Schicksal und Verklärung

Wagner, Les Maîtres chanteurs de Nuremberg (prélude de l’acte III)

C’est curieux, tout de même, cette tradition de l’ouverture – d’ouvrir un concert par l’ouverture d’une œuvre que l’on ne donnera pas ensuite. Entre amuse-bouche et bande-annonce, on en retient rarement davantage qu’une vague curiosité, quoiqu’on lui soit reconnaissant d’avoir ménagé un sas entre les bruits de la ville et la musique du concert. J’ai bien dû me dire quelque chose des Maîtres chanteurs de Nuremberg mais on est passé à Strauss et, pouf, le chantage a disparu avec le chant.

 

Strauss, Tod und Verklärung (Mort et Transfiguration)

Tod und Verklärung : si c’est cela, la mort, ce n’est pas si terrible… se dit-on en sortant. Le poème symphonique de Strauss est, à n’en pas douter, la représentation musicale du tunnel de lumière blanche. Le passage final, musical et charonnien, fait oublier la lutte initiale, s’éclatant et se dissolvant dans d’amples mouvements de désirs et de regrets, de renoncement et d’abandon – tempête sous un crâne d’homme. Un film hollywoodien figurerait l’apaisement final en deux temps : un personnage qui s’arrête, se retourne vers un autre, qui lui sourit maladroitement, et le sourire sur son visage à lui, lorsque, à nouveau dirigé vers l’avant, il s’apprête à faire le premier pas et le dernier qu’enregistrera la caméra. C’est fini, certes, mais c’était beau.

 

Bruckner, Symphonie n° 4

Pour Palpatine, Bruckner, c’est de « l’ostéopathie musicale » : bourrin sur le coup mais, au final, ça fait du bien. Palpatine n’a manifestement jamais rencontré un bon ostéopathe mais il a mis le doigt sur ce qui me plait chez le compositeur. Avec lui, on ne mégote pas, on y va, tout l’orchestre ensemble. En puissance. Avec clarté. Et on voit grand. Et beau.

Avec un tel sens du destin, c’est tout de même étonnant que les symphonies de Bruckner ne soient pas devenues des musiques de film.

Merci comme Matthias

Des lieder : de Schubert, oui, mais de Mahler ? De Chostakovitch, surtout ? À quoi peuvent bien ressembler des poèmes romantiques mis en musique par le maître de l’ironie symphonique ? Contrairement à ce que j’aurais cru, la Suite Michelangelo n’est pas une œuvre de jeunesse, influencée par ses études au conservatoire, mais de maturité. C’est la voix raillée, qui tente de se faire entendre alors qu’on lui coupe la parole de toute part, la voix perdue dans le tintamarre grandissant, la voix esseulée qui s’élève au milieu des symphonies, lorsque les vagues sonores se sont retirées, découvrant un paysage désolé. Les lieder de Chostakovitch, c’est cette voix débarrassée de ce qui l’étouffe, du combat pour prendre la parole, prendre part à la société, qui ne chante plus que pour elle-même, dans la plus grande nudité – un chant pour s’entendre vivre et vibrer, avant de disparaître. Cela n’empêche pas les accès sautillant de temps en temps, où la main du pianiste (Leif Ove Andsnes) se met à rebondir sur place, mais c’est plus serein, plus apaisé que tout ce que j’ai pu entendre jusqu’ici du compositeur.

Ses lieder alternent avec ceux de Mahler, dont on imagine la teneur à partir de leurs titres si délicieusement allemands (« Es sungen drei Engel einen süssen Gesang », « Ich bin der Welt abhanden gekommen ») et des mots que l’on glane ça et là, toujours avec beaucoup de Herz. On a l’impression que le poète a pris la terre à pleines mains, qu’il a ressenti tout ce que le monde pouvait lui offrir (avec cette intensité des poètes pour qui un frisson est un tremblement de terre) et que, fatigué par cette offrande, il se tient à présent un peu en retrait du monde – comme nous qui sommes là, à cet instant, dans la pénombre et la tiédeur d’une salle de spectacle. 

