Le Dérèglement joyeux de la métrique amoureuse

Le dérèglement joyeux de la métrique amoureuse, de Mathias Malzieu et Daria Nelson

C’est pas mal, la poésie qui jure ; ça m’inspire plus confiance que la poésie qui gémit. Surtout quand y’a des images, et que j’y reconnais des trucs, malgré-grâce à leur trivialyrisme joué sur les mots.

Quelques extraits de ce recueil de Mathias Malzieu et Daria Nelson lu l’an dernier, fraîchement illustrés.

…

En moins d’une minute,
j’eus l’impression de te connaître
depuis longtemps avant ma naissance.

En moins d’une heure,
la pâtisserie fine de tes baisers
désintégrait définitivement le concept de temps.

[…]

Un jour d’amour avec toi compte
comme dix avec qui que ce soit.

Dessin d'une pâte en forme de pain d'épices se fait aplatir par un rouleau pâtissier avec des motifs traces de baisers

…

Le fantôme de Gainsbourg est venu la visiter

Je laisse encore un peu trop traîner les fantômes de mes ex. Je fais la vaisselle et la poésie, mais j’ai du mal à remballer dans les cartons celles qui ont fait partie de ma vie.

…

The storm and you

Le vent fait le con dans la rue,
saccage le silence de la nuit.

Les fantômes s’empalent dans les antennes
de télévision, les arbres lampadaires s’étirent
comme s’ils s’apprêtaient à courir un cent mètres
et toi tu dors comme une enfant.

[…]

 

Dessin d'un fantôme qui fait face à une page de journal empalée sur une antenne au-dessus des toits, tandis que d'autres pages sont emportées par le vent

 

…

Confiné avec une fée
(et les fantômes de mes ex)

Les fantômes de mes ex sont de sortie.
Pourtant, je les avais confinés dans de jolis petits cercueils en carton. J’avais fait quelques trous au cas où ils voudraient respirer. J’avais tapissé leurs murs de Polaroïds et autres souvenirs de souvenirs. […]

Dessin d'un Polaroïd montrant un mur de Polaroïds

Le Cœur synthétique et l’épousite aiguë

Interviewée pour la newsletter Les Glorieuses, Eva Illouz mentionnait Le Cœur synthétique, de Chloé Delaume. Mon cerveau s’apprêtait à classer l’affaire quand, cherchant un roman de Capucine Delattre à la médiathèque, je suis tombée dessus. Et comme je suis faible des coïncidences…

La déesse de l’amour ne l’a jamais lâchée, Adélaïde est sûre sur très bientôt quelqu’un va venir à sa rencontre. Adélaïde a tort.

Répéter le sujet dans son entièreté sans le reprendre par un pronom est un des prérequis pour rédiger un texte simplifié, accessible à des personnes ayant des difficultés cognitives (paradoxalement, cela rend le texte plus laborieux à lire pour les autres). Je trouve amusant que Chloé Delaume en fasse ici une marque stylistique. Jamais elle, mais : Adélaïde.

Après l’avoir moi-même écrit un certain nombre de fois dans cet article, je me demande si l’autrice a tapé le tréma à chaque fois ou si elle a écrit Adélaide partout et fait un gigantesque Ctrl F pour tout remplacer.

Adélaïde n’en a que faire : samedi, c’est évident, elle embrassera un homme, et cet homme si ça se trouve fera un parfait mari. Les filles sont affligées, Adélaïde devrait avec le temps comprendre que l’épousite aiguë relève de la névrose, qu’à se projeter immédiatement dans un schéma sécurisant, elle s’interdit de vivre normalement le début de ses histoire d’amour.

L’épousite, c’est génial comme trouvaille linguistique, non ? Et c’est le sujet du roman : peu importe qu’Adélaïde rencontre quelqu’un ou kiffe sa vie en célibataire, l’important est de guérir de l’épousite.

À trop penser à lui, à tant l’imaginer, il n’a pas le même visage. Adélaïde pourrait, à cet instant précis, se dire : Ce n’est pas un homme que je vois, c’est une fonction. Ce qui aurait pour conséquent de lui faire prendre conscience que remplir le vide n’est pas de l’amour. Mais le cœur d’Adélaïde, épuisé de solitude, réclame l’abandon de toute raison.

Câlins.

