Introduction à la méthode de Valéry

Un titre aussi pompeux  que le sien. Introduction à la méthode de Léonard de Vinci. Toute la retenue requise face à ce poids lourd des arts, toutes catégories confondues, certes. Toute la retenue attendue. Quelques traits, une simple esquisse, pas même un plan, non. Une introduction. Seulement, au bout de quelques pages, ce n’est pas vraiment l’impression qu’on en a, mais plutôt :

1° (à lire sur un ton tout doctoral, « petit un », sans oubli la liaison, « petitain »)
Léonard de Vinci choisi par Valéry : un grand nom à la mesure de son grand talent (je vous laisse deviner sur quel adjectif je fais peser l’ironie). Un grand nom presqu’usurpé, prétexte et garantie apposée comme un sceau sur la couverture du livre.

  La méthode : la seule, l’unique. Moi, Valéry, chevalier des arts et des lettres, pourfendeur de l’ignoble philosophie, j’ai compris la méthode du célèbre peintre, géomètre, inventeur etc. Veni, vidi, Vinci.

Introduction. Ayant compris « au sens fort du mot » la méthode du génie, je consens à vous l’expliquer, à vous le simplifier pour que vous puissiez comprendre, que dis-je, entrevoir le fonctionnement de cet esprit.

            Valéry est peut-être un génie (il ne s’agit pas d’une concession, mais d’un « peut-être » dans toute la force de son incertitude – je n’arrive pas à me décider), mais il lui manque un peu de simplicité pour être génial. Il y a sûrement du génie chez Valéry (là, c’est une concessive), mais il est noyé sous le désir de faire du Valéry. Que je t’emberlificote tout ça – seul le fruit de sa pensée qu’il aura oublié d’emmailloter pourra gueuler à pleine voix. C’est si simple qu’il en rajoute en marge. Vous comprenez, ce travail de jeunesse a besoin d’être reprécisé. « J’écrirais ce paragraphe premier tout autrement aujourd’hui » : vous n’aimez pas, pas d’inquiétude, il a progressé ; vous avez aimé, pas d’inquiétude, vous trouverez une qualité constante sinon largement supérieure, c’est l’antéposition de l’adjectif qui vous le dit.

            Il dit je, il dit on. Bah alors, qu’est-ce que c’est qu’y veut donc, l’jeune homme ? En bonne mégère de café littéraire, je le regarde par-dessus mon comptoir, à livre ouvert. Il n’aime pas. Les lignes se resserrent et tirent la langue tire-bouchonnent. Les phrases s’emmêlent dans un embrouillamini de justification à la « viens là que j’t’embrouille ». Les accents froncent le sourcil, les petits mots lancent l’offensive en italique et les grands grondent. Tout ce petit monde intérieur boude en marmonnant et marmonne en boudant ; le caprice achève la laideur. C’n’est pas beau de se mettre en colère contre les gens parce qu’ils vous font remarquer que vous faites le bêcheur. Une magnifique moue dédaigneuse vous assure que, non, il n’est pas prétentieux. Vous n’avez qu’à lire. Et menteur avec ça.

            D’accord, il me faut avouer avoir quelques préjugés à l’égard de ce petit garçon. Un petit contentieux scolaire. Il n’y a pas idée de donner de mauvaises idées aux professeurs, aussi. « Philosopher en vers, c’est vouloir jouer aux échecs selon les règles du jeu de dames. » Je t’en pose, moi, des questions ? De là à écrire « Valéry au bûcher » au tableau… le coin (de la bibliothèque) suffira.

 

            Même les éditeurs s’amusent. Regardez la couverture. Saint Jean-Baptiste, un doigt pointé vers le titre, l’autre sur sa poitrine, ne s’en laisse pas compter : ça… moi ? Vinci par Valéry ? Vraiment ?

 

           

Il était une fois…

… une formule galvaudée, Disney, et un esprit parodique proche du potache.