La voix de Matthias Goerne nous enrobe si bien que l’on est dans sa voix comme dans une couette. C’est l’équivalent psychique de la détente physique, lorsque toutes les tensions de la journée, senties plus vivement au moment où l’on s’allonge, se relâchent (ou lorsque, comme c’était mon cas, on s’assoie enfin après avoir longuement piétiné lors d’une exposition). Tout est adouci alors que les sensations sont décuplées : peu importe que le lied soit triste, joyeux, tendre ou mélancolique, il donne à vivre pleinement, la souffrance de l’âme devenant doucement une expérience parmi d’autres. Chagrins, peurs et nostalgie servent une sensation de plénitude, au même titre que la gaîté, le plaisir et les souvenirs heureux. Pour cet apaisement, cette sérénité, cette joie, en somme, merci à Matthias Goerne et merci à Palpatine pour m’avoir offert la place et à son accompagnatrice initiale pour me l’avoir cédée. La séance de dédicace qui a suivie était pour ainsi dire superflue : lorsqu’un récital laisse sans voix, cela se transforme en séance de signatures à la chaîne. Mais bon, se perdre dans ses yeux pendant que Palpatine enrichit sa collection de grigris n’est jamais de refus.

Einstein on the Beach

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Photo de Matoo, avec le violoniste-Einstein à gauche

 

Sur la plage bleutée, coquillage et irrespect

Palpatine et moi sommes au tout dernier rang du tout dernier étage du Châtelet. Les spectateurs de devant arrivent en retard : avec un début à 18h40, c’est compréhensible. Ils parlent un peu : bon, la femme briefe son mari, cela devrait bientôt s’arrêter. Leur amie arrive encore plus en retard et leur claque bruyamment la bise : disons que c’est jovial. Ils parlent : ne vous gênez pas, surtout ! Ils regardent un peu le spectacle et parlent, parlent, parlent à intervalles réguliers. Je me penche vers eux : « Vous comptez parler pendant les quatre heures ? » Non, qu’ils me répondent… avant de se remettre à parler. Je reste bouchée bée tandis que le fou rire gagne Palpatine. De fait, ils n’ont pas menti et partent au tiers de l’opéra : bon débarras ! Il n’empêche, tant d’impolitesse me sidère, surtout lorsqu’on est explicitement autorisé à aller et venir pendant les quatre heures trente que dure le spectacle, sans entracte.

Par peur de manquer quelque chose et par goût du challenge, je n’ai pas bougé de mon siège. Désacraliser l’écoute de l’opéra est une noble intention mais se heurte à la réalité d’une salle qui n’est absolument pas faite pour que les spectateurs y circulent, dans l’obscurité qui plus est : pardon, pardon pour que les spectateurs assis rangent leurs genoux, désolé pour le pied que l’on vient d’écraser, merci pour celui qui vient de vous rattraper alors que vous vous cassiez gentiment la gueule dans l’escalier non éclairé, crounch crounch pour sortir un gâteau de son sachet. J’hésite entre la compassion pour l’affamé qui ne veut rien louper mais n’a pas eu la prévoyance d’avaler un sandwich à 18 h et la réaction de vieille conne avant l’âge (pourquoi pas du pop-corn, tant que vous y êtes ?). Heureusement, la perspective des quatre heures de spectacle empêche la peur d’être gênée de devenir en elle-même une gêne : l’ouvreuse nous a montré sur sa feuille de route les tableaux durant lesquels s’effectue la majorité des sorties et les deux ou trois plages stabilotées laissent entrevoir un retour au calme pour le dernier tiers sinon la deuxième moitié du spectacle.

