Golaud m’a tuer

Cette année, j’ai convaincu Palpatine de ne pas jouer les ratasses et nous avons pris des places à 35 € pour les opéras au théâtre des Champs-Élysées histoire de voir un peu quelque chose. Le problème, c’est que c’est exactement ça : un peu quelque chose. Genre un tiers de la scène en moins. Du coup, opération replacement… contrariée par un homme qui affirme que la place à côté de lui est prise (non) et que quelqu’un va arriver (non plus). La musique a déjà commencé, je m’installe derrière sur le strapontin de l’enfer. La vue est globalement dégagée, mais impossible de transférer le poids du corps d’une fesse sur l’autre sans faire grincer l’engin : raideur, crispation, contracture musculaire.

Les passages les plus intenses se mesurent à l’oubli de la douleur. Patricia Petibon a cappella est plus efficace que l’ibuprofène. J’oublie tout le temps de deux noms de saints égrainés d’on ne sait où ; je voudrais qu’on me récite tout le bottin divin. Mélisande est alors à la fenêtre, noyau de chaleur orientale dans les ténèbres bleutés de Brocéliande. Toute la mise en scène d’Eric Ruf épouse ainsi la simplicité du conte, jusque dans le filet de pêche capillaire déployé le long de la tour (la moumoute viking a fait rire, c’est dommage*). Un demi-cercle d’eau, d’où émergent des filets-voiles-mâts qui brillent et s’égouttent comme des harpes, et une paroi concave comme le creux d’un arbre millénaire suffisent à créer une atmosphère paradoxalement éthérée et oppressante, un univers gris-bleu** au sein duquel on est toujours déjà égaré comme au sein d’un secret – grotte, tour, chambre ou marais (j’aime particulièrement le mobile de bateaux en papier qu’Yniold promène comme une portée de canetons en lieu et place des brebis dont il est question). Quelques rochers ouvrent l’abîme, sur lesquels Pelléas et Mélisande se promèneraient gaiement si l’éclairage ne dégageait des relents volcaniques, et sur lesquels Golaud mène ensuite sans ménagement Pelléas, faisant sourdre la violence nourrie à l’encontre de ce (demi-)frère auquel il tend la main.

Jusqu’au bout, Pelléas se torture pour la vérité. À ses interrogations, Mélisande ne répond rien : la vérité ne se dit pas, ne se résume pas ; elle se déploie dans la musique, les eaux troubles de l’âme et du sentiment. Il y a adultère et il n’y a pas adultère : ce sont des enfants, répète sans cesse Golaud pour se rassurer parce que c’est là ce qui le perd***, une innocence poétique, en-deça au-delà de tout ordre social, des âmes bleuies de froids qui se réchauffent au contact l’une de l’autre, qui voudraient être aimées de tous et qui n’y peuvent mais si elles ne sont pas heureuses.

On peut parodier autant qu’on veut la fausse naïveté du livret, la simplicité résiste, se replie sur l’essentiel qu’elle protège en l’exposant. Le mystère ne se perce pas, il s’évide dans ce langage qui se ferme et se creuse sur lui-même, renvoyant chacun en lui-même. C’est toujours la surface qui est insondable, en témoigne cette eau sombre et pourtant peu profonde dans laquelle Mélisande se défait par le jeu de l’anneau qui la liait trop solennellement. On ne peut rêver mieux que Patricia Petibon pour se dérober au réalisme et aux symboles trop pesants, voix de femme, d’enfant, cristalline jusqu’au trouble ; chevelure de sorcière et de sainte préraphaélite en halo tout autour d’une lady of the ring qu’elle se refuse à cerner.

Très belle soirée, qui m’a achevée.

 

* Ce passage doit donner des sueurs froides aux metteurs en scène. Auriez-vous des exemples que vous avez trouvés réussis ? (Bonus si lien YouTube)

** Comme mon premier et unique autre Pelléas et Mélisande était mis en scène par Robert Wilson, je me demande : peut-on faire un Pelléas et Mélisande qui ne soit pas à dominante bleue ? Bleu sérénité, tristesse, nostalgie, Vierge, marine et ténèbres à peine éclaircis ?

