À point nommé Lichtenstein

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Oh, Jeff… I Love You, Too… But… Imaginez ce que dit le personnage et complétez la bulle. Je suis presque sûre d’avoir eu l’un de ces tableaux à commenter en cours d’anglais. Aucun risque pour les élèves de dénaturer le tableau en trouvant des phrases banales, il se veut iconique. Les mots ne doivent susciter aucune histoire : cette case doit pouvoir figurer dans n’importe quelle bande dessinée pour pouvoir toutes les symboliser. C’est ce désir de généricité qui me frappe dans l’exposition que le centre Pompidou consacre à Roy Lichtenstein : ses tableaux sont avant tout des images, les plus lisses possible, les plus abstraites de l’artiste possible. Et quoi de plus populaire et de moins personnel qu’une image de comics ?

 

couverture de Britannicus, édition Folio, illustrée par une explosion de LIchtenstein

Folio, vous fumerez loin.

(Palpatine ne me croyait pas quand je lui ai dit d’où je connaissais cette image.)
Faut quand même aller chercher Racine pour que Roy Lichtenstein paraisse décalé. 

 

Une vidéo feuillette pour nous les pages d’un cahier d’écolier où Lichtenstein a collé toutes les images qu’il envisageait d’utiliser : à mi-chemin entre la collection d’enfant  et le Pinterest d’aménagement d’intérieur sponsorisé par un IKEA-like, ce scrapbook n’offre rien qui ne puisse figurer dans un catalogue. Photos de produits, cases de bande dessinées… Lichtenstein ne nous propose pas de les regarder autrement : il les synthétise, tel un Grenouille de l’image.

 

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Il les veut tellement peu à lui, ces images volées par le biais d’un rétroprojecteur, qu’il fait tout pour effacer son trait, comme un voleur efface ses traces. Les gros points de couleur sont l’antithèse du pointillisme : non pas une vision, vacillante, mais un procédé technique (le pochoir) qui vise à reproduire la mécanique de l’impression sans en conserver la finalité. La trame est tout – les points sont trop espacés pour donner forme et couleur à l’espace qu’ils remplissent, tout comme les cases étaient trop isolées pour être reliées par un fil narratif. Ils donnent la varicelle aux visages qu’ils constellent et démangent le spectateur, qui gratte la surface des tableaux, en vain. L’artiste n’exprime rien, il imprime. Il y met un point d’honneur : surtout ne rien exprimer, seulement imprimer, singer la technique quand celle-ci imitait le réel pour mieux l’apprivoiser – au fond, il s’en moque, du monde.

On dirait que sa peinture n’a eu de cesse que de penser Photoshop – même si, heureusement pour l’artiste, il n’est pas né avec. C’est particulièrement frappant dans les recherches sur le trait : comment représenter un coup de pinceau ? i.e. comment représenter ce qui sert habituellement à représenter – sans y attacher un style ? Et nous voilà dans l’onglet « brosses » de Photoshop, avec leurs effets de simulation jamais assez hasardeux.

 

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On en arrive au paradoxe du coup de pinceau en sculpture. Qui lui-même débouche sur celui de sculptures étrangement plates… défaut qui en fait tout le charme. J’aime bien l’idée de pouvoir poser une petite explosion sur un bureau et de réintroduire ainsi comme objet ce qui n’était que la représentation schématique d’un phénomène insaisissable – preuve incongrue de ce que nos représentations façonnent la réalité sans que l’on s’en aperçoive : c’est une explosion dans les ténèbres. Elle est belle, et plus que belle ; elle est surprenante.


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 Petite explosion (explosion de bureau)


Lichtenstein n’échappe aux platitudes que lorsqu’il risque ses images en profondeur. Le reste du temps, quand il pense un logiciel plutôt que le monde, celui-ci se réduit à des images prêtes à l’emploi. Après le recyclage des bandes dessinées, nous avons donc le droit à la plus traditionnelle relecture d’œuvres passées. Introduire ses propres tableaux (aux thèmes non-originaux) dans l’atelier de Matisse, quoi de mieux pour s’inscrire dans l’histoire de l’art ? Mais lorsqu’il reprend Picasso qui reprend Rembrandt et qu’il décline les déclinaisons de Monet (sans avoir l’humour de Proust qui déconstruit sa propre cathédrale), on commence à se lasser…

 

relecture de monet par lichtenstein

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En même temps, Matisse n’avait pas eu l’idée du poisson-smiley.
 