 

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Photo de Lucie Jansch

 

Crise de somnambulisme

Ponctuellement, le bruit est moins gênant que dans d’autres opéras : la musique est répétitive et la mesure suivante redonne à entendre la phrase musicale, parasitée à la première écoute. On n’a rien loupé et pourtant, la qualité d’écoute est entamée. La musique d’Einstein on the Beach suppose de se laisser aller, de se laisser hypnotiser, presque bercer, par le flux et le reflux de ses répétitions. Si l’on est sans cesse tiré de cet état second par l’agitation du public alentour, la répétition peut devenir insupportable. Imaginez une fête où, au moment de se laisser entraîner dans la ronde, quelqu’un vous attrape par le poignet et vous oblige à vous asseoir ; si la scène se répète, il y a fort à parier que vous finirez incommodé par le bruit de la fête à laquelle on vous interdit de participer. C’est exactement ce qui risque de se produire pour Enstein on the Beach. Philip Glass a d’ailleurs pris soin de ne pas réveiller le spectateur de la crise de somnambulisme dans laquelle il l’a plongé : la musique est composée de telle sorte que les répétitions apportent le changement de manière imperceptible. La traduction visuelle la plus frappante de cette spirale musicale est la grande barre blanche horizontale qui se relève degré par degré jusqu’à atteindre la verticale et monte de même jusqu’à disparaître dans les cintres. La lumière est trop aveuglante pour que l’on puisse en suivre le mouvement en continu, si bien que l’on remarque qu’elle s’est déplacée sans l’avoir vue bouger. Cela m’a rappelé ma première expérience de butō (passage en gras du II) et l’extrême surprise ne n’avoir pas vu arriver des éléments de décor importants malgré (à cause de, en réalité) la lenteur extrême de leur mouvement. 

Barre blanche lumineuse

 

Ces variations minimes maintiennent l’attention du spectateur, qui ne se rend compte de la métamorphose de la phrase musicale que lorsqu’elle a été abandonnée pour une autre. C’est là le second type de changement dans l’opéra. Les musiciens vous parleront d’évolutions du rythme, de la mélodie ou de l’harmonie mais il n’y a pour moi que deux types de changement dans Einstein on the Beach : celui, imperceptible, que l’on ne remarque pas et celui, de rupture, que l’on ne peut pas ne pas remarquer. Ce dernier marque la plupart du temps le passage d’un tableau à un autre. Il provoque tout à la fois soulagement (on change de phrase musicale, enfin !) et irritation (jamais je ne me ferai à cette nouvelle répétition, c’est insupportable !), irritation (on change de phrase musicale, c’est insupportable !) et soulagement (une nouvelle répétition, enfin !). Sans rupture, on ne se serait peut-être pas rendu compte que cela commençait à nous taper sur les nerfs mais, sans rupture, on n’aurait pas non plus eu l’occasion que cela cesse. Philip Glass prend le risque de réveiller le spectateur-somnambule mais donne aussi à ceux qui s’étaient réveillés une chance de se remettre à rêver – un nouveau cycle de sommeil, en somme.

 

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Photo de Charles Erickson
Émerveillement demain le surgissement de ce vaisseau fantôme, entre bateau du Capitaine Crochet et dernier wagon de l’Orient-Express.

 

A stupid opera

And above all, remember to have fun. It’s just a stupid opera. L’enfant d’Einstein on the Beach a choisi ces mots de Robert Wilson pour la bannière de son blog. Toujours bon à garder à l’esprit quand on doit faire la même séquence de gestes pendant vingt minutes. Toujours bon à se rappeler : Einstein on the Beach n’a pas de sens. Les tableaux se succèdent sans vraiment raconter une histoire, la plupart des textes ont été écrits par un autiste et sont complétés par des suites logiques numériques et musicales : one, two, three, four, five, six, seven, eight, one, two, three, four, one, two… Tout le monde récite ses chiffres à la sortie, sauf ceux qui sont partis en do, ré, mi, fa, do, ré, mi, fa ou la, sol, do, mi, la, sol, do, mi (dont mon esprit, très bien tourné, a fait un lapsus auditif). Cela n’a pas de sens et pourtant, ce n’est pas absurde : c’est juste ce qui est et dont on nous fait sentir l’existence, par les sens. La musique exige un abandon de soi, de ses repères, spatiaux et temporels, pour mieux nous faire sentir appartenir au tout. On le sent et je l’ai compris en voyant sur le rideau de scène la projection du dessin d’une explosion qui, avec son dôme, ressemblait curieusement à une carte du ciel : l’expérience d’Einstein on the Beach est celle que l’on a lorsque, regardant le ciel, la nuit, allongé par terre, dans un endroit éloigné des lumières de la ville, tout se met lentement à tourner et nous donne soudain l’impression d’être suspendu dans le vide, dans le cosmos, la gravité seule nous empêchant d’y tomber. Cette inversion inattendue du point de vue donne le vertige – un vertige inversé, celui de tomber vers le haut ; un vertige réel, celui de se jeter de soi-même dans le vide ; la tentation effrayante de se fondre dans le tout et ne n’être soi-même plus rien.

