Gamzatti, Bambi et le cabri

Autant je pourrais passer des heures à regarder des vidéos de l’école Vaganova, autant les anciens élèves devenus danseurs du Mariinsky me laissent généralement de marbre sur scène. Ce n’est malheureusement pas Kristina Shapran qui me fera changer d’avis, malgré les prières de sa Nikiya. Doigts refermés et poignets cassés, ce heurtoir du cœur tirerait des larmes à un crocodile, mais ne semble malheureusement pas fonctionner sur les souris. Les « sourcils de mater dolorosa1 » qui apparaissent bien avant les motifs de soucis ont tôt fait de m’agacer, transformant la femme au destin tragique en faon craintif. Bambi est joli comme un cœur avec ses gambettes infinies, mais un peu fébrile. Si je penche un peu la tête, c’est moins attendrie qu’intriguée par ces jambes en x, qui donnent l’impression de tire-bouchonner lors des tours, et cette petite tête renfrognée dans ses épaules et ses paillettes, que j’essaye en vain d’imaginer dans du Balanchine (longues jambes, petite tête… il manque le long cou pour répondre au canon balanchinien).

Tandis que Bambi tâtonne, le cabri s’en donne à cœur joie. Le cabri, c’est Kimin Kim, qui vous fait soupçonner une hétérogénéité de la pesanteur sur la scène de Bastille, devenue pour la soirée une sorte de gruyère lunaire qui autorise des décollages de fusées et des atterrissages de cosmonaute. Il se trouvera toujours des personnes pour formuler quelques objections circassiennes, mais pour ma part, je fais comme le tigre en peluche : je me fais balader et j’opine du chef. Son interprétation me plaît assez. Comme le Solor de François Alu, celui de Kimin Kim est un guerrier, mais là où le premier a des allures de biffin fantassin, le second campe un guerrier issu de la noblesse, quelque chose comme un chevalier revu et corrigé à la sauce indienne. Solor-Alu ne savait que faire ; Solor-Kim ne le sait que trop. S’il prend sans tarder la main de Gamzatti, ce n’est pas parce qu’il entrevoit ses charmes, comme c’était le cas de Solor-Hernandez, mais parce qu’il sait que c’est là son devoir. L’intérêt tout relatif que suscite chez moi la Nikiya de la soirée me permet de regarder ce qui se passe un peu autour ; je découvre ainsi que Solor reste sur scène lorsque Nikiya se désembobine devant celle qu’elle ne sait pas encore être sa rivale. Il faut voir alors Solor-Kim regarder, par-dessus la haie d’invités, sa bienaimée ; voir la lumière de la danseuse sacrée se réverbérer sur son visage d’homme déchiré – son désir pour elle est tout étymologique : le regret d’une étoile, déjà perdue. Dans cette optique, la scène du serpent n’est que la confirmation de cette perte – moins un meurtre qu’une métaphore. Ce n’est plus le désespoir de Nikiya qui m’intéresse, mais le déchirement de Solor, qui s’inflige un véritable calvaire, le stoïcisme attendu du guerrier ne contenant qu’à grande peine la douleur de l’amant. Il est trop tard : dans la version Mariinsky, Nikiya gît déjà au sol lorsque Solor se précipite à ses côtés (je m’aperçois ainsi que Noureev a le sens de l’ironie tragique, avec sa précipitation in extremis).

Pendant toute la scène, Gamzatti reste imperturbable : elle aussi a fait ce qu’elle avait à faire. Contrairement à ses alter egos, petites pestes pourries gâtées, la Gamzatti d’Héloïse Bourdon ne se félicite pas du meurtre de sa rivale. Ce serait faire tomber le personnage, hiératique, dans le sadisme pur. Sa Gamzatti sait tenir son rang. Et sait aussi que rien ni personne ne lui résistera – non pas parce que l’on cédera à ses caprices, mais parce que tel est son bon plaisir. L’autorité lui est naturelle : le mouvement de poignet par lequel elle intime à sa servante de la suivre et de sortir se retrouve ainsi dans les pas de valse de sa variation, lors de la première diagonale en remontant. Quand l’interprétation est peaufiné jusque dans ce genre de détail, on oublie volontiers les rares accrocs qui pourront être améliorés dans le futur (fouettés à l’italienne arrêtés un peu prématurément, faiblesse furtive dans les sauts sur pointe, mais hé, c’est une prise de rôle !). Et puis cette présence… On ne voit qu’elle2 ! A tel point que lorsque ré-apparaît Nikiya, pendant les noces, je me peux pas m’empêcher de penser, surprise : mais qu’est-ce qu’elle vient faire là, celle-là ? Qu’est-ce qu’elle vient nous faire ch***, cette adolescente pleurnicharde et bêtement enamourée ? L’affaire semblait réglée.

