Beauté et ruminations fatales

Melendili m’a prêté Chez soi (que je séquestre toujours) puis m’a offert Beauté fatale et j’ai fini par me procurer La Tyrannie de la réalité : voilà le début de mon histoire d’amour avec Mona Chollet. Au-delà même des idées et des thématiques abordées, j’aime le ton de cette essayiste toujours mordante, parfois rêveuse, et ses sources très diverses : tout est bon, du moment que cela alimente la pensée.

Quand j’ai vu qu’une rencontre était organisée dans une librairie près de chez Palpatine, forcément j’ai foncé, sans trop savoir d’ailleurs ce que j’attendais. Une sorte de confiance. Et puis la curiosité : comment cette personnalité allait-elle s’incarner ? Assise au milieu des chaises déjà remplies (j’ai passé deux heures debout), Mona Chollet a l’air légèrement affolée par le monde, mais dégage paradoxalement une impression de tranquillité avec ses cheveux joliment poivre et sel et ses boucles d’oreille qui bougeront peu, tant la prise de paroles est mesurée – à l’image des propos tenus, quand bien même le public se laisserait facilement déborder. Il y a quelques militantes-de-gauche-féministes-anti-normes un brin stéréotypées, mais beaucoup moins que ce à quoi je m’attendais dans une ville rouge… très peu en fait, plutôt des filles lambda comme moi, quelques-unes plus âgées et quelques hommes, aussi, de tous âges. Contre toute attente, le plus intéressant (étant donné que je venais de relire le livre pour l’occasion) a peut-être été d’écouter les interventions et, plus encore, d’observer les réactions. Je ne résumerai donc pas les analyses de Mona Chollet comme je pensais le faire (elles sont exposées de manière particulièrement pertinente et savoureuse dans son essai, lisez-le !) ; je préfère vous raconter comment j’ai vécu la rencontre, ce que je n’y ai pas dit (prendre la parole en public sans y être obligée, quelle idée), les réflexions qui me trottent depuis dans la tête, et les apories auxquelles je me heurte.

 

De la remarque au militantisme

Les prises de paroles sont très ancrées dans le « je », mais de manière assez différente. Tandis que certains puisent dans leur expérience personnelle des anecdotes ou des réflexions propres à faire rebondir la conversation, d’autres ramènent à eux le débat, le restreignent au point qu’il faudra l’intervention d’une modératrice improvisée pour proposer de parler de féminismes au pluriel et n’exclure personne en cours de route.

Première anecdote : une ancienne rédactrice d’un magazine féminin raconte ainsi avoir été envoyée dans la branche US de l’entreprise, perchée sur des talons de dix et chargée d’incarner la France. Elle s’est ainsi retrouvée dans une salle de réunion au milieu de rédactrices aux allures de mannequin, qui lui ont demandé le plus sérieusement du monde son avis quant à leur dossier sur la femme française, sans voir un seul instant le décalage entre elle, la nana lambda, et le fantasme américain de la Française, qui trouve péniblement des incarnations approximatives dans le premier arrondissement de Paris…

Problème de représentation, donc. Face à des gens dont on se demande s’ils ont lu son livre, Mona Chollet précise qu’elle n’a rien contre les blogueuses mode et les YouToubeuses beauté ; elle trouve simplement réducteur que les modèles proposés tournent essentiellement autour de l’apparence. Une femme à côté de moi objecte qu’il existe bien d’autres modèles proposés aux filles, notamment dans des domaines traditionnellement occupés par des hommes… mais pas sous une forme banale, seulement d’excellence. Et de prendre l’exemple récent de la boxe aux JO : dans l’opinion commune, une fille qui fait de la boxe, bof, mais une championne, ça oui. Une vérification a contrario me vient immédiatement à l’esprit, le témoignage de je ne sais plus quelle étoile (Patrick Dupont ?) dont les parents avaient consenti à l’inscrire à cette activité de fille à la condition qu’il s’engage à devenir le meilleur…

