Prise de la Bastille par le New York City Ballet

J’ai avalé gloutonnement quatre soirées de ballets et n’ai pas même pondu un bref post. Cela vous a peut-être évité une indigestion suite à une omelette géante, mais tout de même, le New York City Ballet ne vient pas tous les quatre matins. Un mois déjà – les chorégraphies s’estompent pour laisser en souvenir des impressions et des flashs éblouis- mais je vous invite à faire le pique-assiette et à goûter à tous les plats.

 

 

Avant le spectacle…

 

 

… entendre ses talons claquer, apercevoir les gens en train de grignoter un sandwich, qui semblent habiter là, et entendre la sonnerie à l’entracte…

 

… l’odeur du programme, dont l’encre ou le papier, je ne sais pas, ne semble être utilisé que par l’opéra de Paris. Une splendide photo de Sérénade dessus – heureusement, ils ont cessé leurs essais de trucs conceptuels à tentative pluridisciplinaire.

 

… le réglage des jumelles, pour espionner en toute bonne conscience les musiciens déjà dans la fosse, les violonistes qui discutent ensemble avec enjouement, un jeune homme situé dans la région des instruments à vent et qui semblait s’ennuyer ferme, un moins jeune dont maman n’a pas réussi à voir s’il avait une alliance à la main…

 

… former une haie de déshonneur pour ceux qui arrivent un peu tard…

 

… saluer avant qu’il ait rien fait le chef d’orchestre, comme pour se dédouaner de n’y plus penser par la suite…

 

 

En pleine apnée…

 

 

Divertimento n°15

Chorégraphie de Balanchine sur du Mozart

Des costumes un brin vieillot avec des couleurs un brin violentes (même si je n’ai rien contre le turquoise fluo dans l’absolu), mais la chorégraphie est tout sauf poussiéreuse. Les photos peuvent être trompeuses parce qu’elles prennent toujours les instants structurés, les lignes harmonieuses et les symétries impeccables alors que tout l’intérêt est justement dans la déstructuration, le jeu sur les formations et reformations, les décalages, les groupes, duo, solo, trio où les partenaires se dédoublent pour qu’aucun duo ne soit en reste… Virtuose peut-être, mais avec goût.

[Et puis je ne sais où, un sourire comme je n’en avais jamais vu. Charme sûr de lui mais surpris d’être découvert.]

 

 

Episodes

Chorégraphie de Balanchine sur une symphonie de Webern

La musique est déconcertante, presque discordante de prime abord, mais la chorégraphie a tôt fait de nous la faire écouter – et plus seulement entendre. Justaucorps noirs et collants blancs, le plaisir des lignes cassées, une géométrie pour les yeux.

 

 

Tchaïkovsky Suite n°3

Chorégraphie de Balanchine sur… du Tchaïkovsky, vous vous en seriez douté.

Une première partie en robes roses et violettes cheveux détachés, une seconde en tutus plateaux. Entre deux le soulagement de ne pas en rester à un élan kitsch.

 

 

Sérénade

Chorégraphie de Balanchine sur Tchaïkovsky

Le rideau se lève sur une forêt de danseuse en sixième, face au public, la tête côté jardin qui regarde vers une main paume tendue dans la même direction, poignet cassé.

 

C’était le ballet que j’avais envie de voir. Celui dont on voit des photos partout, avec ces grandes jupes fluides et une vague auréole romantique. Même là, Balanchine ne réussit pas à faire du mièvre : il y a toujours une énergie folle – des réminiscences de danses guerrières géorgienne, m’apprend le programme.
Les danseuses semblent petites – du coup jamais de bras arachnéens mais un concentré d’énergie, bras et jambes qui tranchent l’air avec violence, sans pourtant altérer l’ambiance de douceur qui s’est installée sur le plateau.

 

 

Symphony in Three Movements

Balanchine sur une musique de Stravinsky

Une terrible joie et de la force. Ca éclate, déboule en tous sens, saute avec enthousiasme – les pieds en blancs des garçons en collants noirs sont autant de notes en négatifs qui viennent suspendre en l’air une partition exultante. Des duos en rose et noir. Et toujours d’immenses queues de cheval qui donnent un air d’amazones gymnastes à cette immense diagonale de filles, qui se dressent par le même mécanisme. Une grandeur imposante, renforcée par la perspective des tailles – lorsque la colonne se déroule, on découvre que les amazones du fonds font une tête de moins que celles du premier plan.

 

 

Brahms/Handel

Chorégraphie de Twyla Tharp et Jerome Robbins

Verts et bleus, les corps coulent, fluides. Des courants calmes mais à la vigueur sûre, aux nombreux revirements sans aucun débordement. Des portés ahurissants qui ne semblent même pas académique… assez insaisissable. Une des principals, Sara Means, d’une grande classe.

Première chorégraphie qui n’est pas de Balanchine et moyen d’observer ce qui relève de la chorégraphie et ce qui relève des danseurs… du moins, je le croyais. Parce que ces derniers son tellement imprégnés de Balanchine, qu’il est pratiquement impossible de faire la distinction. Autant chercher comment la Berma magnifie ses vers.

 

 

Duo Concertant

Chorégraphie de Balanchine sur une musique de Stravinsky

Le piano est sur scène, le violoniste aussi. N’oublions pas le couple de danseurs, embusqué derrière le piano. Qui écoute rêveur et reviendra souvent tâcher de rêver – mais plus sûrement de reprendre son souffle. Avec cette mise en scène- à proprement parler-, le spectateur est obligé de sentir la musique et son lien avec ces pas joueurs et flex qui viennent en cascade.
Surtout dans une scène noyée dans l’obscurité, l’image d’un cercle de lumière où vient se créer une main, un mouvement, apparaître un visage et disparaître le corps en son entier. D’accord, Malliphant n’a pas tout inventé (mais sur ce coup-là, je préfère Malliphant).

 

Hallelujah Junction
Chorégraphie de Peter Martins sur une musique de John Adams

Avant toute chose, il y a, suspendus au fond de la scène, dans un arrière-plan onirique –mais noir- deux pianos face à face, deux pianistes éclairés par deux lumières qui sculptent le reste d’obscurité en deux diagonales croisées. Un voile noir a beau être interposé entre les pianistes et les danseurs, il se dégage tout de même une force folle de ce curieux orgue moderne.
La chorégraphie, en notes blanches et noires, mêle les décalages, contrepoints et canons. Tout est toujours en tension, même les huit tours de Daniel Ulbricht, même les dessins géométriques qui sont étirés comme s’il s’agissait d’élastiques tendus au maximum.

