Arabella, beauté straussienne

J’étais un peu réticente dimanche à m’enfermer tout l’après-midi alors qu’il faisait enfin beau, mais après une salade au soleil et trois heures d’opéra, je ne l’ai pas regretté. Comme il ne faut pas non plus perdre l’habitude de râler, je signalerais quand même que ça commence à bien faire les augmentations du Pass jeune. Je croyais que les 30 € d’Hippolyte et Aricie étaient un tarif spécial rapport au fait qu’on avait un autre orchestre, mais cela semble être devenu la nouvelle norme en douce (même l’ouvreur de la billeterie n’était pas au courant). C’est toujours mieux que les 180 € du parterre, certes, mais les prix cassés sont la contrepartie de la loterie qu’impliquent les règles du jeu. Sans compter que lorsque le parterre est vide et que l’on organise un concours pour les brader au tout-venant à 45 €, on a la légère impression de se faire prendre pour un pigeon. Une chauve-souris, passe encore, mais un pigeon, non merci. Plutôt que d’augmenter les prix, on pourrait commencer par réduire le nombre d’invitations, non ?

A moins qu’il ne s’agisse d’un tarif spécial Renée Fleming ? Est-ce pour sa venue également que le prompteur affichait les surtitres en français et en anglais ? Ce serait une excellente #triomphale idée si l’on rajoutait un prompteur, plutôt que d’écraser les lettres et les interlignes, ce qui, malgré la nuance de couleur, fait que l’on chope souvent la mauvaise ligne. Cela m’a rappelé la gymnastique de La Bohème, opéra italien dont l’action se passe en France et que j’ai vu à Berlin.

 

Je suis contente d’avoir enfin vu et entendu la chanteuse tout feu tout flamme dont j’ai souvent croisé le nom. Effectivement, sa voix enveloppe de même syllabes et spectateurs (c’est une idée ou elle n’articule pas très bien l’allemand ?), quand elle ne se fait pas elle-même avaler par la puissance de l’orchestre. Aucun souci en revanche de ce côté-là pour Michael Volle, qui fait un adversaire tout à fait plausible à l’ourse qui a attaqué son personnage, Mandryka. Et puis, tout de même : Julia Kleiter, qui m’a fait croire au début de l’opéra qu’elle serait l’héroïne d’un opéra mal-nommé.

 

© Ian Patrick

 

Déguisée en garçon car les parents « n’ont pas les moyens d’élever deux filles », Zdenka/Zdenko plaide auprès de sa soeur Arabella la cause de Matteo, qui ne peut plus prétendre à en devenir le prétendant : ce jeune homme bien sous tous rapports n’a plus l’heur de plaire à la belle, qui paraît du coup un brin superficielle par rapport à sa soeur. Celle-ci, soucieuse que le garçon ne mette pas à exécution ses menaces de suicide s’il venait à se faire définitivement écarter de la course au mariage, s’ingénie à lui envoyer des lettres en les signant du nom de sa soeur et se prend bientôt au je (t’aime).

Arabella, cependant, valse entre les trois prétendants qui se pressent autour d’elle, remettant au bal du soir sa décision : un, deux, trois… un, deux, trois… un, Elemer, deux, Dominik, trois, Lamoral… On a l’impression que cette jeune femme fleur et robe bleues pourrait arrrêter sa décision à l’effeuillage d’une marguerite ou aux cartes, en quelque sorte une tradition familiale (la mère se les fait tirer par une voyante au début de l’opéra et le père se révèle un joueur notoire), mais elle préfère au hasard le destin : elle attend un étranger. D’instinct, elle sait que l’amour doit l’arracher à elle-même, et la délivrer d’un moi forcément trop étriqué.

 

© Ian Patrick

 

L’étranger arrive sur fond de hasards et quiproquo, amoureux d’Arabella avant même de l’avoir vue, tout prêt à la ramener chez lui en traîneau (rien à voir avec l’excursion d’Elemer). Enchantée, la belle ne demande qu’une nuit avant le départ, pour savourer seule le sentiment amoureux, comme si l’amour était séparable de celui qui l’inspire, plus précieux dans son image que dans son accomplissement charnel.