    Si vous prenez le métro, vous avez dû apercevoir les affiches du dernier Disney, mi-dessin, mi-film. Quand j’ai vu la bande-annonce (ou les premiers instants du film, au choix), je me suis dit qu’on était mal barré et que ça risquait de devenir aussi lourd que les robes meringuées de princesse. Cependant, comme chacun sait, la meringue est vide, mais légère. Ca ne nourrit pas, mais se mange sans faim. Comme les pop-corn, semble-t-il, cette invention du diable, qui vous tire constamment hors du film, et vous fait réviser votre répertoire des « méchantes » pour lancer un regard courroucé au ruminant bruyant derrière vous –la stéréo a ses limites. Peu d’enfants dans la salle, curieusement pour ce film dès 6 ans (je repousse mes limites – et pourrai sans crainte aller tirer le cinquième Artemis Fowl de sous son étiquette 8-11 ans). La parodie fonctionne à tout âge, et l’ironie de ce film convient particulièrement aux adultes. Jugez plutôt : il leur permet de railler leurs idéaux enfantins tout en les conservant intacts (pour un peu je vous ferais le coup du négatif hégélien- non, je sais parfois me tenir). Le renversement dialectique tour de passe-passe est simple : il suffit de scinder l’entité « prince charmant ». Laissez le bellâtre se coiffer de ridicule et d’une couronne de statue de la liberté en mousse verte (la panoplie du parfait touriste se complète par un T-shirt I love NY, un appareil photo, un verre de Coca, et un sourire Colgate), et cherchez le « charmant » qui s’est trouvé un nouveau prédicat, qui s’est fourré dans un homme un brin râleur, tout ce qu’il y a de plus réaliste. Un simple changement de partenaire : le charmant est charmé par la princesse et refile la fiancée au prince. C’est le système des vases communiquant : un peu d’idéal pour le terre-à-terre et cellule de dégrisement pour la jolie niaise. C’est physique. Et les mathématiques ne sont pas exemptes de magie : redoublement de couple, le taux d’humeur amoureuse est explose carrément. Tout cela mis en facteur par le comique : ça ne fait pas un pli. Ca passe comme une lettre à la poste… Cher Père Noël, je voudrais un quelque chose charmant pour l’année prochaine. Surtout pas Prince, c’est très surfait, très superficiel – la mode est de chercher la beauté à l’intérieur. Et puis le côté boulet, c’est plus drôle. La palme revient cependant à l’écureuil couineur, ardemment poursuivi par Queudver. Cette énumération devient bordélique, ajoutons en un bouquet made in comédie musicale quelques autres ingrédients : les éboueurs qui ont dû avoir un mal fou à ne pas exploser de rire en se faisait braquer à l’épée par un zigoto en tenue princière, la princesse qui se taille ses robes dans les rideaux de son hôte ou encore la carte bleue sortie d’un bas de laine par une môme qui a décrété l’état d’urgence – nécessité de faire les magasins pour que sa future marâtre devienne une princesse.

Saurez-vous retrouver cette scène ?

    Cerise sur le gâteau : la grappe de ballons. Que j’ai reconnus… c’était le film qui était en tournage à Central Park lorsqu’on était à New York il y a deux ans. Deux ans ! Ils sélectionnaient des gens pour la figuration, tous vêtus de couleurs vives ou mielleuses, bref, très Disney, leur indiquaient avec minutie les déplacements « naturels » à effectuer, et ont refait de nombreuses prises… au final, deux secondes au montage, en arrière-plan flou ! Et Melendili de me rappeler qu’en une journée, on ne tourne souvent que quelques minutes. On croit à la magie, ou on n’y croit pas. Y’a pas que les princes dans la vie, y’a les rêves aussi. C’était la touche too much, le slogan d’Ebly sauce guimauve. ^^

Voilà, vous pouvez à présent prendre un air afligé pour me lyncher. 

Le rêve de Cassandre – Woody Allen

A ne pas lire si vous comptez le voir ou que vous êtes un inconditionnel enragé de Woody Allen.

