Ciné de mars 2022

Viens, je t’emmène

Une prostituée se décompose en voyant au JT qu’un attentat a eu lieu juste à côté de l’hôtel où elle fait des heures sup’ non payées, tandis que son nouvel amant continue à s’activer entre ses cuisses… et ne s’arrête que lorsque surgit le mari, inquiet pour sa femme, prêt à rembourser le client dont il n’imagine pas qu’il était là gratis.

Il faut un peu de temps avant que le film trouve le rythme que sa bande-annonce augurait, mais à partir de cette scène, c’est plutôt savoureux de débandade et de nawak savamment dosés. Surtout quand le client se retrouve à accueillir dans son immeuble le présumé terroriste de l’attentat…

Alain Guiraudie brasse les clichés comme le client les seins opulents de son amante : avec volupté, pour son/notre plus grand plaisir. Pour autant, ses personnages ne sont pas des stéréotypes, ou seulement dans le regard des autres : ils débordent sans cesse les préjugés dont ils sont l’objet, sans pour autant les infirmer avec certitude. Le gamin-SDF-arabe relâché par la police est-il innocent de fait ou par manque de preuve ? Peut-on être terroriste et lire Lucky Luke ? Le mari disant que le voile de sa femme est une lubie de celle-ci dit-il vrai ? Peut-on vraiment craindre une quelconque radicalisation quand celle-ci considère comme un déguisement grotesque la burqua que son mari lui a offerte ? Le mari jaloux que notre héroïne prostituée cocufie avec plaisir est-il vraiment un personnage si amusant que cela ?

Jean-Charles Clichet joue pas mal le mec paumé, autant balloté par les événements que les croyances qu’ils suscitent, tandis que Noémie Lvovsky est parfaite en Isadora(ble), prostituée au grand cœur, grand corps, grande gueule (ça fait bizarre, mais ça fait du bien, vraiment, de voir des scènes de sexe avec des corps non hollywoodiens – même si on peut aussi s’interroger sur la facilité avec laquelle le burlesque prend la place de l’érotisme absent….).

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Belfast

Un huis-clos porte ouverte, dans une rue de Belfast où les Protestants se font persécuter par des Catholiques émeutiers. Double intelligence de Kenneth Branagh : se placer du point de vue d’une famille catholique qui ne comprend pas ce déferlement de haine – ni victime ni bourreau donc, mais sommée de prendre partie ; et s’intéresser aux trois générations concernées, des grands-parents au petit dernier, entremêlant ainsi le récit à hauteur d’enfant et les enjeux adultes (le frère aîné est en revanche laissé de côté, allez savoir pourquoi). Rues à feu à sang à sac et grands regards lumineux sont réunis dans le même noir et blanc étincelant : une photographie superbe, vraiment. C’est sur ce terreau de choix qu’a fleuri une belle migraine ophtalmique, coupant les sous-titres d’un accent à couper au couteau avant de s’étaler en plein écran.

Bonus plaisir : Dame Julie Dench dans le rôle de la grand-mère.

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Le Chant du loup (vu sur Netflix)

Un • bon • film • d’action • français : Antonin Baudry nous offre le luxe de n’avoir aucune mention inutile à rayer. Le casting est de surcroît un régal : Reda Kateb et Omar Sy en commandants de sous-marins, ça met déjà de bonne humeur, mais alors François Civil en oreille d’or badass qui peut détecter le modèle d’un sous-marin au clapotis qu’il fait, c’est tout bonnement jouissif. Comble de l’extase en reconnaissant Paula Beer, que fait-elle là mais quelle bonne idée. J’aurais frétillé sur place si la tablette n’était posée en équilibre sur mes jambes. Immersion totale et tension nerveuse : la couette a pris cher.


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The Dig (vu sur Netflix)

L’affiche avec Carey Mulligan en pleine nature m’a fait douter avoir déjà vu le film, mais c’était à Far from the madding crowd que je pensais – non pas que ça change grand-chose vu le peu de souvenir que j’en ai gardé ; je me souviens essentiellement de ses traits pâte-à-modeler humaine, changeant au gré des émotions comme des nuages, et c’était suffisant pour me pousser à regarder le film de Simon Stone.

