Petit Eyolf ne deviendra pas grand

Qu’est-ce qui m’a pris de cocher ça dans mon abonnement du théâtre de la Ville ? Ah, oui : Ibsen. J’ai lu une ou deux de ses pièces et j’ai trouvé sa compréhension de l’âme humaine si hallucinante que je me suis dit qu’il fallait que j’aille entendre cela sur scène, pour voir. Sauf que le théâtre et moi, ça fait deux. À de rares exceptions près, j’ai toujours l’impression d’un alliage malheureux, ersatz de danse et de musique, trop raide pour être parlant, trop bavard pour donner corps. Surtout, ça sonne presque toujours faux, même pour moi qui n’ai pas une oreille musicale très développée.

Si, dans le Petit Eyolf de Julie Berès, les corps sont assez souples pour que la mention d’un chorégraphe dans le programme ne soit pas usurpée, les voix me hérissent le poil, surtout celle de l’actrice qui joue Rita (tout le temps en scène, pas de bol). J’ai l’impression de regarder Plus belle la vie. C’est méchant mais c’est ainsi : la mise en scène de cette pièce est au théâtre que j’aime ce que Plus belle la vie est au cinéma.

Pourtant, il y a de bonnes trouvailles, avec la chambre-aquarium de l’enfant qui se noiera, doublée par un véritable aquarium, dans lequel apparaîtra, bercé d’une douce lumière, le souvenir de l’enfant noyé – le plus beau moment de la soirée (enfin, de l’après-midi). Les lumières sont également bien travaillées, avec les mappemondes dans la chambre de l’enfant, et le reflux de l’obscurité1 dans les moments où l’on touche à des vérités qui répugnent à être dévoilées, où l’intime est moins une question de corps que d’écoeurement devant ce que l’on a pu, très humainement, penser de plus inhumain.

Le texte, qui explore tout ce qui ronge une maisonnée, est fantastique. Tout ce qu’il y a de moins glorieux et de plus sensible y passe : la relation quasi incestueuse entre frère et sœur, même à l’âge adulte ; la suspicion de la mère envers la sœur de son mari, qui prend trop de place, la place de leur enfant ; le rejet de sa femme et de son fils, ressentis comme un poids par l’homme qui veut rédiger une grande œuvre ; sa lâcheté lorsque, se sentant échouer, il se donne l’éducation de son fils comme tâche suprême ; la jalousie de l’épouse envers cet enfant, son enfant, cet être indésirable qui empêche l’amour fusionnel des amants2 ; la culpabilité, enfin, lorsqu’arrive ce qu’elle désirait et n’a jamais voulu (méfiez-vous de vos souhaits, ils pourraient se réaliser). On ne cesse de trouver autrui monstrueux – autrui qui agit par lâcheté, par orgueil, par intérêt, par devoir – pour mieux se reconnaître, par amour, dans sa monstruosité.

La richesse de la pièce est sensible. Seulement, toutes ces subtilités de l’âme humaine, on a l’impression que le texte nous les transmet malgré la mise en scène – au lieu que ce soit elle qui les souligne. Il faut que la voix de Rita s’étouffe, devienne rauque et monocorde, pour que l’hystérie cesse et que l’on entende enfin Ibsen – Ibsen avec quelques merdes et hélicoptères télécommandés, car la traduction a été revue et modernisée pour « laisser advenir certaines scènes imaginées ». Fear ! <jeune vieille réac>A-t-on besoin de réécrire Molière pour en percevoir la modernité ? </jeune vieille réac>

Souris échaudée craint l’eau froide, mais il faudra réessayer, retourner au théâtre, pour ne pas rester sur cette triste impression que la meilleure façon d’apprécier une pièce de théâtre reste encore de la lire.

