La Belle au bois dormant

 

Une superproduction

La Belle au bois dormant, c’est typiquement le ballet qui pourrait faire l’objet d’une affiche dans le métro, façon spectacle de danses chinoises ou show Bollywood : Il était une fois… plus de 70 artistes sur scène, plus de 150 costumes, musique live, les tubes de Tchaïkovsky, tous les personnages du conte et plus encore. Sauf que ce n’est pas la culture de l’Opéra de Paris et que Bastille, déjà prise d’assaut par les familles en manque de magie-de-Noël, n’a pas la même problématique de remplissage que le Palais des congrès. Il n’en demeure pas moins qu’on en prend plein les mirettes pour pas un rond.

 

L’art suprême du divertissement

La distorsion narrative accélère les séquences d’actions (le must est le baiser donné par le prince : une minute plus tard, la princesse est débout, a secoué ses parents et a obtenu leur accord pour épouser le prince, qu’elle ne connaît donc pas depuis deux minutes) pour prendre son temps dans les scènes d’apparat. Le prologue, où les fées se succèdent pour faire chacune un don à la princesse Aurore, est prétexte à moult variations et mouvements d’ensemble – au point que le précipité qui suit provoque le doute : serait-ce l’entracte ? L’histoire se déroule ensuite en deux actes, laissant le troisième libre pour célébrer le mariage lors d’un grand bal où défile tout le gratin.

Sans cesse distrait par l’entrée d’un nouveau personnage ou de nouvelles formation, le spectateur en oublie de s’ennuyer. On est rassasié depuis longtemps mais il y a toujours une gourmandise qu’on n’a pas goûtée pour masquer l’écœurement dans lequel nous a laissé la précédente. Plus de place pour la bûche ? On passe aux fruits confits ! Noureev adopte la même technique que pour le réveillon : les perruques sont too much ? Habillez les danseurs en rose bonbons, les perruques n’y paraîtront plus. Et pour effacer ce pastel, faites appel aux pierres précieuses criardes. More is less.

 

Dancing in awe

Awe : crainte et admiration. Les yeux du spectateur pétillent, la gorge du danseur se noue. Ou plutôt de la danseuse qui, de l’adage à la rose, voit surtout les épines. Le sourire ultra bright ultra figé d’Aurélia Bellet m’a fait poser les jumelles : il n’est pas très charitable de scruter une danseuse dans une prise de rôle pareille où, à peine mise en jambe, elle est déjà en plein morceau de bravoure. De fait, la princesse a bien du mal à se passer du soutien de ses soupirants et n’a pas franchement l’attitude royale. On serre les fesses pour elle, en priant pour que ça passe – tant et si bien qu’un adage à la rose se révèle plus efficace qu’une séance de stimulation abdominale avec ces appareils pourvus de ronds à patcher sur le corps, qu’on trouve dans les catalogues de vente par correspondance. Sitôt l’adage terminé, tout s’arrange pour l’héroïne, qui débute la variation suivante par un magnifique équilibre arabesque. Le spectateur se contractera encore une ou deux fois, lors de tours en peu trop entraînants, par exemple, mais se trouve globalement prêt à apprécier le jeu très frais de la princesse et les variations de ses invités.

 

La cruauté des contes ou du tsar ?

Les fileuses du royaume épargnées après avoir été condamnées à mort car prises en flagrant délit de port de quenouille ; pas de viol mais un chaste baiser pour réveiller Aurore ; une fin heureuse, où ils se marièrent et eurent beaucoup d’animaux… cette version est somme toute conforme à l’esprit Disney. Le sadique, dans l’histoire, est sans conteste Noureev : il a transposé la cruauté des contes dans la danse en chorégraphiant des variations franchement ingrates. Pleines de changements de directions en contradiction avec l’élan du corps, de sautillés sur pointes, de dentelles techniques, elles paraissent au mieux de simples danses un brin maniérées, au pire de plats enchaînements quelque peu désordonnés. Comment voulez-vous ne pas réveiller chez la balletomane le goût du pinaillage ? Ouh, les deux poum poum bien distincts des pointes à l’arrivée d’une sissonne, censée se fermer sur les deux pieds en même temps… Mais peut-être est-ce là une manière d’éviter la virtuosité tape-à-l’œil et de s’assurer que les interprètes ne volent pas la vedette au spectacle lui-même. Un raffinement suprême pour l’avant-dernier ballet de Noureev, qui devait savoir que, pour le « grand public », la danse doit avant tout être un grand spectacle divertissant. Et pour la balletomane qui découvre ce plaisir nouveau1