 

 

After the rain

Chorégraphie de Christopher Wheeldon sur Arvo Pärt

Comment donner le degré de mon engouement sans verser dans l’enthousiasme délirant ? Passé les trente premières seconde où il m’a fallu me défaire de la chorégraphie que j’avais dansé sur cette musique-là – de Dos Santos (ou quelque chose comme cela)- et m’accoutumer à la grande maigreur de Wendy Whelan (qui fait corps avec Sébastien Marcovici), c’est magnifique merveilleux magique poignant ? On oublie totalement qu’il s’agit de danse, qu’il y a une chorégraphie que les deux interprètes ont du apprendre et travailler, et on laisse se laisser hypnotiser par ce temps de vie. Corps noueux et cheveux détachés comme un feuillage – liane- attachement – duo racinien.
[Faites taire les deux imbéciles derrière qui assassinent déjà la chorégraphie la résonnance de la dernière note à peine évanouie.]

 

 

Dances at a Gathering

Chorégraphie de Jerome Robbins sur des Mazurkas, Valses, Etudes, Scherzo et Nocturne de Chopin

Au siècle dernier, celui, intemporel, de la nostalgie et du souvenir, une rêverie sur des rencontres amicales, espiègles, amoureuses, fraternelles, passionnées, attendues, retardées, déclinées, qui n’ont peut-être jamais eu lieu ou alors d’antan, déjouées mais rejouées sur scène… Apaisant mais pas lénifiant ; subtile, plein de vie et de finesse, cela glisse, fluide comme les robes des jeunes filles, jusqu’à la fin où les danseurs se tiennent immobile face aux spectateurs mais regardant bien plus loin, comme à travers eux.
[Dit comme ça, ça a l’air kitschissime, mais je vous assure que ce n’est pas le cas, que l’on s’amuse à retrouver tel danseur avec telle ou telle partenaire (je crois que c’était pour la danse d’Ashley Bouder que j’ai eu un faible, et pour Amar Ramasar), à voir les couples se reformer, et à surprendre des clins d’œil d
’humour]

 

Carousel (A dance)

Chorégraphie de Christopher Wheeldon sur « The Carousel Waltz » et « If I love you », Richard Rodgers

Ambiance foraine, guirlandes aux tringles et triangles rouge dans les fentes des jupes violettes. Benjamin Millepied (après Petipa, avouez que c’est un nom qui claque pour un danseur !), formidable forain. Et surtout ce manège qui n’a jamais si bien porté son nom, où les cavalières sont devenues chevaux de bois, et, une barre dorée à la verticale, galopent sagement par monts et par vaults.

 

 

Tarentella

Chorégraphie de Balanchine sur une musique de Louis Moreau Gottschalk

Pittoresque si l’on s’arrête aux costumes. Virtuose sans aucun doute. Feu d’artifice (et) d’artifices techniques. On ne compte plus les tours ni ne peut nommer les entrepas qui s’enfilent en un rien de temps – en moins de temps que cela encore- semblent devancer la musique. Megan Fairchild et Joaquin De Luz sont époustouflants et brillants. Pas un étalage technique comme raillent d’autres charmants voisins de derrière, mais une grande éclaboussure d’énergie riante.

 

Barber Violon Concerto

Chorégraphie de Peter Martins

Deux couples qui se répondent : un classique pur, pointes, chignon banane, brillant à l’oreille pour elle, chemise bouffante pour lui, grande classe ; un plus contemporain, robe toute simple et queue de cheval pour elle, collants pour lui. Le classique qui par d’amples mouvements, nous donne un beau pas de deux (image du couple de dos, croisés en grande fente) ; le contemporain plus ancré dans le sol. Puis classique et contemporain dans une drôle de juxtaposition où les couples dansent côte à côte sans se voir, se croisent en des trajectoires qui s’évitent… on voit où la chorégraphe veut en venir mais la mayonnaise met du temps à prendre (et ce n’est pourtant pas faute d’ingrédients alléchants). Enfin, les deux pas de deux de la dernière partie ou les couples se sont dissociés : tout d’abord celui passionné du contemporain (Albert Evans) et de la classique (Sara Means – cette fille est la classe incarnée) à qui l’on semble d’abord faire violence, dont la retenue résiste, et qui finit, les cheveux dénoués, par s’abandonner totalement à son nouvel amant. Quant au classique (Charles Askegard), que l’on pouvait penser être resté seul aux prises du désespoir d’avoir perdu son élégante moitié, il est surtout aux prises de la contemporaine (Ashley Bouder), véritable petit morpion qui a résolu de ne pas lui ficher la paix. Un drôle de combat s’engage alors, où tous les coups sont permis – et hop, que je te file entre les jambes- y compris les attaques par derrière – le petit morpion collé au dos de sa proie et la déséquilibrant, c’est un nouvel Janus que l’on voit traverser la scène. Inégal mais finalement réjouissant.

 

West Side Story

Chorégraphie de Jerome Robbins, musique de Bernstein

La comédie musicale condensée à ses passages dansés. Mention particulière à Gretchen Smith (si je ne me trompe pas) véritablement endiablée. Et dans les scènes de rue entre les deux gangs (les sauts, gosh !) c’est du pur délire… comme dans le public en fait.

No doubt, « I like to be in Amer-i-ca ! »

 

 

 

 

La Jeune Fille à la perle

        Celle de Vermeer, évidemment. Celle du film, comme une évidence. L’évidence du mystère. Le film nous présente en effet une genèse du tableau, mais une genèse imaginée à parti du tableau lui-même, si bien qu’il est moins une explicitation du tableau que la mise en scène de son mystère.
 

 

            Jamais l’histoire ne tombe dans la minutie fastidieuse d’une reconstitution historique, ni dans le cliché romanesque. Griet, entrée comme bonne au service de la famille Vermeer est bientôt remarquée par le peintre pour la sensibilité qui perce sous son effacement presque mutique. Il y a la vieille bonne qui la rabroue un peu mais discute avec elle et la met peu à peu au courant des affaires de la maison ; la maîtresse de maison un peu sèche et sa sale gosse, mais aussi le peintre qui la prend sous son grenier d’atelier sinon sous sa protection ; le mécène pervers qui souhaiterait être peint avec Griet pour lui en faire voir de toutes les couleurs, mais aussi Vermeer qui s’y oppose, sans pour autant que ce maître d’œuvre soit maître en toute choses. Il n’est pas vraiment libre de faire ce qu’il veut, ligoté qu’il est par les commandes que lui passe son mécène et qui doivent lui permettre de faire vivre sa famille.

            Dans cette palette en demi-teintes, une étrange relation se tisse entre Vermeer et Griet. Le premier devine par instinct l’intelligence et la sensibilité de a seconde qui, émerveillée, demeure en admiration devant les tableaux. Pourtant la confiance tacite qui s’instaure (Griet se place sous sa protection, Vermeer lui confie le soin de la préparation des couleurs, tout aussi précieuses que difficiles à obtenir) n’est pas entièrement dépourvue de défiance. Pas de méfiance que le qui-vive. Une défiance latente qui fait parfois sursauter Griet lorsque le sensible glisse vers le sensuel. Lorsque Vermeer applique ses mains sur les siennes afin de leur imprimer le mouvement juste pour broyer le pigment. Lorsque appliquées tous deux, côte à côte, à la préparation des couleurs, Vermeer suspend son mélange et le gros plan de la caméra sur sa main fait ressentir l’absence d’un mouvement qui aurait pu se produire – tressaillement désireux de couvrir la main figée de Griet.