Hermeline n’aime pas trop Martin, meêm si elle ne l’a vu qu’un quart d’heure. Martin se revendique féministe, mais dit : Ma petite Adélaïde. Martin est un paternaliste, il est bien trop hétérodoxies-beauf, Adélaïde ne tiendra pas. Judith et Hermine font silence de leurs craintes. Au téléphone elles disent seulement : Tu le connais peu. Vas-y doucement. Clotide, elle, pousse Adélaïde à passer le plus de jours possible avec Martin hors de Paris, à organiser des week-ends. Son objectif secret étant de garder le chat.

La punchline m’a fait glousser (et je trouve qu’on sent bien le rythme de l’écriture dans cet extrait).

Adélaïde prend mentalement des murs de Martin les mesures. […] Elle sait que dans sa tête ça va beaucoup trop vite, mais son cœur a toujours connu l’aménagement comme un stade naturel.

Bulles de BD, 2023 #1

Rideau vert à motif et case "Si jamais je renais, je veux renaître moi-même."
Derrière le rideau, de Sara del Giudice
Cette bande-dessinée adopte un parti pris semblable à celui du film Une jeune fille qui va bien : on se focalise sur une histoire personnelle (ici, deux jeunes sœurs qui perdent leur mère et voient une belle-mère débarquer un an plus tard) avant que la grande histoire, présente en sourdine tout du long, débarque peu avant la fin pour tout faucher. Le dispositif narratif est rudement efficace, et laisse s’épanouir en amont une sensibilité du quotidien décrite à hauteur d’enfant, mais d’enfant toujours plus perspicace et pragmatique qu’on aurait tendance à le simplifier, inversant parfois le relief entre les montagnes de l’enfance et les drames des adultes.
Les enfants, la belle-mère et la gouvernante devant un tas de gravats post-bombardement, case "Je pensai que vivre était si sacrément difficile quand on sait combien il est sacrément simple de mourir."
J’ai pensé à ma camarade qui vient de perdre un ami proche — le 4e cette année, dans un second accident de la route.
J’ai mis du temps à avancer dans l’histoire. Comme c’est de plus en plus souvent le cas, je m’arrête sans cesse détailler les partis pris stylistiques du dessin, trouver quel trait ou quelle couleur me provoque une sensation d’étrangeté ou au contraire d’extrême familiarité, dans un partage chaleureux, presque sensuel, du monde.
Les deux soeurs en tailleur chacune sur leur lit, lampe de chevet allumée
Regardez-moi cette lumière comme traits concentriques qui viennent même colorer le dos de l’aînée, et ces ombres raides qui grouillent-grignotent l’angle au-dessus de la cadette.
Le père et la belle-mère en robe de mariée sous un parapluie, suivis par les enfants et la gouvernante avec leur propre parapluie
Cheveux crayon gris pour les sœurs, en flammèches de vitrail blond pour la belle-mère.
Le père et la belle-mère devant un journal, l'air soucieux.
Le mélange de dessin et de photographie est étrange – pour les tableaux au mur, les livres de la bibliothèque ou encore certains motifs de papier peint (alors qu’ils sont si magnifiquement peint sur le rideau inaugural et final).
…
Concerto pour main gauche, de Yann Damezin
Certaines bande-dessinées n’ont pas spécialement de raison d’être des bande-dessinées ; la même histoire aurait pu être racontée sous la forme d’un roman ou d’un film si le dessin n’avait pas été le médium privilégié de l’auteur. D’autres, et Concerto pour main gauche en fait partie, n’existeraient pas autrement (ou comme film d’animation, à la rigueur, à la manière de Persepolis) : toute la poésie de l’ouvrage réside dans ses métaphores visuelles.
"Je me souviens que lorsqu'il pénétrait dans une pièce, son pas lourd et sa voix de stentor semblaient nous ramener le tumulte des forges." Image d'un père qui prend toute la pièce, accumulant une épouse minuscule. Son corps immense fonctionne comme une fenêtre sur des toits d'usine.
Cela commence par une recherche sur la traduction des sons en motifs…
… et s’étend à toutes choses, toute perception, émotion, rendues sensibles dans tout ce qu’elles ont d’étranges, foisonnantes, déchirantes, dérangeantes…
"Elle avait confié à son piano la plupart de ses tourments et de ses pensées. Le monstre les avait gobés et les gardait jalousement dans son ventre noir et lustré. Mais lorsqu'elle s'asseyait devant lui et effleurait ses touches d'ivoire, il laissait s'échapper de fragiles et mélancoliques échos des secrets qui macéraient en lui. Mes soeurs, ms frères et moi écoutions alors la musique parler de ce qu'on ne dit pas."
