Carnet de lecture : petit tas 1

Un an, deux ans peut-être que j’entasse mes livres à l’horizontale, près de mon lit et dans les derniers trous de ma bibliothèque, pour en dire un mot et garder une trace de leur lecture avant de les ranger. Je ne me souviens déjà plus de leur ordre de lecture, ou un ordre très lâche seulement : celui-ci avant celui-là, sans les intervalles ; alors pour retrouver une bibliothèque verticale, j’ai décidé de les prendre par petits tas hasardeux.

Villa Amalia, Pascal Quignard

Je me suis découvert un engouement pour cet auteur qui va au fond des choses sans user d’introspection. Il crée la profondeur en restant en surface, la surface incarnée, colorée, sonore des choses, qui toujours renvoie une lumière ou un écho sous les adjectifs qu’il juxtapose, redondants, contradictoires, en épanorthose, exactement comme sont les choses dans notre perception. Et jamais cela ne sonne faux, toujours juste, comme ses personnages toujours musiciens. Ce n’est pas tant le rythme que : le silence. Une sorte de Bach dans l’écriture, peut-être. Ou plus sec, plus contemporain, mais je manque de référence. Un Arvo Pärt, peut-être. Quelque chose d’épuré, quoique parfois précieux, qui résonne plus longtemps et plus intensément que n’importe quel lyrisme.

Parfois aussi, des fulgurances :

C’est polyphonique, parfois, mais on s’en rend à peine compte, tant on ne voit que les vies qui se forment et se déforment, et émeuvent lorsqu’elles se débarrassent de la gangue de leur destin pour mieux s’y (fondre ? résoudre ? dissoudre ? épuiser ? abandonner ?).

(La villa Amalia : une villa reculée, difficile d’accès, sur une île, dans laquelle se retranche Ann Hiden. Tellement retirée du monde, aspirée en son sein, qu’on l’entend bruire mieux que partout ailleurs – paradisiaque d’introversion.)

Des thèmes d’un roman à l’autre, en ostinato : la musique, la maigreur qui s’accentue avec l’âge, le retrait, le silence, la mer, l’amour pour l’enfance, la lumière, l’enfant, jamais le sien.

 

L’événement, Annie Ernaux

L’événement : l’avortement, qui ne dit pas son nom mais que tout le monde comprend, réprouve… et ne dénonce pas. J’ai été étonné par cette ambivalence, cet interdit que l’on s’interdit de voir et que par-là même on tolère (du moment qu’on n’a pas à se salir les mains).

C’est banal et c’est très fort, raconté par Annie Ernaux. Je pensais bêtement que le fœtus était récupéré par les faiseuses d’anges ; je ne savais pas qu’il fallait attendre et accoucher seule, plus tard, de cette fausse couche. Je ne sais pas comment l’on peut vraiment se remettre de  ça, ce qui arrive alors dans ses mains, cet innommable, ni vie ni objet, mort-né, même pas né.

J’ai ressenti une violente envie de chier. J’ai couru aux toilettes, de l’autre côté du couleur, et je me suis accroupie devant la cuvette, face à la porte. Je voyais le carrelage entre mes cuisses. Je poussais de toutes mes forces. Cela a jailli comme une grenade, dans un éclaboussement d’eau qui s’est répandue jusqu’à la porte. J’ai vu un petit baigneur pendre de mon sexe au bout d’un cordon rougeâtre. Je n’avais pas imaginé avoir cela en moi Il fallait que je marche avec jusqu’à ma chambre. Je l’ai pris dans une main – c’était d’une étrange lourdeur – et je me suis avancée dans le couleur en le serrant entre mes cuisses. J’étais une bête.

La porte de O. était entrebâillée, avec de la lumière, je l’ai appelée doucement, « ça y est ».

