Assister au concours de promotion du ballet de l’Opéra de Paris 1/2

Qu’il soit pour ou contre le concours comme principe de promotion, le balletomane a généralement envie d’y assister, car cela implique de passer deux jours à voir les danseurs un par un (pratique pour identifier ceux qu’on perd dans la masse du corps de ballet), dans des variations que l’on n’a pas la chance de voir tous les jours – et gratuitement, par-dessus le marché.

Pour autant, ce n’est pas un spectacle. J’ai essayé de l’aborder comme tel, mais il faut se rendre à l’évidence, ce n’est guère aisé. La tension est trop palpable pour ne pas entrer en empathie avec les danseurs ; je ne compte plus le nombre de fois où je me suis raidie sur mon fauteuil parce qu’une danseuse commençait à montrer des signes de fatigue ou à murmurer des « tiens, tiens, vas-y, tiens » incantatoires devant des pirouettes désaxées. L’effet est démultiplié quand il s’agit d’artistes que l’on apprécie depuis des années ; il est illusoire de penser être un seul instant objectif. Ne pas connaître les candidats ne vaut pas mieux ; j’ai pu le vérifier avec la classe des quadrilles femmes : après avoir vu dix-sept fois la même variation dans des costumes identiques, on ne sait plus à quel chignon se vouer (c’est là qu’on se met à se focaliser sur des détails physiques a priori idiosyncrasiques, dont le relevé n’est a posteriori pas à notre honneur).

On ne peut s’empêcher de comparer : la variation imposée est là pour ça. Des préférences émergent forcément, mais les nommer n’est pas toujours chose aisée, car elles révèlent en creux des jugements plus négatifs (parfois, préférer X à Y, c’est surtout ne pas aimer Y). Et pourtant, si l’on résiste à la tentation d’étiqueter et de hiérarchiser, la comparaison devient belle. Revoir en boucle la même variation en fait certes ressortir les difficultés techniques (on pourrait en dresser une carte), mais aussi les lieux communs, dans ce qu’ils ont de plus noble : des passages récurrents abordés différemment, où affleure ainsi la personnalité de chacun. C’est souvent trois fois rien, parfois à peine des pas de danse, qui lui donnent pourtant toute sa saveur : des temps de répit entre deux difficultés techniques, pas de liaison ou ports de bras, où les danseurs baissent la garde et les artistes s’investissent. Ce peut être ce qu’il y a de plus travaillé, le détail ultime (la direction des regards dans la variation de Des Grieux, par exemple – Marc Moreau était si précis qu’il faisait apparaître Manon en creux comme dans cette illusion d’optique où un trio de pacman fait visualiser un triangle), ou ce qui échappe, que l’on donne malgré soi, car c’est une manière d’être.

J’ai ainsi adoré voir comment les danseuses ouvraient les bras à la seconde dans Soir de fête : certaines les ouvraient vivement sur le temps, comme une ponctuation ; bras très étirés pour clore ce qui précède, plus arrondis pour amener ce qui suit ; avec un petit coup de tête, comme manière impérieuse ou charmante de s’imposer. D’autres, plus rares, ouvraient les bras plus lentement, et laissaient la mesure frapper un mouvement qui s’écoulait encore, qui lui échappait et lui survivait : ce faisant, elles s’imposaient en douceur, avec une force parfois supérieure à celle de la vivacité, plus frappante mais plus vite oubliée. Il y a évidemment autant de nuances que de danseuses, mais on devine deux tendances : celles que j’appelle danseuses solaires et danseuses lunaires, deux manières tout aussi belles d’être en scène, même si mon tempérament me porte plus spontanément vers les premières. Exemple de danseuse lunaire : Seohoo Yun ; de danseuse solaire : Caroline Osmont. Chez cette dernière, j’ai aimé voir ce qu’il n’y avait chez aucune autre : des ports de tête appuyés sur le côté et une cinquième ouverte à retardement comme se gargarisant, qui ont paré la variation d’un chic qui faisait dire que, vraiment, c’était soir de fête. (Elle n’était probablement pas la meilleure de la série, mais elle était mieux que ça : elle, allant au bout de ce que lui permet son corps et de ce vers quoi l’incline sa personnalité – que j’apprécie, on l’aura compris.)

Chez les coryphées femme, la variation imposée ne laissait guère l’occasion à ces moments de s’épanouir : la variation du grand pas de Paquita enchaînait les difficultés techniques au point de ne plus former qu’une grande diagonale interrompue par de redoutables tours suivis attitude et arabesque. Toutes ou presque y ont achoppé ; il ne restait plus grand chose à se mettre sous la dent.