 

… Noureev will be Noureev

Est-ce la proximité temporelle ? Je ne peux pas m’empêcher de voir le tigre de La Bayadère dans le chevreuil de La Belle, et l’Idole dorée dans l’Oiseau bleu, comme variation masculine ayant tendance à éclipser les solistes principaux. C’est la structure des grands ballets du répertoire qui vaut ça, me direz-vous, et l’on pourrait aussi voir dans les dessins des ensembles les figures géométriques des cygnes, utilisées de manière encore plus fluide et dynamique – raison pour laquelle voir le spectacle du second balcon reste plaisant, même si la hauteur « aplatit » la danse. Ma position surplombante m’a d’ailleurs rendue plus admirative encore d’Axel Ibot, qui semblait vraiment voler dans l’Oiseau bleu. Je l’aurais volontiers étoilisé, tenez ! Mais la prestation princière de Vincent Chaillet n’a pas suffi à confirmer les rumeurs sur la nomination du premier danseur, alors un sujet, on a le temps d’y penser… Puisqu’on est dans le name dropping, je me dois de mentionner Charline Giezendanner, parfait canari. Comme quoi, les noms d’oiseaux… Il ne reste plus qu’à espérer que le petit page, tombé raide évanoui sur le nez, se soit vite remis pour que tout le monde ait effectivement passé une bonne soirée.

 

1 « Je n’avais encore jamais croisé sur ma route un ballet qui me remplisse de joie sans faire appel ni à la pureté du style, ni à l’émotion, ni à la moindre faculté cognitive. » Impressions Danse 
À lire aussi : la princesse Aurore était hémophile, la vérité enfin révélée par Amélie.

Les enfants perdus

À la file indienne, indienne, indienne, tous à la file indienne… Ce n’est pas parce que vous avez aimé le Disney ni même le roman de James Barrie, où chacun en prend pour son grade, que vous apprécierez le Peter Pan du Berliner Ensemble mis en scène par Robert Wilson.

L’arrivée, déjà, n’est pas de bon augure : Wilson a récidivé avec sa putain de rampe lumineuse en néon. Dans la fosse créée par le retrait des rangées où Palpatine et moi nous trouvions pour The Old Woman, un des musiciens arbore des lunettes de soleil ; même s’il a grave le groove, je ne suis pas entièrement certaine que cela soit uniquement pour une question de style.

En moins de deux minutes, on est reparti sur l’humour clownesque, qui ne m’a jamais fait rire. Les servantes Nana aboient, le temps passe. Lentement. Je dois avoir perdu mon « âme d’enfant », comme on dit. « Quand on est un enfant et que l’on sait encore à peine parler, on comprend parfaitement le langage des poules et des canards, des chiens et des chats. Ils parlent tout aussi clairement que père et mère. » Sur cette bonne parole d’Andersen, on présente donc un spectacle en allemand et anglais, surtitré en français (tu ne sais pas encore lire ? Draußen !) et en anglais (pas encore en 5e, pas d’anglais LV1 ? Go to hell.). Les lost boys ne sont donc pas seulement sur scène : dans la salle, les parents s’improvisent interprètes – la magie des paillettes ne fait pas tout. La poudre de fée de Clochette, en revanche… Je n’ai pas manifestement pas été arrosée mais ça avait l’air d’être de la bonne.

N’ayant aucun moyen de planer, je me suis retrouvée le cul entre deux chaises, entre le pays imaginaire du personnage et l’humour bien réel de l’auteur. Pareillement écartelées, les voix des comédiens ne cessent de dérailler vers le rire faussement enjoué. Cette mue de l’adulte qui fait l’enfant qui fait l’adulte ne laisse que peu d’instants de répits : on entend alors, trop brièvement, le timbre clair de Sabin Tambrea, aussi pur que ses traits. Ces derniers m’ont donné quelques idées pour faire grandir ce garçon qui sursaute dès qu’on l’effleure – idées qu’entretient manifestement aussi le capitaine crochet et qu’il dévoile dans une scène où, se demandant quoi faire de son ennemi, son unique ami, il s’avise de ce qu’il en ferait bien un homme. Ajoutez à cela le passage où Peter Pan annonce préférer l’aventure de la mort (une autre forme d’éternité) à celle de la vie, qui le forcerait à grandir, et celui où le capitaine crochet s’inquiète de ce que le réveil avalé par le crocodile s’arrête et sonne l’heure de sa mort : voilà pour l’interprétation ! Le reste n’est que littérature en chanson.

