Il jouerait une chanson douce que j’aurais quand même pris une place. C’est ainsi que Palpatine me vend – enfin, me donne – sa place pour le concert de Kissin. Je remercie, empoche le billet, note la date sur mon agenda. Le dimanche en question, je me fais un peu violence pour sortir du canapé, faire une croix sur la perspective d’un five o’clock teapuis, une heure plus tard, grimper jusqu’au second balcon (le verbe est choisi à dessein : Pleyel veille à entretenir votre souffle). J’ai rarement été aussi haut et, en montant les escaliers pour rejoindre ma place, j’éprouve un instant de vertige – qui n’est pas, rappelons-le, la peur de tomber mais celle de se jeter dans le vide. Votre souris s’agrippe à la rambarde pour ne pas oublier qu’elle n’est pas une chauve-souris, range son fourbi, consulte le programme et, d’assez mauvaise grâce, se joint aux applaudissements déjà fournis alors que le pianiste n’a pas encore joué une note. Schubert sans Goerne ni truite, cela ne me dit a priori pas plus que ça. Mais bon, une chanson douce, quoi.
Au moment où je commence à entendre autre chose qu’une star-qui-joue-du-piano-en-concert, un violent effet larsen me fait tourner la tête en grimaçant. Et c’est le début de la fin. À chaque fois que je parviens à récupérer une attention flottante, un sifflement vient m’en sortir. Autour de moi, personne ne semble rien remarquer. Je me souviens alors de cette histoire d’âge et de fréquences : certaines ne seraient plus audibles passée la vingtaine. Mes vingt-cinq ans sont manifestement encore trop peu. Évidemment, vu la moyenne d’âge, il n’y a pas grand-monde susceptible de tilter. Mais même parmi les plus jeunes, je ne décèle pas de réaction apparente et j’en viens à croire que mon cerveau créé l’écho d’un effet larsen esseulé, un peu comme on croit entendre un moustique lorsqu’on n’a pas réussi à l’écrabouiller du premier coup. Du coup, je ne descends pas à l’entracte. La sonnerie de fin d’entracte retentit déjà lorsque Philippe de l’escalier confirme via Twitter qu’il l’entend aussi. Je n’ai plus qu’à me rasseoir et à espérer que le problème ait été réglé. Malheureusement, cela recommence rapidement et je passe la sonate de Scriabine à essayer d’en faire abstraction. Cette petite gymnastique mentale est aussi épuisante qu’inefficace ; mes tympans endoloris relèvent à présent le moindre son strident ou dissonant. Arrivée aux études, l’énervement mélangé à la fatigue et l’impuissance produit ce qu’il produit presque toujours chez moi : je me mets à pleurer. Et cet abruti de nez se met de la parti, rajoutant la difficulté tactique de devoir attendre la transition entre deux études pour se moucher. Bref, c’est un fiasco.
Jusqu’à ce que j’entende un accord que je connais bien, pour avoir fait des dizaines et des dizaines de fois un assemblé dessus. La douzième étude était la musique de la variation d’examen du conservatoire l’année de ma médaille d’argent. J’avais tout de suite adoré ses accords dramatiques plein de grands battements. Je me souviens encore des longues pattes d’Aurore Cordellier sur la vidéo et des bribes chorégraphiques me reviennent même tandis que Kissin joue cette étude comme je ne l’ai jamais entendue. Et je l’ai entendue pourtant ! Tellement entendue qu’à la fin de l’année, elle tapait sur les nerfs de la prof. Certes, notre pianiste accompagnateur la torturait un peu parfois, pour attendre la fin d’un manège un peu lent ou ralentir une diagonale qui, sur la scène en pente de Montansier, nous aurait envoyé droit dans le piano. Mais on la connaissait par cœur, cette musique qui innervait le mouvement, on connaissait son rythme, son tempérament. Seulement, là, jouée par Kissin, je la retrouve sans être certaine de la reconnaître : plus fougueuse, plus dramatique – je serais bien incapable de la dompter par la chorégraphie, même si j’en réapprenais les pas. Voilà que pleure encore, de frustration à présent : ce pianiste est un génie, j’étais là et j’ai tout loupé.
Après cette étude, la dernière, il n’y a parmi les bis que celui de Chopin que j’ai pu écouter de même, parce que je le connaissais déjà : lorsqu’il sait ce qu’il attend, mon cerveau a beaucoup moins de mal à filtrer ce qui y est étranger – au lieu que, pour synthétiser une mélodie nouvelle, il lui faut accepter d’analyser tout ce qui lui parvient, sans distinction. Alors j’applaudis, oui, je comprends le pourquoi des quatre bouquets qui lui sont remis, sans distinction par des hommes ou des femmes qui s’avancent jusqu’au bord de la scène, mais je n’arrive pas totalement à partager la joie des autres spectateurs. La frustration est trop grande. Tout ça à cause d’un appareil auditif, apparemment – c’est la conclusion à laquelle le community manager de Pleyel est parvenu. Et là, j’ai beau soupirer quand Palpatine râle contre les vieux qui mettent trois plombes à descendre en occupant toute la largeur de l’escalier, je me prends à rêver d’une politique jeune qui réserverait des concerts qui leur soient interdits, un peu comme les wagons ID zen sont interdits aux enfants. Pour une gamine, une fois, dont les pieds tapaient contre son rehausseur, combien de « chuchotements » de sourdingues a-t-on entendu ? Les pires étant souvent les plus riches, qui se croient tout permis. Quand je pense de surcroît aux gens qui viennent quand même au concert alors qu’ils sont malades, j’en viens à douter que la musique apaise les mœurs. Je crois beaucoup plus dans le pouvoir réconfortant du gâteau aux noisettes qui a suivi.