La rentrée des gammes à Pleyel

Grâce à Laurent (à qui je réussirai bien un jour à offrir un ballotin de chocolat – en mode MAAF : je l’aurai, un jour, je l’aurai), Palpatine et moi avons pu assister au concert d’ouverture de la saison de l’Orchestre de Paris. Je reçois par SMS le mot d’ordre : « Habille-toi comme une princesse. Dress code violet. » Une demi-heure plus tard, une princesse avocate attend son carrosse sur rails. Pas de violet, mais je me suis fait plaisir en sortant ma robe bustier au voile d’Amazone et des collants asymétriques pour en renforcer l’effet. Cela ne loupe pas, les regards marquent un temps d’arrêt, hésitant à attribuer la jambe noire et la jambe transparente à spirales noires à la même personne. Un peu plus haut, c’est sur le chapeau haut de forme de Palpatine qu’ils se fixent. Contrairement à ce que m’a affirmé ce dernier, la soirée n’est pas habillée ; je le soupçonne d’avoir voulu se sentir moins seul. Qu’importe, se préparer pour sortir fait aussi partie du plaisir – on a trop souvent tendance à l’oublier lorsqu’on part en trombe de l’université, un Eastpack orange fluo sur l’épaule.

On passera sur l’eau d’égout pestilentielle qui m’est tombée dessus dans le métro, m’a contraint à ôter et laver ma robe, laquelle, me collant froide et mouillée sur les reins, m’a fait attraper mal, ainsi que sur le chocolat chaud Pierre Hermé qui ne vaut vraiment pas son chocolat glacé à la passion, pour arriver directement à ses macarons divins au concert, où l’on apprend que Patricia Petibon, souffrante (c’est de saison), est remplacée par Mireille Delunsch dans le Stabat Mater de Poulenc. Je veux bien lui envoyer tous mes vœux de rétablissements avec un bouquet de Doliprane et de Carbolevure, mais c’est surtout le compositeur qui m’a fait de l’œil sur le programme. Quoique je ne connaisse pas bien Poulenc, j’ai un immense a priori positif – peut-être à cause d’une consonance chocolatée : Poulenc/Poulain (immanquablement, j’imagine un petit cheval noir comme le couvercle du piano).

Les Litanies à la Vierge Noire viennent du fond du chœur, une supplication tranquille sans larme ni fièvre – une ambiance de « dévotion campagnarde », selon le compositeur, qui substitue ainsi une image à des notions abstraites comme l’épure ou le dépouillement. Ces litanies ne sont pas moins ferventes que le Stabat Mater sur lequel on enchaîne, pourtant plus riche : l’église n’est plus une simple grotte dans la montagne où jeunes filles humbles et vieilles femmes dévotes viennent s’ouvrir et se recueillir tôt le matin ou tard le soir, elle est peuplée d’hommes et de femmes qui n’ont pas épuisé leurs forces à grimper et vivent la souffrance et la joie sans résignation. Les partitions du chœur se soulèvent comme la poitrine d’un seul homme et leurs tranches noires font envoler une nuée d’oiseaux.

Avec le Concerto pour piano n° 3 en ut majeur, Prokofiev fait exploser des feux follets d’artifice – ce que le programme nomme bien plus élégamment « une scintillante décharge d’énergie ». Je découvre que le basson est au classique ce que le saxophone est au jazz et je retrouve avec plaisir les manières tour à tour élégantes et toonesques de Paavo Järvi. Un glissando au trombone s’obtient en soulevant d’une main le drap blanc qui couvrait une cage d’oiseau ou un meuble recouvert pour une longue absence, et un martèlement en sautillant sur place les pieds joints, pour bien enfoncer le clou qui devait dépasser sur l’estrade. Dans une même fenêtre, on aperçoit l’avant du pied du pianiste se lever pour actionner les pédales et le talon du chef s’abattre pour marquer la mesure. Un peu plus haut, les mains du soliste picorent le clavier à coups secs, et un peu plus loin, une caméra se soulève comme un périscope aux aguets, qui ne veut rien manquer.

Le bis de Lang Lang ne m’enthousiasme guère. Cela fait un mois que j’écoute du Chopin quasiment en boucle – au point que j’ai pensé un instant adresser mes remerciements en début de mémoire à Chop(p)in, le compositeur aidant à se concentrer et son homonyme étant un spécialiste de mon sujet – et je n’ai pas pu m’empêcher de penser : moins vite, là, ralentis, ralentis ; c’est quoi cette pause, mais non ; plus doux, moins fort – bref, toujours à contrecourant. On a toujours tendance à considérer une interprétation qui nous plaît comme la vérité d’une partition et à être dérangé par ce qui s’en écarte, mais passée la surprise, la cohérence de l’interprétation surgit et l’on se dit que ce n’est pas mal non plus, vu comme cela ; tout le monde n’est pas Garrick Ohlsson pour secouer Chopin comme une bouteille d’Orangina, et Artur Rubinstein peut en faire ressortir la saveur brute en redoublant de douceur. Mais avec Lang Lang, j’ai l’impression que la musique est interprétée comme un langage binaire et que c’est le piano qui transmet mécaniquement le mouvement aux mains et les fait tressauter à toute vitesse.