Sur les YouTubeuses beauté, bis : une jeune femme noire souligne qu’elle y voit quelque chose de positif dans la mesure où, en suivant des YouTubeuses beauté noires, il est possible trouver des conseils de maquillage adaptés à sa peau ou des tutos pour coiffer ses cheveux crépus – espérant ainsi que les gamines actuelles éviteront d’abîmer les leurs en enchaînant défrisage sur défrisage. À cette remarque, la YouToubeuse beauté revient en grâce ; ok si c’est pour donner de la visibilité aux minorités « racisées » (il faudra qu’on m’expliquer pourquoi on ne dit plus « de couleur », tout bêtement). Sur le moment, je soupçonne la tétanie devant le risque de déroger au politiquement correct, mais Mona Chollet aura plus tard une réflexion fort intéressante : la question n’est pas de décerner des brevets de féminisme, pour dire qui l’est ou ne l’est pas, mais d’observer dans quelle mesure certaines postures contredisent ou au contraire s’adaptent particulièrement bien aux attentes traditionnelles de la société. En somme, il n’y a pas de raison de mettre en cause la sincérité de Beyoncé quant au féminisme, seulement de remarquer que, bizarrement, quand on est hyper-sexy, la revendication féministe passe tout de suite mieux. Ironiquement, on pourrait dire la même chose d’Emma Watson et de son #HeForShe qui remet immédiatement les hommes au cœur du sujet – non qu’il faille les en écarter ; simplement, c’est tellement consensuel qu’on ne sort guère de la déclaration1 de bons sentiments politiquement corrects.

Autre remarque : une voix cachée derrière le monde mais particulièrement punchy remarque ne pas retrouver autour d’elle l’attrait supposée pour le modèle d’une femme grande et mince, dont on parle sans cesse. Elle constate qu’autour d’elle, les filles souhaitent un boyfriend plus grand qu’elles, et les garçons, une girlfriend plus petite… Je me suis gardée d’ajouter, le sujet étant plus sensible, que c’est la même chose pour la minceur : mes amies qui ont plus de formes se font plus draguer que moi, en tant que planche à pain. Cela pourrait être une question de traits (après tout, je ne suis ni moche ni jolie), mais force est de constater que ma disparition des radars masculins coïncide avec une perte de poids, qui m’a fait passer de mince à mince-maigrichonne… Alors quoi ? On approuve, « c’est vrai ». Et c’est tout.

La distorsion entre l’idéal de femme séduisante sur le papier et ce qui semble séduire les hommes dans la rue m’avait déjà frappée et je l’avais évoquée à propos d’une publicité qui résumait le paradoxe : on y voyait une femme au bord d’une piscine lever les yeux vers la lectrice du magazine féminin où elle se trouvait… un homme à en juger par la chaussure masculine au bord de l’image (voir ici). Cette distorsion est évoquée dans Beauté fatale, mais pas creusée plus que cela. Or c’est un problème assez essentiel si l’on considère qu’il intervient dans un schéma d’oppression – cela revient à se demander s’il y a oppression ou, plus exactement, à escamoter la question de savoir si l’oppressé qui se déclare tel ne joue pas un rôle actif dans cette oppression. Il y a quelque chose d’un peu absurde à faire porter aux hommes la culpabilité d’enfermer la femme dans une vision qui n’est pas désirable à ses yeux, non ? On dirait la mère de Palpatine qui veut à tout prix lui couper les cheveux et refuse l’argument selon lequel je le trouve canon comme ça : « Elle te dit ça parce qu’elle veut te garder, mon fils. » Enlaidir sciemment quelqu’un pour mieux en jouir, logique. À moins que je ne sois pas assez jalouse dans ce cas particulier et trop naïve en général. Quelque part, même s’ils n’en ont rien à faire, ça arrange bien les politiques de pouvoir discréditer leurs adversaires féminins en parlant chiffon (jupe trop pétasse, trop mémère-maternel…). Mais, énième renversement, si l’outil est spécifiquement féminin, le coup bas est une pratique du milieu politique dans son ensemble… Voilà un exemple entre mille de comment je me retrouve sans opinion et conclus par la paresse : foutez-moi la paix, je suis une souris anayway.