Ralph Fiennes s’y présente en excavator, un diplôme universitaire le séparant du titre d’archeologist ; il n’en mène pas moins des fouilles pour une Carey Mulligan pas très vaillante mais toujours émouvante. J’ai été un peu trop prompte à imaginer une histoire entre cette veuve et cet homme mal accordé à son épouse, mais suis ravie de mon erreur : cela fait du bien, les récits de liens en-dehors du sentiment amoureux. Ce dernier est traité en intrigue secondaire, délégué à Lily James que je n’arrivais plus à restituer (Dontown Abbey), mais dont j’apprécie décidément la présence.

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Les Shtisels, une famille à Jérusalem (vu sur Netflix)

Cela fait plusieurs mois que je regarde cette série, mais j’ai fini la troisième (et actuellement dernière) saison ce mois-ci. J’ai d’abord été intriguée par le mode de vie juif orthodoxe, les destins étriqués qu’il semblait imposer… et puis pas forcément, et j’ai fini par m’attacher aux personnages comme dans n’importe quelle autre série. Moins habituel, je me suis attachée à la langue, qui ressemble furieusement à l’allemand par moments, et pas du tout à d’autre, ce qui ne m’empêche pas de marmonner phonétiquement des borachem, bemet, toda de temps à autres pour accompagner les personnages et savourer leur yiddish.

(Je la vends très mal, mais regardez-la.)

Ciné en février 2022

Une jeune fille qui va bien 

« On n’a pas la peste, quand même », mention juive sur la carte d’identité, confiscation de biens : la bande-annonce comprend la quasi-totalité des références du film au sort des Juifs. De fait, le film de Sandrine Kimberlain, et c’est là son intelligence, n’est pas un film sur les Juifs pendant la Seconde guerre mondiale, c’est un film sur une jeune fille qui se trouve vivre à cette époque et être d’une famille qui allume des bougies pour Shabbat. Juive, elle le devient par le port de l’étoile jaune ; sinon, c’est surtout un sacré numéro, sœur espiègle, amoureuse aux grands yeux, et apprentie comédienne. Oui, c’est vrai, elle a une curieuse tendance aux évanouissements, mais pourquoi envisager la menace latente quand on peut très bien les expliquer par l’anxiété face au concours d’entrée au Conservatoire ?

C’est toute la force du film de réussir à reléguer-refouler l’arrière-plan historique le temps de nous faire vivre les émois et les élans enthousiastes de cette jeune fille comme les autres – juste un peu plus piquante, plus irrésistible, parce que la caméra suit la double comédienne avec un regard amoureux. Rebecca Marder,  de la Comédie française, surjoue-t-elle comme actrice de cinéma ou joue-t-elle seulement à merveille ce rôle d’apprentie comédienne ? Un ange passe. Un troupeau d’anges passe. À vrai dire, ce serait presque la marque stylistique de Sandrine Kimberlain, dont on reconnaît le style de jeu même quand elle se trouve derrière la caméra.

On est là à se dire que c’est agaçant à ravir, à attendre les baisers du bel assistant ophtalmologiste et les résultats du concours d’entrée au conservatoire, quand l’écran noir de fin nous prend par surprise. La réalisatrice évite si bien la position surplombante du destin rétrospectif qu’on se retrouve soudain dans celle de toutes ces vies, toute cette vie : fauchée.

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Crazy stupid love (Netflix) : comment ai-je pu passer à côté de cette pépite pendant tant d’année ? Emma Watson, Ryan Gosling, Steve Carell et Julianne Moore nous offrent une comédie romantique qui n’oublie pas d’être d’abord une comédie, aux répliques parfaitement écrites et envoyées. Il se peut que des coussins aient été maltraités pendant le visionnage.