L’Oiseau de feu, en revanche, n’est sûrement pas à ressort. Lisez-le bien car cela m’étonnerait que je l’écrive à nouveau de sitôt : j’ai préféré entendre un ballet plutôt que le voir, préféré la suite orchestrale de Stravinski à la chorégraphie de Fokine. Plumé de son kitsch, l’Oiseau de feu fait à nouveau entendre son chant : une vibration ininterrompue, modulée sans cesse comme une lumière* qui chatoie, rutile et miroite, évoquant sans les convoquer les étoffes, les pierreries et l’or d’un Orient fantasmé. Tout cela est gardé à distance, à vol d’oiseau, à travers le bruissement des feuilles et le frémissement des plumes, qui n’existent elles-mêmes que par l’air qu’elles font jouer. On frémit entre peur et lascivité, sans jamais s’abandonner à aucune des deux, même lorsque des gros bras aux gros cors débarquent à la cour du roi pour secouer le prince sous protection volatile (la petite corniste blonde fait encore plus ressembler ses voisins à des ours barbus). Finale en fontaine** : le jet sonore retombe brièvement pour s’élancer plus haut encore, trompe notre attente, jusqu’à l’ultime gerbe. Et pour ceux qui se seraient fait avoir et n’auraient pas assez savouré le dernier jaillissement, le chef nous offre en bis le quatrième mouvement. Spassiba !

 

* En parlant de lumière, l’éclairage, sûrement calibré pour la captation, n’était pas terrible, qui faisait paraître le fond de la scène gris sans rehausser la chaleur du bois.
** Plus connu sous le terme d’hydravion.

Puisque sans contrefaçon…


 

Comme des garçons s’expose aux Docks. L’espèce de chromosome vert tout fondu que l’on aperçoit du métro aérien en prenant la 5 est en effet une annexe au musée de la mode et du design (il doit y avoir un lien secret entre design et docks, parce que c’est aussi l’endroit où il est situé à Londres). Comme le ticket vaut pour deux expositions, Milshake, Palpatine, A. et moi commençons par Balanciaga et son inspiration XIXe. On reconnaît une bonne compagnie d’expo à ce que l’admiration n’empêche pas de raconter des âneries : aussi grimaçons-nous de concert devant un « collier pour chien » très assorti à une robe garnie de pompons comme il y en a pour attacher les rideaux chez mes grands-parents, décidons chacun quel modèle nous allons emporter avec nous et disputons pour savoir si la robe rose aux magnifiques broderies argentées est ou non une robe pour femme enceinte (ici sur la toute première photo). Je soutiens que si : tout à fait le genre de robe dans laquelle exhiber en soirée sa fille qui a fauté avant de l’envoyer accoucher dans une clinique à l’étranger. A. et Palpatine ne sont pas d’accord, mais me concèdent que l’on peut facilement se goinfrer de gâteaux sans qu’il y paraisse.

 

Néons et perruque chou-fleur #DétailsQuiTuent

 

Du noir, tonalité dominante, on passe assez rapidement à l’immaculée constriction de Comme des garçons. Le blanc n’a pourtant rien d’innocent sous le ciseau de Rei Kawakubo qui le marie à toutes les formes d’entraves possibles et inimaginables : nœud de geisha qui vous lie les mains par-devant, comme une camisole consentie ; encoches pour glisser les mains hors de la niquab de mariée et se faire passer la bague au doigt, ou pour se sevrer d’une la dépendance au chocolat (pas de bras…) ; armature de robes à panier vous enfermant jusqu’au cou dans une cage… Polémiques et poétiques, les modèles de la créatrice nippone empruntent à toutes les cultures et à toutes les époques, avec toujours beaucoup d’esprit et souvent aussi, d’humour. La franchise des robes à double faux-culs m’a bien fait sourire, avec leur clin d’oeil aux deux fesses. Et je suis persuadée que les robes taguées l’ont été par le personnage de manga que Palpatine et moi avions juste regardé au déjeuner.

 

Si vous regardez bien, vous trouverez les encoches pour les mains dans la camisole Cacharel style.