Scène de confrontation. Bouche rouge, regard noir, on entend presque Gamzatti dire : laisse faire les femmes qui savent s’y prendre avec les hommes, laisse faire les expertes… Je jubile : épaulements, regards en biais, torse bombé, sourire mauvais… la colère de Gamzatti-Bourdon a des relents de cygne noir absolument jouissifs. En comparaison, Nikiya-Shapran a l’air d’une oie blanche3. Elle tremble de tout son corps, et comme on la comprend ! Je ne sais pas si c’est la réticence de la danseuse invitée à se rouler par terre qui l’a chauffée (au Mariinsky, on ne se bat pas comme des chiffonnières – Héloïse Bourdon doit se jeter à terre pour l’entraîner avec elle), mais Héloïse Bourdon lui en colle une qu’elle n’est pas près d’oublier… Pour la première fois, une claque sonore retentit dans Bastille ; ce n’est pas du chiqué, ou alors, rudement bien doublé.

Non, vraiment, il n’y a guère qu’Héloïse Bourdon pour être aussi bien Nikiya que Gamzatti. Qu’est-ce qu’elle est bonne quand son personnage est mauvais ! J’ai passé le troisième acte à essayer de lister les rôles de vipères formidables dans lesquels je voudrais la voir, pour parvenir à la conclusion qu’on en manquait cruellement. Tout comme le troisième acte manque de Gamzatti. Nous avions cependant trois belles ombres, bien plus assorties que l’autre trio que j’ai pu voir, et toujours Kimin Kim, vers l’infini et l’au-delà.

Pour mémoire : Charline Giezendanner était tout à fait délicieuse dans la danse Manou.


Merveilleuse trouvaille que je reprends telle quelle, on ne peut pas faire mieux.
2 Revers de la médaille : on voit aussi la jambe inélégamment en-dedans lorsqu’elle s’assoit pendant la variation de Nikiya, et elle n’est pas crédible deux secondes lorsqu’elle écoute aux portes.
3 Elle nous rejouera par moments la mort du cygne au troisième acte.

Déesses et démones

Karen Kain disait de Roland Petit qu’il était un chorégraphe moyen, mais un magicien de la scène. On ne saurait dire mieux à propos de Bianca Li. Clairement, Bianca Li n’est pas la chorégraphe du siècle, ni même de l’année, mais elle a le sens de la scène et sait s’entourer, si bien que Déesses et démones, sans jamais être poignant ni émouvant, est indéniablement un beau spectacle – « un paquet-cadeau pour la fin d’année », dixit Rosita Boisseau.

Si on y pense, hormis les superproductions classiques et quelques exceptions contemporaines notables, il n’est plus si courant aujourd’hui de voir des spectacles où costumes, décors et scénographie participent pleinement à la danse. Les images projetées savent rester discrètes, même lorsqu’elles sont projetées en avant-scène sur un voile translucide ; il s’agit le plus souvent d’encadrer les mouvements (magnifiques variations sur Minerve, qui font écho aux ondulations serpentines des bras), de démultiplier les silhouettes (tableau égyptien de cabaret avec Maria Alexandrova, tableau floral avec un bouquet de Blanca Li) ou de créer une transition entre les tableaux pour laisser un moment de respiration et permettre aux danseuses de se changer. Parce que le costume n’est pas ici un vain mot. Ces robes, mandieu, mandieu, ces robes… Rien qu’au nom d’Azzedine Alaïa, j’hyperventile. Alors quand on ajoute Jean-Paul Gaultier et Stella McCartney, forcément, ça le fait. JoPrincesse était prête à me piquer la robe orange que Blanca Li, à genoux et filmée du dessus, étale autour d’elle comme une corolle, mais la robe rouge dans laquelle elle s’entortille n’est pas mal non plus, qui permet à la danseuse de flamenco de laisser place par moments au fantôme de Martha Graham. Loïe Füller est également de la partie, avec des robes comme des volutes d’encre dans l’eau. L’animation du costume remplace peu à peu la chorégraphie, transformant les danseuses en chauve-souris. Elle s’efface presque complètement dans le tout dernier tableau, avec des cheveux lâchés frénétiquement jetés en avant par-dessus tête – on tend vers la transe, mais j’avoue surtout penser à la séquence démêlage qui attend les deux danseuses… Plus que la danse, ce sont des images que je retiendrai, à commencer par la silhouette égyptienne créée par un chignon-coiffe comme une couronne blanche, ou celle en académique, qui fait onduler des stries de lumière sur ses formes, comme éclairée à travers un store.