Titre décalé mais prémonitoire : un massacre, sans le côté épique de l’Iliade

Je ne suis pas une grande dévoreuse de film *recule d’un air épouvanté devant le gouffre qui me sert de culture cinématographique*, aussi ai-je peut-être manqué toute la subtilité de la chose – toujours est-il que je n’ai pas été enthousiasmée. Loin s’en faut.

Deux frères s’offrent un petit bateau (je peux mettre « petit navire » aussi, à vous de choisir votre référence), qu’ils baptisent le rêve de Cassandre. Encore deux qui connaissent leurs classiques… Leurs économies prennent le large, et lorsque le petit frère*, gros joueur, est dans les dettes jusqu’au cou, qu’il risque les représailles de ses usuriers et que son grand frère, petit (et surtout futur) entrepreneur en immobilier, n’a pas non plus les moyens de l’aider, vous avez le nœud de l’intrigue. On se tourne naturellement vers l’oncle prodigue, a self-made man pas très clean, qui en contrepartie demande comme « petit » service qu’ils assassinent un de ses associés qui pourrait faire des révélations plus que compromettantes. Le grand frère, épris d’une actrice (pleine de charisme pour le coup) au –dessus de ses moyens entraîne son frère. La navigation vers les enfers, pleine de doutes et d’alcool, est plutôt calme. Mer plate. Ni désespoir poignant ni classe du malfrat éhonté ;  j’étais persuadée, jusqu’au moment où l’on entend les coups de feu (théâtre grec : le crime est hors-scène, rapporté ensuite – par une coupure de journal, comme il se doit) que l’assassinat n’aurait pas lieu. Le film aurait pu s’arrêter là, pas transcendant, mais ça finissait sur un crescendo.

Mais ça continue. L’entrepreneur le devient vraiment, oublie ce malheureux incident, joue le cinéma avec son actrice, tandis que le frère sombre en dépression. Cette dernière est très bien jouée, bien glauque et malsaine comme il se doit. Et sa copine, ou fiancée, ou femme, je ne sais plus, moyenne plus que médiocre, mais jamais vulgaire malgré ses rêves simples passe très bien l’écran. Si bien que j’aurais plutôt vu le film centré sur la torture du remord, en commençant par cet épisode, en passant le meurtre sous ellipse, qui n’arriverait qu’à la fin, au summum de flash-back successifs – oui, je suis en train de faire des couper-coller grossiers dans la pellicule.

Seulement, le film est platement linéaire, sans véritables temps forts, de A à Z. Woody Allen a-t-il voulu nous faire une tragédie moderne, à l’antique, avec une « action menée jusqu’à son terme » *Aristote inside* ? Désolée, la catharsis n’opère pas. Pour cela, il faudrait qu’on adhère un minimum aux personnages, avant de s’en détacher. Mais ils n’ont rien d’héroïque, le grand est à peine humain, d’une médiocrité morale désolante, et le petit sans épaisseur. La richesse de son jeu n’intervient qu’après le crime – le mal est fait. A défaut de morale ou d’immoralisme cinglant, le film se clôt justement. Alors que le grand veut supprimer son cadet parce qu’il veut se dénoncer pour payer sa faute, il fléchit (morale familiale ou manque de force ?), ils se battent, le cadet tue l’aîné, et comme la coupe est pleine, il abandonne Cassandre à son triste sort et se noie. Et là, ce n’est toujours pas fini, on se tartine les inspecteurs qui constatent les décès (dès fois que le spectateur ait pu l’imaginer), et une scène sur leurs femmes encore insouciantes qui font du shopping – les deux personnages véritablement bien trouvés, au final.

Espèce d’agacement dégoûté. Même réaction idiote que lorsque j’avais lu la Bête humaine : pourquoi ne pas les avoir adossés à un mur et fusillés dès le départ ? On se serait épargné bien de la peine – non pas émotionnelle, ne rêvons pas, mais d’ennui.

* NB : je ne suis plus sûre de qui est le grand et qui est le petit frère, mais bon, c’est un simple moyen de les distinguer.