 

Avis contraire et bien plus éclairé chez Carnets sur sol (même si je ne suis pas la seule à avoir trouvé Rita hystérique)

 

1 La lumière, diminuée, m’a fait penser à cet extrait de La Nuit sexuelle de Pascal Quignard, lu le matin même – une inversion : « Ce n’est pas la lumière qui est tamisée dans la pénombre où les amants se dénudent. C’est l’obscurité première qui nous précède qui avance, qui progresse, qui se soulève en une immense vague qui revient sur nous. » L’obscurité de l’âme humaine, pour ne pas dire sa noirceur, qu’on essaye de maîtriser, de refouler, et qui s’effraie de la lumière qu’on essaye d’approcher d’elle – lumière qu’elle refuse et s’empresse de tamiser (elle… nous).

2 Ce serait en quelque sorte la réciproque de ce curieux paradoxe : « Les enfants des parents qui s’aiment sont orphelins. » (La Nuit sexuelle, Pascal Quignard) L’épouse dont le mari aime (ou veut aimer) tendrement l’enfant serait-elle déjà abandonnée ?

La Philharmonie et les sortilèges

Après 12h de vol, 5h de sommeil et 16h d’éveil, ce n’est pas peu dire que je comptais sur l’aspect nouveauté de la Philharmonie pour ne pas m’endormir pendant le concert. Premières impressions sur la nouvelle salle :

  • depuis le métro : oh, bordel, c’est quoi ces pavés anti-talons ?
  • en montant à la salle : putain, ça caille ! Pourquoi les escalators ne sont-ils pas à l’intérieur ?
  • dans le hall : où sont les toilettes ? Ah, il n’y a pas de toilettes dans le hall. Vider sa vessie ou retrouver ses amis, ils faut choisir.
  • aux toilettes, après le contrôle : bon, ils n’ont toujours pas inventé l’eau chaude (ni l’eau potable).
  • dans les couloirs : on se croirait dans un petit théâtre de banlieue, non ?
  • dans la salle : oh, les beaux volumes ! Oh, les petits bouts de bois de déco1 qui donnent à la salle une acné juvénile soixante-dixarde !

Placée au premier rang de côté, juste au-dessus des contrebasse, j’ai une vue imprenable sur les crinières des crosses (sans bigoudis, contrairement aux lions de Hong Kong) et les épis des musiciens (figurez-vous que l’altiste Tintin est dégarni ; je ne m’en suis pas encore remis). Je ne sais pas encore si c’est dû à la place ou à la salle (les deux, mon capitaine), mais l’on entend chaque pupitre beaucoup plus distinctement qu’à Pleyel. Cela va être l’occasion de faire plus ample connaissance avec les vents, parce qu’en dehors de la flûte traversière, dont jouait ma cousine, comment dire… quelques lacunes – à combler quand j’aurai dormi. Pour l’heure, je m’en tiens aux voix nasillardes, pincées ou grooooosses voix des animaux des Ma mère l’oye (que je n’ai jamais lu, aussi les contes de Marcel Aymé y ont-ils suppléé dans mon imagination)… et aux mains des musiciens, toujours fascinantes à observer. Je remarque notamment celles, qu’on dirait de pianistes, du jeune percussionniste, alors que sa main gauche, d’un geste très ample, pour ne pas faire de bruit, tourne une page de la partition. Je suis toujours impressionnée chez les musiciens, notamment chez les violoncellistes, par la souplesse du poignet, presque mou, plus délicat encore que chez un danseur.

On retrouve ces mêmes mains chez Esa-Pekka Salonen : alors que beaucoup de chefs mènent leur orchestre à la baguette, lui dirige moins qu’il ne redirige, amplifie, atténue le son qui lui parvient et qu’il sculpte à mains nus – non pas un son de marbre, dans lequel il faut donner des coups de burin-baguette, mais un son d’argile, qui se modèle encore et encore. Esa-Pekka Salonen modèle une matière sonore pré-existante avec le sourire heureux de qui sait que tout cela lui échappe et le dépasse en l’embrassant. Il faut voir sa sollicitude lorsqu’il fait saluer les différents pupitres ; vraiment, il a le bonheur contagieux…

