Tourner court

 

Vœu pieux : tourner mes billets avec plus de concision sans pour autant que la pensée y tourne court. Peux toujours courir, je crois.

 

Des brèves de cinéma qui ne deviennent pas desséchées comme des dépêches AFP à la longue : Vu au cinéma, un blog de critiques totalement subjectives au format post-it. Ce Manuel Vaïda ne semble pas payer de mine avec ses grimaces qui rappellent les vignettes de Télérama, mais il pourrait bien avoir un ticket de votre part. « Ne mâche pas. Ne déflore pas. N’en rajoute pas. » Tout ce que je ne fais pas.

 

 

Les chaussons rouges

 

 

Miss Red, fan des shoes de la même couleur, m’avait gardé une invitation de Télérama pour assister à la reprise du film de Michael Powell et Emeric Pressburger. Pas de chance, cela n’était écrit nulle part, il fallait retirer les places dans les deux jours, même pour des séances ultérieures. Qu’importe, je ne regrette pas qu’on ait aiguisé ma curiosité. Les Chaussons rouges ont fait date, tout le monde vous le dira – au risque de ne dire que ça ; c’est qu’il fait aussi daté…

 

… le public

Palpatine et moi faisons brutalement chuter la moyenne d’âge de la salle, assez élevée pour que la plupart vienne revoir et non découvrir le film. Le petit vieux de devant, assis au premier rang comme un enfant sage, qui a ri seul (avant de faire rire la salle) à une pseudo-tentative d’aphorisme, et dont les reflets de la montre indiquait qu’il dirigeait l’orchestre à la fin du film, a raconté à Palpatine avoir assisté à sa sortie alors qu’il avait quinze ans – je parie qu’il était amoureux de l’héroïne.

 

… l’ambiance

L’esthétique est kitsch comme peut l’être Autant en emporte le vent – à ceci près que la musique passe beaucoup mieux d’être intégrée à l’histoire et non motivée par un effet dramatique (dans tous les sens du terme). Le maître de ballet est plus vrai que nature, ou plus slave que russe ; la chevelure rousse de Victoria Page, jeune danseuse embauchée par le directeur des ballets Lermontov, n’est visiblement pas divisible en cheveux ; sa bouche est aussi rouge que le titre du ballet créé pour elle, et ce, même au réveil ; quant à Julian Craster, le jeune compositeur engagé comme répétiteur en même temps qu’elle, il l’aime « d’un amour vrai ».

Mais le conte est bon (tiens, tiens, vous revoilà, miss Red) : adapté d’Anderson, le ballet chorégraphié spécialement pour le film autorise celui-ci à quelques accès d’onirisme, d’autant moins indigestes qu’ils sont contrebalancés par d’autres séquences plus terre-à-terre. Par exemple, lorsque Victoria accepte l’invitation de Lermontov à 8h, elle s’ y rend parée d’une robe de princesse turquoise, avec cape en satin à crever de chaud sous le soleil méditerranéen et mini-couronne au-delà du ridicule assorties. Heureusement, lorsque la réincarnation de Peau d’âne (si vous ne devez cliquez que sur un lien, c’est sur celui-là) se rend compte qu’il ne s’agit pas d’un dîner mais d’une petite réunion de travail pour lui annoncer qu’on l’a choisie comme soliste, elle a assez d’esprit pour justifier l’incongruité de sa tenue en prétextant qu’elle allait justement sortir au moment où elle avait reçu le message.

Le conte déborde le ballet, comme on pouvait s’y attendre de la part d’un film qui en reprend le titre. Les chaussons rouges que l’héroïne chausse (et qui lui enlacent le pied d’eux-mêmes, avec la célérité de spaghettis ensorcelés) la conduisent à la mort, la condamnant à danser jusqu’à épuisement. Jusqu’au-boutiste, Lermontov l’est aussi, qui exige un dévouement absolu à l’art, si bien que, sommée de choisir entre son amour pour Craster et sa carrière de danseuse, Victoria se laisse entraîner par son rôle, qu’elle meure d’envie d’interpréter, et se jette sous un train (celui que devait prendre Craster, et qui s’était déjà manifesté par un panache de fumée lors de leur première entrevue au bord d’un balcon en pierre, avec une plante en carton-pâte sur le côté – le romantisme outrancier de la situation n’a fait qu’en renforcer le total manque de subtilité – Palpatine et moi de rire comme des baleines). Oui, non, merde. En se supprimant, elle supprime le dilemme, c’est plutôt radical comme solution. Et terriblement poétique rapport à la clôture de la mise en abyme. (J’hésite à vous faire un petit coup de *Kundera power*, d’autant qu’il s’agit de l’analyse d’Anna Karénine qui elle aussi va bon train). Elle ne choisit pas l’art contre la vie, ni la vie contre l’art, mais la vie telle que l’ordonne l’art, même quand le destin qu’il orchestre mène à la mort. Ce retour au conte nous sauve in extremis de l’absurdité de ce suicide. Elle mourut heureuse et n’eut aucun enfant.