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Photo de Lucie Jansch
 

Voilà pourquoi ce stupide opéra n’a pas de sens et qu’il ne peut être qu’une expérience sensorielle. La cour de justice, les bribes de récit, les suite de nombre et les figures géométriques ne peuvent être que des images de sens qui, semées dans la mise en scène, donnent un aperçu des différentes manières dont nous tentons d’appréhender le monde et en font ressortir les limites. Einstein on the Beach n’a pas de sens, un sens global, parce que nous ne pouvons pas tout nous expliquer (c’est peut-être aussi pour cela que l’opéra possède cette étrange beauté, comme née de la tristesse). La rationalisation nous aide à comprendre le monde, non à l’habiter – et encore moins à le quitter : pour cela, mieux vaut se tourner vers l’art, la poésie, la philosophie, tout ce qui aidera à sortir de soi, à se rapprocher de l’autre et à nous faire sentir notre appartenance au tout. Ce n’est pas un hasard si l’on parle volontiers d’art total à propos d’Einstein on the Beach, alors que d’autres spectacles conjuguent eux aussi plusieurs arts : le mouvement perpétuel des danseurs, qui n’en finissent pas d’entrer en scène, d’y tourbillonner et d’en sortir fait entendre mieux qu’aucune explication de texte l’appartenance de l’homme au cosmos, qui rend les stoïciens si libres à l’égard de leur propre mort. Ce qui ne dépend pas de nous. Les redondances d’Épictète, que l’élève de philosophie perçoit presque comme une insulte à son intellect (nous mais ça va, j’ai compris), finissent par avoir quelque chose d’apaisant pour l’apprenti philosophe (comme s’il fallait outrer l’esprit pour passer outre). Grâce aux répétitions, visuelles, sonores, de l’opéra, on finit par faire partie de quelque chose qui nous dépasse. Où tout est dans tout, les étoiles dans les points lumineux des figures géométriques et dans les révolutions de la chorégraphie. Lucinda Childs nous offre cette dimension cosmique que l’on avait en vain cherché dans Pléiades et Constellation. Tant pis si l’histoire d’amour finale, si cliché et si vraie, nous prend pour des caniches : Enstein on the Beach a mis l’infini à notre portée.

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Photo de Cristina Taccone

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Fascination et exaspération

Je n’ai pas été fascinée de bout en bout comme cela avait été le cas lorsque j’ai découvert la musique de Philip Glass durant les trente petites minutes d’Amoveo. L’extase en do, ré, mi fa, devant les dérapages contrôlés et les sauts des garçons a laissé la place à un émerveillement un peu plus conscient de lui-même. L’abandon de soi n’est pas chose si facile. Du coup, je comprends que si l’aspect liturgique ne prend pas, si l’on ne se sent pas inclus, le spectacle devient vite insupportable. Je crois n’avoir jamais réussi à écouter mon coffret de CD d’une traite : il fallait bien la chorégraphie de Lucinda Childs et la mise en scène de Robert Wilson pour me rattraper par l’œil lorsque je faiblissais de l’oreille.

 

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Photo de Matoo

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Photo de Matoo
En haut de sa fabrique, perchée dans un ciel à la Hopper, une institutrice répète craie à la main un geste cassé du poignet tandis que tout le monde se fige en bas pour un tableau de Norman Rockwell plus faux que nature.  