Vermeer a bien des gestes tendres et sensuels pour celle qu’il choisit secrètement pour modèle, se met dans une rage folle (mais froide) lorsqu’elle est accusée à tort d’avoir dérobé un peigne en corne, et lui fait don à la fin des perles qu’elle a portées pour poser, mais jamais le désir n’est entièrement contenu dans le registre physique. Il y a pour cela les taquineries de la vieille bonne sur les rêveries de Griet qu’elle suppute orientées vers le jeune boucher, amoureux puis bientôt amant de la petite bonne. Il y a pour cela le mécène lubrique. Il y a pour cela les pleurs de sa femme jalouse qui ne peut pas comprendre et que Vermeer doit néanmoins accepter. Il y a pour cela d’ingénieux contrepoints. Le désir (longing)  qui baigne Griet et Vermeer est aussi dense et nuancé que la lumière de ses tableaux – aussi délicat et réel. Le désir de l’art, peut-être.

 

 Tout le film est là pour nous y rendre sensible. A travers sa propre mises en scène, ses éclairages étudiés, son cadrage, son montage. A travers également des indices égrainés comme les cailloux du petit poucet. On ne cherche pas en effet à entrer par effraction dans l’esprit du peintre (et tout juste l’ose-t-on dans son atelier) : celui-là est toujours en retrait, comme pour signaler que l’on a affaire au personnage social et que l’artiste doit être cherché autre part, dans ses tableaux. On nous fait bien plus entrer dans le monde de Vermeer, suivant le point de vue émerveillé de Griet. Le spectateur ré-apprend l’étonnement et la surprise devant des toiles qui ont finit par s’incruster aux décors publicitaires. Comme Griet, on découvre sans jamais apprendre la couleur des nuages (blanc ? du jaune, du bleu et du gris), l’élaboration d’un tableau (par aplats successifs de couleurs, comme des calques sous Photoshop), la matière des couleur (le préciosité du bleu en lapis-lazuli), la composition et l’importance que peut prendre une chaise ou le reflet essentiel qu’introduit une perle dans le coup d’un portrait.

           

        La perle : cet élément indispensable dans la composition du maître l’est tout autant dans celle de l’intrigue. Entre l’esthétique et le social, elle réunit dans sa boucle le portrait et le bijou (appartenant à la femme du peintre, qui ne doit rien savoir de cet emprunt) et murmure à l’oreille du spectateur des vagues inaudibles mais cependant assez nombreuses pour composer peu à peu l’arrière-plan de tout une époque. Et au-delà de leur dédoublement réel-représenté dans le moment de la peinture, ces perles sont également, lorsque, renvoyée, Griet les reçoit néanmoins en souvenir, le trait de (dés)union entre la simple bonne qu’elle demeure et l’univers bourgeois qu’elle a côtoyé, à qui semblait réservé le privilège de la peinture, lors même que d’autres auraient été plus à même de l’apprécier comme œuvre d’art.
            La perle, enfin, nous sort de cette merveilleuse fiction en redevenant une note distante mais aiguë dans le tableau de Vermeer que nous pouvons contempler aujourd’hui au Rijskmuseum (transcription phonétique des plus approximatives). Ouvert sur un titre de légende, le film se referme sur le tableau puisque, si stimulante soit-elle pour l’imagination, l’œuvre est indépassable. Laissant l’histoire derrière lui, prête à être oubliée, le spectateur peut alors entrer dans l’univers d’un artiste. 

 

Figuration narrative

               En cherchant des reproductions de tableaux pour dire quelques mots sur cette exposition, je suis tombée sur tout un tas d’articles qui rabâchent les mêmes étiquettes incertaines. Cousin européen du pop art, mais non pas tourné vers la glorification de la société de consommation, une volonté de raconter quelque chose en réaction à l’art si abstrait qu’il en est devenu conceptuel, un non-mouvement méconnu exposé à bouts de bras et dont on ne sait pas très bien quoi faire. Balancez, balancez, cela évite de regarder.

  La première salle m’a fait quelque frayeur, parce que quasiment aucun des tableaux ne me parlait (Jeanne d’Arc laisse le soin aux agrégatifs de philosophie de se demander si les images nous parlent).  A part un, dont je n’ai évidemment pas retenu le nom de l’artiste, et qui était une impression de corps à même la toile – une sorte de présence radiographiée.

             Mais l’intérêt est allé crescendo (soit que cela soit voulu par les commissaires d’exposition, soit que j’aie mis un peu de temps à prendre le rythme – ralentir après les derniers jours chaotiques). La scénographie était plutôt pas mal faite du tout, avec les petits pictogrammes autour du panneau principal à l’entrée de chaque salle. Le Grand Palais pour une fois nous a épargné les murs oranges assez peu flatteurs pour les tableaux (et pourtant, je n’ai pas l’habitude de mégoter sur cette couleur). Il ne leur reste plus qu’à comprendre que n’ayant pas organisé l’exposition nous-même, nous ne connaissons pas les textes par cœur, et qu’il serait par conséquent judicieux que la taille de la police dépasse le 18. Le zoom avant, zoom arrière, cela allait bien parce qu’il n’y avait quasiment personne. Séquence récrimination terminée. Suite de la visite.

            Les détournements de toiles célèbres m’ont beaucoup amusée. Je n’ai pu retrouver qu’une toile d’Arroyo, Le Premier Consul franchissant les Alpes au col du Grand-Saint-Bernard, où Napoléon a (in)visiblement perdu la tête, noyé dans l’apparat de sa cape rouge et où l’espèce d’hippogriffe mi-saint-bernard mi-cheval a fait perdre quelque peu de panache à ce dernier.

 

Arroyo

 

Dénonciation du franquisme, s’empresse-t-on d’ajouter. Plus explicite, il y a cette toile-ci,

amusant inventaire d’une assez horrible réalité. Superbe illustration de nos polys d’histoire regorgeant d’ « homme à la moustache ».

    Toujours dans la série des détournements, il y avait la métamorphose d’une laitue dans lequel apparaissait progressivement un visage, un couteau en guise de pinceau en bas de la toile. Voyons, Arcimboldo, ne nous racontez pas de salade !

 

            La dernière salle du rez-de-chaussée est occupée par tout une série qui met en scène le meurtre de Duchamp et marque la réinstallation de son urinoir en bonne et due place (4). Certains ne se sentent plus (pisser), c’est la mort de l’art conceptuel blabla. Je suis peut-être un peu simplette, mais j’aime bien juste regarder, me faire avoir par l’irréalité (2) qui se dégage de cette représentation si « réelle », un peu effrayante (et l’ombre sur le mur glaçant – 7). 