… et c’est là qu’intervient la surprise, la vraie. Une salle de trois tableaux où l’on entend chacun s’exclamer sincèrement à l’entrée : oh, j’aime bien, ça… ça, trois tableaux sans objet ni femme blonde, trois tableaux où le rouge a abdiqué au profit d’une atmosphère bleutée (du RVB au CMJN), trois tableaux au seuil de la vieillesse, où l’on sent un souffle de liberté. L’artiste se défend d’avoir voulu célébrer la nature japonaise, bien entendu ; on ne défait pas la cohérence d’une œuvre, l’interprétation d’une vie, au moment où elle va cesser. Les petits points de l’imprimerie, point. Mais on les voit bien se dissoudre dans l’immensité du large, des montagnes, d’un néant qui nous attend juste là, gigantesque et serein.

 

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 Landscape with philosopher, petit point orange sans en être un.
L’effet était bien plus fort encore en grand… 

Carlos Acosta et compagnie

Carlos Acosta… un nom que j’ai lu un nombre incalculable de fois, à l’époque où j’étais abonnée à tous les magazines de danse en circulation, généralement associé aux pirouettes, aux sauts et, plus généralement, à la joie de danser face à un public cubain en délire. Passée par l’ENB, la star cubaine est devenue celle du Royal Opera House, entraînant ses étoiles dans un sympathique gala estival qui semble être réccurrent. Contrairement à ce que l’on pourrait attendre, la virtuosité n’est pas le mot d’ordre : les extraits présentés, qui m’étaient pour la plupart inconnus mais qui n’ont pas dépaysé le public de Covent Garden, ont été avant tout choisis pour leur caractère lyrique ou dramatique. On s’y perd un peu lorsqu’on ne connaît pas le ballet original (Mayerling : qui tue qui et pourquoi ?) mais ce florilège de découvertes encore à faire est délicieux. Le désir d’en voir davantage ajoute au plaisir que l’on prend à cette succession de costumes, de danseurs, de musique – live ! – et de styles différents : une Schéhérazade pressée, caressée par le roi perse qui en veut toujours plus ; une Manon éplorée qui fait regretter de ne découvrir Leanne Benjamin qu’à son départ du Royal Ballet ; un curieux cygne blanc qui, pour une fois, meurt véritablement, et non pas seulement de langueur : toute la poésie réside dans la maladresse de l’oiseau malade, les poignets cassés ; une muse, une nymphe argentée, une sirène…  Carlos Acosta sait assurément s’entourer et céder la scène à ses partenaires sans cesser de l’occuper, repoussant jusqu’à la fin son unique solo. Memoria d’Altunaga me rappelle un peu Maliphant avec sa lumière centrale et une danse qui évoque les arts martiaux. Mais c’est sanglé dans le costume du sultan ou entouré des muses apolliniennes, que l’on devine le demi-dieu – certes plus aztèque que grec. Sa place dans la mythologie de la danse, il l’a sûrement conquise par une grande générosité dans le geste : il n’a pas la présence d’un artiste comme Nicolas Leriche mais déborde de joie – ce qui, j’imagine, se traduisait surtout par l’énergie au début de sa carrière et revêt un aspect plus mature aujourd’hui : une rare sympathie pour ses partenaires comme pour le public. Qui aurait cru que le moment le plus réjouissant de la soirée serait le pas de deux de Diane et Actéon, chorégraphié par Agrippina Vaganova au siècle dernier ? Alors que Carlos Accosta rattrape Marianela Nunez en cours de tour comme pour finir le pas de deux, il lui redonne de l’élan et s’éloigne juste ensuite pour laisser son amie tourbillonner en solo, laquelle finit pied à plat sous les applaudissements riants du public. Alors, oui, je mélange déjà les pièces et suis incapable de dire qui a dansé quoi mais avouez qu’un tel gala en été, au débotté*, c’est plaisant.