 

… la société

Le dilemme final, Craster ou Lermontov, vivre ou créer, n’est peut-être pas toute la question. Certes, on retrouve la même déception que dans the Picture of Dorian Gray, lorsqu’après une nuit d’amour avec Sybil Vane, Dorian découvre que l’actrice a perdu tout son talent avec sa virginité : la jeune fille est désormais incapable de feindre une émotion qu’elle ressent, elle ne peut plus s’identifier à ce qu’elle est de façon inconsciente, devenir ce qu’elle est devenue.

Ce n’est pourtant pas vraiment le souci dans les Chaussons rouges : Lermontov trouve Victoria mauvaise parce qu’elle a la tête ailleurs, et son égale dépréciation de la nouvelle partition de Craster, que tous, y compris le maître de ballet avare de compliment, trouvent formidable, autorise quelques doutes quant à la justesse de son jugement. Il n’y avait rien d’artistique dans la décision par laquelle il avait renvoyé la précédente étoile, Irina Boronskaja, à l’instant même où, interrompant une répétition de Giselle (ou comment chantonner ensuite sur le quai du RER), elle avait annoncé son mariage. Il conçoit la danse comme une religion (après tout, il y a déjà eu des précédents : Claire-Marie Osta a hésité entre les ordres et l’Opéra, tandis que Mireille Nègre a cumulé). Il est malheureusement plus catholique que protestant, et son culte du corps rejette la chair.

On pourrait cependant se demander si c’est vraiment l’amour (physique ou non) qui le contrarie à ce point, ou plutôt la forme que prend le couple à cette époque-là. Sitôt mariée, la femme perd sa polysémie pour n’être plus qu’épouse, c’est-à-dire femme au foyer. Il est alors effectivement difficile de concilier la promenade quotidienne du caniche, avec apprêt excessif et chapeau à la madame de Fontaney, et l’entraînement intensif de la danseuse. Lermontov précipite la chose en renvoyant Craster dont l’orgueil mâle entraîne Victoria dans sa disgrâce : évidemment, il lui faut sacrifier sa carrière, elle qui n’aurait jamais exigé pareille chose de son compositeur de mari. L’artiste veut des chemises aussi blanches que son papier à partition, on dirait. Et cela n’aide pas Lermontov a comprendre qu’aimer et danser s’entretiennent chez un être passionné et peuvent être l’un comme l’autre synonyme de vivre. Le premier dialogue entre Victoria et Lermontov où vivre et danser étaient posés en synonyme (« Lermontov: Why do you want to dance? – Vicky: Why do you want to live?
Lermontov: Well, I don’t know exactly why, but… I must. – Vicky: That’s my answer too.« ) s’est dégradé en se répétant :

Lermontov: When we first met … you asked me a question to which I gave a stupid answer, you asked me whether I wanted to live and I said « Yes ». Actually, Miss Page, I want more, much more. I want to create, to make something big out of something little – to make a great dancer out of you. But first, I must ask you the same question, what do you want from life? To live?

Vicky: To dance.

Vie et art sont à présent dissociés. Exit le cygne, bonjour la poule pondeuse.