Et la jungle fait : boum, boum, boum ;
Et le crocodile fait : tic, tic, toc ;
Et la jungle fait : boum, boum, boum ;
Et le crocodile fait : tic, tic, toc ;

Et la souris fait : pff, pfff, pffff.

Ni les visuels de Wilson, ni les magnifiques costumes (regrets éternels de Palpatine d’avoir laissé passer une veste semblable au perfecto so gay and so sexy de Peter Pan), ni les cheveux orange des garçons perdus ne parviennent à faire oublier que le spectacle n’est ni drôle ni intelligent. Je vais finir par croire que Pelléas et Mélisande était un gros coup de bol, et compte sur Einstein on the Beach pour m’en détromper.

Heureusement que Noël est là avec ses guirlandes lumineuses pour m’assurer que je peux encore m’émerveiller d’un rien.

Am stram gram tangram

Affiche du film

Xavier et ses enfants devant une vue très bric-à-brac de New York

 

Le bric-à-brac des immeubles new-yorkais comme métaphore de la vie de Xavier. Personne ne veut croire que New-York ressemble à ça quand il leur montre le décor via webcam.

 

J’ai ri. Vraiment. Le troisième opus de Cédric Klapisch est aussi bon que les précédents, voire meilleur encore. Peut-être est-ce parce qu’entre temps, je suis devenue une Twitter-addict, habituée à vivre ma vie avec une voix off qui la commente en permanence. Il s’agit moins de rendre public que de mettre en scène : un #epicfail passe mieux quand on le partage comme élément comique. Il faut bien avouer que Xavier aurait de quoi invoquer une #VDM. Et les philosophes qui sortent de nulle part quand il cherche à y voir plus clair ont tout du tweet-citation par un compte avec portrait d’époque en avatar.

 

La brochette au complet

De gauche à droite : le pote lesbien qui veut être enceinte, la papa paumé, l’ex anglaise partie vivre à New York, l’ex-ex qui revient d’actualité après s’être sérieusement décoincée
 

Peut-être aussi est-ce parce que Casse-tête chinois, en plus de tracer le portrait d’une génération, trace celui d’une société où les frontières géographiques ne sont plus les seules à devenir perméables : celles de la famille et de la parentalité sont constamment redéfinies à coups de divorces et recompositions (classique, maintenant) ainsi que (plus récent, j’ai l’impression) d’enfants pour les couples homosexuels et de parents qui n’ont jamais vraiment grandi et continuent à vouloir faire la bringue sans tenir compte de leur rejeton, trimballé en poussette à tout va. Et Xavier de se remettre à courir comme un dératé, exactement comme dans L’Auberge espagnole, pour sauver une amie adultère de la catastrophe. « On a presque quarante ans, merde, quoi, on a presque quarante ans ! » Xavier, papa warrior qui a traversé l’Atlantique pour retrouver ses enfants, embarqués par leur mère (luttant ainsi contre la reproduction du modèle familial qui voudrait qu’il rompe les ponts, comme son père), aspire à une situation stable mais sa vie ressemble à un tangram : alors que toutes les pièces sont là, les assembler pour reproduire l’image à laquelle il songe est un véritable casse-tête chinois.

 

Pièces du tangram rangées en carré

Pièces du tangram dessinant un homme en train de courir

 

 

Ce à quoi l’on tend vs ce à quoi ça ressemble

Danse et cinéma

Après une semi-éternité pour retrouver les vidéos présentées ou des équivalents, voici le compte-rendu de la conférence de Sonia Schoonejans au théâtre de la Ville. À l’exception du premier paragraphe, tous les liens renvoient à des vidéos : faites péter les onglets et entrez dans la danse !

 

Identité, altérité, complémentarité

Une caractéristique essentielle de la danse est que le corps est présent. Son hic et nunc, qui fait partie de sa beauté, la différencie de l’image cinématographique, reproductible à loisir (tous en chœur : Walter Benjamin !). Mais danse et cinéma ont aussi nombre points communs, à commencer par le souci du rythme (du montage) et du mouvement (de la caméra), et chacun des deux arts a emprunté à l’autre.