Nous sommes toutes les deux dans ma chambre. Je sus assise su le lit avec le fœtus ente les jambes. Nous ne savons pas quoi faire? Je dis à O. qu’il faut couper le cordon. Elle prend des ciseaux, nous ne savons à quel endroit il faut couper, mais elle le fait. Nous regardons le corps minuscule, avec une grosse tête, sous les paupières transparents les yeux font deux taches bleues. On dirait une poupée indienne. Nous regardons le sexe. Il nous semble voir un début de pénis. Ainsi j’ai été capable de fabriquer cela. O. s’assoit sur le tabouret, elle pleure. Nous pleurons silencieusement. C’est une scène sans nom, la vie et la mort en même temps. Une scène de sacrifice.
Nous ne savons pas quoi faire du fœtus. O. va chercher dans sa chambre un sac de biscottes vide et je le glisse dedans. Je vais jusqu’aux toilettes avec le sac. C’est comme une pierre à l’intérieur. Je retourne le sac au-dessus de la cuvette. Je tire la chasse.

Au Japon, on appelle les embryons avortés « mizuko », les enfants de l’eau.

Et avant : se retrouver coupée soudain de ses amis, ses études, sa vie d’étudiante, tout en devant la vivre au jour le jour. Et après : l’hôpital, le mépris de classe.

Ceux qui sont contre le droit à l’avortement seraient-ils capables de lire ce livre (et de l’être encore) ?

 

La Bâtarde, Violette Leduc

Dans sa correspondance avec Nelson Algren, Simone de Beauvoir, jamais avare d’épithètes homériques pas piquées des hannetons, désigne Violette Leduc comme the ugly woman. Laquelle se perçoit comme la bâtarde. Fille d’un fils de bonne famille qui a engrossé la servante et n’a jamais reconnu l’enfant ; laide, mais habillée avec classe ; bonne à rien, mais fulgurante : génie geignarde, au lyrisme plein de viscères.

Mon cas n’est pas unique : j’ai peur de mourir et je suis navrée d’être au monde. Je n’ai pas travaillé, je n’ai pas étudié. J’ai pleuré, j’ai crié. Les larmes et les cris m’ont pris beaucoup d temps. La torture du temps perdu dès que j’y réfléchis.

Incipit de La Bâtarde

Parfois, je tombe dans des ornières : de bile et de découragement, tout m’est détestable, moi compris ; ça stagne et ça macère, et il n’y a rien d’autre à faire qu’essayer et attendre, peu à peu, de se désembourber. À lire Violette Leduc, on a l’impression que toute sa vie se passe dans semblable ornière, que c’est sa normalité, son refuge et sa croix tout à la fois. Ça grouille, c’est dégueulasse et splendide ; aucune pudeur dans le sentiment, c’est jouissif de bassesse, parfois, de tout ce refoulé brillant, l’envers de l’envie, carnassière, le besoin d’être aimée comme de chier, d’étouffer ceux que l’on veut embrasser, la détestation de soi et des autres, l’amour jusque dans l’enlisement ; et c’est lumineux, aussi, d’intensité, de tout ce que ça veut vivre.

Par moments, Violette Leduc prétend s’anéantir, elle joue le jeu du masochisme. Mais elle a trop de vigueur et de lucidité pour s’y tenir longtemps. C’est elle qui dévorera l’être aimé.

Extrait de la préface de Simone de Beauvoir

 

Autobiographie comme une galerie de personnages qui n’aiment jamais assez :
… la grand-mère adorée pour la mère qu’elle a aimé-détesté de ne pas l’avoir été assez…
… Isabelle, charnelle, adorée, délaissée…
… Hermine qu’elle aime et qui la répugne de contentement, qu’elle ne peut s’empêcher de faire souffrir – lui en faire baver, la dégoûter d’elle et, lorsqu’elle y réussit, ne pas supporter qu’elle s’éloigne, et alors revenir, l’adorer, s’humilier, recommencer…
… Gabriel, toujours là à l’abandonner, toujours là, l’homme qui l’attire parce qu’il lui répugne comme homme, l’ami qu’elle épouse, qu’elle étouffe, qu’elle idolâtre et torture avec Hermine ; lui qui se cabre, s’éloigne et revient stoïque, le devient, le reste – et cela la torture qu’il reste stoïque (c’est tout Ravages qu’on retrouve là, les amours intestines)(résumé par Simone de Beauvoir dans la préface : « En vérité, elle désire tout autre chose que la volupté : la possession. Quand elle fait jouir Gabriel, quand le le reçoit en elle, il lui appartient ; l’union est réalisée. Dès qu’il sort de ses bras, il est de nouveau cet ennemi : un autre. »)…
… M. Sachs, enfin, l’ami homosexuel dont elle s’entiche, et qui l’aide et la remue, la met à sa place : la met à l’écriture.