Tout au long du roman graphique, la musique est figurée par ces curieuses gouttes-plumes à motifs qui glissent, volent, rampent, grouillent comme des bactéries ou ondoient comme des spermatozoïdes. On retrouve également cette image du piano rempli de viscères :
"Ce que personne ne comprenait , c'est que je haïssais le piano autant que je l'aimais. Si je martelais si violemment son clavier, c'était dans l'espoir de lui arracher son secret. Entre lu et moi c'était une combat, une lutte. Je voulais qu'il avoue. Je voulais savoir ce qu'il recelait dans sa panse."
Toujours beaucoup de motifs décoratifs, mêlés à des mouvements organiques, sinueux.
Plusieurs vignettes avec des espèces de serpent avec un oeil ou une oreille à la place de la gueule qui s'approchent du pianiste. "Peu à peu, je devenais célèbre, craignant cependant toujours que l'on s'intéresse davantage à mon handicap qu'à ma musique."
Petit wow pour ces extraits sur le passage du temps, le deuil et la vieillesse.
6 cases montrant la mère dans la même position, avec des rides qui se rajoutent à chaque case, pendant qu'elle annonce la mort d'un de ses enfants. "Il est normal que la jeunesse se moque. Elle pense que les vieillards sont lents à cause de leur dos, de leurs articulations, de leur arthrose… Elle ignore ce que nous avons de souvenirs et de regrets, qu'il nous faut tirer après nous à chacun de nos pas. Puisse-t-elle l'ignorer longtemps."
Quelque chose me gênait dans le style de dessin, faussement naïf et vraiment torturé (de fait, certains épisodes narrés sont aussi dérangeants), mais il y avait décidément trop d’originalité, de créativité débridée, trop d’exubérance malgré le noir et blanc pour ne pas tenter la lecture. C’est d’ailleurs là que la médiathèque prend tout son intérêt, au-delà même de l’économie réalisée, encourageant à lire des ouvrages qu’on ne se serait jamais risqué à acheter.
…
Báthory, la comtesse maudite, d’Anne-Perrine Couët
Petite entreprise de fiction démystificatrice (ou de substitution d’un mythe à un autre) : il ne s’agit pas tant de raconter l’histoire d’Erzsébet Báthory, femme de pouvoir dans la Hongrie du xxx siècle, que l’histoire de sa légende, celle d’une « comtesse sanglante » bâtie à coups de rumeurs et de faux témoignage culminant en un procès expéditif. Certaines doubles pages mettant en regard cris de douleurs fantasmés et cris de plaisirs condamnés sont à ce titre particulièrement savoureuses.
"On a comblé les trous du récit, parce nos esprits craignent le vide." "On a fabriqué un monstre, qu'ils supportent mal l'ennui."
Buste de perso qui parle "Je sais de source sûre qu'elle est coupable. D'ailleurs, tout le monde le dit !"
Stylistiquement, ce n’est pas tout à fait ma tasse de thé : les personnages ont quelque chose de Dammann quand je préfère Mariage Frères. Mais la palette réduite et les ziguiguis faussement hâtifs de certains décors m’ont assez plu (et c’est reposant de pouvoir avancer dans une histoire sans avoir l’impression de devoir absorber chaque case jusqu’à la moelle).
…
Céleste. Bien sûr, monsieur Proust, de Chloé Cruchauder
Coup de foudre stylistique immédiat : ces couleurs-lumières d’aquarelle, ces émotions translucides, la palette violette, les silhouettes au trait noir de calligraphe, déliées, étirées, dansantes d’humour… Une intrigue à fond littéraire, en plus, n’est-ce pas tout ce qu’il me fallait ? Et bien menée de surcroît, découvre-je à la lecture. Non, vraiment, mon seul regret est de ne pouvoir lire de suite le second volume.
Céleste, saisie par la sonnerie du téléphone, est montrée à la case suivante affolée, ne sachant plus où donner de la tête (3 bustes dessinés pour un corps)
Céleste au lit alors que son mari, réveillé en pleine nuit pour une tâche domestique, est une silhouette à contre-jour dans l'encadrement de la porte
Non mais cet air ravi de qui reste au lit quand son compagnon part bosser en pleine nuit.
Cette inventivité graphique… Une citation qui se promène sur la page comme un délicieux fumet odorant ; une projection de l’appartement de Proust comme une île rocheuse au sommet de laquelle trône son lit sous cloche ; une page de la Recherche écrite en calligramme de manière à figurer la couverture du lit sur lequel se trouve l’écrivain…