 

            Mais, témoin d’un meurtre, on cherche à vous supprimer. Une roue gigantesque, suspendue à l’entresol, s’apprête à dévaler les escaliers pour vous écrabouiller comme un toon débutant. Je pensais que c’était fait exprès. Je suis naïve, vous disais-je. Que nenni. Tant pis, on se raconte les films qu’on veut – c’est le droit le plus strict du spectateur et sa roue de secours. En haut de l’escalier, nous revoilà sur les rails, ou plutôt sur la route. Je mets un peu de temps à distinguer ce qui est projeté sur le mur. La ligne continue déroule pendant un quart d’heure les lignes de « marquages au sol » (une pensée émue pour tous les amoureux du code) filmées à vive allure. Ligne blanche qui avance franchement, carrefours complexes qui dérivent à l’écran, ligne blanche un peu fantomatique qui ralentit en pointillés (restez à votre place, spectateurs, ne doublez pas, un peu de patience), ligne jaune, blanche, ligne jaune encore qui glisse sur le côté pour laisser apparaître le sillon noir qui sépare les voies – on croirait voir un vieux disque noir faire tourner ses sillons. La bande-son est particulièrement adaptée, les percussions scandent le défilement du macadam, ma-ca-dam, ma-ca-dam-ma-ca-dam-ma… Idée bizarre ainsi décrite, mais au final, une belle hypnose graphique.
 

            Après avoir fait route, on arrive dans le « politisé » et, tout de suite, on sent la critique plus à son aise. Mai 68, c’est son rayon – particulièrement dévalisé en cette année de consommation commémoration. Rouge sang, rouge communiste, voire les deux à la fois. C’est une belle couverture le rouge. Celle qui borde Marx, Freud et Mao est plutôt amusante : tous dans le même lit, tous dans la même galère. Sur des ruines Tétris (si, si regardez à droite, c’est typiquement une forme de Tétris).

Marx, Freud, Mao

    Je préfère les rouges de Fromanger. Toute une série de tableaux a priori monochromes sur lesquels les gens sont réduits à des formes rouges. J’en ai retrouvé deux dont Tout doit disparaître et sa velleité de table rase soldée. Pouvoir de la masse mais aussi dissolution de l’individu dans la masse, comme l’indique le commenataire miniature – sans être pour autant une idée capillotractée. On peut voir que le policier se fond dans le décor ; le rouge est contre lui.

Tout doit disparaitre

           

    Tant de rouge… J’allais oublier Monory, dont les toiles bleues sont parfaitement glaçantes. Couvertes de glace aussi, comme dans deux tableaux de meurtre où le miroir est criblé de traces de balles qui vous passent au travers du corps (je suis évidemment la seule idiote à m’amuser à trouver une position cambrée pour éviter les balles)– de toute façon, avec les miroirs coupés, vous finissez décapité voire tronçonné au niveau du bassin. C’est chouette ce macabre sans sang.

Velvet Jungle n13

   

   
    Monochrome bleu également pour la Velvet Jungle. Les fines lignes qui cataloguent les différents protagonistes les font apparaître comme des cibles – un doigt qui se promène sur la droite n’a plus qu’à appuyer sur un bouton pour éliminer les différents numéros. Pas que du bleu – aussi une toile où le bleu se noie dans un coucher de soleil, un paysage allongé que viennent barrer en diagonale des lampadaires tous retournés. Un sujet retourné par la photo souvenir d’un visage, sur la droite ? Si quelqu’un réussit à mettre la main dessus… je n’arrive pas à retrouver ne serait-ce que le titre de ce tableau.  

            J’ai passé sur plein de choses (en même temps, je n’ai pas vocation à remplacer un catalogue d’exposition). Juste pour garder une petite trace. Ca m’a fait du bien cette expo, ça faisait longtemps. Réapprendre à regarder sans chercher à retenir ou décortiquer (une praxis ? oui, oui, Aristote, si ça peut te faire plaisir), un rythme de contemplation, c’est reposant sauf pour le dos.

Ouvre les yeux

 

    … et branche tes neurones. Le film d’Alejandro Amenabar passé hier sur Arte (qui se trouve ainsi absoute de ses reportages animaliers et de sa mauvaise conscience historique) n’a rien du film un brin niais devant lequel on sourit non moins niaisement, et qui constitue une transition toute trouvée entre une explication de texte et le sommeil. Il serait plutôt une sorte d’Eternal Sunchine of the spotless mind moins poétique et beaucoup plus machiavélique, du genre à mettre vos neurones en ébullition, sans pour autant tricoter avec vos nerfs comme y réussit si bien Mulholland Drive. Pourtant la construction du film est complexe.

 

            L’histoire d’amour qu’on avalerait presque

 

Le film s’ouvre sur une voix enregistrée comme réveil, qui répète « ouvre les yeux, ouvre les yeux », avec à peu près autant de chaleur humaine que celle du changement au métro Montparnasse, « gardez les pieds à plat, gardez les pieds… ». L’image apparaît et le flou devient net au rythme de l’ouverture des yeux du protagoniste – première indication de la subjectivité de la caméra. César, Don Juan flanqué d’une mèche charmeuse et d’un meilleur ami, enchaîne les piques et le renouvellement du peuplement de ses draps. On y retrouve d’abord Nuria, sorte de femme fatale moulée dans une robe chinoise rouge, des boucles d’oreilles qui se balancent en même temps que ses yeux et une coupe au carré qui coupe court à toute interrogation quand aux pensées qu’elle recouvre. Mais lorsqu’à son anniversaire son meilleur ami ramène Pénélope Cruz sous le nom de Sofia, vous vous doutez bien qu’exit Nuria. Seulement César a la mauvaise idée de tomber amoureux de cette nouvelle Cléopâtre, et lorsqu’il la ramène chez elle, il passera la nuit à la regarder dormir – inédit pour lui. Au matin, Nuria l’attend dans la rue et lui propose de rattraper cette nuit perdue. Seulement, Nuria n’est pas femme fatale pour rien et voyant César lui échapper alors même qu’il est à côté d’elle dans la voiture, elle décide de façon irréfléchie de tout envoyer en l’air. Elle ne parvient pas à suicider César comme elle le fait d’elle-même – le verbe ne supporte que le réfléchi- mais le défigure avec art – le septième, très précisément, en rendant hommage à Elephant man. Jusque là, c’est simple comme la jalousie, et beau comme le sourire des deux acteurs principaux.