Tout est pris dans l’écriture comme dans le ressenti : intense jusqu’à l’enivrement, ça revire sans qu’on l’ait venir venir, ça tourne, ellipse, raccourci, emballement. On n’est jamais vraiment sûre de ce dont elle parle, ça se dérobe et elle avec, mais ça pègue assez pour que ça poigne, pour entraîner et fasciner – et la fascination ne s’arrête jamais avec le dégoût, s’en nourrit, s’enivre jusqu’à l’admiration. La bâtarde : invivable et géniale.

Elle ne s’excuse ni ne s’accuse : ainsi était-elle ; elle comprend pourquoi et nous le fait comprendre. […] Elle demeure complice de ses envies, de ses rancœurs, de ses mesquineries ; par là elle prend les nôtres en charge et nous délivre de la honte : personne n’est si monstrueux si nous le sommes tous.

Extrait de la préface de Simone de Beauvoir

La lose du lundi

Seven Sisters : titre français (si, si) du film de Tommy Wirkola What Happened to Monday?

Un grand-père réussit à élever ses sept petites-filles septuplées dans un régime autoritaire qui fait régner la terreur autour de la politique de l’enfant unique dans l’espoir de juguler la surpopulation mondiale et d’éviter la catastrophe écologique. Jusqu’au jour où. Et notre histoire commence, un lundi. Le jour de sortie et de disparition de la première sœur, qui partageait jusque-là avec ses jumelles une seule et même identité, incarnée à tour de rôle par chacune d’elle : Monday, Tuesday, Wednesday, Thrusday, Friday, Saturday, Sunday – sept sœurs comme sept nains, des personnages de contes perdus en pleine dystopie.

On se fait assez vite une idée du couac de départ. En comparant à la sortie, Palpatine l’a trouvé plus tôt que moi, qui avais pourtant chopé un élément significatif bien avant, sans l’identifier : déjà que j’ai tendance à confondre les personnages dans les films, mais lorsqu’ils sont joués par une seule et même actrice… Et c’est là tout le plaisir de cette partie de dix petits nègres qui se joue à sept : les personnalités auxquelles on s’identifie à tour de rôle. Noomi Rapace puissance sept* : hard working girl, girl next door, garçon manqué, fausse blonde almodovaresque aux sourcils bruns, vraie brune almodovaresque aux cheveux courts, badass girl (<3), et génie nerd totalement inadaptée socialement, s’enfonçant de plus en plus dans son bonnet rose (<3 <3 <3). Même pas totalement des stéréotypes : juste ce qu’il faut pour à peine les distinguer et les confondre encore parfois.

Le film fonctionne entièrement à l’affectif. Doublement : dans l’immédiat, parce qu’on a envie qu’elles s’en sortent (la cryogénisation forcée ne vend pas du rêve) ; mais aussi dans un second temps, parce que c’est exactement ce que le régime autoritaire, incarné par la formidable Glenn Close, a identifié comme risque majeur pour la survie de l’humanité : l’oubli de la rationalité par l’affect – la surpopulation ne saurait venir de ceux que l’on aime. Il y a un étrange silence lorsque, inculpée, la responsable lance à la foule réunie devant elle une diatribe qui veut justifier ses agissements : sans les mesures drastiques qu’elle a prises, la natalité galopante propulsée par l’égoïsme de l’affect aurait déjà consumé les dernières ressources nécessaires à la survie de tous. Pas de cris, pas de huées. On l’écoute. Culte du chef, culture de l’obéissance, mais pas seulement : ce régime autoritaire a choisi une mauvaise solution à un vrai problème. Et le film, se terminant, nous rappelle discrètement mais sans appel que nous sommes avant tout des créatures sensibles : quoique raisonnables (capables de raison : on sait que), pas rationnelles pour un sou. Bref, notre grandeur d’âme nous perdra, mais l’âme sera sauve. Thank God, it’s Friday.