Délicieuses pincées de critique littéraire au passage :
"… voyons comment Marcel nous met en appétit… L'incipit, c'est comme tremper le doigt dans le plat avant la dégustation…"
"… ce serait plutôt une succession d'images dignes, sur lesquelles on resterait si longtemps, qu'on comprendrait, sentirait, chaque détail…"
S’applique aussi bien aux scènes de Proust qu’aux vignettes de cette bande-dessinée…
N’hésitez pas, même si vous n’avez jamais lu Proust : les références à La Recherche sont comme des easter eggs savoureux, qui n’empêchent nullement de cheminer aux côtés de Céleste, novice dans le grand monde comme dans celui de la littérature.
Proust dépassant de lèvres bleues géantes "En me souvenant plus tard de ce que j'avais senti alors, j'y ai démêlé l'impression d'avoir été tenu dans sa bouche, moi-même ; nu, sans plus…"
Alors j’ai déjà eu cette impression, mais pas avec une conversation téléphonique…

Carnet de barre #2 : les grands pliés

Cela fait un an que les seuls cours de pédagogie que nous avons sont destinés aux éveils-initiation, c’est-à-dire aux enfants de 4 à 6 ans qui ne sont pas là pour apprendre une technique de danse (classique, contemporaine, jazz…), mais pour développer leur motricité. Il a fallu attendre la deuxième moitié de la deuxième année de formation pour avoir notre premier cours de « progression technique », c’est-à-dire de pédagogie pour apprendre à donner des cours de danse — le cœur de notre futur métier, quoi.

Ma camarade N. était impatiente : le vif du sujet, enfin ! Nous avons été un peu désarçonnées quand le thème de la séance a été annoncé : la structure d’un cours de danse classique. Grands pliés, dégagés, battements tendus, ronds de jambe… doit-on vraiment tout repasser alors que cela fait 20 ans qu’on en prend ? Eh bien oui, et pas seulement pour noter le type de musique qui sied à chaque exercice (menuet, valse, habanera, etc.) ou identifier les principales difficultés qui guettent (le genou pas au-dessus du pied dans les pliés, la jambe de terre et le bassin qui fait la lambada dans les ronds de jambe…) : les grands pliés se sont trouvés faire débat.

Si vous êtes étranger à la danse classique, il faut savoir que la classe commence toujours par des pliés où que vous soyez dans le monde, débutant ou professionnel. Ils peuvent être précédés par un réveil corporel pour mobiliser les chevilles ou la colonne vertébrale, mais le premier exercice en tant que tel est invariable : ce sont les pliés, avec des demi-pliés (la jambe plie au maximum qu’il est possible sans décoller les talons) et des grands pliés (on va jusqu’en bas en décollant les talons). Dans toutes les positions ou presque : en première (les deux pieds réunis au niveau du talon, quelque part entre le V et la ligne à 180°), en seconde (idem en écartant les jambes), en quatrième (jambes écartées mais un pied devant l’autre) et en cinquième (les deux jambes et pieds collés tête-bêche, orteils contre talons) ou en troisième pour les plus jeune (comme une cinquième, mais moins croisée).

Illustration maison extraite du livre que j’aimerais reprendre et finir cet été, on y croit (oui, il manque un L à pellicule)

Dans notre formation, les grands pliés en quatrième position sont bannis ; ça on a eu le temps de le comprendre. Ils sont mauvais pour les articulations et, contrairement aux demi-pliés en quatrième (position de départ des pirouettes), ne préparent à rien dans la technique. Je n’y avais jamais réfléchi auparavant, mais ça fait sens, et la sensation de tiraillement dans les genoux ne me manque pas le moins du monde. En revanche, je n’arrivais pas à comprendre pourquoi les grand pliés étaient régulièrement retardés, arrivant après les dégagés voire les battements tendus — parfois pas même comme exercice à part entière, saupoudrés en guise de ponctuation finale à d’autres exercices. Je prenais ça pour une coquetterie de professeur, entre oubli maquillé et désir d’originalité. Ce ne serait pas la seule marotte rencontrée dans cette formation.

J’ai enfin eu la réponse à la question que j’avais omis de me poser. Les grands pliés sont relégués au rang de deuxième voire troisième exercice pour respecter une progression anatomique. Vous trouvez ça normal, vous, de soumettre vos articulations à cette amplitude, de faire travailler ainsi vos hanches, pour ensuite reprendre ensuite à la cheville avec des dégagés pépères ? Une fois comme ça, d’accord, mais tous les jours, tout une vie, vous imaginez ? Eh bien, maintenant que vous le dites… Prise de conscience en accéléré de la force de l’habitude, élevée au rang de rituel dans cette discipline académique qu’est le ballet. On le fait parce qu’on l’a toujours fait, non ?… oubliant au passage l’invention de la tradition et l’évolution des sciences anatomiques appliquées au mouvement.