 

la danse

Quoique… Irina Boronskaja évoque moins le cygne élégamment désespéré que le volatile effarouché. Elle bat des ailes avec une telle conviction, qu’il faudrait lui rappeler que la cygne flotte et ne risque pas de se noyer. Irina Boronskaja n’est pourtant pas interprétée par n’importe qui : c’est Ludmilla Tcherina, étoile des Ballets de Monte-Carle, tout de même ! Ce qui me confirme l’intuition que j’avais eue après le visionnage d’une vidéo d’archive de la Pavlova : je suis née un siècle trop tard. J’aurais été prima ballerina absoluta. Au moins. On déboule les genoux pas tendus, les cinquièmes suffisent à nous décourager d’imaginer à quoi peuvent bien ressembler des troisièmes, les pieds sont tendus quand on n’y pense, c’est-à-dire à peu près jamais. Le pire reste tout de même les ports de bras. L’expression dramatique confine au burlesque à force d’exagération. Tout est dans l’excès, y compris le formidable maquillage qui prolonge les traits jusqu’aux tempes et dont l’aplat d’ombre à paupière rouge suffirait à expliquer pourquoi j’ai eu tant de mal à en trouver.

Les corps sont appétissants pour l’amateur ou grassouillets pour le balletomane : on pardonne aux danseurs d’avoir des cuisses si développées lorsqu’il fleur faut soulever ces gracieuses et lourdaudes Willis. Peut-être n’aurais-je pas été appréciée en Myrtha, finalement, étant dépourvue de la générosité de ces demoiselles. Les rondeurs d’une danseuse sont belles tant qu’elles n’entravent pas le mouvement : elles font paraître Tcherina pautaute, tandis qu’elles donnent (des) forme(s) à la danse de Moira Shearer, la danseuse qui joue Victoria Page. La technique approximative de l’époque s’oublie durant le ballet proprement dit, que les réalisateurs ont eu l’intelligence de mettre en scène et non de capter à plat, enregistrement passif de ce qui se passe sur scène.


 

Avec les décors et les costumes, la gestuelle plus retenue (moins débordante serait peut-être plus juste) de Moira Shearer, le cordonnier bondissant et ensorceleur de Leonide Massine, on apprécie pleinement un spectacle qui pourtant ne correspond plus à nos critères techniques ou esthétiques. La vitesse d’exécution, corrélat de l’aspect brouillon de la danse, ne laisse pas le temps de s’appesantir sur celui-ci. Cela n’arrête pas de tourner – étourdissant. Noureev et son adage « un pas sur une note » trouvent là une tradition dans laquelle s’inscrire.Je me figure mieux à présent ce que pouvaient donner les tempi des ballets des siècles passés, deux à trois fois plus rapides qu’ils ne sont joués aujourd’hui, selon Pierre Lacotte (à propos de la Fille du Pharaon, il me semble me souvenir).  Il faut voir à la barre la vitesse de leurs ronds de jambe – et ce n’est pas de la mayonnaise.

Pour ceux qui ne comprennent pas mon ébahissements, prenez pour analogie les effets spéciaux lors du ballet : par exemple, les fondus-enchaînés qui superposent des oiseaux ou des fleurs aux danseuses en porté (il faut bien cela pour leur conférer une certaine légèreté) vous paraîtront vieillots. Je ne me moque que pour le plaisir : on voulait des artistes (et des tragédiens qui sachent jouer la comédie), non des athlètes ; le spectaculaire ne passait pas nécessairement par la technique (pas aussi développée – moindres connaissances anatomiques ? Pas encore l’époque de la course effrénée citius, altius, fortius ? Pointes moins performantes ? – on découvre le coup de pied de Moira Shearer seulement lorsqu’on lui ôte ses chaussons rouges…). Bref, avoir apprécié la danse ne m’a pas empêchée ensuite de faire l’hippopotame en tutu sur le quai du RER – plus Fantasia que fantaisie si l’on considère le montage de l’énorme vague qui remplace l’orchestre et laisse en place le chef, réincarnation de Mickey apprenti sorcier (une âme plus poétique y voit une vague d’applaudissements).

 

 

En dépit de tous mes sarcasmes, je n’ai pas vu les 2h15 de film passer. Certains éléments prêtent à sourire, mais, en dépit de ce que suggèrent les critiques, obnubilés par le tour de force technique que constitue la restauration de l’œuvre, dont, en tant que telle, ils se débarrassent en lançant le gros mot de « chef-d’oeuvre », le film reste bien autre chose qu’une pièce de musée, grâce à sa composition d’ensemble : ce n’est pas en effet la carrière d’une belle jeune fille, que l’on suit, ni son idylle avec un autre artiste talentueux, mais, comme le suggère l’ouverture du film, qui coïncide avec celle des portes du théâtre, c’est l’histoire d’une troupe qu’on nous raconte. Le bazar du plateau durant les répétitions, l’agitation panique avant la première, les coulisses.. Et des personnages un peu plus nuancés qu’il ne paraît : Victoria n’est pas qu’une cruche amoureuse, tout comme Lermontov n’est pas un tyran de l’Art et fait preuve d’une réelle sensibilité envers sa danseuse, qu’il a l’élégance de ne jamais séduire. Un peu kitsch, oui, mais pas forcément mièvre (celui qui a toujours raison dégote carrément un
parallèle avec Lynch, c’est dire si ce n’est pas violent…), même lorsque Craster et Victoria se tiennent immobiles et enlacés, allongés dans une calèche…