Toutes ces belles images resteraient cependant lettre morte si elles n’étaient animées par Maria Alexandrova, étoile du Bolchoï qui vous insuffle le suspens des Chausson rouges dans une simple déambulation en pointes et tutu long. Lorsque, pieds nus, main sur le genou, cuisse hors de la robe, elle laisse sa jambe pliée pivoter doucement de première en-dehors à parallèle et retour, on retient un petit soupir d’aise. Même le masque ne réussit pas à masquer sa beauté, qui tient moins dans ses traits que dans l’intensité de son regard, qui s’étend à tout son corps, étonnement présent, pesant même, une pesanteur magnifique, qui n’a rien à voir avec la stature, d’une sensualité que j’ai rarement rencontrée chez les danseuses russes – exception faite des danseuses de Boris Eifman. C’est la même flamboyance que l’on retrouve chez Maria Alexandrova, alors que sa danse est loin d’être aussi exubérante, enveloppée même d’une inhabituelle douceur. J’allais m’inscrire sur la liste d’attente pour l’épouser quand elle a lâché un cri de victoire personnelle en venant saluer avec Bianca Li : mieux vaut laisser les bêtes de scène dans leur élément.

Bizarre, vous avez dit homard ?

Hétéro ou homo, mais pas bi. Pointure 42 ou 43, mais pas 42 ½. Dans le monde de Lobster, pas de demi-mesure, pas de nuance, pas de sentiment. L’amour, c’est le couple, érigé comme norme d’une société autoritaire. David, qui vient d’être quitté par sa femme, est ainsi conduit avec un certain nombre d’autres célibataires dans un hôtel de la dernière chance : il a 45 jours pour trouver une partenaire, durée au-delà de laquelle il sera transformé en l’animal de son choix – d’où le titre du film.

Ceux qui ont étiqueté Lobster comme comédie ont dû lire le pitch, mais pas voir le film : si ma voisine pouffe un peu au début, c’est clairement pour évacuer le malaise qui s’installe très rapidement. Même le chameau qui passe dans les bois d’une région tempérée n’a rien de comique ; son apparition incongrue est tout au plus d’une poésie mélancolique, rappel de ce qu’une personne a échoué et a été transformée. On a tout autant de mal à qualifier Lobster de science-fiction : la science n’a rien à voir là-dedans ; le processus de transformation est à peine évoqué, et celle-ci sert plus sûrement de métaphore pour la mise au rebut, sinon à mort, de l’individu par la société. Thriller est une meilleure approximation, pris que l’on est dans le décompte des jours restants à David et ses compagnons, tenaillé par la crainte de découvrir à l’occasion d’un nouveau châtiment une règle qu’il ne fallait pas enfreindre.

<!– début du film ; si vous ne voulez pas de spoiler, allez directement au dernier paragraphe —>

Dans l’hôtel de la « dernière chance », où l’on vous attache à l’arrivée une main dans le dos pour vous faire comprendre que « tout va par deux », se masturber est ainsi passible d’une main dans le grille-pain, dans la salle du petit-déjeuner, où les tables uniques s’alignent comme les tables d’écoliers pour un examen, avec nappe blanche et vue sur mer. Le confort matériel de cet hôtel de cure exacerbe la violence exercée par ses tenanciers, qui se sent de manière latente dans les soirées et meetings obligatoires organisés pour démontrer le bien-fondé du couple (assemblées très 1984-spirit) et explose dans la chasse aux loners, résistants qui se cachent dans les bois. Pour chaque prise, me chasseur se voit octroyé un jour supplémentaire avant la transformation – paradoxe de la chasse à l’homme pour ne pas devenir animal.