Il faut attendre les sujets pour que revienne une variation propice à la danse, et pas seulement à la prouesse gymnique. On découvre dans Diane et Actéon que chaque danseuse a sa manière de tirer à l’arc. Si je devais me tenir devant elles avec un pomme sur la tête, je choisirais Lydie Vareilhes : elle regarde de part et d’autres de l’arc, là où les autres semblent seulement se tenir plus ou moins de guingois (et introduit ainsi une salutaire pointe de drôlerie dans une variation un tantinet surannée).

Chez les hommes, le choix des variations était plus conforme à la logique selon laquelle plus on monte en échelon, moins on évalue la pure dimension technique (déjà sanctionnée par les concours précédents) et plus on s’attache à l’interprétation. Les quadrilles ont ainsi dû faire preuve de ballon dans la variation de James (La Sylphide, acte I), tandis que les coryphées s’éploraient dans la variation de Lenski avant son duel (Onéguine, acte II) et les sujets faisaient des baisemains à une Manon imaginaire (L’histoire de Manon, acte I). Le choix des variations imposées n’est décidément pas aisé : difficile d’arracher ces dernières à leur contexte. On est en tant que spectateur un peu pris au dépourvu, et la longueur de la variation n’aide pas à rester concentré.

Si j’avais été Manon, j’aurais probablement choisi Allister Madin comme Des Grieux. Pour être tout à fait honnête, je n’attendais pas ce danseur (que j’apprécie pourtant énormément) dans ce registre. Toute sa variation était enrobée dans un halo de douceur (sans pour autant aplanir le relief de la chorégraphie), les pas liés dans un même moelleux, qui culmine dans les derniers tours sur jambe pliée avant de finir à genoux, discrètement, délicatement, sans esbroufe : on sent déjà l’intimité qu’il pourra y avoir avec Manon, la noblesse attendue d’un chevalier subjugué. Mais comme d’habitude, la possibilité d’une amitié amoureuse a été snobée ; on lui a préféré le brillant plus extraverti d’un chevalier gominé et c’est Paul Marque qui a été nommé. Ses pas ont plus d’amplitude, plus d’allant, mais restent chez lui des pas, pas une histoire, juxtaposés de manière parfois un peu heurtée. Question de goût, encore et toujours.

Chez les coryphées, le seul Lenski qui ait réussi à capter mon attention de bout en bout a été Antoine Kirscher, très investi dramatiquement, même si sa danse tremblait un peu de temps à autres (à mon sens, il s’est sabordé en choisissant Solor en variation libre : les quelques faiblesses techniques qui sont ressorties ont oblitéré sa très belle interprétation). Lorsqu’il s’élance de dos, bras ouvert, au fond de la scène, c’est tout son désespoir qu’il jette au ciel, et son torse vibre de cette énergie, la propulsant vers l’avant pour aussitôt lui faire battre recul comme s’il venait de se prendre un coup de poing dans le ventre. Ce passage est un formidable lieu commun, où ressortent alternativement selon les danseurs : abattement, découragement, désespoir, résilience… Cela tient à rien, encore une fois : la rapidité ou la lenteur avec laquelle les bras sont descendus, retenus, la tension ou son absence dans la paume des mains et les doigts qui s’y replient, la manière de tourner la tête alors… On le voit peut-être encore davantage dans les tours au début de la variation : à la fin de chaque tour, les bras se baissent alors que les jambes émergent du plié et se tendent, attirant l’attention sur les paumes en supination, signe d’impuissance ou de remord (qu’ai-je fait ? qu’ont fait ces mains en ramassant le gant pour souffleter Onéguine ?) – la difficulté étant de ne pas ruiner le moment en se préparant pour le tour suivant. Il y a eu vraiment de belles choses sur ce passage, y compris par des danseurs dont je n’ai pas apprécié le reste de la variation : Mickaël Lafon, par exemple, ouvrait un espace supplémentaire en retardant le moment de relever le menton, si bien qu’on le voyait réaliser les bras m’en tombent ; juste après, à la fin du dernier tour en arabesque, il a remonté la main et le regard en même temps, rattachant ce dernier tour aux précédent, clôturant quelque chose (Lenski se préparant à attaquer un nouveau chapitre à regret), là où les autres danseurs finissaient le tour avec le regard directement à niveau (plus commode pour ne pas se casser la figure).  Dernier détail de cette variation qui m’a frappé : la tête inclinée sous un bras qui passe et pend au-dessus. La position paraît souvent artificielle, voire prend des relents de vérification d’efficacité de déodorant. Chez Alexandre Gasse (si je me souviens bien – j’ai abandonné l’idée de prendre des notes après avoir fait tomber mon stylo dès la seconde candidate la veille), le mouvement faisait soudain sens : j’ai vu le danseur lové dans son bras comme dans l’oreiller qu’on enlace pour étouffer son chagrin.