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Passing (Clair-obscur en VF sur Netflix) : la photographie est splendide, même si, comme le fait remarquer le boyfriend, on sent un peu trop l’école de cinéma : quand on visionne le film sur tablette et qu’on ne peut pas se promener dans l’image, on retrancherait bien quelques (dixièmes de) secondes à chaque plan. Un peu lent-long, donc, mais splendide. Et déroutant : l’amie d’enfance de la protagoniste, Afro-américaine pâle de peau, se fait passer (d’où le titre Passing) pour blanche… y compris auprès de son mari raciste. Cela m’a plongée dans une perplexité sans fin, le visage de l’actrice ne laissant pour moi aucun doute sur (une partie de) ses origines. Je  me suis mise à scruter les mille nuances chromatiques de peau noire, moins noire, jamais noire en réalité dans ce film en noir et blanc, la couleur oscillant en fonction des éclairages, à contre-jour, au soleil, en soirée, dans le regard des uns et des autres… jusqu’à abdiquer : la photographie du film révèle la couleur de peau comme statut social.

Celle qui prend la lumière, c’est cette femme blonde qui regrette de s’être coupée de celle qu’elle était ; pour goûter à une vie authentique, qui ne lui est plus permise, elle s’immisce dans celle d’une ancienne amie, jusqu’à faire surgir la rivalité. J’ai été bien contente de regarder le film sur tablette, à la fin, lorsque le retour sur image s’est avéré nécessaire pour lever un doute… et installer une ambiguïté prévue par le scénario. En arrêt sur image, j’ai vu ce que je voulais voir : un bras contre un corps ; mais pas ce que je voulais : s’il pousse, protège ou accompagne dans le moment fatidique du passing away.

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The King (Netflix)

Moi au boyfriend :  » Je suis contente de l’avoir vu avec toi, parce que je ne l’aurais pas regardée seule », sous-entendu : il me faut quelqu’un pour me dire quand la guillotine est tombée, que je puisse de nouveau regarder l’écran.

Le boyfriend en réponse : « Je suis content de l’avoir vu avec toi, parce que je ne l’aurais pas regardé seul non plus, c’est trop girly. »

GIRLY.

Les mecs se défoncent en armure au marteau dans la boue, dans un contexte où la politique internationale est un concours de bites géant, mais c’est trop girly. Matez un peu le pouvoir de mon crush de cougar sur le boyfriend : il suffit qu’il y ait Timothée Chalamet (et Robert Pattinson) au casting pour que le film devienne girly. Du coup, pour la rubrique « genre » de la critique de Télérama le jour où le film passera à la télé, je propose : Thimotée Chalamet en armure.

Et sinon, à part ces querelles de mec/meuf et le fait que « Chalamet a la classe quoiqu’il fasse, ce con » ? On a affaire à un souverain dans la veine platoniste, qui hérite du pouvoir alors qu’il n’en a pas la moindre envie, tente de calmer le jeu autour de lui, et s’y trouve embarqué en essayant de ne pas devenir ce qu’il méprise. J’avais découvert ça avec The West Wing, série sur la gestion de la Maison Blanche par un équipe de good guys embarqués en realpolitik : autant je déteste suivre l’actualité politique ou apprendre l’Histoire, autant j’adore observer les tensions entre les impératifs moraux et les enjeux du pouvoir (la politique versus le politique, peut-être).

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Normal People (FranceTV)

Ici aurait du se trouver une série de screenshots de tendresse, main sur la nuque. J’avais besoin de ça en février.

Je suis tombée amoureuse du personnage, ai-je dit à Melendili qui m’a conseillé la série. Elle a renchérit sur son personnage à lui. Je pensais à elle (beaucoup trop de tentations d’identification et d’homo-auto-érotisme avec les premières de la classe maigrichonnes). Leurs parcours sont tracés avec beaucoup de justesse – et de malentendus à base d’auto-sabordage (communiquez, bordel)(et n’attendez pas pour aller chez le psy).

J’ai rarement vu des scènes de sexe-tendresse si belles – même si, à la fin de la série, je me suis rendue compte avec une pointe de déception que c’était très phallocentré : le SM soft existe, la tendresse aussi, mais pas le cunni.