 

© Ian Patrick

 

C’est là que légèreté et gravité achèvent de basculer : pour qu’il ne soit plus question de suicide, Zdenka, toujours au nom de sa soeur, se donne à Matteo, que Mandryka suprend ensuite en train de remercier chaudement Arabella pour lui avoir accordé à son insue ce moment de félicité. La tragédie de Matteo tourne au vaudeville tandis que le conte d’Arabella prend des allures dramatiques. Le quiproquo, loin d’être un vulgaire ressort théâtral, fournit à Mandryka et Arabella l’occasion de donner corps à leur amour. Lui, l’inébranlable, est troublé par le doute, tandis qu’elle s’offusque de ce que, après avoir dans un coup de sang demandé réparation par les armes, il prenne l’affaire à la légère, félicitant même Matteo de sa conquête. L’indulgence trop prompte de l’un offense l’autre, qui ne mettra pourtant pas beaucoup plus longtemps à pardonner : l’oubli répandu sur une illusion de perfection permet à la relation de prendre le pas sur la passion. Les chevaux ne se sont pas encore élancés que les voilà parvenus, blessés et vivants, dans un au-delà de l’amour où celui-ci n’est pas un vain mot. L’histoire est finie, elle peut commencer. Sur l’abîme de cette fêlure originelle. Fêlure féconde : le rêve advient dans la réalité, à l’image du décor à la Magritte, où les nuages s’invitent sur les immenses battants papillonnants d’un appartement à moulures.

A feuilleter : les carnets sur sol.

* Cela me rappelle dans une lecture d’enfant, Deux pour une, une anecdote sur des jumeaux qui allaient à tour de rôle à l’école parce que les parents n’avaient qu’un seul costume de présentable ; la supercherie est débusquée par l’instituteur : il s’aperçoit que l’élève est doué en calcul trois jours par semaine, et bon en orthographe les deux autres jours seulement.

Manon, de la vieille histoire ?

Le ballet de Kenneth MacMillan est la preuve la plus évidente du retard que j’ai accumulé dans mes chroniquettes. Cela serait gênant si j’essayais de soutenir que la position phare du ballet est l’attitude (ah ! ces tours attitude en dehors sur jambe pliée des gueux qui débarquent dans un tourbillon de loques) ou si j’entreprenais une comparaison avec La Dame aux camélias pour essayer de voir ce qui rend les portés plus fluides encore. Mais ce qui m’a frappée, et qui me frappe toujours deux mois après, c’est le renversement de la perspective. 

Dans L’Histoire du chevalier Des Grieux et de Manon Lescaut, l’abbé Prévost rapporte le récit du premier : le cadre des mémoires, qui donne une caution morale aux aventures du chevalier, laisse rapidement la place au roman, et Des Grieux prend en charge la narration à la première personne. Ma lecture remonte à quelques années, mais dans mon souvenir, Manon est une fille charmante et impossible, frivole et joyeuse, une fille légère, une girouette qui sans cesse se tourne vers de nouveaux amants, attirée comme une pie par la richesse, mais à qui on ne saurait en vouloir, car on ne la voit qu’à travers le regard amoureux de son amant, à qui elle lui fait du mal sans penser à mal. On compatit avec ce pauvre hère qui s’est entiché de celle qu’il ne fallait pas, et qui n’y peut mais — la passion dans tout ce qu’elle a de plus passif, qui invite aux folies et en fait subir les conséquences à ceux qu’elle entraîne ; la passion tout aussi délètère et enivrante que l’alcool, comme est là pour nous rappeler en contrepoint le frère de Manon. 

 Le ballet raconte la même histoire, et pourtant il dit tout autre chose. Il n’y a pas sur scène de point de vue autre que celui du spectateur : l’empathie va à l’interprète qui la suscite. Et Josua Hoffalt ne fait pas le poids face à Aurélie Dupont. Il se recroqueville sous la souffrance et elle rayonne. Si vous ajoutez à cela Aurélien Houette en Monsieur G. M., dont la perruque et les vêtements d’époque révèlent une puissance de séduction totalement insoupçonnée – de ma part, du moins – il devient évident que vous sentez, ressentez, riez et souffrez avec Manon.