 

Saoule kitchen


La bande-annonce de Soul Kitchen ne permet pas de trancher entre humour gras (friteuse comprise) ou fait maison.
Un peu comme à la lecture d’un menu, on ne sait pas à quoi s’attendre. Tant mieux, il faut goûter avant de dire que l’on n’aime pas… il se pourrait même qu’on en redemande.

 

 

Les ingrédients ont beau être simples à la limite du fade (le looseux qui a plus l’air d’un squatteur que du proprio, la copine trop belle -et lisse- pour lui, le frangin taulard qui s’amourache de la serveuse rock’and roll, sans oublier, avec les amis et les amours, les innombrables emmerdes qui vont avec : dettes, fisc, rupture, embrouilles, disputes), tout le sel est de savoir les accommoder. Fatih Akin a visiblement le coup de main : la sauce prend très bien (même si on ne sait pas vraiment ce qu’on a dans son assiette – c’est ainsi que la Sachertorte tient son goût d’orange d’un mélange de citron et d’abricot !). Il en va du film comme de la cuisine, c’est aussi une affaire d’illusion et de mise en forme, le chef complètement toqué en fait la démonstration à notre héros avec un plat d’allure gastronomique préparé en dépeçant des poissons panés.

 

 

 

Le résultat est en/r-elevé : grand-mère qui davantage hurle « Ruhe ! » pour rétablir non pas le silence gêné qui suit les disputes mais les conversations de l’immense tablée ;

 

blocage de dos qui entraîne une réplique mémorable à l’injonction de la police (un petit braquage pour croire se sortir et finir par s’enfoncer dans le merdier) de ne pas bouger : « pas de risque, j’ai une hernie discale » ; méthode « douce » du guérisseur traditionnel qui lui débloque le dos à l’aide de cordes ;

 

et toujours le regard ahuri de Zinos, (anti)-héros joué par Adam Bousdoukous, complètement dépassé par les événements qui vont de mal en pis. Beckett a raison, le malheur fait rire. Pas d’arrière-goût amer, on revient à une normale, pas trop happy-end pour ne pas écœurer, mais assez pour ne pas rester sur sa faim : le frangin retourne en taule, Zinos rouvre son restaurant grâce à l’argent de son ex-copine, et fait la preuve de son apprentissage culinaire en préparant un dîner pour la belle kiné qui l’a débloqué. On ne se prend pas au sérieux : ce sont bien les personnages qui nous font rire, et non eux qui se croient drôles.

 

Belle  (et bonne) brochette : le vieux loup de mer, qui ne paye jamais son loyer et bouffe gratis ; la serveuse rebelle ; le gentil taulard surnommé « le comte de Monte-Christo » par la précèdente, qui trouve cela très romantique ; Kinos, qui régale tout ce beau monde ; son (ex)-copine ; un acolyte ; le chef aux couteaux effilés. Après le bateau ivre, la cuisine…

 

Soul kitchen, âme de l'(arrière-)cuisine plus que nourriture de l’âme (soul kitchen et non…cooking), est aussi déjantée que son chef Shayn (Birol Ünel) dont on n’a aucun mal à croire qu’il puisse être devenu lanceur de couteaux dans un cirque. Second degré et alcools plus forts, jusqu’à la débauche (excès d’aphrodisiaque dans les desserts) donnant un sens très concret à la boutade « il a baisé le fisc, le fisc l’a baisé » : on pourrait dire du réalisateur qu’il « a l’air bourré à jeun » (ce qui me convient parfaitement, c’est mon état en boîte de nuit). L’humour ne tombe jamais à plat et les petits sont mis dans les grands. Une comédie cuite à point. Barrée.