*** Et nous avec. On est tous plus Golaud qu’on aimerait l’être. C’est un luxe de pouvoir le trouver déplaisant le temps d’une Mélisande, elle magnifique d’être mais impossible à vivre.

Concert en descrescendo

Ambiance Badoit qui pétille avec Chairman Dances, de John Adams. Je verrais bien le San Francisco danser dessus en académiques néo ou robes fluides. La scénographie : un immense cube abstrait (traits noirs, vide blanc), un cube asymptotique qui ne cesse de se remplir sans jamais être plein (la ligne de flottaison clapote). La musique soudain y bascule : nous sommes dans l’aquarium des homards, à travers lequel on perçoit, déformée, distante, aigüe, l’effervescence du service, cliquetis des couverts, ordres en cuisine, ballet des assiettes et des serveurs formés par Fred Astaire. Ça swingue et ça pétille, au ralenti, le temps de faire le tour des bulles irisées.
(Après lecture du programme, il semblerait que le cube immense soit un gigantesque portrait de Mao, qui descend de sa toile pour danser un foxtrot avec madame Mao. J’y étais presque.)

Après cette dizaine de minutes d’éclate totale et inattendue, Concerto pour violon et Hilary Hahn de Tchaïkovsky – la raison de ma venue. J’ai dû sautiller de joie à contretemps : au lieu d’être soulevée et emportée par la vague musicale, je la sens passer et se perdre l’apesanteur ; je retombe de tout mon poids sur le sable, mes pieds, le fauteuil. Je saute encore et encore, j’en trépigne, puis j’abandonne : pas assez de vent, juste une brise agréable lorsque le violon joue quasiment a cappella. Ce n’est pas cette version-ci qui aurait fait verser des larmes sur Mélanie Laurent, même si le public, probablement plus familier du film que des concerts, applaudit en plein crescendo. Palpatine est outré comme un toon ; je trouve pour ma part que ça fait chaud au cœur, cette chaleur humaine sur la chaleur orchestrale.
(Hilary Hahn, en robe champêtre à dos de plage et motifs bleus, a probablement inspiré la séquence sauter dans les vagues.)

Symphonie pas si fantastique de Berlioz. Je me garderais bien de demander des œufs mayo au chef d’orchestre (Leonard Slatkin), parce que ça ne prend pas. Pas de chantilly ni d’île flottante non plus : ça bat trop vite et ça reste mou… pas de neige, pas de paillettes, l’île est une cité engloutie. Je révise mes courbes de Bézier sur les réflecteurs du plafond et je m’entraîne à jouer du basson silencieux en gonflant les joues (la difficulté consistant à n’émettre aucun son au moment de vidanger les soupirs).
(En bis, la Barcarolle d’Hoffenbach, choix particulièrement vicieux de part sa persistance auditive. Bonne nuit d’amour à vous aussi.)

Patients

Grand corps malade et Medhi Idir réalisent avec Patients une comédie là où l’on aurait attendu un mélodrame. Le film commence en caméra subjective : des plafonds d’hôpitaux qui défilent, des masques chirurgicaux, des infirmières floues puis de moins en moins, jusqu’aux premiers mots, trois cents quatre-vingt quatre, hein, 384 ? 384 carrés dessinés par le quadrillage sur les néons. Le ton est donné – décalé. On suivra ainsi la rééducation de Ben, tétraplégique incomplet, aux milieux d’autres malchanceux qui s’en sortent diversement et, pour tenir, se balancent des vannes qui feraient scandale si elles étaient proférées par d’autres qu’eux. Rassuré, le spectateur rentre dans la confidence du rire… pour mieux se faire piéger lorsque, immanquablement, l’étau empathique se ressert et qu’il faut, après avoir appris à se servir d’un fauteuil adapté, d’une fourchette adaptée… adapter ses espoirs, c’est-à-dire renoncer, renoncer en masse sans se décourager de vivre. Un très beau film, l’air de rien, qui, sans jamais se départir de ses vannes-vitalité, ne nous épargne rien.