 

            Enquête policière dans les recoins d’un cerveau

 

(ou pourquoi la présentation de Télérama m’a immédiatement fait penser à Piège pour Cendrillon, de Japrisot – autrement plus retors qu’Un Long dimanche de fiançailles) 

Le seul problème, c’est que cette histoire nous est livrée en flash-back aussi éclatés que la vie de César, au fur et à mesure que le psychiatre de l’hôpital pénitencier parvient à comprendre celui qui est accusé de meurtre, un César qui n’a gardé des Empereurs romains que la folie néronienne. Plus rien d’impérial chez cet être recroquevillé à terre et qui avance masqué dans ses souvenirs. Fou mais pas cinglé, il donne comme réalité ce qui d’un coup de caméra correctrice se révèle être un rêve. Défiguré après l’accident, il renoue cependant avec Sofia qui parvient à rester aussi insensible à la reconfiguration géographique du visage de César qu’elle l’est devant les passants lorsqu’elle se fige sur les bancs publics (eh, non, les amoureux ne se bécottent pas) déguisée en automate/mime. C’en serait presque beau. Mais le désordre de son visage défiguré n’a d’égal que celui qui règne dans son esprit. Alors qu’une opération miracle l’a replacé de plein droit dans son statut de beau gosse, il se réveille un matin le visage à nouveau défiguré et Nuria a remplacé Sofia dans son lit (quand je disais renoué, ce n’était pas que métaphoriquement). Deuxième réveil qui renvoie le premier au statut de cauchemar. Pogrome d’innombrables glissements. La caméra s’est installée directement dans le cerveau de César ; rêve et réalité sous sont donnés sans indication autre que leur succession chronologique et l’on suppose rêve ce dont la réitération modulée se pose comme réalité correctrice. Le point d’ancrage qui permet de trouver un semblant de cohérence se trouve être la cellule de l’hôpital prison.

            Tantôt en focalisation interne ou externe, la caméra suit toujours le point de vue de César et nous donne à voir, comme disait Jean-Pierre Richard à propos de Nerval (rien à voir, je sais, mais j’aime bien l’expression) « un monde sans couture », tout aussi fondu dans la trame du film que du discours indirect libre dans un roman. J’ai découvert il y a peu que le montage pouvait suggérer un point de vue par des moyens autrement plus efficaces que les lumières, le cadrage ou les effets spéciaux, à l’occasion d’une certaine scène de Jeux d’enfants, où le personnage de Guillaume Cannet fait croire à celui de Marion Cotillard qu’il s’est tué dans un accident de voiture, le film nous donnant à voir la mise en scène du personnage comme vérité. Fin de la digression, il y a déjà assez à faire avec un seul film.  

Reste à élucider cette question de meurtre. Les rêves de César empiètent peu à peu sur la réalité passée, jusqu’à s’y substituer. Un matin, César retrouve Nuria à la place de Sofia, qu’il se met à battre pour qu’elle lui indique ce qu’elle a fait de sa rivale. Mais là, pas de deuxième réveil. Lorsqu’il se retrouve au poste de police pour porter plainte contre Nuria, celle qui a ses traits possède bien les papiers de Sofia, est identifiée comme telle autant par l’inspecteur de police que par le meilleur ami de César venu pour lui casser la figure. Bien que l’on voie le calvaire de César puisque la pellicule imprime ses traumatismes, on conclue à la démence. Mais rêves et réalité continuent à se superposer avec toujours plus d’indistinction. Et si, finalement, Nuria avait vraiment pris la place de Sofia ? Ou pire, ne faut-il pas inverser l’ordre établi depuis le début du film par le spectateur et considérer comme rêve ce que l’on avait pris pour réalité et inversement ? Après tout, le psychiatre soutient à César que son visage n’est pas déformé et qu’il lui suffirait d’ôter son masque pour le vérifier. Tout ce que l’on a identifié comme l’histoire d’amour  pourrait très bien n’être qu’un alibi fantasmé par l’inconscient de César pour se dédouaner du meurtre qu’il a commis.

Mais quel meurtre, d’ailleurs ? Une nouvelle substitution se produit ; en pleines roulades amoureuses, Sofia a à nouveau disparu sous les traits de Nuria, que César entreprend d’étouffer sous un oreiller. Lorsque les mains cessent de se débattre, César ne soulève pas l’oreiller : on ne sait si le
fantasme a repris (César voit à nouveau son visage défiguré), ou si le fantastique a pris le relais. A trop chercher la logique de celui qu’on dit fou, on ne comprend plus grand-chose et le fantastique apparaîtrait paradoxalement comme une explication rationnelle moins compliquée.

 

                 Neurones gelés par les cryogénistes – science-fiction à la rescousse


César en tenait déjà une couche, on nous en rajoute une autre. A ces rêves-fantasmes-réalités vient s’adjoindre des bribes d’un autre rêve, qui n’a pas grand-chose à voir avec ce qui précède. Un contrat à signer, une histoire de cryogénisation… un relent du documentaire regardé à la télé la première nuit passée chez Sofia ? César a l’intuition qu’il y a quelque chose d’autrement plus important là-dessous et convainc le psychiatre de l’emmener dans cette entreprise de cryogénisation. Dans ce tissu de propositions délurées qui font rire le psychiatre, le businessman propose qu’au sortir de la congélation, le client ne vive pas dans le monde totalement nouveau qu’il y aura alors, mais dans une réalité virtuelle fabriquée sur mesure, selon les désirs du client. César pense qu’il est dans cette situation et le psychiatre ne tarde pas à basculer dans cette même situation lorsque le dieu omniscient du rêve sur mesure vide le monde de sa population, tout cela n’étant finalement que des « personnages » virtuels. Le psychiatre, à trop épouser les fantasmes de son patient, serait-il lui aussi devenu fou ? Pourtant l’homme qui apparaît sur le toit de l’entreprise de cryogénisation, représentant virtuel de la compagnie dans l’esprit de César, propose une explication telle que l’on y adhère bientôt. De ce que l’on a vu, seul le tout début est réel. La réalité s’est fondue-enchaînée dans le rêve bien avant les glissements que l’on a pu remarquer. César s’était en réalité (si cette expression a encore du sens) isolé après son accident, jusqu’à trouver l’entreprise de cryogénisation dont il a été question. Il signe, se suicide, et lorsqu’il a été ranimé quelques centaines d’années plus tard, a été plongé dans le monde virtuel de ses souhaits, sans en être conscient. La transition sans point de suture a lieu quelque temps après l’accident. Toutes les hésitations entre rêve et réalité que l’on a pris tant de soin à tenter de différencier ne sont en fait que du rêve. Il ne s’agit pas de tiraillements entre les mondes de la réalité et du sommeil, mais de dérèglements de la « réalité virtuelle » fabriquée par la société de cryogénisation, des soubresauts de l’inconscient de César qui n’a pas oublié comme il était prévu que ce qu’il vit est une réalité sans relief, modulée par son seul esprit. Il y a de quoi devenir fou, même et surtout à l’intérieur de la réalité de son seul esprit. Un monde selon son désir, oui, mais à condition que l’on ignore qu’il y obéisse. On accepte de s’aveugler (inconsciemment) mais non de se tromper sciemment. Rien de moins créatif qu’un monde imaginaire qui n’offre aucune résistance et se modèle selon les attentes de son démiurge – attentes qui n’en sont plus et deviennent des pensées performatives. (On peut d’ailleurs remarquer que le monde que s’est inventé César est plutôt complexe – il n’y a que face à la complexité que l’on a envie de simplicité ; seule, elle paraîtrait platitude).  