J’ai mentalement repassé les cours des différents professeurs que j’ai pu avoir au prisme des grands pliés, les mettant en relation avec mes sensations. Du conservatoire, j’ai le souvenir des grands pliés comme d’un concert de craquements ; ça nous faisait marrer, les genoux craquotte en cascade, mais effectivement, nos professeurs étaient de la génération des hanches en plastique. Est-ce mieux dans la formation actuelle, où les grands pliés sont retardés dans le cours ? Pour être honnête, il me manque quelque chose dans les jambes. Seule exception : le professeur qui inclut dans son réveil corporel des sortes de grands pliés seconde en transférant le poids du corps d’une jambe sur l’autre, à mi-chemin entre le squat et l’étirement informel que l’on ferait plus tard et plus bas, jambe étirée. Là, j’ai le sens du repoussé. Et de revenir, entre autrefois et aujourd’hui, presque hier, aux cours que j’ai pris avec Frédéric Lazzarelli au centre de danse du Marais, un des rares cours open où je me sentais bien chauffée. J’attribuais cela aux nombreux demi-pliés qui émaillent sa barre, avec pas mal de dégagés brossés, mais en y repensant : ses cours commencent avec des pliés, en seconde et en première position uniquement ; les grands pliés en quatrième et cinquième position concluaient les ronds de jambe ou autres exercices ultérieurs.

D’où je pencherais actuellement pour la synthèse suivante : grands pliés en seconde et première en début de barre, puis plus tard en cinquième position, en zappant la quatrième. Et ma camarade plus aguerrie car passée par une formation professionnelle en Angleterre, qu’en pense-t-telle ? Elle a eu l’air exaspérée par ces dérogations fantaisistes à l’ordre de la tradition. J’ai été surprise : sachant ses problèmes passés aux genoux, je l’aurais imaginée particulièrement réceptive à cette sensibilisation émanant d’une ancienne danseuse du ballet de Cuba qui, à 66 ans, pourrait encore montrer tout le cours, n’était un bête accident… de circulation. Puis je me suis souvenue, et j’ai ravalé ma surprise : après un an et demie à voir sa discipline systématiquement oubliée ou minorée dans une filière qui lui est pourtant dédiée, ce backlash conservateur est-il si surprenant ? Mais cela mériterait un autre billet.

Je n’ai pas du tout documenté mon apprentissage de futur professeur de danse au fur et à mesure comme je le pensais. Si jamais il y a des aspects qui vous intéressent, des questions que vous vous posez, des sujets que vous aimeriez voir abordés, n’hésitez pas à me les indiquer en commentaire – ça me fera plaisir d’avoir du grain à moudre en bonne compagnie.

Alonzo King Lines Ballet à Roubaix

Acte I : « Au fait, il y a 5 danseurs d’Alonzo King qui prennent le cours ce matin »

Vendredi 13 janvier

La directrice m’interpelle toute guillerette dans le couloir : « Au fait, il y a 5 danseurs d’Alonso King qui prennent le cours ce matin ! » C’est évidemment le jour où j’ai le justaucorps le plus laid de ma garde-robe chorégraphique, avec l’élastique qui commence à sortir des bretelles, un héritage mauve de l’époque des auditions où le noir et les couleurs vives étaient interdits. C’est aussi mon deuxième cours de reprise post-lumbago, je vais conserver  ma ceinture lombaire pour danser. Tout à fait à mon avantage. Plus loin dans le couloir, j’entends la directrice répéter la nouvelle à une nouvelle arrivante… danseurs d’Alonso King aujourd’hui… studio bleu…

La couleur est répétée dans le couloir, au cas où on n’aurait pas jeté un coup d’œil au planning stabiloté. Le studio bleu, c’est le plus grand de l’école ; on nous l’accorde rarement pour les cours de danse classique, car les contemporains sont plus nombreux. Il faut des guests pour avoir droit au studio bleu : la venue de Simon Leborgne comme professeur ou des danseurs d’Alonso King Lines Ballet, donc.

Techniquement, ils prennent le cours avec nous (ils nous remercieront d’ailleurs à la fin d’avoir partagé notre studio avec eux) ; concrètement, nous prenons le cours avec eux. Ils ont investi le studio les premiers, se sont installés tout au bout ; nous restons de notre côté, plus proches de l’entrée, sans en perdre une miette. Je ne suis pas la seule à être au spectacle : la directrice de la formation, la directrice de l’école du ballet et  le coordinateur administratif sont assis par terre devant le miroir, genoux montés tenus dans les mains.