* Places debout de dernière minute avec Palpatine, bientôt rejoints par hasard par Laura Cappelle, qui, après m’avoir demandé dans un anglais parfait si elle pouvait prendre un morceau de rambarde à côté de moi, nous apprend la présence de Pink Lady et Amélie. Le tout-Paris balletomane.

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Kirsty by Clara Drummond, inspiré par le pré-raphaëlisme dixit la peintre

 

Le portrait est un genre périlleux : si le peintre échoue à faire sentir la personnalité représentée, le portrait ne vous parle pas plus que le voyageur assis en face de vous dans le métro.  Un certain nombre de tableaux exposés à la National Portrait Gallery dans le cadre du concours annuel donnent au spectateur l’impression de se heurter contre le mur du visible. Les surdoués du dessin essayent de le masquer par un surcroît de réalisme mais, si la technique impressionne, l’intérêt du portrait ne réside plus dans l’imitation, dont la photographie se charge bien mieux. L’émotion se cache alors dans les petites pancartes qui accompagnent les tableaux et racontent presque toutes une histoire, celle du lien entre le portraitiste et le portraituré. Amis (d’amis), famille, boy et girlfriend (vu certains tableaux, je me demande si ça n’a pas fait d’histoire) ou célébrité, chacun a sa stratégie pour accéder à l’autre.

 

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Ved Mehta by Paul Oxborough

 

La vieillesse déclenche plus d’engouement qu’ailleurs, peut-être en raison d’un vécu dont les choix et trajectoires se sont imprimées dans les lignes du visage, et dont le poids a appesanti le corps, plus enclin à prendre la pause. Dans le portrait de Chomsky, c’est d’autant plus sensible qu’il s’agit d’une personnalité ; on y sent la présence  – et la prégnance – de la pensée. L’hyperréalisme d’un visage ayant dépassé plusieurs fois l’échelle humaine inquiète d’abord mais finit par donner une autre dimension au tableau : les taches qui parsèment le gigantesque visage matérialisent l’émergence d’idées, reliées – c’est le propre de l’intelligence – par les rides.

 

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Chomsky by Raoul Martinez
(évidemment, en petit, ça ne fait pas le même effet)

 

À en croire les tableaux exposés, ce n’est pourtant pas l’âge qui constitue la meilleure porte d’entrée vers l’altérité mais son exploration au sein même de l’identité, par l’autoportrait. Alors que la médiation de l’artiste s’arrête parfois à la relation entre le portraituré et le portraitiste dans le portrait, laissant le spectateur à l’écart, l’autoportrait, qui présente le soi comme un autre, permet à l’autre soi qu’est le spectateur de s’y retrouver. 

 

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Self-portrait with Lace Collar by Sophie Ploeg, inspirée par les peintres hollandais des siècles passés

 

Ewan McClure s’est peint de manière à voir le portrait en même temps que sa toile, mettant à distance une image de soi qui n’est pas enfermée dans le rapport à soi, personnel, du miroir.  

 

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Self-Portrait by Ewan McClure

 

Mon tableau préféré, celui pour lequel Palpatine et moi avons voté, est aussi un autoportrait, dont tout narcissisme est évacué. S’il y a un miroir, ce ne peut être ici que le spectateur, qui tout à la fois oblige et permet à l’artiste de se voir et se montrer telle qu’elle est. “It’s hard to understand which part of you to show, but there are times when you simply paint what you see and not what you want to see.” What you see : dans l’autoportrait, le visible n’est plus un obstacle vers l’intériorité mais le moyen de l’extérioriser. Not what you want to see : il y a reddition. D’où le pied, légèrement soulevé, qui marque l’inconfort d’une position pourtant d’aplomb, les mains, légèrement crispées alors que les bras sont presque ballants, et la bouche, légèrement contractée au milieu d’un visage qui serait autrement resplendissant, encadré par l’auréole de grandes boucles. What you see : le tableau renversé, à l’arrière, en témoigne ; peindre un objet à l’envers oblige à observer chaque trait sans le saisir dans l’ensemble d’une image cérébrale cent fois recomposée. Not what you want to see : le grand rideau sur la droite, dont j’ai mis un certain temps à comprendre qu’il préparait le dévoilement, est à contresens de notre sens de lecture, comme si le modèle n’attendait qu’une chose, pouvoir s’en recouvrir. Je veux bien croire que Daniela Astone n’est pas coutumière de l’autoportrait : désirant et redoutant à la fois le jugement du spectateur, elle se fait clairement violence, dans un mélange de pudeur et de franchise que je trouve remarquable.

