.

Sur les quais, suite symphonique rappelle d’emblée que Bernstein est le compositeur de West Side Story : on sent l’action, le mouvement, de la caméra, presque. Un précipité de percussion : nous voilà cavalant sur les conteneurs entreposés aux abords du port. Un cor : la brume visible de loin en loin sous les lampadaires solitaires. Une mélodie à la flûte : c’est le cœur qui s’emporte. Explosion de percussion : n’y aurait-il pas une rixe ? Coups de cymbales : le héros n’est-il pas héroïque ? On est comme au cinéma. Un peu trop même, puisque l’équipe de Mezzo (ai-je cru comprendre) a endossé le rôle du mangeur de pop-corn, avec des allées et venues à l’arrière du parterre où je m’étais replacée (au premier balcon de côté, tout est déformé) et des messes pas si basses. Dommage.

Pour Busking, concerto pour trompette, accordéon, banjo et orchestre à cordes, Serendipity et moi sommes rejoints par le percussionniste et deux violonistes de l’orchestre : j’échange un grand sourire avec l’un et partage la perplexité de l’autre. Le concerto de Gruber a quelque chose d’informe, comme si la musique était perpétuellement dilatée dans le soufflet d’un accordéon. Ces étirements sans élasticité m’ont toujours rebutée dans le jazz, que je n’apprécie que sous forme d’influence, jazzy moins big band que cabaret.

Un replacement au balcon permet d’apprécier Rhapsody in blue. L’ami russe, à ma droite, dirige de la main gauche, tandis que Palpatine, à ma gauche, pianote de la main droite sur mon genou. En bas, Fazil Say nous agace de ses rythmes entrechoqués : il ralentit à l’extrême, retarde la suite que l’on connaît, que l’on veut, et lorsqu’on n’en peut plus, ses doigts passent en trombe ; pris de vitesse, on ne voit pas passer les notes désirées, elles nous ont devancés et culbutés en passant, on dégringole avec elles sur les fesses, en riant, jusqu’à la prochaine montée de plaisir. Jouer de notre attente, ça, c’est de la musicalité !

Je me demandais pourquoi l’on ne finissait pas la soirée par Gershwin et puis les Suites pour orchestre de jazz de Chostakovitch sont arrivées. Aux début de la première valse, l’ami russe tend une main flex : « Non, ce n’est pas la bonne. » Les premières mesures sont effectivement trompeuses et il faut attendre la deuxième valse pour que le gamin de la CNP se mette à traverser la vie avec son violon. Si l’on en croit cette entrée au répertoire de l’Orchestre de Paris, les Suites pour orchestre de jazz sont aussi connues que rarement jouées en concert. J’espère qu’elles seront souvent reprises, parce que c’est vraiment un énorme plaisir de sentir les cordes ronfler et nous transporter des États-Unis en Russie en deux voyages d’archet. Sans compter qu’il me faudra quelques écoutes supplémentaires pour emboîter le pas au musicien dans la marche, le foxtrot et la polka. Si j’avais été à la place des spectateurs assis par terre au parterre (la Philharmonie a voulu la jouer façon Albert Hall), je n’aurais pas résisté à la tentation de me lever pour danser.

Pas de bal mais une révérence pour la violoncelliste Jeanine Tétard, qui part à la retraite (pour l’occasion, le hérisson a échangé sa place avec elle, il me semble, et s’est retrouvé à côté d’une Delphine Biron plus enthousiaste que jamais). C’est avec un gros bouquet de fleurs à ses pieds que la violoncelliste a pour cette fois encore fait corps avec l’orchestre, pour un bis dont je n’ai plus le nom mais que j’ai mis un long moment à arrêter de fredonner.

La petite table ronde dans la prairie (Windows)

Une mise en scène moche, on s’en remet. Du moins lorsqu’on n’est pas un opéra joué une fois par siècle. Si ça gueule autant contre Graham Vick, c’est que Le Roi Arthus qu’il (dé)met en scène n’aura peut-être pas de nouvelle chance de sitôt. L’opéra de Chausson méritait mieux, vraiment mieux, que cette mise en scène kitsch à la limite du contre-sens, qui se rattrape in-extremis au dernier acte.