            L’homme de la société lui propose de rejoindre le monde réel (mais cents ans après celui qu’il a connu). Comment ? en se jetant de l’immeuble. Incitation au suicide ? Retour à la réalité ? Il saute. Noir. Une voix « ouvre, les yeux, ouvre les yeux. » L’écran reste noir. Générique.

 

Ferme la bouche et ouvre les yeux

 

Le film procède par renversements successifs, renvoyant dos à dos rêve et réalité.  A chaque fois, la couche qui servait de point de repère est englobée dans une vision plus vaste et perd son caractère de point d’ancrage. Ce qu’on croyait une simple histoire linéaire se mue en un puzzle à reconstituer avec toutes les difficultés que pose l’esprit perturbé de César. Alors que l’on acceptait les distinctions entre rêve et réalité posées par César, leur intrication de moins en moins distincte conduit à prendre de la distance. Le spectateur est alors dans la même position que le psychiatre et prend cette couche de l’histoire comme référence stable, doutant de plus en plus trouver une logique dans l’esprit de César.

Puis l’on vient à douter de la santé mentale du psychiatre lui-même jusqu’à ce que, suprême renversement, on nous révèle que quasiment tout ce que nous avons vu jusque là n’est qu’une réalité virtuelle (le film, en somme). Les contradictions fusionnent et la réalité, niée à chaque renversement/ élargissement, est toujours à chercher plus loin.

C’est finalement le recours à la science-fiction qui nous permet paradoxalement de continuer à fonctionner avec les schémas rationnels de notre monde – d’après lequel celui de César semblait jusqu’alors fait. La réalité, mise à mal, ne renverrait finalement qu’à l’interprétation la plus cohérente. Car Ouvre les yeux a ceci de fantastique que les interprétations se multiplient et se sur-impriment les unes aux autres sans pour autant effacer la pertinence de celles qui précèdent. Ce foisonnement baroque ouvre de multiples perspectives, tout en offrant de quoi satisfaire l’esprit rationnel du spectateur. Ce dernier peut également choisir de se laisser porter, d’accepter que soit mis en question le rapport à la réalité et suivre l’injonction de César à son psychiatre (qui constitue finalement un double du spectateur à l’intérieur même du film – le spectateur comme le psychiatre disparaissant après ce dernier suicide de César) : « Il faut arrêter de chercher à comprendre, sinon tu vas devenir fou ».

            Quant à la fin, elle clôt le film d’une main de maître. Conformément à l’interprétation recourant à la science-fiction, César peut se réveiller dans un futur non rêvé, auquel cas l’écran noir a l’intelligence de ne pas donner un contenu précis à ce futur – il n’y a rien qui vieillisse plus mal que l’image que nous avons du futur. Les gadgets ont tôt fait de devenir ridicule. On peut également y voir un nouveau renversement, faisant de la totalité du film un rêve. C’est alors indifféremment César ou le spectateur que la voix tente de réveiller, ce dernier étant invité à regagner sa réalité et à éteindre sa télévision. « Ouvre les yeux » ouvre et referme le film sur lui-même, invitant la première fois le spectateur à suivre la caméra, la dernière, à la quitter, en gardant cependant le titre en tête.

 

    Toutes mes excuses pour cet article un brin égoïste : s’il m’a permi de mettre mes idées au clair, il doit ressembler à une bouillie d’hébreu pour vous. J’essayerai de pondre un prochain post qui ne nécessite aucune aspirine. Mais aussi, ce film m’a mis le neurone en ébullition : il était tout frétillant, friand qu’il est de mise en abyme.

[Tu avais raison, Melendili, pour la taille de la police. Un chouilla trop grand, maintenant^^]

Coupé –assemblé

    Ce post m’avait donné envie de lire Mythologies, et un lundi matin de grande lassitude envers mon Gaffiot (ne faisant pas de latin du week-end, je m’y mets la veille pour le lendemain) j’avais subrepticement pris l’ouvrage de Barthes sur les rayons du CDI. Le temps d’emprunt du CDI étant ce qu’il est, j’avais grappillé quelques mythes modernes qui me parlaient et condamné le reste au silence. En allant à Gibert il y a quelques jours, je suis retombée dessus (en occasion en plus, si ce n’était pas un signe, ça). J’ai commencé à lire dans l’ordre, donc sans sauter le « Catch », premier article qui ne m’avait guère inspirée. Et bien que l’on en soit à cent lieues, j’ai pensé à la danse qui elle aussi est à la frontière entre sport et spectacle, quoiqu’elle soit sport qui tend au spectacle tandis que le catch est, comme le montre Barthes, un spectacle qui se prétend sport. Je ne sais pas vraiment pourquoi le glissement m’est venu à l’esprit ; peut-être cette comparaison malheureuse, « trop musclé comme un mollet de danseuse », qui relève elle aussi d’un certain cliché. J’ai souvent l’impression que pour la plupart des gens, la danse, c’est ça, une succession de clichés. Alors pour remettre un peu de mouvement dans tout ça, voici un petit démontage de la boîte à musique, ritournelle d’un côté et danseuse en plastique de l’autre.  

 

Coupé : pile, image mielleuse, face, image amère, et une pièce qui ne se rejoint jamais

Amer

La danse, c’est la souffrance ; les pointes, des instruments de torture ; les auditions, un panier de crabes ; le ballet, un monde de requins. A décliner avec toutes les variantes possibles : acharnement, labeur, douleur, école de rigueur, orteils sanglants, pestes, régimes, orgueil, piston… on ne manque généralement pas de synonymes. Certes, pour devenir professionnel, il est recommandé d’avoir une santé de fer et un moral d’acier ; à la fois la dureté et l’éclat du diamant. Bien sûr, il y a des pestes (c’est malheureusement un fléau universel). Assurément, on maudit les pointes à chaque fois qu’on en inaugure une nouvelle paire (et je maudis particulièrement les revendeurs français pour ne pas importer de pointes russes). Sûr qu’on ressort d’un cours autrement plus fatigué que d’une promenade de santé. Certes. Mais. Pas seulement. Et ce n’est pas non plus l’autre cliché extrême, plus écœurant encore – parce que si la vision de martyr a au moins le mérite de reconnaître le travail du danseur, celle de l’étoile l’enrobe de paillettes un brin aveuglantes.

Mielleux

La ballerine noyée dans une barbe à papa de tulle et de lumières – tutu plateau, pointes, et cherry on top, le diadème. Vous pouvez tout de suite refermer la boîte à musique, la magie de la scène n’est pas là. Il n’y a rien de pire que cette mièvrerie, toute contenue dans le mot de « ballerine » que n’emploiera jamais une danseuse. A la rigueur, elle piétine le mot dans un modèle Repetto hors de prix, la marque si connue étant devenue l’emblème de la danse… à la ville. En studio on lui en préférera d’autres, sauf peut-être pour les pros qui recourront à du sur mesure.