 

 À lire : l’expérience de Eat drink one woman et ses réflexions très pertinentes sur ce que l’opéra dit de nos rythmes de vie (avec l’inhabituel qui, tout en offrant une échappatoire à la routine, concentre et fait apparaître d’un coup la fatigue accumulée) 

Dialogues des Carmélites

Lorsqu’il est question d’entrer au couvent, on pense renoncement : renoncement au monde extérieur, à la vie ordinaire, séculière, renoncement aux attaches, amicales ou amoureuses, qu’on y avait ou aurait pu y avoir, renoncement, en somme, aux possibles de l’existence. Je n’avais jamais pensé que le couvent pouvait être un refuge. À la réflexion, pourtant, j’ai rencontré dans la littérature quelques exemples de femmes s’y retirant pour s’y cacher, comme Constance Bonacieux dans Les Trois Mousquetaires ou Cécile de Volanges à la fin des Liaisons dangereuses. Pourquoi alors la décision de Blanche dans l’opéra de Poulenc exerce-t-elle sur moi une fascination semblable à celle du passage des Misérables dans lequel Hugo met entre parenthèse son anticléricalisme pour nous plonger, avec Jean Valjean et Cosette, dans ce huis-clos religieux ?

Les personnages féminins littéraires qui entrent au couvent sans vocation divine le font sous la contrainte des événements, pour se soustraire au pouvoir d’un parent, d’un mari ou de la société qui, révoltée par leur conduite passée, ne les admettra plus en son sein. Blanche, elle, ne cherche pas simplement à se soustraire au (beau) monde ; elle fuit le monde extérieur, qu’elle ne supporte physiquement plus.

« Je ne méprise pas le monde, le monde est seulement pour moi comme un élément où je ne saurais vivre. Oui, mon père, c’est physiquement que je n’en puis supporter le bruit, l’agitation. Qu’on épargne cette épreuve à mes nerfs, et on verra ce dont je suis capable. »
(Un élément : le confinement du couvent me fait penser à un aquarium – où elle se trouvera presque comme un poisson dans l’eau.)

Une belle scène en ombres chinoises la montre dès le début de l’opéra perdue au milieu des passants et calèches. On pourrait croire à de l’agoraphobie mais la même panique la prend chez elle peu après. Elle est craintive au-delà de l’imaginable : le moindre bruit la fait sursauter, une ombre la paralyse, comme si ses craintes d’enfant avaient grandies avec elle. Et pourtant, on devine dans sa voix, étonnamment forte et assurée pour quelqu’un de si peureux, une volonté hors du commun. La prieure le voit immédiatement : c’est une « âme généreuse ». Moins qu’un manque de courage, sa peur relèverait alors davantage de l’effroi. De l’effroi devant… ce qui n’est pas ? ce qui pourrait être ? ce qui n’est pas et pourrait être : la mort ?

 

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Photo de Jean-Philippe Raibaud

 

Blanche se jette au couvent comme on se barricade, comme pour échapper à l’incompréhensible justice de Dieu en se mettant sous ses ordres. La sévérité l’apaise, elle cherche la dureté, l’austérité, critiquant la bonhomie avec laquelle Constance, l’autre novice, sert Dieu1. « Qu’y puis-je si le service du bon Dieu m’amuse » lui répond celle-ci. Et de faire des bulles avec le savon, avec le même naturel que le frère de Blanche a de par le monde. Pour Blanche, rien n’est naturel, tout est discipline : par là, seulement, elle a l’espoir de se montrer héroïque – à elle, surtout, et aux autres aussi. Il y a de l’orgueil, presque, dans le point d’honneur qu’elle met à faire preuve d’humilité. Lorsque ses supérieures lui reprochent de se montrer trop dure avec elle-même, c’est évidemment pour qu’elle cesse de se tourmenter mais aussi et surtout pour qu’elle ne se complaise pas dans sa faiblesse : être trop dure avec soi-même, c’est encore se donner trop d’importance.

« Une tâche manquée est une tâche manquée, n’y pensez plus. […] Demain votre faute vous inspirera plus de douleur que de honte, c’est alors que vous en pourrez demander pardon à Dieu, sans risquer de l’offenser davantage. »

J’essayerai d’y penser la prochaine fois que le sentiment d’avoir été misérable me rend bien plus fatigante que les trois larmes que j’ai eu la faiblesse de verser. Application dès après l’entracte : se replacer et sortir avec le sourire plutôt que d’épiloguer sur le sentiment de frustration à n’avoir pu apprécier correctement la première partie du spectacle (le rang Z de côté ne devrait être vendu que pour les concerts). Palpatine s’est retenu de dire que j’étais pénible, préférant appeler ça mon côté bourgeois.