Pour le cinéma, la danse s’offre comme alternative au texte, qu’il s’agisse de faire passer une émotion ou de prendre le relai de la narration (en incarnant la musique dans les comédies musicales, notamment). Pour la danse, le film est à la fois un outil pour conserver sa mémoire (cf. Pina de Wim Wenders) et accroître sa popularité (cf. les comédies musicales – et l’initiative récente des lives au cinéma, j’aurais envie d’ajouter). Filmée, la danse prend une nouvelle dimension s’il est vrai que « grâce au gros plan, c’est l’espace qui s’élargit ; grâce au ralenti, c’est le mouvement qui prend de nouvelles dimensions1 » (j’ai tout de suite pensé à ce clip de Polina Semionova). En retour, certains chorégraphes ont adopté des méthodes propres au montage : il y a chez Pina Bausch un travail qui ressemble au découpage cinématographique et Maguy Marin utilise des noirs entre ses tableaux (je vais croire Sonia sur parole parce que d’après JoPrincesse, ce n’était pas beau à voir).

Partant de cette mini-analyse introductive, Sonia Schoonejans nous a brossé un petit historique des relations entre les deux arts, en une heure trente et quelques extraits vidéos.

 

Les débuts du cinéma

Les pionniers du cinéma avaient en commun une passion pour le mouvement. Loïe Fuller et ses imitatrices ont été parmi les premiers sujets filmés par Edison et les frères Lumière – il faut dire que les danses serpentines rendent plutôt pas mal à l’écran. Cet attrait du mouvement a conduit à la constitution d’archives pour les danses traditionnelles, dont certaines ont aujourd’hui disparu. On compte dans le lot le premier documentaire sur la danse classique mais ce n’est pas le kiff du cinéma, qui se veut à ses débuts un art de l’image qui danse autant que sa mise en scène. C’est sûr que si on prend l’esthétique du Cake-walk infernal de Méliès (1903) comme référence… 

 

Le cinéma muet et la danse moderne

L’accointance du cinéma et de la danse moderne s’explique aussi par leur apparition concomitante. La Denishawn, l’école de Ruth Saint Denis et Ted Shawn (d’où sont sortis Martha Graham, Charles Weidman, Doris Humphrey, José Limon et Louise Brooks – la danse moderne américaine, quoi), n’est pas bien loin des premiers studios de Hollywood. Le lien s’établit à partir du moment où Griffith en devient l’un des principaux réalisateurs. Ruth Saint Denis exerce un rôle de conseil et la collaboration danse moderne-cinéma devient intense, alors qu’à la même période, l’univers du ballet reste lointain. On n’a par exemple aucun film documentaire (d’époque, s’entend) sur Diaghilev, qui se méfiait de la caméra et a toujours refusé qu’elle entre au théâtre. Le refus pourrait être motivé par le boucan de la machine et le problème de post-synchronisation de la musique et de la danse.

À la même époque, le muet n’empêche pas les cinéastes allemands ou d’origine allemande (comme Ernst Lubitsch) de tourner des scènes de danse. Fritz Lang fait ainsi danser une cabarettiste dans Le Docteur Mabuse (1922) et j’imagine qu’il y a aussi une scène de danse dans La Rue sans joie (1925) de Georg Wilhelm Pabst pour qu’il soit cité. Ce qui est certain, en revanche, c’est que sa Loulou (1929) est jouée par Louise Brooks, ancienne élève de la Denishawn passée par les Ziegfeld Follies. L’apprentissage de la danse donne une manière de bouger que n’ont pas les autres. Beaucoup de danseurs, de mimes et d’acrobates participent au cinéma muet, qui est un cinéma physique dans lequel les comédiens traditionnels ont plus de mal. Le cinéma burlesque, notamment, use de tout le langage du corps, lequel se trouve en constat déséquilibre chez Buster Keaton. Quant à Charlie Chaplin, il arrive même à danser assis dans The Gold Rush (1925). Il paraît que Cooks comporte une parodie de la danse de Salomé, où la tête de Jean-Baptiste est remplacée par un chou-fleur, mais à défaut de le trouver, vous aurez l’extrait passé lors de la conférence.

Tout cela a un petit côté Mickey Mouse, vous ne trouvez pas ?

 

L’âge d’or des comédies musicales

Le passage au parlant ne se fait pas sans résistances (et la poésie du geste, alors ?) mais comment résister aux jambes de Cyd Charisse et aux envolées de Fred Astaire ? Adaptant les comédies musicales à succès de Broadway, Hollywood met en place son usine à rêve. Danse et musique sont alors le sujet du film, le moyen de faire avancer l’action ou une simple ornementation au goût du jour. Les chorégraphes sont invités à venir travailler à Hollywood. La balletomane pense rapidement à Jérôme Robbins pour West Side Story (1957 au théâtre, 1961 au cinéma) mais il s’avère que Balanchine également a travaillé pour les comédies musicales et le cinéma, fait que j’ignorais complètement. Les parcours sont assez variés, certains danseurs ou chorégraphes passant même à la réalisation.