Bulles de BD 02.2022

L’enfant, la taupe, le renard et le cheval, de Charlie Mackesy (2019)

Il est rare de voir un livre en 4 par 4 dans le métro, et celui-ci est pour moi une énigme éditoriale. Peut-être son succès tient-il en partie à la suspension de l’étiquetage : on ne dit pas qu’il s’agit d’un livre jeunesse, d’un livre jeunesse pour adulte ou d’un conte illustré ; on dit tout à la fois ou on ne dit rien, pour qu’il convienne à tout le monde quand je ne suis pas certaine qu’il soit pensé pour personne – à moins que sa cible secrète ne soit l’amateur sous cape de quotes Instagram ?

Le texte est déconcertant de simplicité : nul doute qu’il faille se réclamer du conte pour échapper à la platitude de tant de simplicité. Est-ce niais ? Est-ce profond ? Est-ce ma lecture qui le fait tel, par un ton inutilement grandiloquent, contrecarré ça et là par un autre bêtifiant ? Ce livre m’a laissée si perplexe que j’ai résolu de ne pas trancher, et de garder seulement en tête les mignonneries de la taupe (encore une taupe !) : à la philosophie de comptoir, je préfère celle des salons de thé.

"J'ai appris à vivre le moment présent." / "Comment tu fais ?" demanda l'enfant. "Je trouve un endroit calme, je ferme les yeux, je respire..." / "Et après ?" / "Après je me concentre." / "Sur quoi ?" / "Sur un gâteau", dit la taupe.

"J'ai trouvé mieux que les gâteaux." / "Impossible", dit l'enfant. / "Si", répondit la taupe. / "C'est quoi ?" / "Les câlins. Ça dure plus longtemps."

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Touchées, de Quentin Zuttion (2019)

Quentin Zuttion ! Je me suis emparée de la bande-dessinée sitôt repérée, car je le suis depuis un moment sur Instagram, mais n’avais encore jamais croisé ses ouvrages en bibliothèque (pour des raisons de place et de finances, j’achète très peu de bande-dessinées ; quand je le fais, c’est plutôt a posteriori de la lecture, pour retrouver un ouvrage que j’ai particulièrement aimé et que je pourrais ainsi faire découvrir). Son trait me touche plutôt, et j’ai trouvé belle la manière dont des histoires personnelles s’articulent et se déploient d’un cours d’escrime thérapeutique commun, au cours duquel des femmes tentent de traverser leurs traumas – un trait doux pour évoquer des choses très dures. C’est étonnamment mature, dans le fond comme dans la forme, pour un si jeune auteur.

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L’Année de la chèvre, de Vanyda et François Duprat (2020)

Vanyda excelle à couler en cases des pans de vie et L’Année de la chèvre n’y fait pas exception. On y voit le désir clignoter en dehors du couple, les frustrations recevoir des coups de pied au cul, les tensions familiales se ramifier et s’équilibrer autour des uns et des autres, gravitant autour d’un secret qu’on ne mettra pas à jour – la vie en attente d’être réorganisée pour ne plus être subie.

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Corps collectif, de Baudoin (2019)

Le dessin ne m’attire pas du tout, mais comment résister à de la danse (contemporaine) dessinée ? Il n’est pourtant pas tellement question de danse dans ces pages et ces pages de corps dansant. Ou alors, il est question de tout ce qui la traverse et qu’elle fait vivre. De comment s’é-mouvoir les uns les autres. De comment fixer le mouvement sans le figer. Vivre par et dans l’art. C’est vague, parfois opaque, brouillon et épais comme le trait. On n’est pas dans l’esquisse ; on est dans l’accumulation, dans l’après, quand il y a déjà tant eu et qu’on continue de recommencer. Je tourne les pages assez vite : je fuis les dessins et je reste en alerte textuelle, plus intéressée par la philosophie de vie du dessinateur que par ses dessins. C’est sombre, je n’ai aucune envie de m’attarder, et pourtant je trouve là de quoi m’apaiser un peu et me relancer. Continuer, sans chercher pourquoi, juste parce qu’on le peut encore.