Le deuxième acte est un joyau : elle s’impose comme une reine au milieu du bordel. Toutes les filles vantent leurs charmes et vous ne voyez qu’elle, rayonnante de présence et de bijoux, parfaitement dans son élément, de luxe et de volupté. Tout comme Aurélie Dupont, qui retient l’attention en retenant ses gestes, Monsieur G. M. est outrageusement attirant : il ne danse pas, bouge à peine, et attire à lui tous les regards que Manon n’a pas déjà absorbés. L’incroyable présence des deux danseurs se traduit en tension sensuelle, sexuelle, même, sans que le moindre geste ait été déplacé.

Après une telle intensité, on a du mal, tout étourdi que l’on est, à comprendre l’amour que Manon porte à Des Grieux, un amour dont on ne sait d’où il sort et dont on sait très bien où il va les mener — à leur perte. Elle n’est plus sereine, se laisse emporter dans un tourbillon de portés enflammés, n’est plus maîtresse de la situation, seulement celle de Des Grieux. Avec ses riches amants, Manon est une reine ; avec Des Grieux, elle est elle-même, n’est plus qu’elle-même, une tautologie agitée par la passion. Leur amour ne rime à rien et n’existe que par la souffrance qu’ils s’infligent l’un l’autre : indifférence blessante, jalousie possessive, indifférence libératrice, jalousie récupératrice…  à tel point que l’on se demande si Manon n’est pas allée chercher là sa perte, devançant celle de sa jeunesse et de sa beauté qui seules lui assurent sa liberté de courtisane. Le bracelet que le geôlier lui passe aux poignets à la fin, alors qu’elle s’est exilée avec Des Grieux en Amérique, révèlerait alors la nature de celui, en tout point semblable, que lui avait offert Monsieur G. M. : des menottes en diamants pour une demoiselle dans une prison dorée.

C’est une vérité étincelante, et pourtant, sous prétexte qu’elle concorde trop bien avec l’idéal chrétien de l’abbé Prévost, on ne veut pas l’admettre. Aurélie Dupont est trop entière pour qu’on n’en veuille pas à Des Grieux d’avoir arraché Manon à son univers, de ne pas lui avoir laissé les illusions qui lui restaient (et les nôtres par la même occasion). Manon meurt d’être devenue elle-même à l’écart de tout ce qui la définissait ; comme une fleur qu’il aurait cueillie, elle se fâne peu après lui avoir appartenu. 

De ce gâchis ressort le drame : non pas celui d’un homme qui s’est laissé entraîner par une jolie écervelée, dont la mort serait une juste punition divine, mais celui de deux libertés incompatibles. Manon et Des Grieux ne sont pas Roméo et Juliette ; ce qui entrave leur amour n’est pas d’abord la société, même s’il s’y inscrit. C’est un désaccord plus profond, qui touche à la façon dont chacun entend sa liberté : pour Manon, elle est absence de lien et abondance de biens, libre circulation d’un homme à l’autre pour surtout ne manquer de rien ; pour Des Grieux, elle est autonomie, libre choix de liens qu’il tient cependant à nouer. L’amour, pour lui, c’est enfin s’autoriser à s’attacher, à nouer une relation de toute la force de son affection ; pour elle, à ne rien se promettre, à ne pas se faire de cadeau (qui signifient l’attente d’une contrepartie chez ses amants réguliers).