 

Comment ça, un film sur la bouffe ne pouvait que me plaire ? Surveillez votre langage et vos arrières, le chef est un killer, plus sanguin que le taulard, et affûte en permance ses couteaux.

 

(la générique mériterait aussi qu’on s’y attarde, véritable exercice de style – soul)

 

Le bon plan Marshall : preuve par Nine

 

Penélope Cruz, Nicole Kidman, Marion Cotillard… le début d’une belle brochette d’actrices qui met le spectateur sur le grill. Et il déguste (encore plus si le pronom masculin n’est pas uniquement employé comme générique, je suppose).

 

 

 

Raconter des histoires


Il y a celles que le grand réalisateur Guido Contini est censé mettre en scène, et qu’il ne parvient même plus à inventer, comme s’il avait tout dit dans ses premiers films.

 

Ils y a celles qu’il raconte à son producteur, à son équipe technique et à la presse, donc à tout le monde, pour que personne ne le soupçonne de ne pas avoir la moindre idée de ce sur quoi portera le nouveau film annoncé, Italia, et dont le tournage est sur le point de commencer. Mentir. Ou baratiner. Il a ça dans le sang, comme le lui échauffe Saraghina : be Italian, be a signer, be a liar.


Il y a celles que Guido se raconte sur le mode du fantasme, histoires amoureuses plus que d’amour.

 

Celle de Nine y est.

 

 

 

Fantastiques fantasmes

 

Guido Contini manque d’inspiration mais certainement pas de femmes : lors de la première scène, elles rugissent surgissent de son imagination et du Colisée de carton qui occupe le plateau de tournage, sans que l’on sache encore les relations qu’elles ont entretenues avec cet homme. La mère de Guido est présente et cette première scène sur fond d’Antiquité se révèle scène des origines, reconstituée, comme toute origine, mise en scène, comme se doit de l’être le fantasme d’un réalisateur, et fondatrice (ou destructrice) de celui qui la rêve. Le film s’ouvre ainsi sur un final grandiose, abîme d’où il naît et où il s’achèvera après l’apparition de chacune des femmes qu’il rassemble.


 

La môme n’est pas la seule à pousser la chansonnette : Penélope Cruz fait entendre une voix déjà entendue dans Volver (ou était-elle doublée?) et Fergie s’en/se donne évidemment à cœur/fille de joie. N’ayant lu aucune critique, je ne savais pas que Nine était l’adaptation d’une comédie musicale de Broadway et ne m’attendais pas à les entendre chanter, mais j’ai à peine été surprise tant les séquences musicales sont bien amenées. Pas intégrées pour autant, et c’est peut-être là le point fort de cette comédie musicale où les personnages n’ont pas l’air de messieurs Jourdan qui se mettraient subitement à parler en vers et à chanter contre tous : l’échafaudage du plateau sur lequel les actrices font leur numéro est là pour nous rappeler qu’il s’agit d’un décor et que la scène dont il est question est davantage celle du cabaret que la séquence filmée. Ce qui n’empêche pas celle-ci de très bien rendre celle-là,et dieu sait que c’est rarement le cas.

 

 

A l’occasion d’une vision, de l’évocation d’un souvenir ou d’un coup de téléphone coquin, les femmes fantasmées par Guido s’exhibent du film et s’exhibent tout court. Penélope Cruz, parfaite maîtresse -de boudoir-, joue d’un fessier à faire pâlir les pin-ups les plus pulpeuses. Alanguie sur un miroir, elle nous fait voir double – ou trouble. Langoureux développé à la seconde, quasi-écart, la chorégraphie est dans ses cordes, elle s’y entortille avec le spectateur.

 

 

Stacy Ferguson, qui reprend la jeune femme en qui le tout jeune Guido a entrevu la sensualité (jeune fille qui se donne en spectacle, déjà, encore, sur la plage, devant une bande de garnements curieux), offre un show musclé. Nul doute qu’elle est plutôt cuir que chocolat. Ce sont elle et sa troupe, les vrais fauves du Colysée en carton, que dompte l’imaginaire de Guido. On tape et on frappe, au tambourin, il est vrai, qui mâtine la violence d’une certaine sensualité bohémienne, et fait voler le sabl(i)e(r). On évite le fouet, le cliché et le mauvais goût. Ça dépote !

 

 

 

 

A côté, les Folies Bergères évoquées par la costumière (Judi Dench) sont bien sages.