Dans ces conditions, je m’attendais à ce que chaque occasion de se retrouver entre pensionnaires tourne au speed-dating, et suis surprise de ce qu’ils restent essentiellement entre personnes du même sexe. Je mets un temps infini à comprendre que tomber amoureux, dans ce monde où l’amour est totalitaire, signifie trouver quelqu’un qui partage une même particularité – rarement une qualité d’ailleurs : un des compagnons de David, désespérant de trouver une femme qui boîte, se met ainsi à se taper la tête contre les tables pour matcher avec la fille qui saigne sans arrêt du nez. Ce n’est pas une comédie romantique (ou alors, par l’absurde), c’est une cruauté d’amour – qui illustre à la perfection la tyrannie de l’âme sœur décrite (et dessinée) par xkcd.

<!– milieu du film —>

Chez les résistants, c’est pire encore, parce que la respiration que l’on pensait y trouver est immédiatement coupée – moins par les chasses à l’homme que par les règles qu’ils s’imposent : l’interdiction d’être célibataire est inversée en interdiction d’avoir des rapports sexuels et même de flirter. Au lieu de prôner le libre-arbitre, cette contre-société reprend les codes de celle qu’elle condamne, jusque dans ses châtiments : les personnes ayant été surprises en train de flirter, par exemple, sont condamnées au « baiser rouge », les lèvres passées au rasoir. On a beau ne voir qu’un coton rouge sur les lèvres d’un homme, on porte immédiatement les mains à sa bouche. Dans Lobster, la cruauté est d’autant plus violente qu’elle n’est jamais vraiment montrée ; on voit pire dans n’importe quelle série policière (l’image la plus gore que l’on doit voir est celle d’un lapin ensanglanté) et, en même temps, ce n’est rien comparé à ce que produit votre imagination stimulée par cette plongée en apnée dans cet univers répressif. Si seulement l’homme n’était qu’un loup pour l’homme, et pas un homme, justement…

<!– spoiler ultime, no way back —>

Lorsque l’inévitable se produit et que l’amour surgit, bien après que le matériau comique a tourné à l’horreur, Lobster embrasse les codes de la tragédie. David n’est transformé en homard, mais en un Œdipe de l’amour : découvrir la vérité du sentiment le conduira à se crever les yeux. Je passe cette scène insoutenable derrière mon chapeau qui, contrairement à Palpatine, ne dit pas quand on peut à nouveau regarder (je me suis tournée vers mon voisin, mais ses doigts écartés devant les yeux m’ont informée que je ne trouverai pas d’aide de ce côté), et suis décontenancée de constater que le film est terminé quand j’émerge du feutre orange. En plein suspens. En pleine horreur. Le couple à qui je tiens à la porte en sortant, qui a lutté pour venir à cette séance, est déçu que cela ne mène nulle part. Cette fin abrupte est pourtant d’une logique implacable : dans une société du couple (ou du célibat) obligatoire, l’amour, interdit, ne peut mener nulle part. Il rend, d’une manière inédite, aveugle (paye ta remotivation de la catachrèse) ; seul l’écran noir peut faire exister l’amour ébauché, hors de cet univers fictionnel impitoyable, de notre côté du miroir.

<!– spoiler-free —>

Trop absurde, Lobster n’est ni comédie, ni thriller, ni science-fiction. Yorgos Lanthimos invente son propre genre en maintenant une grande cohérence dans son what the fuck1 (une cohérence implacable, même) : Lobster est un conte cruel. Un de ces contes qui se retient d’autant mieux qu’on n’en trouve pas la morale. Et qui vous hante. Par ses phrases, ses images, ses situations, sa mélancolie. Son humour aussi, même si le nonsense britannique a manifestement fricoté avec le comique incompréhensible et douloureux de Kafka. « Le malaise est total », résumait @dayMdel. C’est, j’aurais tendance à penser, ce qui me pousse à dire que c’est réussi. Qu’on aime ou qu’on n’aime pas, on ne pourra pas retirer à Lobster ses images fortes, extrêmement marquantes (Dieu soit loué, je n’ai pas fait de cauchemar). Et son casting parfait, pour le couple principal (Colin Farrell et Rachel Weeisz), mais aussi et surtout pour tous les personnages secondaires qui ne le sont jamais vraiment : Jessica Barden (repérée dans Tamara Drew) en fille qui saigne du nez, Ariane Labed en soubrette lassée de la mascarade, Léa Seydoux en redoutable chef de file des résistants (à un moment, les dialogues se sont mis à sonner faux, et j’ai mis un moment à m’apercevoir que c’était parce qu’elle parlait français avec Ariane Labed), Ben Wishaw en homme qui boîte (encore plus attendrissant qu’en poète dans Bright Star) et, en fait, toute la distribution (difficile à identifier par l’absence de prénoms – encore un indice du conte, où les personnages sont avant tout identifiés par leur fonction).