 

Casse-Noisette, pas d’étoiles mais des flocons

        Nous avions décidé avec deux amies d’aller voir Casse-Noisette à l’Opéra. Il était moins une, c’était la dernière. Dans ma grande naïveté, je pensais que j’aurais des places de dernière minute (à visibilité réduite, vous savez, le truc où vous ressortez avec un torticolis, mais aucune importance, vous avez pu voir – à peu près) aussi facilement qu’à Garnier j’en avais eu pour la Dame aux Camélias. Mais les places debout à 5 € de Bastille ne sont pas à visibilité réduite. En soi, c’est plutôt une bonne chose. Seulement, cela se sait (pourquoi ne suis-je jamais au courant de rien ?). Donc lorsqu’on se pointe comme des fleurs une demi-heure avant l’ouverture des guichets, il y a déjà largement de quoi pourvoir les fameuses 62 places. Il faut dire que l’on cumulait : samedi soir de vacances et dernière (j’excepte la soirée du réveillon où les places sont exorbitantes et j’imagine complètes cinq minutes après l’ouverture des réservations) d’un des ballets les plus connus, les plus populaires et qui plaisent le plus aux enfants comme aux non-connaisseurs (rien que les costumes valent le déplacement), dernière également d’un ballet dont nombre de représentations ont été annulées à cause de grèves du personnel (oui, personnel est au singulier, même s’il y avait des techniciens au pluriel). Là, j’allais maudire ma naïveté, lorsque Melendili a aperçu dans la file d’attente une khâgneuse de notre classe. Qui, après l’échange de quelques courtoisies hurlées pour cause de séparation par escalier, a accepté de nous prendre des billets, chaque personne ayant le droit à deux places. La troisième copine qui devait nous rejoindre a accepté de rester sur Versailles, et ceci constitue le deuxième volet de nos aventures extraordinaire.
    [Ce n’est que partie remise, s’était-on dit. Nous irons demain voir Paquita au Palais Garnier. Mais avec notre sens aigu de l’organisation, nous avons réalisé quelque demi-heure avant le début de la représentation de matinée qu’il n’y avait pas de représentation ce soir-là. Et bien évidemment, c’était la dernière. D’où que nous nous sommes simplement vues à la maison. Mais mon sens de l’organisation désormais légendaire a cependant réussi à dénicher la cassette du ballet en question, dont je ne soupçonnais même pas l’existence.]

            Je reviens à Casse-Noisette. Figurez-vous que les places debout, dans des boxes au fond du parterre sont sans commune mesure avec les places à visibilité réduite de Garnier. Chose extraordinaire, vous voyez vraiment. Evidemment, être grande ne gâche rien, et les talons, s’ils aident à vous flinguer les reins, sont plutôt bienvenus pour voir par-dessus la tête du Russe qui fait le pied de grue devant vous. Toujours est-il que lorsque Noël commence sur scène, on est happé par le spectacle et que lorsque les lumières se rallument pour l’entracte, 50 minutes après le lever du rideau, Melendili me souffle « Déjà ? ». Je n’ai pas vu le temps passer non plus. 