 

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Patricia Petibon et Topi Lehtipuu dans le rôle du Chevalier de la Force, le frère de Blanche. Photo de Jean-Philippe Raibaud.

 

En tous cas, ce paradoxe sur l’orgueil et l’humilité, associé au mélange de peur et de courage, qui caractérise l’héroïne est une des choses qui m’a le plus frappée. La suite et fin de l’opéra a semblé en découler. Le retour du monde extérieur, sous la forme du frère (magnifique passage où l’on entend clairement les deux thèmes, du frère et de la sœur, du monde et du couvent, du cœur et de l’âme) puis des événements révolutionnaires, vient mettre Blanche à l’épreuve et précipite tout ce que le premier acte avait pu nous en apprendre. Le caractère ambivalent de sa nature craintive et orgueilleuse, contre laquelle elle lutte, se trouve souligné par le pas de côté qui précède tout pas en avant : elle se prononce ainsi d’abord contre le vœu de martyr, avant d’identifier et surmonter sa peur, suppliant alors ses sœurs de la laisser les rejoindre. Ensuite, lorsque ce vœu est sur le point d’être éprouvé (les sœurs attendent le jugement, qui les condamnera à la guillotine pour actes contre-révolutionnaires2) mais que les circonstances ne la contraignent pas à l’observer (elle n’a pas été enfermée avec ses sœurs), elle se terre d’abord dans sa cachette de servante, avant de finir par aller les rejoindre. Le soupçon de vouloir en finir en embrassant une destinée héroïque est balayé par l’horreur de la scène finale, où les sœurs tombent l’une après l’autre sous le coup de la guillotine – aspirées par la nuit dans la mise en scène d’Olivier Py. Blanche a finalement vaincu sa faiblesse et, pour toute récompense, se dissout dans la paix d’un ciel étoilé.

C’est nous, spectateurs, qui récupérons sa peur et, l’éprouvant, la comprenons enfin. La pire des terreurs n’est qu’exemplifiée par l’autre, l’historique avec majuscule ; confronté à la mort, on s’avise soudain que la petite sœur frêle a été bien courageuse de vivre avec ce spectre continuellement agité devant ses yeux. Évidemment que le monde le monde est insoutenable si l’on voit la fin en toute chose ! Blanche, que l’on sent toujours près de se révolter, ne manque pas de confiance en Dieu : elle a seulement une conscience aiguë de la mort (et percevant ce que les autres ne voient pas, se méprise de ne pas avoir la même foi, aveugle, en Dieu, en l’existence.)

« Blanche – Qu’est-ce qu’on me reproche ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Je n’offense pas le bon Dieu. La peur n’offense pas le bon Dieu. Je suis née dans la peur, j’y ai vécu, j’y vis encore, tout le monde méprise la peur, il est donc juste que je vive aussi dans le mépris. […]Mère Marie – Le malheur, ma fille, n’est pas d’être méprisée, mais seulement de se mépriser soi-même. Sœur Blanche de l’Agonie du Christ ! »

Blanche ne se débat pas au moment de mourir : toute sa vie a été une agonie, illustrée de manière condensée par celle de la prieure.

« Que suis-je à cette heure, moi misérable, pour m’inquiéter de Lui ? Qu’il s’inquiète donc d’abord de moi ! »

Ces paroles auraient pu être celles de Blanche, dictées par la peur ; la prieure les prononce pour elle. Peut-être même meurt-elle à sa place, comme le suggère Constance.

« Pensez à la mort de notre chère mère, sœur Blanche ! Qui aurait pu croire qu’elle aurait tant de peine à mourir, qu’elle saurait si mal mourir ! On dirait qu’au moment de la lui donner, le bon Dieu s’est trompé de mort, comme au vestiaire on vous donne un habit pour un autre. Oui, ça devait être la mort d’une autre, une mort trop petite pour elle, elle ne pouvait seulement pas réussir à enfiler les manches…
Blanche – La mort d’une autre, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, sœur Constance ?
Constance – Ça veut dire que cette autre, lorsque viendra l’heure de la mort, s’étonnera d’y entrer si facilement, et de s’y sentir confortable. On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres, qui sait ? »

 

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Rosalind Plowright et Patricia Petibon, photo de Vincent Pontet.