C’est le cas de Busby Berkeley (années 1930-1960) qui, de son séjour parmi les militaires, retient les alignements et réalise de véritables kaléidoscopes humains. Quelque chose de nouveau arrive avec lui : la caméra, mouvante, rentre dans la danse avec dans vues aériennes plongeant sur des grappes de filles. Décors, plateaux tournants à différents niveaux et miroirs démultiplient les effets, de sorte que le point central n’est plus le corps des danseurs mais l’œil de la caméra et donc du public. Je ne connaissais pas et dois dire que c’est assez impressionnant.

Fred Astaire, au contraire, souhaite replacer la danse au centre, qu’elle ne soit pas un simple motif mais fasse avancer l’action. Sa seule exigence est donc de décider où placer la caméra dans les scènes de danse, de manière à ce qu’elle soit le moins mouvante possible et ne prenne pas le premier rôle.

Pour une caméra dansante, il faudra attendre un peu et aller voir du côté de Bob Fosse avec All that jazz (1979) ou Sweet Charity (1969), le film à l’origine de la comédie musicale (bouclant la boucle de l’inspiration).

Et, pour le plaisir du who’s who

Gene Kelly est à Fred Astaire ce que Fanny Elssler est à Marie Taglioni. À la danse aérienne de Fred Astaire, il oppose une danse plus athlétique, plus sportive, ancrée dans le sol – ce qui n’empêche aucunement la poésie, comme vous pouvez le vérifier dans cette séquence de Cover girl (1944), où il danse en duo avec… lui-même.

Jack Cole, ex-élève de la Denishawn, est considéré comme le père de la danse jazz à Broadway. Si, comme moi, vous croyez ne pas le connaître, sachez qu’il a chorégraphié l’apparition de Rita Hayworth dans Gilda (1946) et Diamonds are a girl’s best friend (1953) pour Marilyn Monroe.

Dans la catégorie des célèbres inconnus, nous avons également Marc Breaux et Dee Dee Wood, travaillant en couple pour Mary Poppins ou La Mélodie du bonheur. Les balletomanes retiendront le nom de Herbert David Ross, entre autres acteur, chorégraphe et mari d’une étoile de l’ABT, comme le réalisateur de The Turning point (1977 ), dans lequel danse Baryshnikov. Après avoir vu le trailer, qui vend du rêve, vous pourrez vous rincer l’œil avec White Nights.

 

Et après ?

Dans les années 1960-1970, l’épopée de la comédie musicale semble se terminer. En 1979, Miloš Forman adapte la comédie musicale Hair mais l’usine à rêve à vécu : le ton est plus désabusé, désenchanté ; la télévision commence à concurrencer le ciné… Cela n’empêche pas le genre d’être un succès de temps à autres : Saturday Night Fever en 1977, Grease en 1978, et, plus récemment, Moulin rouge (2001) ou Nine (2009). En France, le genre n’a jamais vraiment pris, à l’exception notable de Jacques Demy qui revisite avec tendresse la comédie musicale (Les Parapluies de Cherbourg, 1964 ; Les Demoiselles de Rochefort, 1967).

Pour trouver de la danse au cinéma, il faut soit se tourner vers d’autres genres soit vers d’autres horizons. Par exemple, on observera dans les westerns comment la danse des Indiens évolue du signe de sauvagerie à celui d’une culture propre (cf. Danse avec les loups, 1990). Puis pour un nouveau shoot de comédie musicale façon clip, direction Bollywood. Les studios sont plus vieux qu’on ne le croit : le premier film, muet, sort en 1913 ! La tradition indienne liant chants, danse et musique, c’est tout naturellement que le pays est venu à la comédie musicale, agrégeant toutes les modes à la danse indienne proprement dite, dans un melting-pot chorégraphique joyeusement kitsch. La censure de toute scène à caractère sexuel a pas mal encouragé le recours aux scènes dansées, qui font passer beaucoup de choses sur un mode onirique (c’est pas moi, c’est moi inconscient, d’abord). L’importance de ces scènes est telle qu’elles sont filmées par une équipe spéciale et les chorégraphes-réalisateurs sont en Inde de véritables vedettes. Et puis, moins connu que Bollywood : Hollywood on the Nil. Le cinéma égyptien s’est lui aussi frotté à la comédie musicale dans les années 1940-1960.