« Je suis né en 1942. J’avais 4-5 ans quand, chaque jour, dans le journal qu’achetaient mes parents, je découvrais des photos en noir et blanc qui montraient des corps nus mêlés à la boue. Le découverte des charniers dus au nazisme. J’étais fasciné par ces photos, je les recopiais, j’ai appris à dessiner en partie avec elles. / […] Ce n’étaient pas des cadavres, c’étaient des racines. Un enfant ne se complait pas dans la mort. La vie toujours. »  — Là, j’ai compris pourquoi je rejetais instinctivement les dessins.
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Cet été-là, de Jillian Tamaki et Mariko Tamaki (2014) 💜💜

Cet été-là capte tout de l’éternité des étés d’enfance, les instants répétés, additionnés chaque année jusqu’à former l’enfance, justement, ce bloc mémoriel que l’héroïne n’est pas encore tout à fait prête à quitter, malgré ou à cause de ce qui, du monde des adultes, se fraye un passage jusqu’à elle, les non-dits, les on-dit, la dépression et les trahisons.

C’est ce que je dis aussi, on m’a piqué ma réplique-euh.

(J’ai trouvé juste aussi les pointes de misogynie intériorisée, quand les premières expériences du sexisme invitent à rejeter sur certaines femmes le cliché qu’on ne voudrait pas se voir accolé ; tant qu’on n’a pas développé une conscience féministe, les salopes et les filles qui… ce sont toujours les autres.)

Et puis, une belle amitié, avec une camarade que l’héroïne retrouve chaque année, entre rigolades et moments plus difficiles :

J’ai adoré cette planche de danse. Je ne sais pas pourquoi, le personnage m’a fait penser à la soeur de Melendili lorsqu’elle était plus jeune.

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Les gens de rien. Jusqu’au printemps, de Charles Masson (2021)

C’est une histoire qui a manifestement touché l’auteur, car il a rencontré le personnage au moment où la maladie était sur le point de transformer sa vie en destin… mais j’ai peiné à partager son émotion. Peut-être aurait-il fallu davantage axer le récit sur sa perception à lui que sur sa vie à elle – entrelacer davantage les deux. En l’état, le récit sitôt fini retourne au statut d’anecdote ; on ne sait bientôt plus pourquoi on nous l’a raconté.

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La Tournée, d’Andin Watson (2019) 💙💙💙

Imaginez Kafka britannique, et vous obtenez La Tournée d’Andin Watson : l’histoire d’un personnage joué jusqu’à l’absurde par des forces qui le dépassent et dont on ne saura rien, mais drôle enfin. L’humour tant vanté du Procès, voici que je le goûte enfin dans cette version british où la tournée en librairie d’un auteur, de fiasco, va tourner au quiproquo judiciaire. C’est croquignolet, vraiment, le trait tremblant et la narration maîtrisée. À savourer avec ou sans tasse de thé.

Ce que cette planche ne dit pas, c’est que son roman s’appelle « Sans K ».
Dessin minimal, expression maximale : deux millimètres de moins à la bouche de notre bonhomme et c’est la déconfiture (même si c’est plus évident dans le flux de la narration).
J’adore comment la course referme la rue derrière lui, avec l’immeuble qui se met à pencher sur son passage.

Ciné de janvier 2022

Une des mes résolutions (plaisante) pour l’année 2022 : cesser de faire du mécénat avec ma carte UGC illimité et retourner au cinéma. Surtout que Lille compte 3 salles proches du métro et bien synchronisées entre elles : pas de redondance, plein de films à voir, et de fait, six films vus ce mois-ci (+ 2 en home-ciné).

L’année aura commencé sous le signe de Virginie Effira, que j’apprécie décidément beaucoup. Madeleine Collins, c’est elle. C’est elle aussi qui rattrape Romain Duris, un peu faux, dans En attendant Bojangles : la justesse revient quand son personnage pique la vedette au narrateur-admirateur. Dans Sybil (vu à la TV), sa présence m’a fait oublier que le film ne va  nulle part, s’échouant sur une île peuplée de comédiens (featuring Sandra Hüller, la chouette actrice de Tony Erdman, et feu Gaspard Ulliel, je ne m’en remets pas). Aussi lumineuse dans le rire que dans les larmes, toujours très humaine, la sensibilité intelligente mais pas intello.