1
Il y a bien création d’un univers : la tenancière de l’hôtel explique par exemple la disparition des espèces rares par les choix des gens, plus enclins à être transformés en animal domestique qu’en bestiole exotique.

Tragédie indienne

Pour Héloïse Bourdon, j’ai frôlé la crise d’épilepsie, cliquant compulsivement sur Actualiser, Acheter, Fermer, Actualiser, Acheter, Fermer, jusqu’à ce que la place se débloque, souris en haut, scrolle, souris en bas, souris au milieu… Je savais que faire la queue pour une place de dernière minute augmente le désir que l’on a de voir le spectacle (parce que l’on y investit du temps, de l’espoir et que nos voisins de file d’attente sont souvent aussi fébriles), mais je n’avais pas encore fait l’expérience de la bourse opéra – pire qu’eBay au moment de l’enchère finale.

 

Lorsqu’on lui retire le voile et qu’Héloïse Bourdon fait sa première apparition, la salle applaudit son étoile – le public, comme Isaac Hernandez, est peu regardant sur le titre officiel : c’est peu de dire qu’elle rayonne. Les paillettes de son costume ne font pas briller Héloïse Bourdon ; Héloïse Bourdon fait briller les paillettes – la Chuck Norris du rayonnement. Alors que Myriam Ould-Braham faisait converger les regards comme un astre par la force gravitationnelle, Héloïse Bourdon les diffracte comme un pierre précieuse facettée. Le jeu de la première, tout en intériorité, s’apparente à celui d’une actrice de cinéma, là où la seconde est résolument tournée vers le théâtre. « C’est une tragédienne », déclare @marianne_soph à l’entracte. Cette qualification très exacte me permet de me détacher de l’interprétation de Myriam Ould-Braham, fraîche de l’avant-veille ; on ne peut pas attendre d’une tragédie grandiose l’émotion d’un drame intime. La Nikiya d’Héloïse Bourdon n’est plus un être fragile caractérisé par une pureté quasi-virginale ; c’est une prêtresse sculpturale qui incarne la divinité, dans un corps de chair et de sang. Les ports de bras aux coudes angulaires, paumes de mains vers le ciel ne sont plus des suppliques faites en toute humilité ; c’est un rituel qu’elle met un point d’honneur à accomplir, elle ne saurait y déroger.

Lors du premier pas de deux avec Solor, cette Nikiya semble sans cesse le repousser, non par pudeur, mais parce qu’elle veut plus : son bras tendu devant elle, ses épaulements qui sans cesse se dégagent, comme une adolescente impatiente, l’indiquent – elle veut le monde ; elle ne veut pas un corps à étreindre, elle veut un être à aimer et à travers lui tout ce qu’elle brûle de connaître et révérer. Pour la première fois, il me vient à l’esprit que Nikiya n’est peut-être pas tout à fait innocente, qu’elle n’aurait peut-être pas dû, en premier lieu, se laisser aller à son désir de Solor, même si ce désir l’anime avec une vigueur telle qu’on ne peut que l’y encourager.

Lors de la confrontation avec Gamzatti, Nikiya-Héloïse ne se laisse pas démonter. Alors que Nikiya-Myriam se débattait d’abord avec elle-même, avec son drame d’amour brisé, Nikiya-Héloïse se contient uniquement parce qu’elle connaît son rang ; à sa bouche pincée, à sa poitrine qui se soulève avec véhémence, à son regard courroucé, on la sent profondément révoltée. Lorsque le poignard dirigé contre Gamzatti lui tombe des mains, ses yeux exorbités traduisent moins l’horreur du geste avorté que des conséquences à venir – tentative de régicide ou presque, elle se sait perdue.