 

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Self-Portrait by Daniela Astone

 

Non seulement l’exposition est en libre accès mais l’ensemble des tableaux présentés et leur histoire se trouve sur le site de la National Portrait Gallery.

Bits of London

À la table du petit déjeuner, une petite fille blond pâle, pas bien réveillée, porte un maillot de quidditch Gryffondor qui la fait ressembler à Luna. Lorsque le père, que j’avais pris pour la mère à cause de sa queue de cheval, se lève pour aller se ravitailler au buffet, il découvre un T-shirt Star Trek – famille de gentils freaks.

 

Sur Leicester Square, enfin sorti des travaux à l’exception de la statue centrale, un frère et une sœur jouent sur des smartphone : le frère en bleu sur un smartphone rose ; la sœur en rose sur un smartphone bleu.

 

Le tailleur de Palpatine, logé dans une petite maison anonyme aux fenêtres-guillotines, nous demande si l’on souhaite boire quelque chose et a l’air un peu étonné de notre réponse : il nous ramène de l’eau dans de grands verres à bière.

Je prends part au brainstorming sur les tissus à utiliser mais je crois que c’est uniquement pour pouvoir jouer avec les nuanciers et feuilleter une à une les étoffes aux couleurs, reflets et motifs délirants. Le tissu noir à têtes de mort vertes a déjà été utilisé comme doublure – j’espère apercevoir lors des essayages les ronds orangés et moirés so soixante-dix.

 

– Il n’y a plus qu’à traverser le parc.
– Non mais ce n’est pas le bon parc.
– …
– On devrait faire des itinéraires comme ça, pour voir si les gens arrivent à destination, comme des recettes : prenez un parc, traversez-le…

 

C’est au Royal Albert Hall qu’on aurait dû donner le nom du Coliseum : l’impression que l’on a, perché en haut de cette gigantesque arène, est exactement celui que j’imagine pour le Colisée de Rome. Je n’ai pas été très très attentive pendant le concert, trop occupée à observer les gens debout, en tailleur ou allongés au parterre, compter les tuyaux de l’orgue et débusquer les buffets cachés à l’arrière de certaines loges.

 

L’averse orageuse londonienne typique met en relief le dallage très inégal des trottoirs : d’immenses flaques se forment, où l’on plonge la totalité du pied si on n’y prend garde – l’équivalent du bain de pieds désinfectant à l’entrée de la piscine, la propreté en moins. Rapidement, les parapluies ne sont plus suffisants et les piétons se transforment en grenouilles sauteuses.

 

Au moment où, errant dans Camden market depuis une vingtaine de minutes et désespérant de trouver le glacier indiqué par Hugo, on envisageait de se rabattre sur le carrot cake, l’échoppe des Chin Chin Laboratorists est apparue devant nous. Des nuages de fumée coulent des saladiers où tournent des batteurs électriques pour refroidir les préparations liquides à l’azote. Des blouses blanches aux lunettes de chimiste s’affairent tandis qu’on lit la description de produits vantés comme hyper naturels – un contraste qui résume bien le paradoxe du bio, plus médical que naturel. L’apricot and jasmine ayant été remplacé par le rose and lychee, cela sera chocolat, avec des morceaux de chocolat blanc grillé. Je ne sais pas ce qui est le plus surprenant de la glace à l’azote ou des miettes sans la moindre trace blanche qui ont le goût de chocolat blanc. À moins que ce ne soient les yeux du vendeur très mignon, qu’avait oublié de mentionner Hugo : je fonds avant la glace.

 

Un, deux, trois, beaucoup de saumons à contre-courant alors que l’on rentre à l’hôtel. Quand une foule de saumons remonte la rivière, c’est qu’ils sont la rivière – proverbe du soir londonien. On remonte à la source : la mosquée déverse des flots d’hommes barbus en tuniques blanches et de femmes Casper, qui irriguent les trottoirs et se dispersent dans les rues, les bus, les canaux qui mènent à Little Venice et ailleurs.