*Je laisse Palpatine vous dire que ce film est la preuve par sept qu’il faut épouser Noomi Rapace ; il faut bien se laisser quelques jeux de mots. (Oups.)

Les Envoûté.e(s)

Je me suis efforcée autant que possible de parler du film de Sofia Coppola par allusions indirectes, mais les indices risquent de se transformer en spoiler lorsque vous le verrez (surtout si vous dépassez le quatrième paragraphe). À bon entendeur…

Il y aurait une thèse à écrire sur la bande-annonce comme péritexte du film, et notamment comment, en mettant le spectateur sur une fausse piste, elle peut miner ou amorcer le film. À en croire sa bande-annonce*, Les Proies serait un huis-clos plein de tensions et de peurs : une promesse non tenue pour le spectateur indûment appâté (qui note sévère sur allociné), mais une attente assez fascinante à déjouer et que l’on se plaît à contourner avec Sofia Coppola pour peu qu’on accepte de flotter. Car le film flotte, c’est vrai. Il est plein de flottements et de torpeur : c’est la chaleur, les atermoiements, l’uniforme de l’ennemi qu’on hésite à voir comme corps ou corps d’armée.

En pleine cueillette de champignons, un chaperon rouge à tresses tombe sur un loup blessé et le ramène dans son pensionnat de jeunes filles quasi-déserté : ne restent plus que celles qui n’ont nulle part où aller tandis que la guerre tonne autour, la fumée de canon se confondant avec le brouillard de chaleur qui entoure la belle demeure à colonnes. Le motif du loup dans la bergerie est trop gros, trop attendu : ce n’est pas qu’il ne prend pas ; Sofia Coppola ne s’y attèle même pas. La peur n’est déjà plus à l’ordre du jour ; la méfiance s’installe, et même moins que la méfiance, autre : la défiance. On se défit de l’autre, mais aussi de soi-même face à l’emprise de l’autre. Car la traduction française est un moindre mal bien imparfait : The Beguiled ne désigne pas la proie mais la personne envoûtée, séduite. Le titre français déçoit (faux-ami : deceive) en se focalisant sur la cible, implicitement préméditée, alors que la référence à la prédation vaut surtout pour la fascination face au prédateur, l’immobilisme à laquelle il contraint dans l’instant où on l’autorise à fondre sur nous.

La fascination à l’œuvre est à multiples visages : c’est la séduction outrancière, adolescente d’une Elle Fanning réduite dans sa gamme de jeu ; la fuite ou la réalisation de soi pour une Kirsten Dunst empâtée-empêtrée dans ses jupons ; une aubaine ou un piège pour un Colin Farrel convalescent ; et un relâchement ou un soulagement pour une Nicole Kidman qui fait front et ne lâche rien, pas même ses traits quelque peu botoxés. Le terme d’awe a dû être inventé pour elle : il n’y a pas plus contradictoire et parfaite incarnation de qui en impose et par la peur et par l’admiration. (La géniale gamine d’Oona Laurence est la seule qui échappe à la fascination, la seule vraie amie que se reconnaît le soldat blessé.)

The Beguiled : l’envoûté, les envoûtés. Le genre et le nombre déjà trahiraient l’ambiguïté, sur laquelle Sofia Coppola se garde bien d’insister. N’occupant réellement aucun camp, la peur ne peut pas en changer. De ce fait, il n’y a pas de revirement, mais un lent glissement, un enlisement dans la situation qui vient compléter la leçon bien-pensante que la directrice voudrait inculper (pour se disculper ?) à ses ouailles : l’ennemi, pris individuellement, n’est pas toujours celui qu’on croit, non, oui mais : il est constitué par l’enchaînement des hasards et des accidents et peut le redevenir après l’avoir été. Et c’est finalement ce qui est assez glaçant : la violence ressurgit, intestine, d’un nouvel ordinaire, et s’accomplit le plus naturellement du monde.

Un point après l’autre, les boucles sont bouclées : de la cueillette des champignons à la cueillette des champignons ; de la broderie sur linge puis sur peau, en points de suture, à la couture de linceul. À points bien serrés, les filles, comme on vous a appris.