La professeure, que l’on a déjà eue l’année dernière, a la bonne idée de donner un cours relativement simple : les pros peuvent cuver leur jetlag et réveiller tranquillement leur corps sans le fatiguer, tandis qu’on fait de notre mieux pour ne pas avoir l’air (trop) ridicules à côté. J’aurais pu mieux choisir ma place à la barre pour tous les voir, mais je suis déjà bien contente que les exercices pas trop compliqués à mémoriser me laissent une part de cerveau disponible pour grappiller les jambes qui dépassent à l’autre bout de la barre.

Car c’est ce qui étonne en premier, avant même leur manière de danser : leur taille. Ils sont immenses. ELLES sont immenses. Pour la première fois de ma vie dans un cours de danse, je me sens petite. Imagine moi si toi tu te sens petite, me souffle une camarade d’une tête et demie de moins que moi. Le plus petit est un garçon ; il fait pas loin de ma taille, 1 mètre 78, probablement 1 mètre 80. Les filles font 1 mètre 82, 1 mètre 83 m… Le plus grand explose les 2 mètres, il pourrait être basketteur. Ce n’est pas la première fois que je croise des gens de cette taille, évidemment. Mais des danseurs classiques, des danseuses surtout… Pour ceux qui ne sont pas familiers avec l’univers du ballet, la taille constitue un enjeu dans les pas de deux du répertoire : il faut qu’une fille sur pointe avec le bras en couronne au-dessus de sa tête puisse avoir un partenaire en mesure d’attraper ses doigts, ou a minima son poignet, en étant lui à pieds plats. Rien d’absolu, donc, c’est toujours par rapport aux tailles des uns et des autres que les filles très grandes et les garçons très petits auront ainsi tendance à être écartés dans les auditions, car a priori plus difficiles à distribuer. Mais pas dans la compagnie d’Alonzo King… où la discrimination se ferait plutôt en sens inverse. Des compagnies dansant quasi-exclusivement les œuvres du chorégraphe qui les dirige, il y en a ; que ce chorégraphe soit d’obédience classique, c’est aujourd’hui plus rare ; qu’il affectionne les long limbs, long lines… rarissime.

Les danseuses d’Alonzo King sont fascinantes à observer. Même lorsqu’elles tiennent un développé seconde à une hauteur que ma camarade N., ex-professionnelle, égale sans problème, il y a autre chose. Une autre manière de gérer la gravité. Un peu extra-terrestre. J’ai l’impression d’observer une autre espèce se mouvoir, et de redécouvrir le concept de membres, jambes… La seule fois où j’ai pu danser dans le même studio qu’une danseuse si grande, c’était Lucie Fenwick lors d’un stage d’été à Biarritz ; elle était encore à l’école de danse et l’on sentait que tenir son centre était un enjeu majeur pour elle, quelque chose à réapprivoiser à chaque instant. Les danseuses d’Alonzo King sont plus expérimentées, dans la trentaine. Cela fait plusieurs décennies qu’elles connaissent leur corps, et leur centre est intégré : il ne semble plus être là pour tenir, mais pour rayonner.

You’re gorgeous, ai-je soufflé à la danseuse en short dans la file d’attente pour la diagonale. Je ne sais pas si je me suis plus retenue de laisser éclater ma fangirlitude instantanée ou plus poussée pour la traduire en quelques mots plats pouvant être passés. Elle, ni surprise ni flattée, mais chaleureuse, enjouée, remercie simplement d’une vois plus grave que je l’aurais imaginée.

C’est ce qui rend ces danseurs incroyables, au-delà de la fascination qu’exercent leur corps : ils s’éclatent. Même pour un cours tout bête, arrivés la veille de Boston. Peut-être que la tournée a pour eux des airs de vacances (j’ai vu des images de laser tag passer en story sur leur Instagram)(oui, j’ai stalké après le spectacle)(non, ils n’étaient pas à l’agonie dans leur lit). Je parierais pourtant qu’ils exsudent la même joie de danser à domicile. Le contraste était frappant : nous étions concentrées sur nos exercices, soucieuses de bonne tenue bonne position jusqu’à la crispation, tandis qu’eux, sûrs de leurs appuis, s’en servaient pour gambader et caracoler. Ou juste rayonner depuis une fausse immobilité. Mais c’est dans les déplacements que c’est le plus manifeste : ils bouffent l’espace. Pas juste parce qu’ils sont grands et sont sur nos talons après leur premier passage en diagonale alors que nous terminons notre second (le studio bleu n’était pas du luxe). Parce qu’ils s’y lancent en s’amusant, le sol comme sécurité, le volume comme conquête. Dans la petite batterie, l’un roule même de la tête comme un chat qui se frotterait à un coin de meuble, en appel, déjà en l’air (tu me demandes de faire ça, je ne retombe pas sur mes pieds). Joie de tourner, joie de sauter.