 

Ce n’est en effet pas un hasard si les deux femmes sont liées par le même nom de carmélite, auquel la prieure avait songé et que Blanche a effectivement choisi lors de son entrée au couvent. Sœur Blanche de l’Agonie du Christ : pour la prieure, l’agonie du sauveur est le signe de la désertion de Dieu (« Dieu nous renonce ») ; pour Blanche, l’agonie du Christ est le moment où il a eu peur de la mort (la prieure qui a succédé à la première le rappelle à ses filles peu avant l’annonce de la sentence : « Au jardin des Oliviers, le Christ n’était plus maître de rien. Il a eu peur de la mort. »). Il a eu peur de la mort et n’en était pas moins le fils de Dieu : cette peur est peut-être même le propre de la condition humaine. Et celui de l’art, de nous en rendre conscient, si j’en crois le hasard d’un tweet croisé au moment où j’écris ces lignes : « Art is a form of consciousness » (Sontag) ; et sœur Constance : « Ce que nous appelons hasard, c’est peut-être la logique de Dieu. » Ou celle du créateur, qui dispose tous les éléments de manière à ce qu’ils entrent en résonance et nous captivent dans le réseau de leurs correspondances.

 

Dialogues des Carmélites est de ces rares opéras que l’on suit l’œil inquiet, l’oreille aux aguets, parce qu’on sent qu’il se joue quelque chose, qu’une vérité humaine va nous être révélée, une vérité évidente, qu’on reconnaîtra dès qu’on nous l’aura montrée mais que l’on n’aurait pas vue sans cela, perdue dans les contradictions complexes de l’être humain. Il n’y a que Strauss et Bartok (Le Château de Barbe-Bleue !) qui m’aient fait cet effet-là. Il faut à chaque fois une voix pour nous guider et nous faire entendre ce que nous n’avions pas vu – une voix que l’on entend comme parole encore plus que comme chant : ici, Patricia Petibon s’en charge, de sa voix forte, claire, absolument étonnante. Comme un battement de cœur entendu à travers un stéthoscope. Ou sa propre respiration lorsque, sous l’eau, alors que le bruit de l’extérieur est assourdi, on n’entend plus que son propre corps. Et, tout autour, le bruit de la mer : le chuchotement des prières et la conversation des Carmélites avec elles-mêmes face à Dieu, pour affronter un jour le silence soudain du corps, du ciel et de la nuit.

 

À lire : Carnets sur sol
Une interview de Patricia Petibon

À consulter : le livret

À voir : le live, le 21 décembre
Plus de photos sur la page Facebook de Patricia Petibon

 

1 « Constance est un être léger, et même si elle dit aussi des choses graves, on ne se trouve pas dans du tragique mais dans une intuition profonde, de l’instant. Blanche est quelqu’un qui souffre, donc on évolue sans arrêt dans quelque chose qui creuse le corps et l’esprit. » Patricia Petibon 
2 Mes connaissances historiques sont ici lacunaires. Est-ce parce qu’à passer leur vie à accepter et louer ce qui est, les religieuses sont perçues comme soutenant l’ordre établi ?

Proko, Chosta, y’a qu’à

À l’orchestre de Paris, les premiers violons sont polyvalents. Lorsque ce n’est pas Roland Dugareil qui s’improvise luthier en plein concert (je n’y étais pas mais on m’en a fait le récit), c’est Philippe Aïche qui remplace au pied levé le chef-d’orchestre souffrant. Ses collègues sont un poil plus concentrés que d’habitude, prêts à faire tout leur possible pour alléger la peine de leur camarade. Le second violon, promu premier par la force des choses, donne le la au piano et tout le monde se tient bien droit sur sa chaise.