Le numérode Kate Hudson est cohérent avec son personnage qui travaille à Vogue : son défilé sur le podium se mue en un clip à la Shakira.

 

 

Last but not least, Marion Cotillard renoue avec les petites salles parisiennes pour un strip-tease plus agressif qu’aguicheur. Il faut dire que Guido vient de se faire jeter lorsqu’il imagine ainsi sa femme qui se jette aux (mains des) hommes bien plus qu’elle ne s’offre (à leurs regards), dédaigneuse
de son corps même : Guido a pu la posséder physiquement, mais cela même ne représente plus rien dès lors que son esprit n’est plus possédé par l’image d’un homme aimé
. Take it all : prends tout, je laisse, tu n’as aucune prise.

 

 

Bien sage en petite robe noire, effacée, et bluffante à la fin

 

 

 

 

Réaliser

 

A vivre sa vie comme un chef d’œuvre, Guido ne risque plus d’en produire aucun : le fantasme remplace la création qui devient alors fantasmagorique. Son œuvre n’est pas toute sa vie (qui se serait alors arrêté quelques temps auparavant avec ses bons films – noyé par des « flops ») ; au contraire, sa vie est toute son œuvre, en tout et pour tout. Pour réaliser à nouveau, il va lui falloir arrêter de rêver. Non que ses visions se substituent à la réalité : elles la doublent sans la représenter. Pour réaliser à nouveau, he’ll have to realize que ce ne sont pas ses films qui sont en cause, mais lui, qui rêve sans construire. C’est pourtant par la création artistique qu ‘il pourrait trouver un autre lui-même, « another me to travel with myself », et finalement se retrouver, renouer avec Guido Contini, le grand réalisateur qui a cessé d’exister autrement que sous un nom et des lunettes noires.



Mais pour se découvrir autre (aussi soi), il faut découvrir l’autre en soi, et d’abord considérer l’autre comme un soi. Sans aide de sa mama, comme un grand garçon italien, il lui faut reconnaître les femmes qu’il fréquente à leur juste valeur. Écarter sa maîtresse pour revenir vers sa femme ne suffit pas s’il est vrai que le reproche de celle-là se répète chez celle-ci : pendant que le réalisateur fait l’acteur (c’est-à-dire l’enfant), sa maîtresse est « là », cachée dans une pension alors que tout le monde est courant au palace ; pendant qu’il tourne, sa femme tourne en rond, se heurte à un mari dont elle n’est plus guère que l’épouse, l’ombre du réalisateur et d’elle-même, aussi rayonnante soit-elle.


 

En refusant de la filmer, il l’a enfermée dans ses anciens rôles, après avoir pris d’elle ce qu’il jugeait nécessaire, exactement de la même façon qu’il capturera les beautés de l’actrice à qui il vient de faire faire un bout d’essai (mêmes paroles, « merci pour ce que je vois », mêmes gestes pour défaire le chignon – la similitude est inconsciente tout comme il l’est des dissemblances qu’il y a entre les deux femmes).


 

C’est aussi ce que lui reproche son actrice fétiche (Nicole Kidman, l’actrice par excellence, que je reconnais toujours à ce que je ne l’identifie jamais – et pourtant gage de bons films, la plupart du temps- sorte d’idéal qui lui permet d’être toutes les femmes en caméléon – un rêve de réalisateur, j’imagine!) : il l’a prise de face, de profil, de l’autre profil, sait sa manière de tourner sa tête ou de sourire (langage d’un amoureux) mais ne l’a jamais aimé que derrière sa caméra. Ce n’est donc pas qu’il aime trop les femmes, comme la bande-annonce nous le serine, mais plutôt pas assez, n’en aimant aucune dans son individualité, toujours seulement comme la femme.

 

 

Il s’amuse d’elle, de sa muse, comme des autres femmes. Il s’ a-muse : s’éloigne de l’inspiration. Pour retrouver le jeu de l’acteur, il lui faut prendre les autres au sérieux (mais pas lui-même), reconnaître qu’il a été un petit rigolo pour faire à nouveau rire par ses films.