J’ai une certaine admiration distante pour les militantes, du coup : comment peut-on être sûre de son coup jusque dans la casuistique la plus détaillée ? J’ai conscience que si tout le monde était comme moi, je n’aurais probablement pas la vie que j’ai aujourd’hui, et suis reconnaissante aux femmes du passé de s’être bougées… sans réussir à me persuader de les imiter d’une manière ou d’une autre, rebutée par la rigidification de la pensée qui semble inhérente au militantisme. C’est peut-être un moindre mal, mais je ne peux me résoudre à la lecture systématique que cela implique, à tout interpréter selon la même grille et à faire des amalgames par mesure préventive. Quand je lis des articles sur le harcèlement de rue, par exemple, je suis toujours gênée par les témoignages qui mettent dans le même sac les injures ou les remarques lourdes et répétitives, avec la simple adresse, suspectée de dévier (comme si, dans le doute, plus personne n’avait le droit de vous adresser la parole dans un espace public). Je suis également perplexe, parfois, sur l’accusation de sexisme qui accueille toute distinction sexuée : le problème n’est pas la distinction mais la discrimination (même si la première est indispensable à la seconde).

J’en deviens incapable de prendre une position en général, réduite à réagir à des cas particuliers, comme la fois où ma collègue-manager m’a demandé si j’avais parmi mes contacts quelqu’un qui ferait le job pour le poste de formateur : J., réponds-je après réflexion. Le prénom, sans équivoque féminin, la fait tiquer ; il faudrait un homme. Je demande pourquoi, suspectant une préférence des clients, à quoi je n’aurais pas grand-chose à répondre (une entreprise n’est pas là pour changer les mentalités, mais pour faire de l’argent, alors si ses clients préfèrent être formé par un homme, c’est triste, mais il y a un intérêt économique à leur donner ce qu’ils veulent). Même pas : le boss veut quelqu’un qui n’a pas de famille et reste mobile, car appelé à se déplacer très régulièrement. Un peu estomaquée que ma collègue ne le soit pas, je fais remarquer que c’était un style de vie qui était recherché, pas un sexe : notre collègue masculin, tout homme soit-il, part à 17h pétantes presque tous les soirs pour récupérer ses filles ; mon amie J., qui ne veut pas d’enfant, n’a pas hésité une seule seconde à planter son copain pour prendre un CDD de près d’un an de l’autre côté de la Méditerranée… Je ne saurai jamais si ma parole a eu un quelconque effet : aucun formateur supplémentaire n’a été engagé, et c’est ma collègue, mère de deux jeunes enfants, qui vient en renfort lorsque le calendrier est chargé. Enfin un petit effet, quand même : celui de me rappeler que rien n’est acquis, même avec des personnes très éduquée, dans une entreprise qui chouchoute ses salariés (j’ai eu un clavier ergonomique dès que je me suis plainte d’une tendinite – et un deuxième après que j’ai renversé ma tasse de thé sur le premier…).

Pour revenir à nos moutons, si j’ai accroché à l’essai de Mona Chollet. c’est probablement parce qu’il vise une certaine cohérence sans s’obliger à la systématicité – laquelle résonne plus facilement, au risque de faire raisonner comme un pied, en esquivant les contradictions (non pas celles des opposants, mais celles qui sont inhérentes au sujet).

 

Don’t. Just don’t debate.

La première tension de la soirée naît autour des YouToubeuses beauté (encore elles). On sent que certaines dans l’assistance prennent personnellement les réflexions de l’invitée, comme des reproches de futilité, alors que le sujet est tout autre. Mona Chollet rappelle qu’elle n’a jamais dit ça (dans le deuxième chapitre, elle évoque même la possibilité de se réapproprier sous forme de culture ce dont on a hérité – en citant le parallèle de Séverine Auffret avec les esclaves ou le prolétariat), mais face à quelqu’un qui se sent visé et potentiellement blessé, l’argumentation entretient le sentiment de défiance ; il a fallu que Mona Chollet indique elle-même se maquiller (« On ne le voit plus parce que c’est la fin de la journée, mais je porte du rouge à lèvres ») pour écarter le soupçon d’exclusion et partant de jugement. 