 

Tout une gamme d’émotions

C’est la partie thématique que Sonia Schoonejans n’a pas vraiment eu le temps d’aborder, à cause d’un quiproquo avec la salle et l’équipe technique – en fait de deux heures, il n’y avait qu’une heure et demie de prévue (ça craint un peu quand la conférencière a vingt-cinq minutes d’extraits à montrer à un public qui a payé sa place – peu cher, certes mais tout de même, c’est dommage). Les pistes données à toutes vitesse comportent, en vrac : la scène de bal de Fisher King où la danse est une métaphore du coup de foudre (les Jane Austiniennes et les fans de comédies sentimentales trouveront pleins d’autres scènes de bal très pertinentes, je n’en doute pas) ; Le Bal, d’Ettore Scola, où la danse se fait le miroir d’époques successives à travers un dancing du Front populaire aux années 1980 ; On achève bien les chevaux, où une certaine violence sociale prend corps ; Pulp Fiction, où la danse est le signal d’une violence physique à venir. Dans la débandade de la prise de notes, j’ai pris le temps de me faire un warning : Charles Atlas à éviter absolument. On ne sait jamais, ça peut toujours servir.

 

Sur ce, je vous laisse vous perdre dans les méandres de Wikipédia et YouTube. N’hésitez pas à poster les perles que vous trouverez, à l’image de cette rencontre improbable entre Méliès et le gangnam style.

 

1 Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique

Dialogues des Carmélites

Lorsqu’il est question d’entrer au couvent, on pense renoncement : renoncement au monde extérieur, à la vie ordinaire, séculière, renoncement aux attaches, amicales ou amoureuses, qu’on y avait ou aurait pu y avoir, renoncement, en somme, aux possibles de l’existence. Je n’avais jamais pensé que le couvent pouvait être un refuge. À la réflexion, pourtant, j’ai rencontré dans la littérature quelques exemples de femmes s’y retirant pour s’y cacher, comme Constance Bonacieux dans Les Trois Mousquetaires ou Cécile de Volanges à la fin des Liaisons dangereuses. Pourquoi alors la décision de Blanche dans l’opéra de Poulenc exerce-t-elle sur moi une fascination semblable à celle du passage des Misérables dans lequel Hugo met entre parenthèse son anticléricalisme pour nous plonger, avec Jean Valjean et Cosette, dans ce huis-clos religieux ?

Les personnages féminins littéraires qui entrent au couvent sans vocation divine le font sous la contrainte des événements, pour se soustraire au pouvoir d’un parent, d’un mari ou de la société qui, révoltée par leur conduite passée, ne les admettra plus en son sein. Blanche, elle, ne cherche pas simplement à se soustraire au (beau) monde ; elle fuit le monde extérieur, qu’elle ne supporte physiquement plus.

« Je ne méprise pas le monde, le monde est seulement pour moi comme un élément où je ne saurais vivre. Oui, mon père, c’est physiquement que je n’en puis supporter le bruit, l’agitation. Qu’on épargne cette épreuve à mes nerfs, et on verra ce dont je suis capable. »
(Un élément : le confinement du couvent me fait penser à un aquarium – où elle se trouvera presque comme un poisson dans l’eau.)

Une belle scène en ombres chinoises la montre dès le début de l’opéra perdue au milieu des passants et calèches. On pourrait croire à de l’agoraphobie mais la même panique la prend chez elle peu après. Elle est craintive au-delà de l’imaginable : le moindre bruit la fait sursauter, une ombre la paralyse, comme si ses craintes d’enfant avaient grandies avec elle. Et pourtant, on devine dans sa voix, étonnamment forte et assurée pour quelqu’un de si peureux, une volonté hors du commun. La prieure le voit immédiatement : c’est une « âme généreuse ». Moins qu’un manque de courage, sa peur relèverait alors davantage de l’effroi. De l’effroi devant… ce qui n’est pas ? ce qui pourrait être ? ce qui n’est pas et pourrait être : la mort ?