 

Des triangles en folie : toastés, à la marmelade d’orange, trempés dans le thé au petit-déjeuner ; nature ou complets, brie-cranberries-raisin, fromage-chutney de carottes, œuf-mayo-cresson ou custard ham le reste de la journée.

 

Les écureuils aiment les princes. Surtout lorsqu’ils sont à croquer. J’en lance un bout à un écureuil roux répondant à tous les critères du cute. Il apprécie tellement que, lorsque je m’apprête à remettre le paquet dans mon sac, il laisse tomber le petit morceau qui lui glissait entre les pattes et, me confondant avec un arbre, s’élance directement à la source des gâteaux. Surprise qu’il me grimpe dessus, je pousse un cri strident. Je vois en même temps les touristes alentours se retourner, les plus proches se mettre à rire et l’écureuil redescendre pour s’emparer des gâteaux qui, dans mon agitation, sont tombés du paquet. Encore heureux, la bestiole n’aurait pas hésité à me griffer tout le corps et à mordre pour que je le lâche ; je me voyais déjà dans un remake des oiseaux d’Hitchcock. La jambe toute griffée, jusqu’au sang sur la cuisse – je manque un peu d’écorce, voyez-vous – je déclare l’embargo de nourriture pour les écureuils du monde entier, vérifie mentalement que je suis bien vaccinée contre le tétanos et nomme l’écureuil à la place du pigeon dans le rôle du rat volant tandis que Palpatine me rappelle la cage spécial visage de 1984. J’en ai recroisé ensuite, qui m’ont dévisagée avec un air mauvais. Tout ça parce qu’en face d’une petite souris, ils pouvent jouer aux gros écureuils. Saletés. Beware of the squirrel. Don’t feed the squirrel or the squirrel will feed off you.

 

Quatre petits pots sur la table : strawberry, raspberry, blackcurrant et l’orange marmelade que l’on a seul vidé méticuleusement, chaque matin.

 

Premier étage, premier rang, j’ai pris place à bord du magicobus : cerné des deux côtés par deux gros bus londoniens, il s’amincit et se faufile sans encombre.

 

Sur les dalles, les pavés, les trottoirs, le bord de la chaussée, les allées, les gravillons, la terre battue, la pelouse, on a marché, marché… Le soir, quand les tendons à l’arrière de mes genoux sont complètement crispés et que je teste différentes manières de claudiquer, je demande à mon compteur subjectif le nombre approximatif de kilomètres parcourus : huit, dix, douze, treize, quinze, dix-huit… les kilomètres s’additionnent au fur et à mesure que mon GPS préféré retrace mentalement la carte de nos déambulations. Le tout en sandales, garanties ampoules proof.

 

Les vitrines qui font penser à… JoPrincesse : des Monsieur et Madame partout, en peluches et en mugs, mais pas de Princesse – pour cause de concurrence déloyale à la monarchie, sûrement ; Hugo : une lampe lapin spottée près de Carnaby street ; Palpatine : des cufflings en forme de pingouins (je préfère les cufflings aux boutons de manchette, qui m’inspirent le même sérieux que les rouflaquettes).

 

Snog, recommandé par Pink Lady, propose de composer sa coupe sur mesure en choisissant un parfum de yogurt glacé et un ou plusieurs topping. Moi qui ai toujours envie de dépareiller les coupes à la carte, d’enlever le coulis de ceci, de rajouter de la chantilly à cela et de tester de nouvelles combinaisons gustatives, c’est tout à fait à mon goût. Le concept embête Palpatine, qui n’a pas envie de se casser la tête pour « des bêtises ». Combiner les saveurs et les textures ne me semble pourtant pas très différent des associations de tissus et couleurs qu’il arrange avec goût dans son habillement.

 

Pourquoi les businessmen britanniques font-ils paraître les français avachis ? Palpatine m’assure que les costumes, trop longs par chez nous, sont ajustés au millimètre outre-Manche : le pantalon casse sur le soulier au lieu de plisser, les manches de la veste laissent apercevoir celles de la chemise et les entournures rendent impossible de voûter les épaules, contraignant à se tenir extrêmement droit. Ces précisions vestimentaires me permettent d’entrevoir la véritable réponse à ma question, une évidence : la veste ne cache pas les fesses. Londres est pleine de petits culs élégants.