(C’était tout de même un peu étrange de suivre pendant près de deux heures le sosie du fils du big boss…)

Rodin, lorsque la sculpture surgit

À un extrémité, il y a la matière informe : le bloc de marbre ; à l’autre, la forme achevée de l’académisme. Quelque part entre les deux, l’œuvre de Rodin, qui n’aura de cesse de rétrocéder vers la matière. La finition académique efface la trace du surgissement ; il efface cet effacement, et le premier s’autorise à ne pas dégager entièrement ses sculptures de la matière dont elles procèdent. Les cheveux d’une naïade coulent dans le marbre. Les amants y fusionnent. Ses sculptures sont de moins en moins achevées, sans mains, sans bras, sans tête… qu’importe d’achever quand tout est déjà là, dans la tension d’un dos, dans l’affleurement d’un muscle, le mouvement déjà pris ? Le guide insiste en nous montrant une sculpture sans tête aux jambes écartées : le grumeleux du ventre a choqué autant sinon plus que la vulve exposée. 

Je n’ai pas réussi à en retrouver trace sur Wikipédia ou ailleurs (parce que j’ai mal compris ou que j’orthographie mal ?), mais on parlerait de morbides pour désigner ainsi en art la vie qui prend forme, indépendamment de toute fonction narrative. Un torse peut alors suffire ; ce n’est plus un bout de corps amputé de son histoire, d’un bras victorieux ou d’une tête songeuse, mais un tout qui déjà dit vivre (le guide est pour cette raison sceptique sur le rapprochement de Rodin et des sculpteurs expressionnistes : quoique déformés, les corps exposés sont effectivement entiers, engagés tout entier dans l’être, le cri ou le désespoir).

Guide génial* qui ne nous encombre pas de détails historiques et de genèse, mais navigue dans les salles du Grand Palais comme dans l’histoire de l’art. La position des jambes tendues l’une devant l’autre vient d’un modèle non professionnel, un paysan que Rodin a fait poser et qui, sans savoir comment se tenir, s’est spontanément tenu ainsi ; oui mais, l’intéressant est que Rodin a fait de cette position celle récurrente d’un homme qui marche, tout en sachant pertinemment que c’est anatomiquement faux, qu’à aucun moment de la marche on n’a les deux jambes tendues. Rodin récupère tout, reprend tout. Il ne casse d’ailleurs pas les moules qui garantissent un tirage en édition limité. Il reprend jusqu’à l’épure, jusqu’à ce que l’on voit le mouvement surgir de la matière, comme ces bonnes femmes-fées blanches qui surgissent de poteries en terre dans l’avant-dernière salle de l’exposition. Je ne les avais jamais vues ; je les adore ; la fée dégueule de la potiche, la potiche dégueule la fée, tube de dentifrice joyeusement pressé. En quelque sorte la version humoristique de sculptures autrement sensuelles. Le corps qui surgit du marbre sans s’en détacher, c’est l’érotisme d’une caresse qui n’abolit pas le corps, le parcourt sans cesse, sans le cerner ni s’en lasser. C’est là et ça échappe. Je voudrais parcourir les dos, sentir le chapelet de vertèbres sous ma main, les omoplates qui respirent, suivre en aveugle le braille des cheveux, la courbe d’une épaule, attraper les mains immenses et les masser, chaque phalange, doigts écartés, recommencer.