Le problème du kitsch est qu’il n’est rarement qu’esthétique. La prairie Windows imprimée sur le lino accueille ainsi des chevaliers coiffés de casques… d’ouvrier1. Le chevalier ne tue pas, non, il construit – une maison Ikéa pour le roi Arthus et Genièvre2, en l’occurrence. Pour s’assurer que personne ne soit blessé, les épées ont même été fichées en cercle dans le sol ; non seulement les chevaliers ne les en extraient pas, comme le font fièrement les Capulet (Montaigu ?) dans l’opéra de Bellini mis en scène par Carsen, mais ils nouent une corde autour des gardes et transforment ainsi le symbole de la table ronde en enclos, où paissent tranquillement le roi, la reine et le canapé rouge en skaï (l’amour, la passion, le sang… ou le vernis et rouge à lèvres d’une actrice porno, selon le remake de Guillaume, expliquant rapidement à l’ouvreur pourquoi la salle est vide).

Le kitsch émousse si bien la pulsion de mort que la drame est ravalé au rang de vaudeville : Genièvre trompe son mari avec Lancelot et l’amour est dans le pré (i.e. un rectangle de hautes herbes en plastique qui font frou frou par-dessus la musique). Aucune majesté pour le pouvoir établi ; l’ordre est nécessairement petit-bourgeois et n’est abordé que par son antonyme littéral, c’est-à-dire le désordre sur la scène (le bordel pour faire plaisir à Guillaume) avec la maison royale renversée sur le côté façon livre ouvert. Sans conflit de loyauté, sans antagonisme entre la logique féodale (loyauté au seigneur) et la logique chevaleresque (loyauté à sa dame), les atermoiements de Genièvre et Lancelot à l’acte II deviennent non seulement inintelligibles mais encore longuets.

Il faut attendre l’acte III pour que le kitsch parte en fumée – littéralement : le canapé en skaï rouge prend feu, ce qui est assurément le moment de volupté le plus fort qu’il nous ait fait partager. Le papier peint Windows semble avoir connu un dégât des eaux et sa déchirure à hauteur d’homme me fait penser aux tableaux de Sabine dans L’Insoutenable légèreté de l’être – le kitsch se fissure. Il était temps : le dernier acte évacue Genièvre3 et Lancelot au profit du roi Arthus, à qui l’on concède enfin un peu de grandeur après l’avoir fait consulter Merlin avachi comme un SDF alcoolique. L’infidélité de son épouse le tourmente bien moins que la déloyauté de Lancelot : celle-ci présage la disparition de l’ordre qu’il a établi et marque le retour de la convoitise, amoureuse mais surtout politique, qu’il avait voulu faire taire en faisant asseoir les chevalier autour d’une table ronde, sans hiérarchie autre que sa propre couronne. Le paddock cercle d’épées, peu à peu décimé, traduit sur scène le démantèlement de la Table ronde.

La musique rend pourtant sublime cette fin où le roi se prépare à voir son héritage disparaître avec lui, à mourir sans même la consolation d’avoir laissé une trace pérenne, ni cercle chevaleresque ni fils, même spirituel. D’une manière générale, la musique de Chausson est superbe. À plusieurs reprises, je me suis fait la remarque qu’il faudrait que je retienne tel ou tel passage ; mais comme la mise en scène n’offre aucune prise sur la partition, je serais bien en peine de me souvenir des passages en question.

Le minimum de beauté requis pour, dans ces conditions, passer quand même une bonne soirée était assuré par les artistes en fosse et sur scène, notamment Sophie Koch, qui a décidément une voix de reine, Stanislas de Barbeyrac (si c’est bien lui qui fait le guet) et Thomas Hampson. J’aime moins la voix de Zoran Todorovitch (Lancelot), mais lui suis déjà infiniment reconnaissante de n’être pas Roberto Alagna (pardon pour les aficionados). Enfin, la soirée n’aurait pas été aussi plaisante sans la compagnie de ma princesse préférée et de son acolyte Guillaume4 qui m’aura bien fait marrer et pas qu’aux entractes, hé !

 

 

A lire : le blog du Wanderer


1
 Lors de la création de la pièce en 1903, les costumes avaient été confiés à Fernand Khnopff. Voilà, voilà.
2 Genièvre que je persiste à appeler Geneviève.
3 Le metteur en scène massacre sa mort. OK, mec, s’étrangler avec ses propres cheveux, c’est zarb, mais je ne sais pas moi, rien que Raiponce fournit l’inspiration pour une pendaison capillaire digne de ce nom. Tirer ses cheveux comme les cordons d’un sweat à capuche, c’est juste ridicule. Et un fou rire qui vous sort du drame, un !
4 Assise entre les deux zygotos que se passaient les jumelles sous mon nez, j’ai eu l’impression de me retrouver entre ma cousine et mon cousin dans la voiture de mes grands-parents : lorsque, le mercredi soir, ils nous ramenaient chez nos parents, il n’étaient pas rare que le ninnin des cousins, un doudou blanc en tissu, me passe sous le nez au gré des partages et batailles engagées.