Plus tard, un homme ose souligner que le souci (soucieux) de l’apparence pèse aussi chez les hommes, qu’ils deviennent eux aussi clients de la chirurgie esthétique (dont il était question à ce moment-là du débat) et que la pression venait peut-être davantage d’une forme de société, capitaliste, contre laquelle on pourrait essayer de lutter tous ensemble (que d’une oppression masculine). Levée de boucliers immédiate : « vous c’est le début, nous, ça fait des siècles » résume une jeune femme à l’autre bout de la pièce. Mona Chollet souligne qu’il y a une spécificité féminine : dans l’exemple de la chirurgie esthétique, le femmes y recourraient d’abord pour des questions affectives (je veux des seins plus beaux pour être davantage désirée / aimée) ; les hommes, pour une image de pouvoir, de puissance (m’enfin dans les deux cas, c’est l’image d’un idéal promu par la société)(l’un partant directement de l’apparence, certes, mais l’autre y revenant aussi). Elle doit apercevoir ce glissement, puisqu’elle ajoute que le curseur se déplace : lorsque la pression de la société sur l’apparence se fait sentir sur les hommes, elle empire sur les femmes. Très probable. Mais alors, pourquoi une telle levée de boucliers, puisqu’on reconnaît bien une continuité problématique indépendante du genre ? L’assemblée féminine s’est crispée comme si on niait toute souffrance, alors que l’on dit seulement que d’autres en souffrent aussi, quoique dans des proportions moindres. 

Bien que soulignée comme tendance grandissante dans notre société par mon prof d’histoire de prépa, cette course à la victimisation me stupéfait à chacune de ses manifestations. Et m’emmerde. Je n’ai pas envie de me constituer comme victime pour exister et être entendue. Les femmes sont loin d’être les égales des hommes dans le monde, et si l’égalité de droit est acquise en France, elle ne l’est pas toujours de fait ; il reste des efforts à faire, des choses à obtenir. Mais cette manière de se constituer en victime m’étouffe. J’avais arrêté de lire Causette pour cette raison même, bien avant le scandale de son management, malgré le fait que je trouvais certaines plumes absolument brillantes : je n’en pouvais plus de ces « quiches » (manifestations sexistes ou misogynes) épinglées de manière systématique au point de constituer un hors-série. Cela me donne envie de faire ma connasse d’Outre-tombe : « Il y a des temps où l’on ne doit dépenser le mépris qu’avec économie, à cause du grand nombre de nécessiteux. » Je suis incapable de rester longtemps contre quelque chose ; j’ai besoin de m’enthousiasmer pour son contraire… ou pour tout autre chose. Mona Chollet raconte qu’après Beauté fatale, elle a eu envie de passer à autre chose, d’écrire sur des sujets avec une sensibilité dite féminine sans se cantonner uniquement à des écrits strictement féministes.

Ma lâcheté est en outre persuadée qu’il y a là un signe d’efficacité : une fois menées les grandes batailles collectives, galvanisantes, pour l’acquisition des droits, on entre dans le temps long (un peu déprimant), du lent changement des mentalités. Prenez le cas de la religion : ce n’est pas tant le regain de l’anticléricalisme présidant à la séparation de l’Église et de l’État qui marque le déclin de l’influence de l’Église sur la société française, que l’athéisme qui s’est silencieusement répandu par la suite. Quelque part, le désintérêt me semble une plus sûre marque d’avancée que l’opposition constante et tatillonne… la fin de l’Histoire, en quelque sorte, comme le note Mona Chollet, en récusant cette idée, comme quoi la femme occidentale n’aurait plus qu’à s’acheter une paire d’escarpins pour fêter l’égalité acquise. Mais si le féminisme occidental n’est plus aujourd’hui vécu comme une lutte collective, mais comme une prise de conscience individuelle, visant à une sensibilisation de l’entourage, c’est peut-être aussi parce qu’un cap a été passé. Les entraves ne sont pas inexistantes, mais elles sont plus diffuses.