D’autres sculptures d’autres sculpteurs exposent l’héritage de Rodin. On trouve notamment plusieurs Giacometti, qui me fascinent surtout par l’admiration que Simone de Beauvoir leur manifeste dans ses lettres et mémoires, quand je ne vois rien dans ces grandes silhouettes fil de fer. Les silhouettes poursuivent l’épure, dans la position même du marcheur de Rodin, deux pieds-bots fichés, synthèse oxymorique mais nécessaire d’un mouvement statique, de ce qui persiste. Une ronde de trois silhouettes, trois ombres qui trônaient sur la porte de l’enfer. Les liens se tissent, l’histoire se fait, la forme se défait. Le guide rappelle que l’art est aussi le miroir d’une époque, et que l’informe est d’abord une réaction à l’art embrigadé, la dégénérescence revendiquée face au réalisme socialiste et à l’académisme aryen. On remonte alors à Rodin comme au point de bascule, entre l’académisme réifié qui ne parle plus et l’informe contemporain qui ne (me) parle pas (encore). Peut-être me parlera-t-il un jour. Dans la dernière salle, caverne d’Ali Baba selon le guide, dépotoir s’il n’avait été là, le guide me fait entendre des bruissements de ce fonds dont les artistes contemporains semblent ne plus rien vouloir faire émerger et dans lequel il nous faut plonger pour apprendre à distinguer en tâtonnant un étron pondu à l’aveugle du chaos d’un tas de ferraille d’où émerge une silhouette humaine (comme pour le tableau Désir de Magritte, on peut ne pas voir, mais on ne peut plus ne plus voir une fois qu’on a vu).

Paul Bernard-Nouraud. La mini-bio explique beaucoup de choses : le look école de commerce et la transversalité made in EHESS.

Everyness

Moins construit que les autres, me fais-je la remarque pendant le spectacle. Ce n’est peut-être pas plus mal : plus lâche, c’est aussi plus poétique. Il n’y a pas vraiment de fil directeur dans Everyness ; tout gravite autour d’une immense boule blanche qui se gonfle et se dégonfle, parachute accroché au dos de Honji Wang, terre d’Atlas dos courbé, abdomen géant d’abeille, de reine qui écarte tout sur son passage, bulbe bizarre d’un Pokémon inédit ; et détaché : rocher qu’on câline comme une baleine échoué ; et dans les airs : boulet et coups de butoir sonores, ça vibre et ça vole, méthodiquement, pendule qui fascine, anarchiquement, prêt à vous bousculer. C’est une belle contrainte qui s’allume comme une idée, parfois fardeau, plus souvent oulipienne, lourde et légère à la fois, qui évacue l’insoutenable légèreté et ancre les corps là, sous elle, à côté d’elle, sur scène.

On retrouve les filins de Borderline dans quelques séquences, qui sont à la fois trop et trop peu ; l’essentiel est dans les duos, ceux de Monchichi mais sans le couple, duos recomposés, dissolus et persistant dans le groupe – des duos où l’on s’aime à mains nues. D’un même geste, la danseuse, le danseur prend appui et rejette l’autre. On est dans l’ambivalence la plus juste, à la fois dans le désir et la saturation de l’autre. Superbes manipulations. (Superbe Thierno Thioune.) Une femme s’accroche aux pieds d’un homme, entravé dans son avancée, et je me demande pourquoi c’est toujours la femme qui est éplorée : un homme s’accroche aux pieds d’une femme, et ce sont soudain des chaînes d’une violence inouïe, les mêmes pourtant. Féminin et masculin jamais reniés, d’une égale force. D’une même faiblesse humaine. Même tendresse, même cruauté chez la danseuse en robe à col Claudine (Johanna Faye ?), aux gestes plus secs que les autres ; même détresse et même insouciance chez Alexis Fernandez Ferrera qui promène ses dreadlocks et ses babillages de Robinson Crusoé comme s’il était dans un James Thierrée. Je suis étrangement émue lorsque le couple qu’il formait avec col Claudine se sépare et qu’il va causer à bâbord-jardin à la boule blanche baleine rocher, indifférent au nouveau couple qui se forme à tribord-cour. Ce n’est pas la vie, il n’y a rien là de symbolique, et ce sont moins des couples d’ailleurs que des intimités éphémères. Juste ça vit, ça danse, c’est énorme, un monde, une baudruche, peu importe : plaisir à voir l’écho d’un mouvement qui s’étire dans un autre, l’élasticité des corps, leur vitalité. C’est tout et c’est tout un, everything et everyness. Chacun comme il est. Honji Wang et Sébastien Ramirez (qui ne dansait pas cette fois-ci) d’une simplicité et d’une honnêteté dans leur danse qui confine au courage, toujours à chercher le juste et le plaisant, jamais l’effet – en toute simplicité.