… jusqu’à ce que L’Enfant et les Sortilège, que j’avais adoré à Garnier, me fasse découvrir le défaut principal de la Philharmonie : les voix y passent très mal. Avoir les chanteurs de dos n’arrange rien. Sabine Devieilhe mise à part, je n’entends vraiment que ceux qui sont de mon côté, côté cour. Ce qui, renseignements croisés à la sortie, est mieux que dans l’angle du premier balcon, où l’on n’entend que Sabine Devieilhe, la fameuse Sabine Devieilhe, gaulée comme les déesses auxquelles elle prêtera son impressionnante voix. Car c’est indéniable : sa voix, tout comme sa plastique (très belle robe, au passage), est impressionnante. Mais elle ne m’émeut pas. Je prends beaucoup plus de plaisir aux roucoulades et miaulement de Julie Pasturaud tantôt bergère d’ameublement, tantôt siamoise ; ainsi qu’au jeu de François Piolino (était-ce bien lui en rainette ?), à la voix un peu précipitée, mais si enthousiaste ! Au final, je suis fière de moi et de l’Orchestre de Paris : je n’ai pas dormi ! Opération jet-lag réussie.

Mit Palpatine

1 @huyplh m’a appris que c’était pour absorber le son.

Grande messe un peu morte

Au premier balcon de la Philharmonie, je retrouve l’esprit des images de synthèse diffusées pour communiquer sur le lieu, sans l’impression de gigantisme qu’elles donnaient (si ça se trouve, c’est comme Bastille, qui paraît immense vue de la scène et d’une taille plus raisonnable depuis la salle). Avec le plafond du second balcon au-dessus de nous et les volumes vides qui contournent le renfoncement du balcon blanc sur le côté, on se croirait à l’intérieur d’une contrebasse. Du coup, je comprends mieux le choix des couleurs, que je persiste à trouver un peu tristounettes : les bois des instruments ont quelque chose de plus chaleureux ; il n’y a qu’à voir celui de certains violoncelles, qui tire sur le rouge.

Le jaune tristounet déteint un peu sur la Grande Messe des morts de Berlioz, alors même qu’un choeur immense emplit l’arrière-scène et que l’Orchestre du Capitole Toulouse est dirigé par un Tugan Sokhiev qui dépote. Contrairement aux solistes de la veille, le choeur s’entend, mais il ne touche pas ; on ne sent pas le grain des voix, ce grain qui d’habitude suffit seul à me mettre en transe. Plus réjouissant sont les cuivres disposés aux quatre coins de la salle (de chaque côté de l’arrière-scène et du premier balcon, où je me trouve heureusement), qui croisent le son comme on croiserait le sabre laser. J’hallucine des diagonales de Willis dans le volume vide au-dessus de l’orchestre.

Parmi les plus beaux moments, il y a cette espèce d’effroi blanc, moment où l’horreur se dit dans un murmure du stupéfaction. Passé l’effet saisissant, je remarque que c’est une construction récurrente : comme pour un sauvetage en mer, les femmes d’abord, les hommes ensuite – de la stupeur au tremblement. Sauf qu’on ne tremble pas. Ou, si vous préférez, selon l’expression palpatinienne consacrée, le frissonomètre ne décolle pas. Tout se passe comme si, pour clarifier le son, on l’avait épuré de tout ce qui le rendait vibrant. Aussi étincelante soit-elle, à l’image de ses cuivres formidables, la messe est aussi morte que ceux qu’elle célèbre.

 

Carnet de lecture, janvier 2015

Écrire à propos d’œuvres déjà composées de mots tient moins de la transcription que du résumé – sauf à se lancer dans une véritable critique littéraire. L’envie n’y est pas ; il y a des gens qui font cela beaucoup mieux que moi. Je ne consignerai dans cet éphémère carnet de lecture que quelques extraits, une ou deux réflexions plus ou moins fortuites, au cœur ou à la marge des lectures qui les ont suscitées.