Les flocons

            Finalement, être assez loin de la scène a aussi son charme. On cesse de se focaliser sur telle variation, de se pâmer devant la propreté du bas de jambe, de soupirer devant la hauteur des levers de jambe pour saisir la géniale chorégraphie du corps de ballet et les variations dans leur ensemble. Je ne sais pas si c’est le recul spatial ou temporel qui permet cela, toujours est-il que le ballet m’est apparu dans une plus grande lisibilité. L’habitude de la pantomime, de la musique et de la structure d’un ballet y aident sûrement. Quand vous êtes un môme de huit ans qui va à l’Opéra pour la première fois, l’ordre réglé du pas de deux, par exemple, vous échappe. Vous vous laissez emporter au gré des valses et des manèges – la tête vous tourne lors des fouettés. Puis, au fur et à mesure des représentations auxquelles vous assistez (et des cassettes que vous vous passez en boucle), le ballet cesse de faire un tout homogène : vous y distinguez les ensembles, les pas de trois,  les variations, et à l’intérieur, les pas, les reprises et finalement les thèmes qui caractérisent les personnages principaux. Arrive ensuite un moment critique où on se laisse hypnotiser par les chats 6 impeccablement battus, les développés seconde aux oreilles et les équilibres interminables. C’est la période de la danseuse amateur qui n’est pas assez connaisseur pour être amateur au sens noble du terme. Vous appréciez certes le spectacle, mais comme un juge, qui pour ébahi qu’il soit n’en oubliera pas moins ses maniaqueries du juge. Le ballet flirte avec la performance de cirque. Puis quand vous vous êtes quelque peu habitué à la surenchère de batterie, de levers de jambe et de coup de pieds démesurés, abreuvé d’exploits techniques sur U-Tube, vous pouvez alors devenir l’amateur qui aime simplement ce qu’il voit. Vous ne vous demandez plus ce que signifie tel geste de pantomime comme le novice, vous ne décortiquez plus (du moins plus systématiquement) la chorégraphie, mais au contraire, celle-ci fait sens. Des langoureux déhanchés de la danse arabe aux équilibres décalés de Clara tiraillée par ses visions cauchemardesques, tout est clair – brillant même.

            Et toujours en ressortant l’envie de danser, de travailler la variation de Clara après la valse des fleurs, celle avec les emboîtés retenus, presque retardés, comme si on avait remonté une horloge et qu’elle arrivait au bout de sa course, une fin de rêve qui s’étiole en douceur. Une étoile filante ; un vœu : après glisser comme une ombre dans le troisième acte de la Bayadère, je voudrais devenir un flocon. Des envies d’éphémère.

           

La Modification, de Michel Butor

[Attention, prise de tête nombriliste (oui, je suis souple) en vue.]

 

 

        Vous êtes le personnage central de la Modification de Michel Butor. Ou ce qui s’en rapproche le plus. Pas d’identification. Pas un personnage à proprement parler, même si le nom de Léon se découvre au détour d’une page : vous, en tant que lecteur, vous insérez dans le roman, par cette seconde personne du pluriel qui vous happe plus qu’elle ne vous invite. Rien de plus justifié cependant, puisque l’infinie complexité d’une personne ne se reproduit qu’au prix de grossiers artifices – il est tellement moins mensonger de vous imbriquer vous, lecteur vivant et attentif (du moins au début) dans une histoire. Qui n’en est peut-être pas une. 

           Léon ou vous, peu importe, est dans le train Paris Gare de Lyon-Rome. Il ne se rend pas en Italie comme à son habitude, pour son travail de commercial chez Scabelli, fabriquant de machine à écrire, mais pour annoncer à Cécile, sa maîtresse, qu’il lui a trouvé une situation à Paris, qu’elle va pouvoir le rejoindre et qu’ils vivront ensemble à Paris. Il ne doute pas ; vous non plus, puisque vous êtes il. Mais ce voyage en fait revivre d’autres qui se superposent et tracent sur le rail de cette voie de chemin de fer l’histoire de cet homme : son voyage à Rome avec sa femme, son échec, son voyage à Paris avec Cécile, son échec, son retour à Rome avec Cécile, son mensonge et d’autres trajets en cul-de-sac. 

            Ces mêmes lieux (communs ) qui défilent rendent tout décor instable ; les voyageurs sont des identités de papier interchangeables que l’on appelle Agnès ou Paul à sa convenance, par commodité d’écriture. Les différents voyages réitèrent le même trajet, mais la ligne droite est brisée en des centaines de segments. La flèche chronologique ne va pas du passé à l’avenir ; le présent est truffé de renvois des deux côtés, au point que passé, présent et futurs s’entremêlent dans le seul temps du roman. Inutile donc de chercher à cartographier son chemin au milieu des prolepses et des analepses. Le temps, aussi bien que le personnage est une convention admise, mais que l’on peut faire éclater – dans ces éclats de voie avance le nouveau roman. 