La variation de l’acte II est en toute logique moins émouvante que terrifiante (et pitoyable) : c’est l’acte par lequel Nikiya embrasse son destin tragique. L’héroïne y révèle sa grandeur d’âme ; l’interprète, l’étendue de son talent. Pour résumer l’affaire, Héloïse Bourdon est : wow ! Je ne vous raconte même pas quand la machine s’emballe avec l’arrivée du panier de fleurs, planté de gauche et de droite avec une détermination qui confine à la provocation, déhanché à droite, déhanché à gauche, regard décoché à Solor qui détourne la tête, incapable d’en supporter plus. Nikiya refuse évidemment l’antidote : dans son désespoir, elle sait que son suicide est la plus éclatante des revanches.

Autant vous dire que Solor ne sait pas trop comment gérer ce caractère bien trempé. Comme pour essayer de calmer le jeu, Isaac Hernandez prend le parti de la douceur, au risque de paraître un brin falot. Son Solor est plus humain, plus faible que Nikiya ; lorsqu’on lui présente Gamzatti, il ne peut manifestement s’empêcher d’apprécier ses qualités. Le Solor d’Hernandez est manifestement plus complaisant que celui de François Alu, et pourtant, on n’arrive pas vraiment à l’en blâmer : le bougre tombe facilement amoureux et, dans son parjure, reste attendrissant (la raison probablement pour laquelle Nikiya s’en est éprise en premier lieu). Et puis, sa danse est d’une légèreté toute onirique – particulièrement bienvenue, donc, au dernier acte, avec un manège de double tours comme sur un petit nuage. Dans les deux premiers actes, il paraît un peu trop humble et, pour tout dire, se fait éclipser par Héloïse Bourdon. Cela permet néanmoins une bonne circulation dans les jeux de regards ; Gamzatti fixant un Solor ne pouvant détacher ses yeux de Nikiya sous l’emprise du venin immortalise le trio dans un tableau d’une grande netteté. La Gamzatti d’Ida Viikinkoski, si elle s’inscrit bien dans le trio, n’est pas particulièrement mémorable : c’est une prestation tout à fait honorable, qui tient cependant davantage de la variation présentée à un concours international que du spectacle. Mais on ne peut pas être trop exigeant pour le premier grand rôle d’une coryphée ; il faut bien que jeunesse se passe et fasse ses armes pour mieux ensuite nous mettre en joue. Pour Héloïse Bourdon, en revanche, cela ne fait aucun doute : elle a le feu sacré ; il est grand temps de l’attiser par une nomination-soufflet.

 

Pour mémoire : la deuxième ombre d’Éléonore Guérineau est une petite tuerie, tout comme son « pas d’action ». Si on osait réclamer une cerise sur le gâteau, ce serait de la voir distribuée avec des danseuses de son gabarit et de sa vélocité : le contraste avec les grandes perches lui dessine un physique peu flatteur, tandis que, petit bolide, elle les fait paraître lentes et presque gauches.

Pour mémoire bis : j’ai davantage apprécié l’idole dorée d’Emmanuel Thibault en la/le revoyant, moins dans l’esbroufe que dans la précision, avec des doigts d’orfèvre. Je me disais à la première représentation que cela ne doit pas être facile : il y a dix, François Alu, c’était lui.

 

Le printemps en plein hiver au Palais Garnier

Titre sponsorisé par la COP21

Polyphonia était mieux dansé par le Royal Ballet. Je ne sais pas si c’est le fond de la loge qui crée une distance à la danse et assourdit la musique, mais ce n’est pas aussi incisif que ce que réclame la musique de Ligeti. Quand les accents tombent juste, l’intelligence et l’humour de la chorégraphie transparaissent ; le reste du temps, cela ressemble vaguement à Agon et compagnie. Laura Hecquet confirme sa pertinence dans le répertoire néo-balanchinien, tandis qu’à l’ordre bout du spectre interprétatif Sae Eun Park, toujours charmante, produit un contresens fleuri (autant recouvrir de Liberty le meuble d’un designer nordique minimaliste).

À l’adresse de ceux qui, comme moi, se sont demandé pendant toute la séquence où ils avaient déjà entendu l’avant-dernière musique : Eyes Wide Shut.