 

Le Flûtiste invisible, Philippe Labro

« Elle s’est levée et s’est dirigée vers un phonographe – vous vous souvenez ? Un de ces merveilleux appareils qu’on ne trouve plus aujourd’hui que chez les antiquaires. »

Dad, pourtant parfaitement en phase avec son temps, fait parfois ça : poser d’emblée qu’il est dépassé. Se croire déjà trop vieux pour être compris, alors qu’on l’est parfaitement, serait-il un symptôme de l’âge qui vient, le pressentiment, peut-être, du moment où l’on ne sera véritablement plus compris ? Parce qu’on sait ce qu’est un phonographe. Je le sais depuis toute petite, depuis Babar, je crois. Le phonographe reste curieusement associé au dessin animé et à l’élégance de la vieille dame : proximité graphique entre le pavillon de l’appareil et l’oreille des éléphants ? première représentation de l’objet ?

Mais si c’est déjà par le biais d’une représentation que je connais le phonographe et pas par l’objet lui-même, peut-être que la génération suivante, de laquelle l’auteur espère être lu, ne la connait pas. Et d’un coup, ce n’est plus l’âge de l’auteur que marque cette innocente incise (vous vous souvenez ?), mais le mien. Sur le coup du phonographe, en dépit de l’arithmétique des années, je suis plus proche de l’auteur que des lecteurs en herbe. Mais alors, faudra-t-il tout expliquer ? Accepter de se laisser dévorer par les notes de bas de page ? Un intervenant du master édition nous racontait que, déjà, son jeune fils ne comprenait plus Gaston : qu’est-ce qu’était tout ce courrier des lecteurs ? Pourquoi toutes ces lettres ? Ils ne pouvaient pas envoyer des mails, comme tout le monde ?

 

La Beauté, tôt vouée à se défaire, Yasunari Kawabata (recueil de deux nouvelles)

« Le Bras » est l’une des plus belles choses que j’ai lues depuis longtemps. Une fille confie son bras à un homme, qui l’emporte chez lui pour une nuit, et c’est toute l’étrangeté de l’abandon amoureux qui surgit, dans un mélange d’érotisme et d’onirisme comme seuls les Japonais savent le faire (j’ai découvert ce fantastique nippon avec « Le Bureau de dactylographie japonaise Butterfly » dans La Mer, de Yôko Ogawa).

« Il y a quelque chose que je comprends mal chez les femmes, c’est leur manière de s’abandonner. Je me demande ce qu’elles entendent par « s’abandonner ». Pourquoi le souhaitent-elles, et pourquoi en prennent-elles l’initiative ? Je n’ai jamais compris, même quand j’ai su que leur corps était fait dans ce but. »

 

« La Beauté, tôt vouée à se défaire. » Je préfère le titre au récit, tentative d’épuisement d’un meurtre, qui souligne tout à la fois notre besoin d’ordonner le réel pour le comprendre et l’impossibilité d’en restituer le chaos. La reconstitution est toujours une re-création, aussi récréative soit-elle pour le lecteur. Le meurtre l’exemplifie, mais on en fait tout aussi bien l’expérience en essayant de se souvenir des paroles exactes d’une conversation. Même d’une seule phrase, c’est quasi-impossible. On s’arrête à la version qu’on estime la plus proche ou la plus à même de reproduire l’effet ressenti. Les guillemets, qui n’ont plus vocation à contenir une citation exacte, ne sont plus qu’une trace d’oralité, qu’on laisse pour signaler qu’à cet endroit, ce moment, quelque chose a été dit.

« Il me semble surtout que le malheur des hommes a commencé à partir du moment où ils ont appris à le conserver artificiellement. »

 

La Nouvelle rêvée, Arthur Schnitzler

Je ne savais pas que La Nouvelle rêvée était à l’origine d’Eyes Wide Shut. Je l’ai prise à cause de Mademoiselle Else et de l’érotisme qu’Arthur Schnitzler fait surgir de la pudeur (du refoulement, si l’on se réfère à la Vienne des années 1900). Comme dans le film, s’opposent des faits réels vécus comme dans un rêve et un rêve beaucoup trop réel une fois raconté – comme si les images agencées à l’insu de la rêveuse devenaient à voix haute, adressées à son mari, des intentions qui lui étaient imputables. On sait si bien se faire du mal ; Arthur Schnitzler le saisit comme aucun autre. On sait si bien se faire du mal – à soi, par le truchement de l’autre. Indice que l’autre n’est qu’un intermédiaire : le narrateur ne réussit pas à en vouloir à sa femme, Albertine (qu’on pense aussitôt disparue, à cause de Proust). Elle sera là, chacun sera là pour l’autre, pour qu’il ne s’en veuille pas – la vie de famille apaisante après la piqûre éprouvante de la passion.