Du coup, oui, il reste des choses à faire, mais quoi ? Mais comment ? Les femmes sont encore moins payées que les hommes. Parce qu’elles négocient moins que les hommes. Il n’est pas impossible qu’il s’agisse d’une forme de pression sociale intériorisée. Ce qui m’intrigue, du coup, c’est : pourquoi certaines y sont plus sensibles que d’autres ? pourquoi certaines négocient sans vergogne mais pas la majorité ? Ou pour revenir sur le terrain de Beauté fatale : pourquoi beaucoup de femmes sont affectées par l’idéal impossible que présente la société / le complexe mode-beauté2 (malgré notre société de consommation, j’ai du mal à identifier les deux) et d’autres, plus rares, s’en foutent comme de l’an 40 ? Mona Chollet souligne à juste titre, il me semble, que ce n’est pas une question d’intelligence (d’ailleurs, la séduction qu’exerce le culte de l’apparence continue de s’exercer une fois même qu’on en a pris conscience – l’illusion persiste) : cela joue sur les failles, de doutes, de fragilité. Dans quelle mesure, cependant, les névroses développées autour de la thématique de l’apparence (désordres alimentaires, addiction à la chirurgie esthétique) ne sont pas l’expression circonstanciée de pulsions d’auto-destructions qui, dans une autre société, prendraient une autre forme ? Et les passions plus bénignes pour le vernis à ongles (dont les ventes augmentent en période de crise économique), un passe-temps pas plus aliénant que le foot sur canapé ? L’essai de Mona Chollet est truffé de remarques pertinentes, mais il verse quelque peu dans la facilité lorsqu’il tourne en dérision les attaques du complexe mode-beauté, et illustre davantage la fascination exercée que la pression subie…  « C’est une presse qu’on adore détester. » Peut-on, du coup, encore parler d’injonction de la société, comme cela a été le cas à de nombreuses reprises au cours de la soirée ? Incitation, oui, mais pression ? Je sais bien que, dans le cas de la société, le tout est supérieur à la somme de ses parties, mais tout de même, cette société, c’est nous, aussi !


1
Là, encore, ambivalence : on peut y voir un endormissement ou un apaisement.
2 Terme utilisé par Mona Chollet pour désigner l’industrie et les médias de ces domaines.

Amazone

Lorsque JoPrincesse m’a entraînée au vernissage de l’exposition photo de Matthew Brookes, je suis tombée sur une fille du cours de danse. En moins de temps qu’il n’en faut pour le dire, je me suis retrouvée avec un flyers entre les mains pour son prochain spectacle, découvrant par la même occasion qu’elle était professeur et chorégraphe. Partagée entre le stalking et la prise de renseignements, je fais un tour sur son site internet et découvre ses clips vidéos (outre son origine, kazakhe, qui explique qu’elle ait des traits asiatiques et parle russe)(je suis plus douée en Berthillon qu’en Bertillon). Le trip classique-ethnique n’est pas forcément ma came, mais il faut avouer que c’est plutôt stylé – surtout que je connais son niveau, assez similaire au mien. Y’a pas à dire, elle sait se mettre en valeur et vendre son truc, adroitement étiqueté sous le nom d’ethnoballet.

J’ai assisté à son Amazone, mais pour être honnête, ce n’est pas vraiment un spectacle que je suis allée voir. Je suis allée voir ce que ça faisait de se donner les moyens de, d’aller au bout du truc en sachant que le rendu ne pourrait pas être pro, pas parfait, pas à l’envergure envisagée, pas à la mesure des efforts et des tripes engagées ; mais là néanmoins. Je suis allée voir ce que j’ai offert-infligé à ma famille et à mes amis à l’époque où on montait des spectacles avec un groupe d’amie, des anciennes du conservatoire et d’autres, un groupe qui s’est étiolé quand les ventres se sont arrondis (presque tous en même temps !) et que les envies ont divergé, entre le gala d’école sans ambition et le pari artistique prétentieux… Je suis allée voir si j’avais eu tort ou raison de lâcher l’affaire, par choix, par perfectionnisme ou par paresse. (Tenter de répondre à la question : peut-on faire petit sans faire mesquin ?) 