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Madeleine Collins : beaucoup plus fin et troublant que ce que l’histoire de double vie laisse supposer. Et qui de mieux que Virginie Effira pour nous faire glisser de la comédie annoncée vers un drame qu’on n’avait pas anticipé, quand bien même sa source nous est montrée dès les premières minutes ?

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En attendant Bojangles : de la nécessité de la fantaisie pour ne pas sombrer dans la dépression. La fantaisie à tout prix, au prix de la folie. Mention spéciale pour l’oiseau exotique tenu en laisse, nommé Mademoiselle Superfétatoire (indispensable, donc).

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The Trial of the Chicago 7 (sur Netflix): regarder ce film pour Eddy Redmayne? Overruled! Le film vaut pour lui-même et ses dialogues sacrément bien écrits (j’ai tapé mon oreiller de jubilation par moments). Face à un simulacre de procès, on voit se dessiner les postures des contestataires, moins conformes qu’on l’imagine à l’image que chacun renvoie au reste du groupe – mais informées par leur background (est-ce moi qui suis davantage sensible à la manière dont notre éducation nous façonne, y compris lorsqu’on lui tourne le dos ?).

Je retiens le quiproquo grammatical final digne de La Marseillaise : « If blood is going to flow, then let it flow all over the city!  » L’absence de précision « our blood » transforme l’appel à médiatiser le martyre en incitation à la violence…

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Annette : je suis contente d’avoir vu ce film au cinéma, mais je ne sais pas si je suis contente de l’avoir vu tout court : clairement, chez moi, j’aurais jeté l’éponge avant la fin. Les longueurs sont d’autant plus rageantes qu’il y a quelque chose, il se passe quelque chose dans ces plans infinis saturés de vert et d’orange. L’histoire est cousue de fil blanc, mais cela n’a aucune importance, car tout est dans le décalage de traitement avec ce que l’on attend, à commencer par l’enfant éponyme qui n’arrive qu’au milieu du film, quand on aimerait bien le voir s’arrêter.

En bref,
le vert va vachement bien avec l’orange, il faudrait que j’y pense plus souvent.
Adam Driver est décidément doué pour jouer les sales types auxquels on ne peut s’empêcher de s’accrocher.
Marion Cottillard ne cessera jamais de mourir, comme héroïne d’opéra ou comme victime de violence conjugale.
Annette-Pinocchio, enfant de bois et d’os, est le truc le plus bizarre et le plus réussi du film.
Quand on a des remininences du Phare devant un autre film, ce n’est pas bon signe.
What did I expect en allant voir un film de Leos Carax, aussi ?

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Belle : j’ai apprécié que l’univers virtuel de Belle soit un lieu où l’on se révèle davantage qu’un lieu où l’on se cache : c’est le web dont j’ai fait l’expérience. Bien plus, la perméabilité entre univers virtuel et IRL permet la métaphore. Mamoru Hosoda pousse la dimension symbolique jusqu’au conte, en mettant Belle sur la quête d’une bête rendue belliqueuse par la souffrance. S’occuper de la souffrance d’autrui distrait probablement de la sienne ; dans la vision du féminin dévoué, elle guérit carrément : si le deuil de l’héroïne était le véritable sujet, j’aurais préféré qu’on s’y attarde depuis la nature marginale dans laquelle elle oublie d’habiter, pourtant si splendidement dessinée. En l’état, cela ressemble à un prétexte pour se gargariser de l’inventivité graphique autorisée par l’univers virtuel…

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Twist à Bamako : au milieu d’un pays fraîchement indépendant qui peine à retrouver ou s’inventer une identité, s’enchâsse l’histoire de Lara, jeune fille mariée de force qui prend la fuite, et de Samba, militant socialiste commodément bien plus féministe que les hommes de son époque. L’histoire d’amour n’est pas un prétexte pour retracer l’histoire d’un pays, pas plus que celle-ci n’est le prétexte de celle-là : l’une n’existe pas sans l’autre, et c’est ce qui fait de Twist à Bamako un très bon-beau film, avec des personnages qui se nuancent les uns les autres.