 

 

En se décidant à faire un film à partir de sa vie (le sujet de l’homme qui cherche à reconquérir sa femme est très autobiographique), Guido organise la mise en abyme : Nine est bien d’un film sur la vie d’un réalisateur qui finit par faire un film à partir de son vécu. Nous avons vu le film que son personnage s’apprête à réaliser.  Le mot de la fin « Action » nous renvoie au début… à l’origine du film, au final initial que rappelle une dernière scène pour être certain que la boucle a été bouclée : dos à Guido qui s’apprête à tourner, apparaissent sur un échafaudage tous les personnages qui ont peuplé les fantasmes qu’il avait échafaudés – avec la mère et le gamin qu’il était pour elle, retour à l’origine.

 

 

Le générique rend évidente cette mise en abyme en la redoublant par des images non pas des coulisses du film mais des répétitions du spectacle (fripes d’échauffement, baskets…). Car c’est ce que ce film sur le monde du cinéma nous offre : du spectacle !
De quoi s’en mettre plein les yeux sans se vider la tête. La seule chose que je ne trouve guère convaincante est le titre : âge de Guido lorsqu’il s’éveille aux sens ? Clin d’œil à 8½ ? Un peu léger…

In the Air

 

 

[spoilers, as usual]

 

Sans annoncer explicitement la comédie, le titre laissait entendre qu’elle serait légère. Pas inconsistante pour autant, Jason Reitman n’a pas fait de barbe à papa avec les nuages, ni fait boire de café à George Clooney, that was not the time. Il incarne en effet Ryan Bingham, un homme que la critique a un peu vite défini comme cynique d’après son job ingrat pour des boîtes qui l’emploient à licencier leurs employés. Malaussène est-il cynique, je vous le demande ? Vous m’objecterez que Ryan est sûrement moins naïf, mais je vous renverrai à ses conférences de management, où il explique de manière imagée que tout ce qui ne tient pas dans un sac à dos est un fardeau trop lourd à porter. Il n’a pas encore lu Kundera, mais c’est un bouc émissaire qui prend le taureau par les cornes. Plus qu’un self-made man, Ryan est self-sufficient : il sillonne le pays en avion, dort à l’hôtel, roule en voiture de location et n’a besoin de personne – un vrai stoïcien des temps modernes. Son mode de vie lui convient, et ceux qui le disent cynique sont surtout suspects d’être jaloux de son indépendance qu’il a choisie et assume.

 

 

Lorsqu’il rencontre une femme, il joue cartes sur table – au sens propre du terme avec Vera Farmiga (splendide Alex Goran, parfait pendant au bel homme qu’est Georges Clooney), femme d’affaire (et affair) dans son genre, qu’il agace et provoque à une bataille de cartes de fidélité en tous genres (la grande ambition de Ryan est d’atteindre les dix millions de miles – objectif qui témoigne d’une grande puérilité en même temps que d’un certain amour du jeu, de la collection belle car inutile). Toute la salle rit d’assister à cette scène de cours atypique, comme, après l’amour, de les voir dans un face à face qui figure la symétrie des têtes dans les cartes à jouer : laptop contre laptop, ils procèdent à la synchronisation de leurs agendas, l’un pourrait bien faire un peu effort et un saut dans la ville d’à-côté, une heure de vol, ce n’est vraiment pas le bout du monde. Toute la salle rit alors et ne trouve rien à redire à ce mode de vie que partagent l’un et l’autre. Willing suspension of disbelief… Natalie Keener (jouée par Anna Kendrick), la jeune femme qui propose une nouvelle méthode de licenciement à distance par ordinateur, et file le parfait amour avec son boyfriend qui remplit toutes les cases du jeune homme bien sous tous rapports n’est alors que la cruche de service, un contrepoint comique au couple libre que forment Ryan et Vera. Presque mariée et larguée par texto : now you feel how it’s like being fired by proxy (en substance – j’ai vu le film il doit y avoir maintenant deux semaines…).

 

[Natalie, la catastrophe de service, avec sa valise aux roulettes qui grincent]

 

C’est comique mais pas encore romantique – sexy plutôt, donc pas romantique selon les canons de la comédie romantique. Pour cela, il nous faut un renversement, celui qui peut vous faire dire que l’amour, ça vous change un homme (la femme devient simplement plus niaise, c’est déjà dans sa nature ^^). On en sent les prémisses lorsque Vera déclare aimer les enfants, ce que fuit Ryan (un chiard hurleur dans un avion, c’est l’enfer au ciel). Le turning point, c’est le mariage de la soeur de Ryan, qui a émis le souhait particulièrement kitsch qu’on lui ramène des quatre coins du monde le cliché de leur photo montée sur carton (dégradation du plus poétique nain de jardin d’Amélie Poulain, qui du moins se savait kitsch).