Michel Butor efface  le roman : c’est ce livre blanc, que Léon a acheté gare de Lyon, qu’il ne cesse de manipuler, de prendre et de ranger, de feuilleter, mais qu’il ne lit pas et dont il ne sait même pas le titre, dont vous ne savez même pas le titre, c’est le livre que vous tenez dans vos mains –puisqu’encore une fois, vous êtes Léon, les « on » que l’on trouve partout et nulle part. Ce livre, c’est à vous de l’écrire, c’est-à-dire à vous de le lire comme vous l’’entendez, de le reconstruire en en composant les éclats. Brillant(s). On ne vous livre pas un miroir dans lequel vous identifier. C’est le matériau que l’on vous fournit ; car le nouveau roman est tout de même roman : la Modification est écrite, elle n’est pas tout à fait ce livre passe-partout blanc de Léon. Elle contourne ou plutôt cerne la difficulté en laissant apparaître les artifices du roman comme tels – l’écriture, bien loin de la verve de l’artiste inspiré, est présente sous sa forme concrète la plus triviale : Léon est marchand de machines à écrire. L’histoire est soumise à la mécanique de l’écriture comme Léon à celle du train, et si celui-ci est physiquement épuisé de son voyage, celle-là s’épuise dans ses tensions – jusqu’à la fin du roman, au double sens du terme. 

Les personnages sont aplatis dans deux dimensions, désuètes, comme le nom d’Henriette, la femme de Léon avec qui il ne parvient plus à communiquer. Les décors sont mobiles, représentés derrière la vitre du wagon. Les traditions romanesques sont un peu dépassées, mais on continue tout de même à les suivre, comme la famille qui loue sa chambre à Cécile et à qui les apparences suffisent – Léon est son « cousin ». Les vestiges du roman sont tenaces ; ils exercent une forte fascination, une attraction, même puisqu’on ne peut s’empêcher d’y revenir, de hanter ses ruines comme Léon et Cécile qui partent à la découverte des vieilles pierres romaines, parcourent les musées et sillonnent les églises. Le mythe de Rome – comme sa sonorité est proche de « roman », ne trouvez-vous pas ?- est plaisant, envoutant, même, mais il ne peut pas s’exporter. Le charme de Cécile est lié à celui de Rome, celui de l’histoire, au roman. Vous ne pouvez pas les arracher l’un à l’autre, il est pour ainsi dire impossible de débarrasser le roman de ses archétypes et stéréotypes, il n’y survivrait pas. 

Les voies ont beau être multiples, le train est obligé de suivre les rails de l’écriture, l’histoire court sur les lignes de la feuille. Impossible de dérailler sans que l’histoire patine. Elle avance toujours, se reprenant, se corrigeant, et se gonflant sur sa lancée. Léon ne doute pas, c’est bien plutôt sa certitude qui se modifie, s’émousse, qui s’altère en une certitude inverse à sa volonté de départ : il ne peut pas recommencer sa vie avec Cécile à Paris, sous peine de faire disparaître la Cécile qu’il aime et de la transformer en une seconde Henriette. De même, le nouveau romancier ne peut pas faire éclater le cadre du récit, seulement la nature morte qu’il renferme ; il est inexorablement ramené vers la logique romanesque – à lui de dessiner de nouvelles lignes de fuite. Bien loin de se libérer de son carcan routinier parisien, Léon comprend lors de son escapade extraordinaire à Rome combien il est dépendant de Paris. Les lois de la perspective ont parlé : l’horizon est plombé. Le train arrive à Rome mais l’arrivée n’est pas vraiment sa destination.

Cependant, c’est terminus, tout le monde descend.

 
       D’où la question existentielle : la voie du nouveau roman n’est-elle pas un cul-de-sac où il y a certes d’intéressants monuments qui valent le détour, mais où l’on est vite obligé de rebrousser chemin ? [Butor destructor ? -pardon, je n’ai pas pu rester sérieuse jusqu’au bout].