En revanche, ma sensibilité me rend indéniablement plus attentive à l’histoire des corps, magnifiquement filmés dans le désir – notamment cette scène d’amour vertical, où l’on ne voit rien d’autre que les être qui se cherchent puis les corps nus, enlacés mais immobiles, qui se sont trouvés. Travelling en remontant, des fesses jusqu’aux joues, sillonnées de larmes silencieuses.

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La Place d’une autre : cela fera un bon téléfilm pour qui, comme moi, a un faible pour les histoires de servantes-dames de compagnie. Pour une sortie ciné, c’est un peu léger : une infirmière prend l’identité de la dame de qualité qui meurt sous ses yeux, et se présente comme lectrice chez la vieille dame à qui elle devait tenir compagnie. On s’attend évidemment à ce qu’elle soit démasquée, mais le scénario bifurque de manière inattendue… pour l’époque où se déroule l’histoire ; pour une sensibilité moderne, en revanche, cela va un peu trop de soi et fleure l’anachronisme édifiant : faire primer l’attachement filial sur le respect des classes sociales relève davantage du bon sentiment que de l’originalité. Heureusement, grâce à Lyna Khoudri, c’est du bon sentiment en bonne compagnie.

Bulles de BD 01.2022

Ainsi soit Benoîte Groult, de Catel

J’étais curieuse d’une bande-dessinée sur l’autrice d’Ainsi soit-elle (essai que je n’ai pas lu, contrairement aux Vaisseaux du cœur, qui m’ont laissée fascinée par cette capacité à vivre ses amours en dehors du cadre même d’une relation). Je doute cependant que l’écriture au fil de l’eau et des rencontres avec la romancière puisse se substituer avec avantage à un scénario : il y a à boire et à manger dans ce biopic, où se dessine l’image d’une femme féministe, mais aussi un brin réac (cela prête à sourire quand Benoîte Groult dénigre la bande-dessinée sans en connaître autre chose que Bécassine, mais le malaise affleure quand il est question de l’affaire DSK).

Des extraits du carnet de croquis de la dessinatrice s’intercalent avec la bande-dessinée proprement dite, et je regrette que celle-ci ne soit pas entièrement dessinée dans ce style de croquis bien plus vivant et délicat que le trait dont la grossièreté est apparemment censée « faire BD ».

Pour finir sur une note plus stimulante, je vous propose cette réflexion en quatre cases, qui m’a frappée :

Je me suis rappelée les plans de vie quinquennaux de mon ex et la manière dont j’essayais, au moins en pensée, de m’y intégrer.

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Un thé pour Yumiko, de Fumio Obata

Une très belle histoire où un deuil vient remuer la question des origines, familiales et géographiques, en regard avec les directions que la vie prend par succession de choix et de hasards.

« Depuis combien de temps je vis ici ? Au milieu de ce bruit, de ce chaos, de cette agitation, de cette énergie… De toutes ces possibilités. Je me souviens encore de la première fois que je suis arrivée en ville. Mon excitation d’être entourée par ces vies multiples, des vies aux racines et aux cultures différentes des miennes. J’ai fini par m’y créer un petit espace à moi. Ça n’a pas été facile. Ça m’a demandé beaucoup de travail, de détermination et de chance… Et ça m’en demande encore. »

Dès les premières pages, je me suis trouvée nostalgique de Londres :

Il y a quelque chose de particulier à reconnaître dessiné un lieu que l’on aime. Quelque chose d’autre encore à reconnaître à un détail un lieu lointain que l’on a visité. L’héroïne et sa mère étaient dans un restaurant de poisson à Kyoto, et…

… ce noir, je savais d’emblée (d’instinct et de souvenir) où c’était, avant même le plan plus large qui a confirmé la ruelle de restaurants derrière la rivière. Curieux, cette familiarité sans affect avec un lieu traversé à l’autre bout du monde.