La mièvrerie rose dragée ne connaît que trois pas :

         l’arabesque, LA pose photogénique par excellence – un beau cliché donc

         la pirouette (cacahuète)

         l’entrechat, pour faire pendant à l’appellation d’origine contrôlée de « petit rat » – « de l’Opéra » pour la rime.

La mièvrerie rose dragée pense…
… qu’on ne danse que les bras en couronne (visualiser ici une imitation simiesque) et sur du Tchaïkovski
… que la danse ne demande aucun effort.
… qu’on prend les cours en tutu. On en trouve une réminiscence dans Billy Elliot où les gamines des mineurs sans le sous sont en tutu (costume de scène, faut-il le rappeler, assez cher pour ne pas dire parfois hors de prix), alors que de simples justaucorps seraient en réalité un uniforme assez inespéré.
    La mièvrerie rose dragée est un attendrissement maternel, résultant parfois d’une frustration personnelle.
La mièvrerie rose dragée m’écoeure. C’est en partie à elle que l’on doit la démographie bancale des cours de danse où les garçons se font rare et où les classes se clairsement avec l’âge (même si le cours surpeuplé au-delà d’une certaine densité expose mes voisines au risque de se prendre un coup de pointe pendant les grands battements).

Clichés de danse

  Réalisé à partir de phots trouvées sur… des skyblogs. Non, non, je ne tire aucune conclusion.

Il y a pire que la mièvrerie rose dragée, qui au moins se repère de loin. Il y a la mièvrerie blanche, tout aussi dégoulinante de bons sentiments. Blanc comme la feuille blanche d’où l’on part ; 0 capacité, 0 soutien familial, 0 pointé. Blanc comme le succès éclatant auquel on arrive, par une chance non moins éclatante qu’on rebaptise travail. Cette dernière substitution permet de réintégrer l’autre cliché, celui de la dureté, dont on cache l’amertume en la faisant toujours suivre du doux goût sucré des efforts récompensés.
   
        Le mythe de la self-made dancer constitue ainsi la trame de la plupart des films de danse. Dans Save the Last Dance, elle finit par intégrer la Julliard School, épaulée par un nouvel amour (parce que si la danseuse n’est plus à présent confondue avec la courtisane, elle demeure aimable, et il est de bon ton de marier la mièvrerie rose dragée avec une fleur bleue). Dans Center Stage (Danse ta vie sous nos latitudes, les Français ayant tout de même le chic pour nous pondre des titres d’une niaiserie achevée – et ils aiment beaucoup la vie, parce que cette année je regardai un film, une histoire de musicien, rebaptisée Les gammes de la vie quand le titre de la VO était Die Zeit, die man Leben nennt – approximativement, et que l’on peut à peu près traduire par « L’instant qu’on appelle la vie »), bref, dans Center Stage, donc, la self-made
dancer rentre à l’ABT school, alors même que sa technique n’est pas d’une propreté irréprochable – remarquée pour un certain on-ne-sait-quoi (en fait par la caméra qui fait un gros zoom sur la candidate à la self-made dancer – et ça, je peux vous dire que c’est du cinéma. Du moins en France, où les écoles prennent parfois des filles au charisme de navet bouilli pourvu qu’elles battent leurs chats six – même si d’autres ont toute la classe requise, n’est-ce pas Virginie ?). Bref revenons à nos moutons exgregius. Ils bataillent dur, accumulent les échecs, travaillent dur, et finissent par réussir, toujours de façon fulgurante et éclatante – il est bien connu que l’on passe de vilain petit canard à cygne noir par un coup de baguette magique.

J’aimerais bien parfois voir des films qui ne finissent pas en apothéose. Des filles qui se plantent sans pour autant s’effondrer. Quoique ce soit peut-être le bon sentiment de trop : réussir non pas à surmonter mais à accepter son échec, pensez. Surtout que la leçon d’humilité risquerait de se transformer en hymne au martyr. Pour la danse classique. Curieusement, il n’en va pas de même dans les films de danses de salon. Cela fait un bien certain de voir le plaisir de danser mis à l’honneur, même si l’on échappe pas toujours aux clichés. Dance with me m’avait à ce titre assez plu, malgré son côté je-sors-les-jeunes-de-leur-misère et ses inévitables couples (quoique démultipliés, ils soient paradoxalement plus supportables) (Dance with me dont le titre original était… Take the lead. Dans la catégorie je garde l’anglais parce que ça fait moins tarte, mais je donne un titre basique pour que tout le monde comprenne, c’est pas mal je trouve). Shall we dance ? (on remarquera une grande originalité dans les titres) ne tire pas mal son épingle du jeu, et par une pirouette (planée) évite de se figer dans le cliché. Ainsi, même si le protagoniste se trouve embarqué dans des cours de danse de salon pour le visage d’une belle jeune fille (déjà, un léger décentrement, ce ne sont pas les yeux), il n’en tombe pas amoureux, la sensualité (un chouilla exagérée) demeure l’apanage du tango,  et les cabris (caracolant sur le quai de la gare) sont bien gardés. Il danse parce que ça lui fait du bien – et à nous aussi.       

            Il n’est cependant pas tout à fait anodin que ces films mettent à l’honneur les danses de salon, qui, ainsi que semble l’indiquer leur nom, devraient rester confinées dans un espace privé. Un autre problème se dessine en réalité : non plus montrer que la danse (classique) est un art sérieux pour lequel il faut se battre (plus que travailler, un peu de violence en guise de passion), mais que la danse (de salon) existe pour de bon. Dans Dance with me, le professeur de danse, qui se jette dans la gueule du loup en allant donner des cours de danse à des cas désespérants plus que désespérés de jeunes en échec scolaire,  a tout le mal du monde à leur faire admettre que ce n’est pas un « truc de ringards ». S’il y réussit en employant la manière forte avec ses jeunes protégés, rien qu’à en juger par les sièges vides de la salle de cinéma, il y a encore du pain sur la planche pour convaincre de l’actualité de ces danses qui sont autre chose que la survivance des bals de nos arrière-grands-parents.