C’est ça qui est magique, au final : voir la variation faire un peu plus sens et s’enrichir à chaque interprétation (ce qui peut selon les cas pénaliser ou avantager le premier, qui déblaye le chantiers, par rapport aux suivants, que l’on regarde en ayant appris à voir la variation, mais en attendant de lui qu’il ait compris l’ensemble de ce que ses prédécesseurs ont individuellement compris, quitte à projeter du sens là où le candidat n’en met pas).

Zola chez les rednecks

I, Tonya manquait de rythme pour un film du vendredi soir. Pendant deux heures, sur lesquels on aurait sans problème pu raboter trente minutes, on s’enlise (fort intelligemment) dans la bêtise crasse des rednecks. Par son talent de patineuse et son acharnement, Tonya Harding sort du lot, mais ce ne sera pas suffisant pour s’en sortir : on la voit se faire péniblement rattraper par la violence de son milieu, où l’ignorance supplée la méchanceté, jusqu’à la ruine de la carrière – l’American Dream fauché par le réveil.
À sa mère, qui se targue d’avoir fait d’elle une championne, Tonya répond : you cursed me. Et c’est exactement ce qu’elle incarne, dans sa gestuelle comme dans son histoire : le contraire de la grâce. On finit par avoir envie de faire comme le jury, et détourner les yeux, à défaut de pouvoir les fermer.

(Mention spéciale à Mckenna Grace, l’incroyable gamine de Gifted que l’on retrouve brièvement comme Tonya, et aux mouvements de la caméra dans les scènes de patinage, qui transcrivent la force et la vitesse de la patineuse, loin de l’enregistrement littéral des compétitions telles qu’elles sont retransmises à la télévision.)

Conte aquatique

The Shape of Water est un nouvel avatar du monstre dont un regard bienveillant saura voir l’humanité, envers et contre tous. Le titre m’avait fait imaginer une créature polymorphe, qui prendrait la forme de ce qui la contenait, mais il s’agit en réalité d’une métaphore pour l’omniprésence de l’amour, débordant la présence de la personne qui l’inspire — la créature, elle, est une espèce de poisson-lézard-bipède, qui suscite la curiosité puis l’attachement d’Elisa, femme de ménage sur la base militaire aérospatiale où la créature a été traînée comme asset.

Sur cette trame élimée, Guillermo del Toro et Vanessa Taylor brodent un conte amniotique dans lequel on se plait à baigner, bercé par les bribes de comédies musicales qui nous parviennent comme étouffées : Elisa habite au-dessus d’un cinéma au bord de la ruine et se lance volontiers à l’occasion dans quelques pas de tap dance – sans jamais chanter, puisqu’elle est muette1. Même s’il en fait le signe quasi-magique d’une élection, prémonition de l’osmose d’Elisa avec la créature sans paroles, le film n’élude pas le handicap. Il n’élude pas grand-chose, en fait ; c’est un conte dans le sens littéraire du terme, avant que le genre ne soit revendiqué par les fées.

Elisa alignant ses oeufs comme un Petit Poucet.

On y voit l’amie d’Elisa (géniale Octavia Spencer) en proie aux stéréotypes raciaux, la solitude aiguë de son voisin homosexuel illustrée par un frigo rempli de parts de tarte infectes, achetées pour la compagnie du serveur, et Elisa se masturber dans son bain tous les matins (enfin les soirs, car elle travaille de nuit), l’orgasme se devant de coïncider avec la sonnerie du minuteur (heureusement pour elle qu’elle mange ses oeufs durs, parce que c’est rapide, tout de même). La pauvreté de ces existences est embellie par une réalisation douce-amère, tonalité toute entière contenue dans le sourire d’Elisa (Sally Cecilia Hawkins), quelque part entre la timidité des Émotifs anonymes et la détermination enjouée d’une Amélie Poulain américaine qui aurait troqué Manet pour Norman Rockwell. All is well.