Cela peut surprendre, lorsque la tradition a établi la figure de l’homme volage et de la femme éplorée. Ici, c’est Des Grieux qui se fige dans une grande quatrième fendue suppliante, et Manon qui semble à tout instant prête à s’envoler vers d’autres horizons aux draps froissés. C’est d’ailleurs ce renversement qui lui prête un parfum envoûtant de liberté : c’est parce qu’elle se comporte comme un homme dans un monde où la femme n’a aucun droit qu’elle semble si libre… libre d’évoluer en maison close ou de se perdre dans la rédemption que ce monde lui impose. Mais ce renversement met surtout en lumière cette chose toute bête, tragique et banale : l’incompatibilité entre deux personnes qui s’aiment. Que ce soit l’homme ou la femme volage, l’homme ou la femme fidèle, il semblerait qu’on choisisse toujours celui ou celle qui nous fera des histoires (d’amour), qui nous tiendra vivants en nous faisant doucement souffrir. Que l’un renonce à lui-même et c’est la fin — Manon meurt ; qu’aucun ne renonce, et chacun souffre, et aime — équilibre nécessairement précaire.

Tout cela se condense en une scène de plus en plus nette dans mon souvenir à mesure que le reste s’efface : une traversée où Manon agite le bracelet de Monsieur G. M. sous le nez du chevalier, qu’elle fait reculer, un piqué après l’autre, repoussant à chaque pas l’épaule de celui qui se renfrogne. Elle le bouscule et il bat en brèche, ébranlé par son air badin autant que par le bracelet. Faisant mine de plaisanter, elle ravale sa souffrance au rang de bouderie. Le désaccord profond est refoulé, l’entente un instant sauvergardée, encore fragilisée.  

Hippolyte et Aricie

Rameau renverse la tragédie de Phèdre en un drame qui tourne autour du fils de Thésée et de son amour pour Aricie, avec un large détour par les Enfers, où Thésée est descendu à la recherche de Pirithoüs. En somme, Phèdre n’est plus là que comme élément perturbateur.

Les vrais ressorts de l’intrigue, ce sont les dieux que l’on invoque toutes les vingt minutes comme si c’était le room service de ce bas monde, et qui s’opposent façon cartes Pokémon : Diane règne sur la forêt, Neptune sur la mer, Pluton sous terre et Amour, sur les coeurs. Avec en joker le destin, qui surveille la cour de récréation divine et empêche d’accorder les souhaits à tort et à travers. Il n’y a pas vraiment de qualification particulière pour devenir dieu, pourvu qu’on n’ait pas le vertige, car ils descendent toujours du ciel en nacelle – plein de machineries pour plein de manigances. Et pour devenir un fidèle serviteur de Diane (chasseresse, mais en robe lourdement drapée), il suffira d’avoir un coeur inaccessible aux traits de l’Amour (affublé d’une cuirasse à bedon). J’aurais bien rajouté une épreuve de maintien, car on décèle dans l’attitude empruntée de ces messieurs en jupette le perplexité qu’ont dû éprouver les courtisans mis au pas (de danse) par Louis XIV. Sans surprise, cela va beaucoup mieux aux danseurs baroques, ainsi qu’à Tisiphone chez qui elle prend l’allure d’une toile d’araignée, assortie aux fils auxquels sont suspendues les Parques chauve-souris (je n’en ai malheureusement trouvé aucune photo). 

Je suis contente d’être au premier rang. Outre que la simulation d’un éclairage de rampe doit parfois fatiguer les yeux distants, on a en prime le droit au spectacle de la fosse, avec, dans le rôle du lion, la chef d’orchestre, dont la crinière rousse et bouclée (disciplinée en un chignon après l’entracte) n’est pas l’attribut le plus exubérant. Ses mimiques sont d’une folle inventivité ; esquive, feinte, ruse, courroux (surtout lors des changements bruyants de décot), exaltation allant jusqu’au chant et plaisir plus tranquille lorsqu’elle observe les chanteurs accompagnés par trois cordes en roue libre. Les musiciens sont à fond, même les flûtistes tout au fond, qui ne jouent pas en continu. J’observe d’ailleurs l’un d’eux se transformer en cornemuseur après s’être aranaché avec un soufflet pour remplir l’instrument-poumon que je voyais en vrai pour la première fois. Il y a aussi sur scène de quoi se repaître les yeux, même lors des scènes statique, grâce à certain(e)s disciples de Diane diaphanes (le teint blanc aidant, on voit apparaîre la figure androgyne du jeune homme aux traits féminins). Cela aide à tenir éveillé quand les semaines passées ont été épuisantes, la soirée précédée d’une bonne heure de musique a cappella et qu’on finit par confondre son coccyx et ses fesses, pour avoir secoué sa torpeur dans toutes les positions. 