Cela valait certainement le coup d’être déconcerté : contrairement à une tension qui s’oublierait dans la surprise de son dénouement, le film de Sofia Coppola continue doucement de hanter, comme la mélodie enfantine qui accompagne le générique.

(Quand même : je serais curieuse de voir l’original, même si j’aurai nécessairement l’impression d’un remake du remake.)

* À en croire la bande-annonce… et les principales images diffusées, toutes sombres, alors que la photographie est bien souvent lumineuse. La comm’ a privilégié la piste du huis-clos et, in fine, ce n’est pas si faux : quand on y pense, chez Sartre ou Yasmina Reza, par exmple, l’enfermement est essentiellement relationnel ; à point nommé, on pourrait partir… mais on reste, sans l’avoir vraiment décidé.

 

Maison européenne-nippone de la photographie

Des artistes japonais présentés par la MEP dans une exposition dévoilant le fonds issu d’une donation, le seul que je connaissais de loin, c’était Araki. Aucune femme ligotée, cependant, seulement la sienne en deux murs qui se répondaient : voyage sentimental, au début de leur relation, et voyage d’hiver, à la mort de sa femme. De cette série, je retiens surtout deux photographies accrochées côte à côte : une ombre de branchages sur des escaliers ensoleillés d’hiver, et le même bouquet dans la chambre d’hôpital.

Pour le reste, terra incognita et plaisir de la découverte…

Ihei Kimura, signes extérieurs de symboles nippons : rizières, gargotes d’Asakusa, et chapeau-patelle à la sage beauté ombragée.

 

Shoji-Ueda, surréalisme sur dunes. Je ne sais pourquoi, cette photo-ci me fait irrémédiablement penser à un roman de Boris Vian que je n’ai jamais fini, L’Automne à Pékin.

 

Hiroshi Sugimoto, éclaireur des salles obscures.

 

Seiichi-Furuya, l’homme à la femme schizophrène, qu’il a photographiée jusqu’à ce que sa maladie la pousse au suicide.

(Je ne peux pas m’empêcher de penser à Elisabeth Moss dans Top Lake.)

Après ces photos-ci, on en voit d’autres, où le visage s’émacie peu à peu, jusqu’aux pommettes de squelette, un pied dans la tombe, le crâne qui dérange par l’intensité de son regard.

 

Masahisa Fukase, la solitude des corbeaux. Importance de l’accrochage, qui par juxtaposition transforme des cheveux-zo-vent et au soleil en plumes de mauvais augure.

 

Ikko Narahara, ô temps suspends ton vol. Parmi mes préférées.

(Parce qu’il n’y a pas qu’à Hoghwart qu’on fait voler les capes.)
Mieux que la volée de cloches, la volée d’ombres (à Venise)

 

Ishimoto, un Japonais aux États-Unis. Et loin d’être le seul. Tout au long de l’exposition, on sent l’histoire des États-Unis intriquée à celle du Japon, en-deça au-delà de la guerre, comme si les États-Unis avaient été la porte d’entrée du Japon vers l’Occident – opposition historique, connivence géographique ?

En regardant le travail d’Ishimoto, je me suis dit que le lieu photographié dictait en grande partie sa composition (mettant le holà au fantasme de photographie nippone), puis nous avons terminé au pas de course par l’exposition annexe sur Bernard Pierre Wolff et l’immédiate impression de plus grande familiarité a rendu son importance au lieu d’où l’on regarde.

 

Eikoh Hosoe, érotisme à la Man Ray.

Je suis persuadée d’avoir vu un pénis, mais serait-ce seulement un bras aux veines turgescentes ?
Une Salomé inversée

 

Hiromi Tsuchida, mémoire atomique. Les textes prennent le pas sur les photographies, qui sont là pour les incarner brièvement, indubitablement. Elles s’avancent comme preuves et reculent devant l’histoire des textes en regard. Il y a une série de portraits de survivants, accompagnés de la mention du lieu où ils se trouvaient lors de l’explosion et des proches qu’ils ont perdus. Et une autre série de portraits de ceux qui n’ont pas survécu, à travers des objets retrouvés, déformés, carbonisés. Particulièrement émue par celui-ci et la précision-qui-tue comme un doux rayon de soleil en plein guerre (a rare feast at the time) :

Mémoire et lumière, double thématique, double pôle de l’exposition. Hiroshima et Nagasaki concentrent la mémoire en un noyau brut ; autour de l’archipel, diffuse, omniprésente, la lumière se répand et s’épure dans des photographies de la mer. Elle est présente chez plusieurs artistes, que je me mets alors à confondre (les photos qui suivent n’étaient pas nécessairement dans l’exposition, mais c’était le même esprit).