Sans savoir si je venais plus pour stalker ou pour soutenir le projet, je me suis retrouvée dans la plus petite salle où j’ai jamais mis les pieds (même le théâtre où j’ai passé l’épreuve artistique de danse au bac était plus grande que cela) : quatre, cinq rangs, aucun recul pour la vingtaine de personnes que nous sommes dans le public et très peu d’espace sur scène pour les quatre danseuses. Malgré ça, malgré les déplacements limités, malgré les maladresses, malgré les costumes cheap (ringraves trop visibles, leggings qui plissent, marque masquée au scotch noir…), malgré mon envie et mon dédain, il se passe un truc. Peut-être parce que Vivaldi me rappelle à mes propres essais. Mais plus sûrement parce que le truc est dansé avec les tripes. Avec application aussi, parfois, dans les jambes (elles sont manifestement d’une formation plus contemporaine que classique), mais toujours avec détermination dans les gestes et le regard. Et putain ce n’est pas facile de projeter son regard lorsqu’il n’y a que cinq rangs et que les projecteurs ne vous protègent pas des spectateurs, que vous les voyez vous regarder, et que vous les connaissez, de surcroît, pour certains.

Peu importent leurs traits, les quatre danseuses sont toutes belles ; elles ont toutes de la gueule, chacune avec sa présence : Habi Diabagate, guerrière tranquille ; Maria Danilova, une force muette, intériorisée (qui m’a fait penser à la sœur de Palpatine) ; Florence Prévoteau, vive et volontaire (là, j’ai pensé à son ex…) et Dana Mussa tranchante jusqu’à la rétroversion des coudes, la sœur-reine-mère des trois autres. Si certains passages-remplissage(-saturation d’espace ?) auraient tendance à me faire parler de choré plutôt que de chorégraphie, il faudrait me reprendre et rappeler les belles trouvailles de mains, de tressaillements, de tremblements… Tout de même, près d’une heure de danse ! J’ai même pensé à Penthésilée (peut-être aussi parce qu’elle était mentionnée par une voix off en introduction, ok).

Alors, c’est sûr, ce n’était pas The Season’s Canon. Mais à quatre danseuses, la mini-troupe réussit à rappeler que l’essentiel de la danse se situe en-deçà de la technique, dans le corps de celui qui aime et qui fait aimer. Amateur, donc. J’étais un peu gênée, à la fin, que nos applaudissements nous ramènent à la taille riquiqui de la salle, à tout ce qui étrique les rêves et restreint nos vies, alors j’ai souris aussi, un peu comme Gaspard Ulliel, juste la fin du monde.

La fin du monde, juste

J’avais beaucoup aimé Les Amours imaginaires, puis je me suis ennuyée à mourir devant Laurence Anyways, au point de ne pas donner une chance aux films suivants de Xavier Dolan. Juste la fin du monde m’a cependant fait de l’oeil, à cause de son acteur principal. Qu’il s’agisse d’une adaptation, d’une pièce de Jean-Luc Lagarce, promettait en outre de limiter les débordements du jeune réalisateur au niveau du scénario (de fait, un seul clip, comme un cheveu sur la soupe). Alors j’ai tenté, et grand bien m’en a pris parce que, même si le film est parfois un peu poussif, ça transpire l’humain.