Une fois le rideau baissé, des applaudissements éclatent, bientôt doublés par un choeur de voix : ça, c’est un chant d’anniversaire ! Très lyrique, il déclenche une dernière salve d’applaudissements dans le public.

Vous pouvez aller lire la chronique de Joël, plus rapide que son ombre, et Fomalhaut, qui a dégainé l’appareil photo. 

Le concert aux yeux Peer

Cinq minutes, pour découvrir un compositeur, c’est un peu short. Top départ, pour débuter le concert de ce soir, nous vous proposons une ouverture… promenade de lutins dans la forêt… de Carl Nielsen… sans arbres, en fait… qui serait à la musique ce que Bournouville est à la danse… et sans lutins, qui ne sont autre que des gens masqués battant joyeusement le pavé… une figure au Danemark… figures dérobées et bande pourchasseuse : les longs nez noirs se transforment en une nuée de moustiques… c’est, c’est… fini. Ou Maskarade, si vous vous appelez Julien Lepers.

 

1. Cavalcade enjouée. Pas une chevauchée triomphante. Plutôt une fuite narquoise.

2. Un morceau de plénitude oublié au creux du monde, que l’on ne peut découvrir que par le regret de l’avoir perdu. Plage, nuage et doigt coupé, je ne parviens pas à me souvenir comment fini La Leçon de piano.

3. Allegro, allez !

Mieux qu’une dissert’, le Concerto pour piano n°2 en fa majeur de Dimitri Chostakovitch en trois parties. En prime, Alexander Toradze nous demande quel mouvement nous voulons en bis, mais je suis à peu près la seule à oser le slow one, so… c’est reparti pour la chevauchée intrépide : tandis que les mains rappellent que le piano est un instrument percussif, les pieds martèlent le sol mieux qu’un jockey aux genoux cagneux en plein Far West. Et de prendre appui sur le dernier accord pour sauter dans les bras de Paavo Järvi.

 

Les choristes rentrent en scène pour Peer Gynt, puis trois solistes qui se répartissent en triangle autour du choeur. Au sommet, une femme que l’on dirait l’incarnation de la femme : elle va s’asseoir au fond de l’orchestre comme elle prendrait place sur un trône, une rivière de diamants portée avec autant de naturel qu’une montre Swatch. Une robe bleu-grise très élégante et des cheveux libres comme s’ils étaient en permanence soufflés par le vent. Un maintien à conquérir le monde, et une tranquillité à l’avoir déjà fait. Une gueule. Une allure folle. Et quand elle ne chante pas, elle regarde le monde comme si tous s’offraient à elle, tranquillement renversée sur son banc, les cheveux rejetés, comme si elle prenait un bain dans un jacuzzi. Le tout naturellement, sans ostentation. Wow.

Face à Aurore Bucher (plusieurs ont dû s’y brûler…), forcément, le jeune récitant fait un peu pâlichon et sa déclamation, un peu forcée. Avec son humour de celui qui sait en faire un peu trop, qui colle parfaitement à notre anti-héros, Arnaud Denis n’a cependant pas grand mal à nous entraîner dans son histoire farfelue, où les trolls, les femmes, le désert et la tempête font rage. Je ne comprends toujours rien, mais je m’amuse toujours autant.

Sans trop chercher à retrouver le fil non directeur, je suis Roland Daugareil taper du pied comme un violoneux de taverne, les femmes débiter des gaudrioles d’autant plus gauloises qu’elles sont en français (Le Teckel, qui était dans la salle (!) riait encore le lendemain de « à défaut d’hommes, nous nous contentons de trolls ») et le Grand Courbe anticiper les détours du parcours vaguement initiatique de Peer Gynt (« -Qui es-tu ? – Je suis moi-même. Peux-tu en dire autant ? »). Ann Hallengerg, dans une robe violette un brin désuète, se livre à une improbable scène de séduction avec notre gringalet d’anti-héros, tandis que Mari Eriksmoen, étoile nordique tombée de nulle part, vient jouer les douces épouses débordant de bonté, rayonnant de sérénité dans sa robe rose passé. Sacrée soirée.