 

Quelle heure est-il ? 11h50, l’heure d’aller se laver les dents. Palpatine retombe dans un demi-sommeil. Un quart d’heure plus tard, il me repose la question, me souhaite un joyeux n’anniversaire et se rendort.

 

Je n’ai pas été chez Richoux, je n’ai pas mangé de scone, je n’ai pas été dans la librairie à côté de Fortnum & Mason, je n’ai pas traîné les pieds à Savile Row, Palpatine n’a pratiquement pas râlé contre le tube et je suis presque contente que le HMV de Piccadilly ait disparu : je n’ai pas envie que Londres devienne un pèlerinage.

 

Vingt-cinq ans aura été un anniversaire sans bougie, une belle journée tranquille, que l’on n’essaye pas à tout prix de transformer en fête – plutôt un acquiescement au temps qui passe. Il paraît que la perception qu’on en a s’accélère avec l’âge : ne pas s’en effrayer, ne pas non plus fantasmer une facilité future, prendre sa respiration et avancer – on ne mûrit qu’à son temps, toujours un peu trop lentement. Le temps avance plus vite que nous : on a cherché en vain dans les livrets de 2012 et 2011 le portrait devant lequel on était tombé en admiration au concours annuel de la National Portrait Gallery ; cela fait trois ans qu’il trône dans le salon de Palpatine, que je squatte de plus en plus régulièrement. iDeath, qu’il s’appelle. D’une beauté à couper le souffle.

Viennoise au Châtelet

C’est toujours l’effervescence quand on découvre une compagnie dans des chorégraphes que l’on ne connaît pas : on a envie de suivre un visage qui nous a happé mais on ne veut pas perdre de vue la chorégraphie d’ensemble, si bien que l’on a le regard qui sautille en tous sens sur la scène. Trouver des liens avec ce que l’on connaît permet de calmer le jeu. J’ai ainsi trouvé une Polina Semionova dans le corps de ballet et une Marie-Agnès Gillot qui ne jouerait pas à être MAG parmi les solistes. Je me demande aussi un court instant si mon amie V. n’a pas quitté le Capitole pour Vienne, tant la fille qui est devant moi a les mêmes lignes, la même mâchoire, la même façon de danser – bizarre.

La troupe est jeune dans l’ensemble et les filles, particulièrement belles, ont des lignes Opéra-de-Paris : je ne sais pas si c’est l’influence de Manuel Legris que l’on sent ou que l’on imagine, en bons balletomanes monomaniaques. La soirée est en tous cas composée de manière à présenter l’éventail des possibilités de la troupe : la première pièce, très rapide et truffée de levers de jambe, est là pour convaincre les techniciens qu’il y a du niveau (et les hommes qu’il y a de la belle gambette – aucune tromperie possible sur la marchandise avec des costumes réduits à un simple justaucorps) ; la deuxième introduit un peu de sensualité chez les solistes et après les lignes des danseuses, exhibe celles du corps de ballet ; la troisième, masculine, réjouit la balletomane, qui commençait à se demander où les danseurs étaient passés ; la quatrième et dernière pièce est la bonne : la compagnie sait visiblement s’approprier le style d’un chorégraphe et faire oublier le caractère hétéroclite et démonstratif d’une telle soirée.

 

La chorégraphie de David Dawson est du Forsythe-like dans les jambes, twisté à la McGregor au niveau du haut du corps et dansé avec une rapidité balanchinienne. En résumé : du néoclassique qui se regarde fort bien mais risque à tout instant de prendre les danseuses de vitesse, entraînées et presque devancées par le flux de la musique.

Bach est un peu à la danse ce que le noir est à la mode : cela va toujours mieux qu’autre chose mais on a besoin d’un créateur pour retrouver la merveilleuse simplicité de la petite robe noire. Tout en évitant le premier écueil, qui est de danser sur la musique – la surimpression sans rapport d’un geste à un mouvement musical qui n’en a que faire et échappe toujours au poids qu’on veut lui faire porter –, David Dawson flirte avec le second qui consiste à vouloir faire avec Bach comme Noureev avec Tchaïkovski : un pas, une note.