 

Hiromi Tsuchida (Cela me fait immédiatement penser à Solaris.)
Yamazaki (le néon correspond à une très longue exposition du soleil)
Sugimoto
Sugimoto

Femme de chambre noire

J’ai senti Palpatine tressaillir au moment où Buñuel quitte définitivement la trame narrative originale du Journal d’une femme de chambre, et j’ai tiqué, hautement improbable qu’il était qu’il ait lu le roman d’Octave Mirbeau. C’est là que m’est revenu le visage de Léa Seydoux. Il m’a cependant fallu nos souvenirs conjugués pour que je la replace dans le bon film, celui de Benoît Jacquot, que j’avais complètement oublié avoir vu lorsque j’ai repéré le film de Buñuel au MK2 Beaubourg et que j’ai proposé la séance à Palpatine, curieuse de voir ce que ça pouvait donner à l’écran.

Cette oblitération m’effraye en me faisant sentir qu’un jour, je finirai par n’avoir plus accès à mes souvenirs, même après avoir pris conscience de leur oubli. Je commence à sentir comment cela sera possible, de perdre la tête, simplement en se perdant à l’intérieur d’archives mnésiques trop nombreuses pour avoir toutes été conservées comme souvenirs. Les chambres d’hôtel par lesquelles je suis passée flottent déjà pour beaucoup hors de tout ancrage et les lieux mêmes tendent à devenir apatrides ; il me faut un temps d’effort pour identifier la plage, la mer, l’architecture ou la topographie et la replacer sur une carte mentale, dans le temps et l’espace. La mémoire délie et concatène, confondante.

Six ans déjà que j’ai lu le roman de Mirbeau. La mémoire de son odeur nauséabonde est trop vivace pour que je n’y ai pas versé un peu des tripes de Violette Leduc. Il n’empêche : Buñuel le gomme en grande partie et cède à la tentation de racheter ses personnages, à laquelle Benoît Jacquot au moins avait essayé de résister. Célestine la femme de chambre ne s’enfuit plus avec l’homme qu’elle suspecte de meurtre, après avoir volé leurs maîtres ; elle le séduit pour le livrer à la police, et se marie tout bonnement ! L’observation intestine, presque clandestine, de la société est étalée au grand jour : on y perd l’humain trop humain de l’individu en huis-clos, sans pour autant atteindre la fresque d’une époque.

Heureusement, Jeanne Moreau est formidable et réintroduit comme en contrebande le parfum nauséabond du roman, sensible à quiconque l’a lu. Elle se joue du personnage comme son personnage se joue de ceux qui l’entourent, charmante par choix et non par nature, souriant pour montrer les dents, parce qu’elle ne s’en laisse pas compter et que c’est, à défaut de pouvoir se révolter, sa meilleure défense pour ne rien accepter. Elle se rit de tout, sans jamais rire, jusqu’au dégoût qui se lit sur sa bouche, légèrement empâtée, lorsque son visage se relâche, abruti de tout, le regard qui se voudrait ailleurs. Exactement ce qu’il manquait à Léa Seydoux, je notais, trop uniment méprisante. Par son sourire qui se retrousse pour mieux retomber, Jeanne Moreau réintroduit l’ambiguïté nécessaire à son personnage. J’ai même cru que sa tentative de faire condamner le meurtrier ne relevait pas de la morale mais de la perversion : non pas le séduire pour le dénoncer, mais le dénoncer pour le séduire, en vrai garce sans pitié. La fin tombe à côté de la plaque, bien trop gentille (au moins autant que son entourage voudrait Célestine), mais on oubliera que tout le monde arrive à bon port pour se souvenir de la légère nausée du voyage et de sa beauté.