 

Je me félicite de m’être replacée pour Alea Sands, sans quoi je n’en aurais pas vu la meilleure partie : les lumières du plafond qui s’allument et s’éteignent de manière aléatoire, dans des grésillements de feu d’artifice. J’adore les feux d’artifice. Et de m’être fait piéger, comme tout le monde, en croyant à un dysfonctionnement. J’en rigole toute seule. La suite me rappelle à l’austérité : musique de Pierre Boulez, costumes plus laids qu’amusants, et mouvements dont on se demande mais pourquoi ? Pas de quoi rigoler. Sauf peut-être pour l’espèce de comète-spermatozoïde qui tourne en boucle en fond de scène, maigre mais heureuse distraction. Wayne McGregor est manifestement talentueux malgré lui – lorsqu’il l’est. Depuis le génial Genus et Chroma, l’alignement des planètes n’est plus ce qu’il a été et, sans atteindre la pénibilité de Carbone Life, Alea Sands s’enfonce dans les sables mouvants de mouvements aléatoires sans heureux hasard. Toutes mes excuses aux interprètes qui ne ménagent pas leur peine (Léonore Baulac s’y plonge farouchement – forcément une interprète aussi malléable et volontaire, ça plait au pygmalion Benjamin Millepied).

 

La préparation du plateau pour Le Sacre du printemps est en soi un spectacle : six bennes de terre sont renversées et étalées par une armée de techniciens casque sur les oreilles et pelle à la main. Le contraste offert par ces hommes qui travaillent la terre en chemise noire est assez sexy, et prépare aux torses nus des danseurs. La horde sauvage est menée par Karl Paquette et Aurélien Houette (qui a même de la terre sur le crâne) : je défaille – et remarque un troisième larron également fascinant dans son genre. Vincent Cordier, enchantée. Ou plutôt ravie : c’est lui qui saisit l’élue, de crainte et de ses bras puissamment immobiles.

Ce Sacre du printemps est un sacre de la virilité. S’y déchaîne la part la plus souterraine de la sexualité, celle que l’on masque à coup de sexe ludique et hygiénique. La terre renvoie l’humain à ses racines, qui l’enserrent un peu plus à mesure qu’il se débat ; elle remonte le long des mollets, macule les robes pâles de celles qui fuient leur propre pulsion de mort et révèle la beauté des corps. Celles qui sont jolies, chez Pina Bausch, partent pour ainsi dire avec un handicap : il faut plus de temps pour défaire cette joliesse policée, pour que la beauté des tripes prenne le dessus sur celle des traits. Charlotte Ranson n’en est que plus remarquable ; vu l’avidité avec laquelle elle semble devancer sa propre perte, je n’ai aucun mal à l’imaginer en Élue (en revanche, j’y vois mal Letizia Galloni, qui est pourtant la seule non-étoile a avoir le rôle…).

Le grondement de la musique s’élève, les femmes se battent les flancs de manière de plus en plus violentes, les cheveux s’échappent toujours plus nombreux des queues de cheval, la terre remonte toujours plus haut sur les corps, le souffle et les regards toujours plus courts et hagards, faisant monter une terreur sourde et diffuse chez le spectateur. C’est en tous cas ce qui s’était passé pour moi la première fois. Cette fois-ci, la promesse de la catharsis et peut-être aussi l’excitation d’être replacée au premier rang font que je suis d’emblée dans la jubilation. Je vois la terreur d’Alice Renavand en Élue, mais je ne la ressens pas, je jubile – à la limite du sadisme, comme si j’étais le printemps auquel on la sacrifiait. Je touche du doigt l’incompréhensible joie populaire qu’il pouvait y avoir lors des exécutions publiques – c’est un spectacle. Je me réjouis de la mise à mort, mise à nue de l’Élue, cette nudité qu’un sein essaye vainement de cacher ; la nudité du corps n’est pas grand chose par rapport à l’intériorité de l’être, qui meurt ici de s’extérioriser ainsi, sous le regard de tous.

L’émotion me prend après-coup, au moment des saluts. Danseurs et danseuses se tiennent par la taille et l’on sent que ce n’est pas seulement pour obéir au réglage des saluts ; au moment où la ligne se brise pour repartir vers les coulisses, ils continuent pour certains de se tenir ainsi, sortant deux par deux : ils se soutiennent mutuellement. Eleonora Abbagnato a l’air d’une petite fille, Alice Renavand met plusieurs rappels à retrouver un sourire qui semble encore douloureux, et la danseuse qui me fait face, à l’extrémité côté cour, se retient manifestement de pleurer, retenue par Karl Paquette comme par un grand frère bienveillant. Ils sont beaux, tous, dans leur fragilité.