 

Le Restaurant de l’amour retrouvé, Ito Ogawa

Je consignerai quelques-unes des jolies métaphores qui émaillent ce livre quand je l’aurai récupéré (j’oublierai sûrement mais, au moins, vous saurez qu’il contient de jolies métaphores). Ce roman où la narratrice cuisine pour les gens, qu’elle rencontre en amont du repas pour le préparer en fonction de leur situation et de leur personnalité, m’a fait prendre conscience que mon envie récente de me mettre à cuisiner est surtout une envie de revoir/recevoir mes amis, qui me manquent un peu – par ma propre faute, par paresse. Au programme des week-ends prochains : l’achat d’une table et de chaises. Près d’un an après la pendaison de crémaillère qui n’a toujours pas eu lieue.

L’angoisse de la page noire

L’angoisse de la page blanche, on connaît, parce que l’écrivain est in fine celui qui écrit, malgré les passages à vide et le manque d’inspiration. C’est même grâce au manque d’inspiration que le lecteur a connaissance de l’angoisse de l’écrivain, tenté de prendre sa feuille blanche comme sujet d’appoint, un peu comme Descartes prend l’exemple de la cire d’abeille dans les Méditations qu’il écrit à la lueur de la bougie ou que le narrateur de La Nausée prend conscience de la contingence de l’existence en regardant la racine d’arbre au pied du banc sur lequel il se fait chier. Pas besoin de voir plus loin que le bout de son nez. Un jeu d’enfant : j’ai utilisé cette pirouette en 5e pour me débarrasser d’une expression écrite sur une situation d’échec à laquelle on avait été confronté et que l’on avait finalement surmonté. Parce que 1°, à 12 ans, mon plus grand échec dans la vie était d’avoir eu 11 à un devoir sur les Contes du chat perché de Marcel Aymé (vexée comme un pou, j’ai pris mes précautions pour la lecture suivante et donc appris par cœur la phrase-prophétie des Pilleurs de sarcophage, que j’étais sûre qu’on nous demanderait – tant et si bien que, même sans mâcher de feuille de laurier, je peux encore vous dire aujourd’hui que Parmi la bataille et la panique indescriptible, tu verras, au milieu, le trésor des Athéniens) et que 2°, même pas en rêve je raconte un truc intime sur des carreaux Seyès (non mais c’est vrai, un peu de tenue, y’a des blogs pour ça).

Bref, tout ça pour dire que l’angoisse de la page blanche, on sait ce que c’est. L’angoisse de la page noire, en revanche, beaucoup moins. L’angoisse de la page noire, c’est une angoisse de lecteur. Ce n’est pas qu’on ne sait plus quoi lire ; on ne sait plus comment le lire. Les mots s’assemblent bien pour former des phrases, mais les phrases ne s’assemblent plus pour former une histoire ou une pensée. Je ralentis tant de peur que, passée trop vite, la phrase précédente soit déjà oubliée, que je mâche et remâche le même passage comme une viande trop mastiquée que l’on n’arrive plus à avaler. Il avait bien raison, Pascal : Quand on lit trop vite ou trop doucement on n’entend rien.