Louis (Gaspard Ulliel, qui s’appelle décidément souvent Louis ces temps-ci) revient dans sa famille après douze ans d’absence pour annoncer sa mort prochaine. Je ne spoile rien, tout cela est dit dans les cinq premières minutes du film. On ne sait pas de quoi souffre le jeune homme, ni à quelle échéance il est condamné, mais cela importe peu : cette mort annoncée, connue seulement du public et du principal intéressé, sert surtout de clôture. Il n’y aura pas de prochaine fois ; tout doit se jouer ici et maintenant, dans un huis-clos intense qui n’est pas sans rappeler Carnage. Les personnages s’empoignent avec la même (absence de) politesse et la même violence, dans un même mélange d’attraction et de répulsion : on aime ce frère-fils-beau-frère admirable ; on l’aime tellement qu’on le déteste de ce que lui ne nous aime pas, pas assez, pas autant. La caméra, braquée sur les visages en gros plan, ne laisse aucune échappatoire, aucune possibilité de prendre du recul, aussi accablante que la chaleur subie par les personnages. C’est viscéral, et très intelligent.

Le terme de « non-dit » revient dans toutes les critiques que j’ai lu, pour caractériser les tensions entre les personnages. Pourtant, les choses sont dites : de biais, de travers, maladroitement, mais elles sont dites, lors de face-à-face successifs dans des pièces isolées. Comme un Cluedo.

Dans sa chambre, la petite sœur de Louis (Léa Seydoux, sensible et butée) lui dit son admiration, et sa déception aussi, qu’il ne s’occupe pas plus d’eux, même si elle ne veut pas lui reprocher quoi que ce soit.

Dans la cuisine désertée, la belle-sœur (Marion Cotillard, parfaite de balbutiements) lui dit qu’elle n’a rien contre lui, mais ne veut pas être mêlée à tout ça, prise à partie.

Dans le cabanon du jardin, sa mère (Nathalie Baye, caricature surmaquillée) lui dit qu’elle ne le comprend pas, mais qu’elle ne l’en aime pas moins, et l’enjoint à encourager les autres, cette fratrie dont il s’est défaussé. Ils ne veulent pas des réponses, ils veulent de l’amour.

Dans la voiture du frère qu’il a accompagné chercher des cigarettes, enfin, celui-ci (Vincent Cassel, presque faux tant il marque son hostilité, au mieux taciturne) met les points sur les i : il refuse d’être mis dans sa poche ; il ne se fera pas embobiner par les petites magouilles langagières du grand auteur.

Tout est dit. Il n’y a pas quelque chose à dire qui serait tu ; il n’y a rien à dire à cet étranger de la famille, qui ne cesse de sourire, par nostalgie, pour s’excuser. Après douze ans de cartes postales, le small talk sur les photos des enfants et les poules du voisin sonne faux ; on attend autre chose : des updates dignes de ce noms, des déclarations, des explications, des amandes honorables, mea culpa, tout ça. Mais de chaque côté, la vie a passé et il est difficile de la résumer ; il n’y a pas grand-chose à en dire, c’est comme ça : la famille qui macère dans sa médiocrité et l’auteur à succès qui, s’en étant arraché, n’a jamais eu envie de revenir. (On comprend vite pourquoi ; l’erreur n’était pas de partir, mais de revenir. Sans retour, cependant, pas de film… d’où cette mort annoncée.) Il n’y a plus rien à dire, il n’y a plus qu’à gueuler, à pleurer, à taper. À partir, une bonne fois pour toute, une dernière fois.

Le cul entre deux océans

Aussi pressé et tiré par les cheveux soit-il, le mélo fonctionne toujours sur moi, pourvu qu’il dévaste de beaux visages dans des paysages à la dimension de la tragédie (fut-elle intime). Une vie entre deux océans (océan de culpabilité, océan d’amour) remplit le cahier de charges en échouant une embarcation sur une île quasi-déserte, à l’exception de Michael Fassbender et Alicia Vikander, gardiens du phare.

Un mauvais choix, suivi d’un autre mauvais choix allant à l’encontre du premier, et le visage lumineux d’Alicia Vikander (auquel j’associe la vitalité de Mathilde Froustey, à qui elle me fait toujours autant penser) se referme tandis que celui de Michael Fassbender joue la polysémie : le mutisme de l’homme qui rend son entourage serein en s’occupant de tout en vient à cacher-révéler la culpabilité qui le ronge depuis bien avant les faits, son passé de soldat comme péché originel. Cet homme a ce truc qu’ont peu d’acteurs : une profondeur épidermique, la capacité de tout suggérer par une chorégraphie d’infimes mouvements.