Joie, joie, sourires, c’est contagieux. Ça me donne envie de danser grand, dans une urgence ludique à me dé-rabougrir, à bouffer l’espace moi aussi, même si mes appuis sont plus chancelants. Ça me rappelle les plus belles sessions de mes cours à Paris, quand il n’y avait plus d’enjeu de niveau, seulement de danse ; ça me rappelle ce que c’est de danser, en fait, ce que ça fait quand ça fait du bien. Je suis une gosse devant un immense sapin de Noël. Les danseurs sont le sapin, sont les cadeaux, je jubile, j’aimerais qu’ils ne partent jamais, qu’ils dansent avec nous encore quelques cours, j’ai l’impression idiote que je progresserais davantage s’ils étaient là, que j’apprendrais par imprégnation quelque mystérieux secret de la danse-quand-on-est-grande, mais déjà c’est la fin du cours, nous sommes par terre en deux demi-cercles pour un dialogue maladroit, eux à l’aise, nous empêtrés dans notre admiration ou notre anglais.

La fille gorgeous prend le plus spontanément la parole ; c’est l’une des plus anciennes du groupe. La fille au justaucorps vert est l’une des dernières recrues. Ils semblent redécouvrir leur taille quand je leur demande s’il y a des critères en ce sens pour intégrer la compagnie ; c’est vrai qu’ils le sont tous, grands, se regardant les uns les autres pour vérifier cette donnée ; cela me surprend, alors que je suis moi-même toujours surprise quand on me renvoie ma taille comme un élément remarquable. On oublie. Où ont-ils été formés ? Ils viennent d’un peu partout, mais surtout des États-Unis. Sont passés par différents programmes pré-pro. Deux des garçons étaient chez Alvin Ailey ; l’un for some time. Les autres rigolent et à l’accumulation des for some time dans son parcours, on comprend qu’il a papillonné d’une école à une autre, peinant à se fixer en un seul endroit. Il y a des choses à prendre partout, se justifie-t-il en sachant que ses collègues ne seront pas dupes.

Sorties avant eux, qui conservent le studio pour tester des fragments de chorégraphie ou s’époumoner un peu plus, on s’esbaudit entre nous. Comme des gamins, on fait la taille pas des mains mais des chaussures : celle de N. a l’air d’une chaussure d’enfant à côté des DcMartins du basketteur-danseur.

C’était comment ? nous demandent les contemporains aux micro-ondes. C’était FOU.

…

Acte II : répétition plateau

Samedi 14 janvier

Assister à une répétition générale de Lines Ballet ? Je m’y étais inscrite bien avant, sans même imaginer qu’ils viendraient prendre un cours. Le jour du cours, on nous annonce que ce sera une répétition plateau, pour les techniciens davantage que pour les danseurs. Peut-être qu’ils ne danseront pas du tout. On verra bien. Le lendemain, je me pointe au théâtre avec Mum, de passage à Roubaix. Il n’y avait pas beaucoup d’inscrits alors j’ai réussi à l’incruster — pour les majeurs, ça ne pose pas de problème. Elle est majeure.

La compagnie est effectivement en train de faire du placement sur scène quand on arrive. Prise de repères, doivent-ils s’aligner à l’aplomb ou derrière l’épaule du danseur devant eux ? comme ci ou comme ça ? La danseuse gorgeous se fait la porte-parole du groupe auprès de la répétitrice quand les remarques disséminées des danseurs ne sont pas audibles. Même s’ils ne dansent pas, je suis contente de les voir travailler, assise dans la salle mais en coulisses, observant les discussions, les attitudes, les tenues de chauffe. Bottines d’échauffement (qui surprennent Mum) et doudounes sont de sortie, il fait un peu frisquet dans la salle déserte.

Répétition plateau sur une autre scène, pour une autre date de leur tournée. Photo postée en story Instagram par @tatum_quinonez

Les danseurs prennent une courte pause, et le filage technique commence. Deux stratégies : certains marquent les pas pour ne pas se fatiguer avant le spectacle, d’autres font des séquences entières à fond ou presque pour se les remettre dans les jambes. C’est notamment le cas d’une danseuse qui n’était pas là au cours de la veille ; elle est spectaculaire, dans son investissement comme dans son physique : où cache-t-elle les muscles nécessaires à ce qu’elle fait dans des jambes si gringalettes ?