J’ai aimé la manière dont l’intensité de lumière est rendue par le blanc, qu’il s’agisse d’un reflet sur la rivière, de la puissance d’un réverbère ou de l’éclat d’une fusée de feu d’artifice.

L’aquarelle rend visible la sensibilité et  la justesse qui infusent ce récit, jusque dans la structure de sa narration. Regardez plutôt cette transition, lors de laquelle l’héroïne est ramenée de ses pensées flash-back :

Ou encore la manière dont un gros plan sur les mouvements du drapés rendent mieux encore la confusion d’une chute onirique :

Plus ça va, moins j’ai envie de critiques rédigées, structurées, argumentées. Je voudrais juste re-regarder l’album avec vous et vous montrer ce que j’ai vu, à ras de grain, de couleur et d’eau. Regardez, là. Et là. Et ça. Partager une collection d’images et d’émotions.

"Cet endroit... L'air, la terre... J'ai beau retourner ça dans tous les sens, mes racines sont ici, c'est certain. Je crois que je l'ai nié trop longtemps."

Ses racines sont ici, au Japon, mais sa vie est désormais là-bas, à Londres, et j’ai trouvé beau que cet écart puisse exister et perdurer sans déracinement. Cela a apaisé le paradoxe d’avoir quitté Paris pour aller plus au Nord encore, alors que je me sens mes racines bien plus au Sud – où je n’ai pourtant jamais vécu que quelques semaines par an, et où je n’irai probablement pas m’installer à la fin de ma formation, doublement retenue par la vue apaisante de mon appartement actuel et un horizon flou de vie commune, sait-on jamais. On ne sait, mais j’imagine désormais un peu plus précisément qu’on peut avoir un chez-soi quotidien et un chez-soi plus viscéral, et ne pas habiter celui-ci quand on se sent si bien dans celui-là.

…

Alicia, prima ballerine assoluta, d’Eileen Hofer et Maiale Goust

Rien que ce trait de lumière sur ce visage, sur la page de garde…

Et juste après, les couleurs qui réchauffent :

J’ai montré cette bande-dessinée au boyfriend en visio sur WhatsApp, et même avec ma caméra mal nettoyée, il a mis direct dans le mille en soulignant que même les couleurs froides étaient travaillées comme des couleurs chaudes. C’est exactement ça, le bleu qui tire sur le rose dans une acmé de violet qui ne dit pas sa couleur.

La rose devient la couleur de la chaleur cubaine, dans laquelle les corps tentent de travailler sans s’évanouir…

… et la couleur de la lumière scénique, qui réchauffe et donne à sentir le noir fœtal de la salle :

Les photos ne rendent pas justice à la beauté chromatique de l’ouvrage…

Une fois n’est pas coutume, on sent que la dessinatrice connaît la danse. Mêmes quand les positions sont anatomiquement impossibles, on sent les lignes idéales du ballet. Elles sont exagérées, déformées, jusqu’à faire lever les épaules en grand jeté, mais le mouvement est là, il est juste.

La bande-dessinée ne parle pas que de danse, pourtant. Au lieu d’un biopic mal fagoté, la dessinatrice se sert de la figure d’Alicia Alonso pour dresser un portrait de Cuba sur plusieurs dizaines d’années, naviguant entre l’hier de la danseuse révolutionnaire et l’aujourd’hui des jeunes filles à la barre dans l’école de la prima donna aveugle. La danse n’est pas un prétexte non plus : on sent, en s’en éloignant par moments, comment l’histoire du ballet de Cuba est indissociable de son île, entre accès de privations et accès à la culture. La madone du ballet y est vue de loin, comme l’icône qu’elle est, mais aussi dans la mise en perspective d’une sensibilité moderne, qui ne pourrait pas passer sous silence la question du racisme et le fait qu’Alicia Alonso était probablement un peu trop de son temps là-dessus…

(Vous ne trouvez pas qu’elle a un petit côté Cruella / Disney dans cette dernière planche ?)