Quelques notes avec ou sans troll chez Paris-Broadway, Joël et Palpatine

Cesena, à l’aube de la voix

le grain, c’est le corps dans la voix qui chante,
dans la main qui écrit, dans le membre qui exécute…

Roland Barthes

cité par Björn Schmelzer,
fondateur de l’ensemble graindelavoix

 

Il fait nuit sur scène. Un homme s’avance, entièrement nu, et émet un long cri, repris et modulé – remonté – par ses flexions. Pas de doutes, nous sommes au théâtre de la Ville. Cela continue, on attend patiemment. Un tailleur de pierre se fait entendre en coulisse et soudain, it dawns on me. J’assiste à la pièce d’Anna Teresa de Keersmaeker qui avait été donnée à l’aube à Avignon et avait pourtant laissé les spectateurs plus ravis que fatigués. Le cri du premier homme, c’est le chant du coq. On peut désormais légitimement espérer que lumière se fasse sur les déplacements que l’on devine dans la pénombre. Un groupe d’hommes (parmi lesquels quelques femmes, on le découvrira par la suite) que l’on entend plus qu’on ne le discerne fait crisser du sable. Un grand cercle de sable balayé jusqu’à devenir un cercle solaire. Une éclipse solaire.

La danse est réduite au rythme de la marche. Le mouvement n’a pas de forme, un déplacement de pénombre, tout juste. Alors qu’on écarquille les yeux depuis une vingtaine de minutes, une voix s’élève, qui nous en dissuade. C’est un soulagement : on voit ce qu’on voit, sans forcer les yeux, en écoutant les voix qui ont rejoint la première et l’ont contrepoint. L’Ars subtilior renaît de l’écho lointain du cri de l’homme chant du coq, un son brut comme la pierre qui résonne bientôt comme la voûte d’une cathédrale. Un son qui ébrèche les corps, vibrant et vivant sur son passage. Des corps traversés par un cri qui emprunte la voix pour se faire musique, ce n’est pas un spectacle.

« Lumières ! » crie soudain la régie. Que je crois. Le cri excédé vient du public, qui se met à rire jaune. Quelques réglages s’imposeraient en effet pour que l’aube artificielle fasse effet jusqu’au fond de la salle. En attend un ajustement qui ne vient pas, ni de la régie ni des yeux, cela discutaille et l’on a du mal à se laisser fasciner par ce début du monde. L’origine, comme toujours, se refuse. Indiscernable à l’oeil nu, la scène bascule en noir et blanc lorsque l’on veut s’aider des jumelles, camaïeu de gris mouvementés. Je n’ose imaginer les vieux atteints de la cataracte. La danse tarde tant à se faire visuelle que la salle s’éclaircit en même temps que la scène.

La lumière se lève imperceptiblement, sur la confusion des danseurs et des chanteurs que l’on ne distingue pas les uns des autres. Même en pleine lumière, ces poussières d’individus restent un groupe, des grains de sable qui crissent lorsqu’ils se rencontrent. La chorégraphie diurne n’y ajoute finalement presque rien : elle rend visible les corps fatigués, épuisés, travaillés par la voix, décapés par son grain, dispersés et réunis comme le sable. Sablier. Fablier. Musique, mutisme, brutalité de la pierre, de la voix, homme fou à relier : il y a quelque chose de médiéval chez ce groupe en baskets, qui s’efface peu à peu à mesure que les formes prennent corps. Lumière est faite – de désillusion. On s’achemine lentement vers une fin qu’on ne distingue pas plus que les origines (l’aveuglement n’est pas l’apanage des ténèbres), à l’image de cette grande femme que j’ai prise pour une gamine séduisante et qui s’est mise à viellir avec le jour, concentrant toute la grisaille de la nuit dans ses cheveux.