 

Assemblé : rendre la monnaie de sa pièce

            Comment faire coexister les deux clichés dont on sent bien que la vérité se trouve quelque part entre les deux (souvenance émue du cours sur Pascal) ? Les films livrés avec faire-part et dragées ont choisi de les faire se succéder, puisque les faire coexister sans modulation revient à faire l’éloge du masochisme (ça fait mal mais c’est bon – parce que c’est beau). Pourtant, il y a de ça. La différence essentielle vient du fait que toutes ces perceptions viennent de l’extérieur tout en se voulant intérieures : le spectacle est beau donc je nie tout travail, ou je vois des exercices qui me paraissent relever de la torture donc c’en est.
        On ne parvient pas à concilier les deux clichés pour la simple raison qu’ils ne s’appliquent au même objet : le miel renvoie à l’art tandis que l’amer renvoie au sport. Clichés inconciliables parce qu’ils renvoient à la contradiction même de la danse qui, pour le danseur, est un art qui passe par le sport – mais ne le devrait pas pour le spectateur. Pour celui qui la pratique, la danse est artistique dans le sens où elle concourt à former ce qui est ensuite (si on est en studio) ou simultanément (en scène) perçu comme art. L’œuvre d’art n’existe que lorsqu’elle est détachée de sa genèse et de l’artiste. Or dans la danse l’artiste est en même temps le matériau. Le seul moyen d’éviter les glissements qu’il y a là en puissance est de préserver la distance qu’instaure la scène – que le ballet reste bien inaccessible de l’autre côté de la rampe. C’est pour cela qu’en visite guidée, la scène perd toute magie, révélant ses mécaniques, scotchs au sol, cintres nus et câbles en tous genre, qui tranchent avec le velours des sièges et les dorures du plafond (je pense au Palais Garnier). Elle a perdu toute vie, ce pour quoi elle a été instituée n’a pas lieu. Pas de cérémonie. Tandis que lorsque cette dernière a lieu, la scène devient un temple avec ses décors, ses costumes et ses lumières et… ses dieux, rangés dans le ciel sous l’étiquette d’étoile (encadrés par des dizaines d’astéroïdes au statut de demi-dieux). Est-ce un pur hasard si Claire-Marie Osta, étoile à l’Opéra de Paris, a hésité à entrer dans les ordres avant d’embrasser la carrière de danseuse ? ou si dans le livre Itinéraire d’étoiles, la légende de l’une des (superbes) photos indique : « la barre, cette prière du danseur » ? – il s’agit bien là d’une mystification nécessaire, celle qui fait passer du plan de la mécanique du corps humain et celui de l’œuvre d’art. A la différence de…      

         L’image mielleuse : les danseurs vous tiennent la dragée haute, et s’amusent de ce que vous adorez les idoles plus que les dieux, ce qui contribue à leur donner ce rang plutôt que la puissance qui s’en dégage. Mais il se trouvera relativement peu de groupies dans le monde de la danse : les véritables fidèles, passé l’âge de bout d’chou, ont vite fait de troquer leur panoplie Barbie délavée et leur chigon-champignon contre une tunique noire (non couleur comme négation). [Je ne prêche pas pour autant la suppression du rose… il s’en trouvera certaines qui, venues à la danse pour le tutu, n’y verront bientôt qu’un symbole].

         L’image amère est au final peut-être la plus révélatrice, parce que doublement trompeuse. Elle n’est pas, en effet, le négatif du cliché rose mais plutôt son double. J’ai compris cela en lisant le deuxième article de Mythologies, « l’acteur d’Harcourt » : « […] Passé de la « scène » à la « ville », l’acteur d’Harcourt n’abandonne nullement le « rêve » pour la réalité ». C’est tout le contraire : sur scène, bien charpenté, osseux, charnel, de peau épaisse sous le fard; à la ville, plane, lisse, le visage poncé par le vertu[…]. A la scène, trahi par la mat
érialité d’une voix trop musclée comme les mollets d’une danseuse ; à la ville, idéalement silencieux, c’est-à-dire mystérieux, plein du secret profond que l’on suppose à toute beauté qui ne parle pas.[…] / L’acteur, débarrassé de l’enveloppe trop incarnée du métier rejoint son essence rituelle de héros, d’archétype humain situé à la limite des normes physiques des autres hommes. […] la foule des entractes qui s’ennuie et se montre, déclare que ces faces irréelles sont celles-là mêmes de la ville et se donne ainsi la bonne conscience rationaliste de supposer un homme derrière l’acteur : mais au moment de dépouiller le mime, le studio d’Harcourt, à point survenu, fait surgir un dieu, et tout, dans ce public bourgeois, à la fois blasé et vivant de mensonge, tout est satisfait. »

Dans la danse aussi, un mythe se substitue à un autre : la danseuse « gracieuse » (voilà un autre mot que je déteste, typique d’un regard vaguement niais et pourtant assez juste.. gracieuse… grâce… ) laisse place au self-tortionnaire. Il ne s’agit pas de faire que l’étoile s’écrase au sol comme une vulgaire météorite mais paradoxalement de renforcer son caractère fantastique. Rappeler que la Willis a un corps, c’est souligner l’habileté avec laquelle elle maîtrise ce corps. De ce qu’elle en fait presque ce qu’elle veut, la danseuse demeure essentiellement Willis ; le corps trop humain est modelé par une volonté qui ne l’est presque plus. On admire à l’égal du résultat le travail qu’il a fallu fournir pour y parvenir. En somme, on a métamorphosé le dieu en « surhomme », peut-être parce que, même s’il est tout aussi inaccessible, il paraît plus proche, il n’est plus sans commune mesure.

Ce second cliché est donc plus complexe que le premier, d’autant plus qu’il est à l’occasion lui-même utilisé par les chorégraphes : on peut citer par exemple Véronique Doisneau de Jérôme Bel, à l’affiche de l’Opéra de Paris il doit y avoir quelque chose comme trois ans. Je ne l’ai pas vu (ni malheureusement Etude qui était dans la même soirée), mais les critiques montraient assez qu’il s’agissait bien d’une mise en scène de l’hors scène – le mythe de la démystification. Ce type de métalangage est toujours intéressant… pourvu qu’il ne se substitue pas entièrement pas entièrement au langage d’origine (et apparemment, c’était plus ou moins une des critiques adressées à cette pièce).

    Si cette vision de la danse se généralise, il risque d’y avoir un certain dérapage de l’art vers le sport… un amour de la prouesse d’autant plus dangereux pour l’art qu’il transforme ce dernier en sport sans en donner les règles et donc sans lui donner les moyens de devenir populaire. Combien de fois j’ai entendu dire « Je ne comprends rien à la danse ». Comme s’il y avait quelque chose à comprendre. Les codes sont là pour les danseurs bien plus que pour les spectateurs. Cherche-t-on à « comprendre » la musique ? – pas au sens strict du mot il me semble. La musique comme la danse nous « parlent » au sens où elles nous touchent. Il ne serait même pas illogique que la danse nous touche plus facilement que la musique, puisqu’elle en est, non pas une illustration (attention, là je mords), mais une transcription qui se donne en simultané. Le danseur devant être dans l’intensité pour pouvoir transmettre l’émotion, le travail est mâché, presque par procuration (d’où l’on voit que le cliché tout rose de l’absence d’effort n’est pas loin) – du prêt-à-ressentir. La virtuosité est fascinante, mais elle l’est bien plus encore lorsqu’elle parvient à se faire oublier… comme Aurélie Dupont dans la Dame au Camélias… mais là on rentre dans le domaine du spectateur émer(ê)veillé !