Ils échangent parfois quelques paroles, informations utiles ou remarques en passant, sans jamais se départir de leur professionnalisme, qui leur intime de marquer l’intégralité de la chorégraphie. Tu fais toujours ça avec ton pied à ce moment, c’est marrant… La concernée lui répond alors qu’elle lui tourne déjà le dos. Really? I hadn’t noticed. Et tous de commenter et de rire sans marquer de pause, comme si leurs gestes étaient non pas automatiques, mais tout à fait anodins, un sachet de thé que l’on remue dans une tasse, un café que l’on touille à côté de la machine. L’un des danseurs, celui qui la veille caracolait, passe une partie de la répétition son écharpe à la main ; au gré de ses entrées et sorties, il se l’attache autour du cou, des hanches, en écharpe de Miss, et finit invariablement par la tenir quand elle se détache. Le doudou Füller n’est mis de côté qu’en même temps que la doudoune sans manche orange.

Les pelures sont conservées longtemps avant d’être ôtées, parfois troquées contre une autre couche avant d’être abandonnées : les variations vestimentaires sont un signe sûr des corps qui se réchauffent. Certains marquent de moins en moins, les dynamiques deviennent lisibles, les mouvements gagnent en ampleur. On les sent contaminés, envahis bientôt par la danse. Ils se prennent au jeu, entre eux, et la répétition devient spectacle, pour nous. L’un des danseurs finit torse nu, incroyablement beau, en nage.

Quand tout est déroulé, j’entends nos applaudissements tout maigrelets à moins de dix pelés dans la grande salle vide ; ça ne résonne pas du tout à la mesure de mon enthousiasme. C’est contrariant mais ils savent. On se fait des signes d’au revoir : eux ne nous reverrons pas, mais nous si, il reste des billets en vente pour le spectacle du soir. On repart, chacune avec nos chouchous à la bouche. On bave, hein ? s’enthousiasme la directrice.

…

Acte III : Deep River

Habitant Roubaix, je bénéficie au Colisée de places de première catégorie à 15 € pour moi et mon accompagnatrice. Après avoir assisté à la répétition depuis le parterre, nous verrons donc le spectacle depuis le deuxième rang du balcon (pour éviter la rambarde du premier). Nous sommes à la fête, sandwich, cidre et selfies mère-fille théâtraux.

On a beau retrouver les séquences traversées dans l’après-midi, avec les lumières, les costumes et les danseurs à fond, c’est tout autre chose. Les individualités sont moins visibles, tous réunis par une même œuvre à faire vivre. Je me rends compte que je n’ai pas ce besoin que je ressens souvent au spectacle de tous les identifier, scruter, comparer… tout ça a déjà eu lieu avant. Pas besoin d’élire des favoris à suivre de manière préférentielle dans les ensembles, je me laisse porter par les uns et les autres, heureuse de les découvrir comme artistes et plus simplement comme danseurs. Je devrais n’en être que plus attentive à l’œuvre, mais c’est l’inverse qui se produit, la pièce me renvoie à l’admiration qui s’est montée en chantilly dans les 24h écoulées. Je ne peux qu’être enjouée, toujours sous le coup de la fascination. Je les regarde se déployer et onduler comme on regarde un feu de cheminée crépiter, dans un état second, hypnotique.

Qu’ai-je perçu de Deep River ? Des chants, des accents blues, des couleurs jaunes, chaudes, ocres, des lumières au sol, des ensembles ensemble et d’autres où les danseurs dansent aux quatre vents, des solos pas toujours seuls en scène, des duos mais peut-être moins de contact qu’on pourrait imaginer, une traversée de scène lente, avec une danseuse portée inconsciente par son partenaire, corps chéri et corps fardeau — rétrospectivement un des seuls moments où l’émotion perçait à travers la fascination. À la sortie, une camarade de la formation m’a avoué avoir trouvé ça beau mais n’avoir pas été touchée. Je me suis rappelée que c’était exactement l’impression que j’avais eue lors de ma découverte de Lines Ballet à Chaillot… et que j’aurais probablement eu ce soir-ci aussi si je ne m’étais pas sentie plus proche des danseurs, davantage touchée par eux que par la pièce —laquelle les éloignait et me les rendait plus étrangers déjà…