Lady Bird

Saoirse Ronan et Beanie Feldstein

On met un certain temps à se rendre compte qu’il n’y a rien de neuf, et même pas mal de clichés2 dans ce film qui réussit toujours à les mettre en mouvement. Lady Bird adopte et conserve un ton singulier, comme les cheveux de son héroïne éponyme, qui voudrait bien prendre son envol. L’humour y est pour beaucoup – pas celui qui fait forcément rire ; l’autre, cru et tendre, précisément parce qu’il n’y a pas toujours de quoi rire.

(J’ai quand même bien ri quand Lady Bird et sa BFF grignotent des hosties comme des chips ; à la cafteuse qui menace de le dire, elle réplique qu’elles ne sont pas consacrées.)

On suit ainsi avec un sourire tantôt de compassion, tantôt franc, le chemin banal et décisif de Lady Bird (la fin du lycée), avec en filigrane la question de savoir comment, sans être ingrat, vouloir et demander plus à une famille qui fait ce qu’elle peut ; comment ne pas rejeter ce qu’on veut dépasser — ne pas renier d’où l’on vient, mais aller plus loin.

Une bonne soeur de l’école privée où se trouve Lady Bird lui fait remarquer que, dans son essay, elle parle de manière très juste de sa ville natale, qu’elle doit donc aimer même si elle veut à tout prix la quitter : Don’t you think they’re the same thing? Love and attention?

Call me by your name

Elio passe l’été dans la villa familiale. Il parle italien avec la cuisinière et les visiteurs, français avec la famille, anglais avec l’assistant linguiste de son père archéologue, écoute sa mère traduire à la volée sa lecture en allemand, joue du piano le soir, transcrit de la musique près de la piscine et, le reste du temps, bouquine ce qui lui tombe sous la main. Jamais vraiment rien de nouveau sous le soleil pour ce gamin biberonné aux humanités gréco-latines, qui baigne dans l’érudition familiale avec la nonchalance d’un cancre. Clairement, la première demie-heure du film peut lasser.

C’est pourtant le temps qu’il faut pour laisser mûrir l’attirance-réticence d’Elio pour Oliver, l’Américain venu assister son père, qui charme tout le monde par son indifférence assumée. C’est tellement gros, tellement évident, qu’il ne se passe rien, et juste quand on se demande si ce ne serait pas après tout un fantasme à sens unique, voire un fantasme instillé chez le public par le réalisateur, ça prend une tout autre dimension. La bluette homosexuelle qu’on attendait devient une initiation au désir. Ce n’est pas une question de sexe (la question est évacuée dans le sperme et les éclats de rire avec une jeune camarade), mais de désir, vraiment : le désir, le vrai, celui qui fait envie autant qu’il fait peur, qui prend à la gorge et contre lequel vous vous accrochez au corps de l’autre comme s’il allait vous en sauver.

Il faut voir comme c’est filmé. Les situations et les dialogues sont d’une rare justesse : des échanges où les non-dits s’accumulent jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun doute, où l’on esquive pour dire l’essentiel ; des étreintes à bras le corps, où l’on n’insiste ni n’évite rien, l’impudeur et l’élégance mêlées.  C’est cru, parfois (la scène avec la pêche3…), mais jamais voyeur. Le sexe a disparu ; il n’y a plus que la tendresse et le désir : la tendresse qui fait oublier la différence d’âge ou de corps des deux hommes, qui donne envie de se lover dans leurs torses ; le désir qui fait sortir de soi jusqu’à appeler l’autre par son propre nom (Elio, murmure Elio à Oliver ; Oliver, murmure Oliver à Elio) ; la tendresse et le désir : mordre une épaule, rire, éclater en sanglot dans le torse de l’autre et bander à nouveau

C’est fucking beau, à en chialer — ce qui ne manque pas d’arriver puisque le scénario écrit à quatre mains comprend celles de James Ivory ; or la beauté de ses histoires a toujours à voir avec la perte et le renoncement. En consolation, on nous offre un dernier dialogue parfait, avec le père cette fois-ci, qui nous enjoint à ne pas se blinder, à ne pas enterrer la joie avec la douleur ; qui parle de ce que son fils et Oliver ont eu, it has nothing and everything to do with intelligence, une belle amitié et peut-être plus — l’euphémisme n’a ici rien d’hypocrite, simple pudeur du père au fils : have I spoken out of tune?  Non, Luca Guadagnino, not once.