 

Pourtant, s’il y avait une chose que j’avais pu rapporter chez moi, c’aurait été une des grosses bulles en plastique sous lesquelles les modèles étaient exposés, qui ressemblent furieusement à des grosses boules d’exercice pour rongeur (et feraient des super cabanes d’appartement). En revanche, pour lire les légendes posées au pied des mannequins sous forme de petites étiquettes, on repassera : les concepteurs d’exposition sont-ils tous si bigleux qu’ils ont renoncé à jamais lire les légendes ou sont-ils dans leur bulle ?

 


Hurry up, c’est jusqu’au 7 octobre.

Merci à Milkshake et Palpatine pour les photos.

Loup y es-tu ?


 

Lorsque l’étudiant taciturne qu’a rencontré Hana, la mère de la narratrice, se transforme en loup, ce n’est pas la métamorphose qui me surprend, c’est qu’elle ne débouche sur aucune attaque. Le loup-garou, forcément dangereux sous nos longitudes1, est un paisible animagus au Japon (rapport harmonieux à la nature oblige ?). D’ailleurs, il ne s’appelle pas loup-garou mais homme-loup. La situation est inversée, il est dangereux pour l’homme-loup de faire connaître sa nature : l’homme est un loup pour l’homme-loup.

 

Les étoiles, ici en arrière-plan, sont ensuite filmées en travelling, comme si notre planète dérivait, magnifique fond à l’histoire que déroule la voix-off.


 L’homme-loup en FILF (il existe bien des MILF).
J’aurais aimé trouver son expression ultra-tendre et craquante après la découverte des brochettes de boulettes.

 

Oreilles et museau profilé poussent lorsque la situation relève soudain de l’intime (Hana a vu le loup) ou de l’instinct (attaquer pour chasser – Yuki a toujours les crocs à cause d’une faim de loup – ou se défendre, de soi comme de l’autre). La métamorphose vaut en quelque sorte pour métaphore : hommes et animaux, Yuki et Amé peuvent devenir eux-mêmes sans tomber dans une tautologie creuse. Respectivement estomac sur pattes hyperactives et petit garçon fourré dans les jupes de sa mère, ils se muent en jeune collégienne avide de connaissances (scolaires et amoureuses) pour la première, et en chef de la forêt épris de liberté pour le second. Pour Bladsurb, « la fille casse-cou devient amoureuse nunuche » et « le garçon fragile devient le maître de la montagne », « comme si après un début iconoclaste, tout redevenait bien comme il faut dans les clichés habituels ». Pour ma part, je vois dans ce croisement la preuve que les enfants-loups se sont construits, qu’ils ont fait des choix pour devenir ce qu’ils voulaient être, indépendamment de leurs inclinaisons premières (qui les maintenaient en bébé Œdipe et louve Électre).

 

 

La seule chose un peu curieuse, c’est que leur père n’avait pas l’air d’avoir eu à choisir une identité précise : est-ce ce qui a perdu l’homme loup sans prénom, parti chasser le gibier en pleine ville ? Noyé dans un canal, sa carcasse est repêchée et jetée dans un sac par les éboueurs. Cette disparition abrupte, où le burlesque le dispute à la tragédie, n’a pas la force dramatique de celle qui boucle l’animé, lorsque Amé disparaît dans la forêt pour mieux lancer un hurlement d’accomplissement et d’adieux à sa mère depuis le sommet de la montagne – une séparation plus qu’une disparition. Comme si les enfants loups avaient trouvé leur voie pour avoir su identifier ce qu’ils ne voulaient pas être. Les Enfants-loups, ni fable moralisatrice ni récit fantastique, trouve un ton qui lui est propre, usant d’humour sans jamais étouffer l’émotion.

Vu avec Palpatine, admirateur de Mamoru Hosoda.

 

1 Le seul autre exemple de loup-garou relativement peu dangereux auquel je puisse penser sort d’un roman d’Annette Kurtis Clause, Sang et chocolat, qui n’est malheureusement plus édité (scandale ! Rabattez-vous sur Amazon et ses occasions), et qui a été adapté au cinéma en 2009 sous le titre insipide Le Goût du sang.

Capriccio, en allemand dans le texte

Cette année, j’ai pris peu de places de spectacles, donc je saute sur les occasions. La séance de travail de Capriccio en était une belle, surtout qu’elle ressemblait fort à un filage. J’aime l’ambiance du théâtre en pleine journée, avec ses lumières nocturnes, les tables de répétition installées sur les fauteuils – depuis un certain temps déjà, en témoignent lampes, ordinateurs et papiers posés dessus –, les allées et venues des machinistes – et de tout un tas de personnes dont on ne connaît pas bien le rôle, sinon qu’elles concourent à orchestrer les répétitions… et les loges que l’on ouvre l’une après l’autre rien que pour nous, où l’on peut étaler ses affaires et se coller contre les parois en velours rouge, faire la grimace dans le miroir et espionner le couloir en remettant en place la petite voilette du gros œil de bœuf. Mieux qu’une chambre, une loge à soi, où le spectateur se prépare, au même titre que l’artiste, qu’il baille, gelangweilt, ou ne tienne pas en place sur son siège, voll Ungeduld – le trac du spectateur.