On sent un peu ce flottement de quand la prof de danse, absente, a exceptionnellement demandé à une élève avancée de la remplacer : la fille panique un brin (je le sais, c’était moi), tout le monde fait les exercices demandés mais l’ambiance n’est pas la même, le cours manque d’assurance. Il se passe la même chose avec le troisième concerto de Prokofiev, malgré la volonté du chef-violoniste, qui ne ménage pas ses efforts (plus dans le style amortisseur que ressort, caractéristique de Paavo Järvi, le toon à baguette). Il en met plein les mirettes, un peu moins plein les oreilles. Les lignes musicales tremblotent (où est-ce qu’on va ?) puis s’affermissent (on ne sait pas mais on y va), sans toutefois trouver l’allant nécessaire pour rythmer l’ensemble (quand est-ce qu’on arrive ?).

Laurent trouve au chef un « physique de sommeil » et ce n’est pas Palpatine qui le contredirait, ayant manqué de se casser la figure en s’endormant après une longue journée de salon. Il n’empêche : chapeau bas et martèlements de pieds pour avoir relevé le défi. Le chef-violoniste et le pianiste se battent presque pour faire saluer l’autre, celui-ci se servant de l’appui qu’il prend sur le bras de celui-là pour l’envoyer saluer à l’avant. Match nul : ils saluent épaule contre épaule, après un changement de main de baguette – c’est que c’est encombrant, cette chose-là.

 

Après l’entracte (où l’on a élaboré les catégories de « chefs qui se regardent de dos » et « chefs qui se regardent de face »), Philippe Aïche retrouve sa place, au soulagement du second violon, qui ne savait manifestement pas à quel moment donner le signal de départ à la fin du concerto. Le nouveau chef intérimaire est un assistant de Paavo Järvi (aurais-je trouvé qu’il en reprenait un peu les attitudes si je ne l’avais pas su ?) et démontre une qualité essentielle du chef d’orchestre : c’est un tiers, qui dirige d’autant mieux l’orchestre qu’il n’en fait pas partie. Les musiciens ne s’inquiètent pas pour lui et ne s’en soucient que dans la mesure où c’est lui qui la donne (la mesure).

Ajoutons à cela les 9 cors et 9 contrebasses de la septième symphonie de Chostakovitch, dite « Leningrad » : tout de suite, ça envoie beaucoup plus. Surtout que tambours et trompettes nous signalent au loin une bataille à venir. De la même manière que les danses folkloriques ou les danses de salons renvoient à une pratique sociologique dans le ballet, tambours et trompettes ont ceci de particulier qu’ils peuvent symboliser une musique extérieure à la symphonie en son sein même, pourvu qu’on les en distingue – ici, par le volume sonore initial. Une citation comme une autre, me direz-vous si, comme moi, vous avez pensé à Ravel en entendant le crépitement du tambour dans le lointain. Lorsqu’il se rapproche et que la musique enfle, on croit être reparti pour de ces vagues dont Chostakovitch a le secret mais elle se brise très vite et avec elle, l’élan du combat – le tambour essaye bien de relancer le mouvement mais c’est une reprise avortée, qui ne réussit pas à secouer le silence depuis lequel elle s’élance.

À partir de là, j’ai du mal à imaginer la grandeur du peuple russe, qu’a voulu convoquer le compositeur, autrement que comme le souvenir d’un passé tsariste perdu. Curieuse manière d’encourager les troupes que cette symphonie à faire pleurer les pierres de la forteresse Pierre et Paul – à moins de penser qu’émouvoir fasse vraiment se mouvoir. Je dois avouer ne pas avoir trop creusé la question, distraite par la découverte d’un nouveau contrebassiste canon puis par une multitude de pensées prosaïques1, que j’ai essayé de noyer dans le flux de la musique – en vain : la Neva devait déjà être gelée. Le reste du concert a glissé sur moi, un brin éternel, un brin interminable. Lorsque le premier violon donne le signal du retour en coulisse, c’est d’un grand rond de bras : allez, hop, let’s call it a (challenging) day, on remballe.
 

1 Au prochain #JeudiConfession, je vous avouerai que je me suis soudain rappelée avoir oublié de recontacter la banque – là, je ne peux pas, c’est un peu honteux comme pensée de concert.