 

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Photo de Jean-Philippe Raibaud

 

Blanche se jette au couvent comme on se barricade, comme pour échapper à l’incompréhensible justice de Dieu en se mettant sous ses ordres. La sévérité l’apaise, elle cherche la dureté, l’austérité, critiquant la bonhomie avec laquelle Constance, l’autre novice, sert Dieu1. « Qu’y puis-je si le service du bon Dieu m’amuse » lui répond celle-ci. Et de faire des bulles avec le savon, avec le même naturel que le frère de Blanche a de par le monde. Pour Blanche, rien n’est naturel, tout est discipline : par là, seulement, elle a l’espoir de se montrer héroïque – à elle, surtout, et aux autres aussi. Il y a de l’orgueil, presque, dans le point d’honneur qu’elle met à faire preuve d’humilité. Lorsque ses supérieures lui reprochent de se montrer trop dure avec elle-même, c’est évidemment pour qu’elle cesse de se tourmenter mais aussi et surtout pour qu’elle ne se complaise pas dans sa faiblesse : être trop dure avec soi-même, c’est encore se donner trop d’importance.

« Une tâche manquée est une tâche manquée, n’y pensez plus. […] Demain votre faute vous inspirera plus de douleur que de honte, c’est alors que vous en pourrez demander pardon à Dieu, sans risquer de l’offenser davantage. »

J’essayerai d’y penser la prochaine fois que le sentiment d’avoir été misérable me rend bien plus fatigante que les trois larmes que j’ai eu la faiblesse de verser. Application dès après l’entracte : se replacer et sortir avec le sourire plutôt que d’épiloguer sur le sentiment de frustration à n’avoir pu apprécier correctement la première partie du spectacle (le rang Z de côté ne devrait être vendu que pour les concerts). Palpatine s’est retenu de dire que j’étais pénible, préférant appeler ça mon côté bourgeois.

 

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Patricia Petibon et Topi Lehtipuu dans le rôle du Chevalier de la Force, le frère de Blanche. Photo de Jean-Philippe Raibaud.

 

En tous cas, ce paradoxe sur l’orgueil et l’humilité, associé au mélange de peur et de courage, qui caractérise l’héroïne est une des choses qui m’a le plus frappée. La suite et fin de l’opéra a semblé en découler. Le retour du monde extérieur, sous la forme du frère (magnifique passage où l’on entend clairement les deux thèmes, du frère et de la sœur, du monde et du couvent, du cœur et de l’âme) puis des événements révolutionnaires, vient mettre Blanche à l’épreuve et précipite tout ce que le premier acte avait pu nous en apprendre. Le caractère ambivalent de sa nature craintive et orgueilleuse, contre laquelle elle lutte, se trouve souligné par le pas de côté qui précède tout pas en avant : elle se prononce ainsi d’abord contre le vœu de martyr, avant d’identifier et surmonter sa peur, suppliant alors ses sœurs de la laisser les rejoindre. Ensuite, lorsque ce vœu est sur le point d’être éprouvé (les sœurs attendent le jugement, qui les condamnera à la guillotine pour actes contre-révolutionnaires2) mais que les circonstances ne la contraignent pas à l’observer (elle n’a pas été enfermée avec ses sœurs), elle se terre d’abord dans sa cachette de servante, avant de finir par aller les rejoindre. Le soupçon de vouloir en finir en embrassant une destinée héroïque est balayé par l’horreur de la scène finale, où les sœurs tombent l’une après l’autre sous le coup de la guillotine – aspirées par la nuit dans la mise en scène d’Olivier Py. Blanche a finalement vaincu sa faiblesse et, pour toute récompense, se dissout dans la paix d’un ciel étoilé.

C’est nous, spectateurs, qui récupérons sa peur et, l’éprouvant, la comprenons enfin. La pire des terreurs n’est qu’exemplifiée par l’autre, l’historique avec majuscule ; confronté à la mort, on s’avise soudain que la petite sœur frêle a été bien courageuse de vivre avec ce spectre continuellement agité devant ses yeux. Évidemment que le monde le monde est insoutenable si l’on voit la fin en toute chose ! Blanche, que l’on sent toujours près de se révolter, ne manque pas de confiance en Dieu : elle a seulement une conscience aiguë de la mort (et percevant ce que les autres ne voient pas, se méprise de ne pas avoir la même foi, aveugle, en Dieu, en l’existence.)

« Blanche – Qu’est-ce qu’on me reproche ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Je n’offense pas le bon Dieu. La peur n’offense pas le bon Dieu. Je suis née dans la peur, j’y ai vécu, j’y vis encore, tout le monde méprise la peur, il est donc juste que je vive aussi dans le mépris. […]Mère Marie – Le malheur, ma fille, n’est pas d’être méprisée, mais seulement de se mépriser soi-même. Sœur Blanche de l’Agonie du Christ ! »

Blanche ne se débat pas au moment de mourir : toute sa vie a été une agonie, illustrée de manière condensée par celle de la prieure.