À ma connaissance, l’alchimie Bach-ballet n’a jamais vraiment opéré que par « synchronisme accidentel » dans Le Jeune Homme et la mort, qui n’a pas été chorégraphié dessus (les répétitions se sont faites sur de la musique jazz) mais fonctionne merveilleusement avec : danse et musique s’entendent sans que l’une ne soit assujettie à l’autre. Pourtant, dans la tendance de David Dawson à ne pas vouloir laisser filer la musique, il y a l’avidité d’un amant qui voudrait retenir le corps qu’il caresse, qui lui échappe et qu’il sent à chaque baiser – le frisson de A Million Kisses to my Skin.

Pas de photo, il faut voir en entier ce diaporama.

 

L’électricité laisse place à la sensualité dans Eventide, « la tombée du jour » où les événements refluent pour laisser place à une certaine quiétude. Je n’ai pas retenu grand-chose de ce ballet orientalisant, qui emprunte aussi bien à l’imaginaire des Mille et une nuits qu’à celui de la Chine et de l’Espagne. Mes souvenirs sont à l’image de cette géographie fantaisiste : des alignements de justaucorps blancs, deux lanternes, trois solistes très femmes très belles dans leur court costume bordeaux, un sourire espiègle ou simplement heureux de danser, un panneau lumineux marbré pour un pas de deux dont je ne sais plus s’il était langoureux ou espagnolisant, et des hommes dans le costume le plus laid que j’ai jamais vu, un cycliste en lycra gris-bleu remontant jusqu’aux côtes avec un plastron qui donnait vraiment l’impression d’être une tâche de sueur – une touche de laideur plus prégnante que la chorégraphie tranquille d’Helen Pickett : les souvenirs sont injustes.

 

Quoique Windspiele évoque la légèreté du vent, la chorégraphie de Patrick de Bana me fait plutôt penser aux effets massifs de Thierry Malandain – à moins que ce ne soient les costumes d’Agnès Letestu, d’amples jupes lourdes pour les hommes, torses nus, et de longs jupons vaporeux pour les deux filles, associés à des tuniques qui leur font de belles épaules athlétiques. Belles, oui, car il y a une beauté dans la puissance et la détente des muscles, comme il y a une beauté propre à tout ce qui est lourd, massif, imposant. Il semblerait que beaucoup n’aient pas goûté à cette chorégraphie en bloc, qui n’hésite pas à employer les effets grandioses du 1er mouvement du concerto pour violon de Tchaïkovski ; cette grandiloquence me plaît comme un rythme ternaire d’Hugo : c’est trop mais c’est assumé. Et puis, surtout, il y a cet immense danseur qui occupe la scène. Tout le monde se demande d’où sort ce dieu nordique. Ses sauts sont formidables – pas formidables comme le feu d’artifice d’Ivan Vassiliev : formidables comme les prouesses d’un guerrier. Le programme indique Kirill Kourlaev mais je ne suis pas dupe : c’est Thor, c’est évident ; il a lâché le marteau pour la danse et ne nous en assomme que mieux. Je l’ajoute donc illico à la liste des artistes à kidnapper.
 

Windspiele, Kirill-Kourlaev / Wienerstaatsballet, photo de Michael Poumlhn

Photo de Michael-Pöhn 


Vers un pays sage m’a donné envie de découvrir l’univers de Jean-Christophe Maillot, malheureusement peu programmé à Paris (ou alors, j’ai loupé un épisode). Tout en blanc, les danseurs (et la musique de John Adams) me font penser aux marins des comédies musicales, entres sauts survitaminés et passes de simili-rock enjouées. La pièce, très lumineuse, part de leur entrain pour se diriger vers le lyrisme des danseuses-proues – le pays sage, sûrement, dessiné sur une toile tombée de nulle part (mais héritée du père du chorégraphe) au terme d’un magnifique pas de deux.

 

Une bonne soirée, au final. Un programme mixte est l’occasion de picorer et l’on finit toujours par trouver quelque chose à son goût – typiquement le genre de spectacle où j’amènerais une personne qui veut découvrir la danse et ne sait pas par quoi commencer (je me suis d’ailleurs retrouvée juste à côté de l’une de mes camarades de master de l’an dernier).

Mit Palpatine.