 

 

La mariage ne rentre pas dans son cadre de vie, le couple encartonné dépasse même de son sac à dos, c’est dire. Il rechigne à y aller, mais avec Vera, ça passe tellement mieux.

Sur place, c’est lui qui rassure le futur marié pris de panique, et à le voir ensuite en famille et tendrement enlacé à Vera, les bons sentiments du spectateurs reviennent au galop : vous voyez, il s’y laisse prendre, il revient à ses racines, il s’attache, il y prend goût. Voilà que Natalie avait raison, elle était peut-être plus ridiculisée que ridicule, la pauvre. Voilà aussi que Ryan, à qui l’on avait tout passé jusque là, se révèle a posteriori avoir été cynique (qu’on se rassure, on l’apprend au moment où il devient « quelqu’un de bien », on peut continuer à l’approuver, parce que bon, c’est Clooney). Ré-évaluation, les apparences sont trompeuses, on s’était trompé, c’est beau l’amour.

 

 

 

Si le film en restait là, il aurait mérité son étiquette de comédie romantique, mais pas forcément qu’on s’y attarde. Les deux fils de l’intrigue qui reprennent vie sentimentale et vie professionnelle s’équilibrent l’une l’autre. Certes, Natalie n’avait peut-être pas entièrement tort concernant l’attachement (qu’il faudrait encore distinguer de l’engagement-enferrement de la bague au doigt, mais n’en demandons pas trop), mais c’est malgré elle, car il est manifeste, par la modernisation qu’elle met en place dans le système de licenciement à distance qu’elle ne comprend pas grand-chose à la psychologie humaine. Laquelle Ryan maîtrise, même s’il n’est pas forcément sous l’emprise de la compassion (réflexe de survie, aussi). Magnifique (trop) exemple d’un parfait licenciement où le gars, en rogne contre Natalie (vous aurez du temps pour vous accuper de vos enfants), se fait retourner comme une crêpe par Ryan : vous voulez mériter l’admiration de vos enfants, réalisez votre rêve, devenez un grand chef (indice d’inférence dérisoire : option cuisine au bac).

 

 

Du grand art de sophiste, mais qui aide certainement davantage les malheureux que les bonnes intentions maladroites de la jeunette. Ryan n’est pas un pur salaud, et Natalie aussi peut être inhumaine. Il n’y a guère que Pascal qui ne soit pas remis en cause : c’est bien par la rectification mutuelle des erreurs qu’on approche de la vérité.

Le professionnel contrebalance le privé, donc, mais surtout le renversement qui conduit chacun à reconnaître ses erreurs est lui-même suivi d’un autre renversement, q
ui ne nous ramène pas pour autant au point de départ (c’est beau comme c’est dialectique, vous ne trouvez pas, tout ce travail du négatif…) – même si tous les aéroports et tous les avions se ressemblent, je suis d’accord. Il n’arrive plus rien à Natalie, qui peut se remettre paisiblement de sa rupture et se décoincer un peu. C’est Vera qui est en cause : Ryan découvre qu’elle mène une double vie, entre terre (mari, gosses, maison) et ciel (amant, ordinateur portable, hôtel). Elle tient cet équilibre, et Ryan, à la franchise : l’atterrissage est brutal. Notre amoureux pas si cynique que ça n’est pas tombé sur quelqu’un qui ait le courage de sa cohérence, ni peut-être qui porte le même degré d’attention au bienaimé, s’il est vrai que son absence de lien ne signifie pas absence d’attachement et de considération). Si peu cynique, en réalité, qu’il est même profondément moral. Et si Ryan en a plein le dos de ses conférences et de la métaphore du sac, il ne peut que repartir (up in the air – décoller des étiquettes), fidèle du moins à son choix de vie.

A nouveau dans les airs, sans point d’appui (ni sur le ciel ni sur la terre – après Hegel, je sentais que vous vouliez aussi du Kant), la seule façon de ne pas basculer dans le vide vertigineux (if you haven’t built castles in the air, qui se révèlent souvent n’être que paroles… en l’air) est de continuer sur sa lancée. What else ? Un avion à réaction, pirouettes, cacahuètes…