« Que suis-je à cette heure, moi misérable, pour m’inquiéter de Lui ? Qu’il s’inquiète donc d’abord de moi ! »

Ces paroles auraient pu être celles de Blanche, dictées par la peur ; la prieure les prononce pour elle. Peut-être même meurt-elle à sa place, comme le suggère Constance.

« Pensez à la mort de notre chère mère, sœur Blanche ! Qui aurait pu croire qu’elle aurait tant de peine à mourir, qu’elle saurait si mal mourir ! On dirait qu’au moment de la lui donner, le bon Dieu s’est trompé de mort, comme au vestiaire on vous donne un habit pour un autre. Oui, ça devait être la mort d’une autre, une mort trop petite pour elle, elle ne pouvait seulement pas réussir à enfiler les manches…
Blanche – La mort d’une autre, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, sœur Constance ?
Constance – Ça veut dire que cette autre, lorsque viendra l’heure de la mort, s’étonnera d’y entrer si facilement, et de s’y sentir confortable. On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres, qui sait ? »

 

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Rosalind Plowright et Patricia Petibon, photo de Vincent Pontet.

 

Ce n’est en effet pas un hasard si les deux femmes sont liées par le même nom de carmélite, auquel la prieure avait songé et que Blanche a effectivement choisi lors de son entrée au couvent. Sœur Blanche de l’Agonie du Christ : pour la prieure, l’agonie du sauveur est le signe de la désertion de Dieu (« Dieu nous renonce ») ; pour Blanche, l’agonie du Christ est le moment où il a eu peur de la mort (la prieure qui a succédé à la première le rappelle à ses filles peu avant l’annonce de la sentence : « Au jardin des Oliviers, le Christ n’était plus maître de rien. Il a eu peur de la mort. »). Il a eu peur de la mort et n’en était pas moins le fils de Dieu : cette peur est peut-être même le propre de la condition humaine. Et celui de l’art, de nous en rendre conscient, si j’en crois le hasard d’un tweet croisé au moment où j’écris ces lignes : « Art is a form of consciousness » (Sontag) ; et sœur Constance : « Ce que nous appelons hasard, c’est peut-être la logique de Dieu. » Ou celle du créateur, qui dispose tous les éléments de manière à ce qu’ils entrent en résonance et nous captivent dans le réseau de leurs correspondances.

 

Dialogues des Carmélites est de ces rares opéras que l’on suit l’œil inquiet, l’oreille aux aguets, parce qu’on sent qu’il se joue quelque chose, qu’une vérité humaine va nous être révélée, une vérité évidente, qu’on reconnaîtra dès qu’on nous l’aura montrée mais que l’on n’aurait pas vue sans cela, perdue dans les contradictions complexes de l’être humain. Il n’y a que Strauss et Bartok (Le Château de Barbe-Bleue !) qui m’aient fait cet effet-là. Il faut à chaque fois une voix pour nous guider et nous faire entendre ce que nous n’avions pas vu – une voix que l’on entend comme parole encore plus que comme chant : ici, Patricia Petibon s’en charge, de sa voix forte, claire, absolument étonnante. Comme un battement de cœur entendu à travers un stéthoscope. Ou sa propre respiration lorsque, sous l’eau, alors que le bruit de l’extérieur est assourdi, on n’entend plus que son propre corps. Et, tout autour, le bruit de la mer : le chuchotement des prières et la conversation des Carmélites avec elles-mêmes face à Dieu, pour affronter un jour le silence soudain du corps, du ciel et de la nuit.

 

À lire : Carnets sur sol
Une interview de Patricia Petibon

À consulter : le livret

À voir : le live, le 21 décembre
Plus de photos sur la page Facebook de Patricia Petibon

 

1 « Constance est un être léger, et même si elle dit aussi des choses graves, on ne se trouve pas dans du tragique mais dans une intuition profonde, de l’instant. Blanche est quelqu’un qui souffre, donc on évolue sans arrêt dans quelque chose qui creuse le corps et l’esprit. » Patricia Petibon 
2 Mes connaissances historiques sont ici lacunaires. Est-ce parce qu’à passer leur vie à accepter et louer ce qui est, les religieuses sont perçues comme soutenant l’ordre établi ?