Je surprends des mots, comme des bribes de conversation, et je crois pouvoir suivre sans prompteur, mais le secret de l’opéra est bien gardé. Les chanteurs en T-shirt ou en abyme vocalisent naturellement leur dispute artistique et savante ; ils ne s’entendent pas mais se comprennent – tout le contraire de la souris ex-germanophone que je suis. C’est un dîner de grandes personnes où l’on commence à somnoler sur fond de sujets sérieux. Quand soudain, une annonce retentit : « Schokolade ! » Le dessert est servi, finie la sieste suite au bol de riz surmonté d’oignons, d’escalope de porc panée et d’omelette, le divertissement dansé à une seule danseuse constitue une excellente promenade digestive. Ragaillardie, j’écoute mieux, même si je n’y entends toujours rien – jusqu’à la fin, épiphanie énigmatique, où la chanteuse s’avance en robe de bal tandis que la salle recule jusqu’au petit foyer. L’opéra de Strauss s’est développé, la danseuse, dernière colonne, le retient un dernier instant à la barre avant que le rideau tombe et que le jour se fasse : il faut que je reçoive mon Pass jeune avant la fin des représentations. 

Mit Palpatine.

Goûter-concert au parc floral

Mieux que le goûter philo ou le café-concert, le goûter-concert. Piano, violon, violoncelle et foule de spectateurs assis sous un grand auvent blanc dans le parc floral de Paris : en avant la musique ! C’est en Espagne que nous faisons connaissance avec le trio Wanderer, avec une pièce de Turina, censée entrer en résonance avec les tableaux de Picasso et Goya (à la base, le goûter-concert était un concert-peinture – on a un peu changé la formule). Le premier mouvement de Circulo, joué sur fond de verdure ondoyante, m’a plutôt évoqué une matinée de printemps impressionniste. Je ne vois pas du tout le soleil aride annoncé par le violoniste. En revanche, lorsqu’il décline, je vois bien la danseuse espagnole sortir de sa langueur puis, lorsqu’il s’est couchée, poursuivre sa promenade in the night, sereine.

Un concert à l’extérieur a quelque chose d’apaisant : les bruits insupportables en salle deviennent une ponctuation nostalgique, comme si le vent nous apportait le souvenir d’un concert joué sous un kiosque, et qu’on en attrapait quelques notes avec un filet à papillons, sans craindre d’en louper, heureux seulement de celles qu’on aurait glanées. Les musiciens se mettent au diapason avec l’ambiance, saluent entre les mouvements pour les spectateurs qui a décidé de les applaudir et usent de leur humour pour introduire les morceaux et en expliquer les particularités. J’apprends ainsi que les notes faussement fausses que j’adore pour la joyeuse pagaille qu’elles mettent ou l’inquiétante étrangeté qu’elles suscitent ont un nom : ce sont des quarts de ton – qui seront donc rebaptisées notes-makis, même si ce n’est pas vraiment raccord avec le thème juif de Vitebsk. On est censé y entendre le bruit de cloches, qui ont inspiré les angoisses du violon-alarme, mais je crois qu’elles ont brûlé avec le reste du village. Ne reste que l’accord plaqué comme on frappe du pied, entre des murs délabrés et des verres brisés, qui résonne à travers des plaines plus ou moins blanches (des traces de pied alertes les sillonnent pour entamer je ne sais où une danse narquoise). Copland est grinçant, Copland est mon nouvel ami.

Pour le trio n° 1 en si bémol majeur de Schubert, le violoniste nous donne un storyboard qui se finit par une promenade en calèche. N’étant pas un personnage de Friedrich, mon esprit a valsé de montagnes en château et de bal en meringue pour finalement se fixer sur la promesse de l’après-concert.

Notre quintette de gourmands a entamé un tour du monde du goûter : petits beignets indiens aux épinards de Joël, dégustés avec de la confiture de pêche ; nonnettes de Klari (tout juste remise des pinces à linge qui faisaient de l’acupuncture aux partitions) ; petits gâteaux argentins aux noisettes, à la confiture de lait et au chocolat, de Hugo, et blondies américains au peanut butter et chocolat blanc par moi-même, Palpatine n’ayant apporté que sa propre personne – assez maigre.