Pour l’épanouissement lacrymal et soupirant du spectateur, le duo est complété par Rachel Weisz, magnifique en mère éplorée. J’ai écrasé ma petite larme et j’ai même trouvé plus joli que cliché ce mantra de résilience : on ne pardonne qu’une fois, quand tenir rancune est un travail de ressassement, de tous les instants. Amen et bon vent.

La Danseuse

Dans Philosophie de vivre, ma lecture du moment, François Jullien oppose effectif et déterminatif, i.e. la chose en train de se faire et celle, devenue identifiable, que l’on peut nommer : lorsqu’un phénomène est devenu assez saillant pour être déterminé, il est déjà sur le déclin, déjà engagé dans une métamorphose distincte de l’essor qui a rendue son émergence effective. C’est précisément ce qui rend le film de Stéphanie Di Giusto si juste, si beau : lorsqu’on identifie « la danseuse » comme Loïe Fuller, lorsqu’elle coïncide avec le personnage de l’histoire de la danse, elle n’est déjà plus l’artiste intrépide qui a lutté pour concrétiser ses projets, portée par son désir de mouvement.

Passé le surgissement, le geste chorégraphique tend à disparaître derrière l’exercice physique et la machinerie technique : le film nous montre une Loïe couverte de bleus (à cause du dispositif qu’elle porte pour faire bouger les mètres et les mètres de tissu de sa robe), les yeux injectés de sang (à cause des éclairages) ; on finit par moins la voir danser que s’entraîner avec poids et machine, et préparer, dessins techniques et brevetables à l’appui, les dispositifs scéniques qui l’ont rendue célèbre. Pour parachever la chute-apothéose, la réalisatrice lui prête une aventure malheureuse avec Isadora Duncan (Lily-Rose Depp en nymphette sadique, digne du personnage de Veda dans Mildred Pierce) : « C’est elle, la danseuse » dira Loïe, il est vrai plus artiste que danseuse.

Ses danses serpentines, hier copiées, sont déjà en voie d’être dépassées, même si elle s’y régénère comme un phénix, disparaissant sous ses voiles pour mieux s’inventer. Une fleur, un calice… Jamais une danseuse. « C’est ma robe qu’ils aiment, pas moi » pressent la jeune femme, terrée dans un coin alors qu’on l’attend pour une soirée en son honneur – créer pour être vue, pour être aimée, pour vivre un peu plus : au-delà du spectacle, éphémère ; en-deça de sa répétition à l’infini, délétère.

C’est ce qui est très beau dans ce film : comment fait-on pour s’inventer ? pour perdurer ? pour vivre et pour mourir, quoi. Loïe sait exactement ce qu’elle veut et le veut jusqu’à la tyrannie, jusqu’à devenir elle-même et ne plus savoir que faire de cette tautologie. Comme une fin de l’Histoire, c’est la fin du film et la fin de Louis, ce personnage fictif de mécène-ami-amant assez critiqué (Loïe Fuller, quoique brièvement mariée, était lesbienne), mais qui se comprend si on le voit comme une figure du destin, un double de Mary Louise Fuller (il assiste à la naissance des danses serpentines, offre à la danseuse un voile de soie plus léger et c’est encore son argent qui permet à Louise-Loïe de traverser l’Atlantique…).

Si l’on est honnête, c’est aussi (surtout ?) l’occasion d’offrir au public féminin hétérosexuel un joli moment de Gaspard Ulliel, et de nimber d’une beauté nostalgique supplémentaire Mélanie Thierry, dans le rôle de Gabrielle, la véritable amante de Loïe Fuller, ici gouvernante fidèle. Il fallait bien Soko, dont la réalisatrice souligne qu’elle « peut être à la fois sublime et ingrate », pour faire ressortir chez chacun une beauté plus brute – traits que l’on tire sur le visage des jeunes premiers.

Un premier film, vous imaginez ?