Les premières apparitions de l’angoisse de la page noire datent de mes années de prépa ; elles ont été particulièrement aiguës en philosophie. Essayant de mémoriser un raisonnement décrit en cours, j’agrippais un maillon et le serrais tant et si bien qu’il finissait par s’ouvrir – l’enchaînement de la pensée m’échappait. Toute lecture étant susceptible d’être utilisée en dissertation, cette névrose de mémorisation a contaminé la lecture. Il m’a fallu du temps pour réapprendre à lire ; longtemps j’ai lu un Stabilo à l’esprit. Le premier à me l’avoir ôté a été Kundera (peut-être parce que ses romans ne sont faits que de phrases stabilotées). Mais le divertissement que m’apportait cet auteur en période de concours a été de courte durée ; j’ai fait l’erreur ? un puis deux mémoires sur son œuvre. L’occasion de soupçonner la justesse de ce conseil, entendu de la bouche d’un professeur : ne faites pas de votre unique passion un métier. Je n’ai pas vraiment pu le vérifier : la danse n’a pas voulu de moi, puis je n’ai plus voulu de l’édition. Cette dernière a transformé les livres en petits tas de papier brochés collés reliés manipulés reposés sur l’étal comme des fruits gâtés, sitôt le projet éditorial humé. Peu à peu, j’ai oublié les politiques éditoriales, mais l’écoeurement suscité par la masse des rayonnages est resté. Date, nom, profession, situation familiale, situation romanesque… rien qu’à la lecture de l’état civil des quatrièmes de couvertures, je suis rassasiée. Du coup, ces dernières années, j’ai surtout lu des blogs et des articles, prenant ma dose de fiction auprès d’un autre dealer, qui se fait appeler tantôt cinéma tantôt opéra.

Seulement voilà, l’angoisse de la page noire m’a reprise, gangrenant cette fois la non-fiction (retour aux origines). Après La Passion d’être un autre, lecture particulièrement stimulante et particulièrement ardue, c’est L’Amour et l’Occident qui a été laissé de côté… Alors, traînant au Relay avant de prendre le train pour Marseille, j’ai acheté un allume-feu. Rassurez-vous, Relay n’a pas ajouté un rayon barbecue à côté des confiseries souvenirs : cet allume-feu est un petit Folio. Le premier que j’ai acheté depuis le remaniement de la maquette (cela donne une idée de ma résistance au changement et du peu de fiction que j’ai lue ces derniers temps). L’impulsion m’a même fait oublier que je n’aimais pas ces titres sans empattements, qu’il a fallu rendre tout graisseux de couleurs pour leur donner un semblant d’aplomb. Vous lirez loin, qu’ils disaient. Jusqu’à Marseille, donc. Le Flûtiste invisible a tenu ses promesses d’allume-feu. J’avais fait exprès de prendre un auteur qui aime le désir, pour que l’envie du corps des personnages me communique l’envie de tourner les pages. Philippe Labro. J’ai fait sa connaissance avec Quinze ans. Je l’ai retrouvé avec Franz et Clara. Malgré la belle Américaine de ce que l’on aurait aimé être une première nouvelle (et non une première partie de roman), Le Flûtiste invisible est largement en-dessous. En emportant cet allume-feu, je m’attendais à une belle pomme de pain de feu de cheminée ; j’ai trouvé cette espèce de glaçon carré, dur et blanc, dont on se sert pour allumer les barbecues. Cela manque un peu de panache, mais c’est efficace. Simple comme un J’aime lire. Je l’ai lu sans craindre de le gâcher ; cela me l’a fait apprécier. Et le feu qu’il a allumé en se consumant continue de brûler, alimenté par des petites branches que je prends soin de choisir légères (une centaine de pages tout au plus) et bien sèches (sinon des classiques, des valeurs sûres). Après La Beauté tôt vouée à se défaire (Le Bras, surtout, en réalité – magnifique) de Yasunari Kawabata et La Nouvelle rêvée de Schnitzler (ce mec est un dieu), je me suis enhardie à hasarder un roman au titre kitsch, d’un auteur contemporain (je ne me rappelais plus qu’on pouvait lire des vivants) dont je n’avais jamais entendu parler (c’est un best-seller au Japon, oups) : Le Restaurant de l’amour retrouvé signe mes retrouvailles avec le roman. Comme quoi, tout est toujours question d’appétit.