Le bon plan Marshall : preuve par Nine

 

Penélope Cruz, Nicole Kidman, Marion Cotillard… le début d’une belle brochette d’actrices qui met le spectateur sur le grill. Et il déguste (encore plus si le pronom masculin n’est pas uniquement employé comme générique, je suppose).

 

 

 

Raconter des histoires


Il y a celles que le grand réalisateur Guido Contini est censé mettre en scène, et qu’il ne parvient même plus à inventer, comme s’il avait tout dit dans ses premiers films.

 

Ils y a celles qu’il raconte à son producteur, à son équipe technique et à la presse, donc à tout le monde, pour que personne ne le soupçonne de ne pas avoir la moindre idée de ce sur quoi portera le nouveau film annoncé, Italia, et dont le tournage est sur le point de commencer. Mentir. Ou baratiner. Il a ça dans le sang, comme le lui échauffe Saraghina : be Italian, be a signer, be a liar.


Il y a celles que Guido se raconte sur le mode du fantasme, histoires amoureuses plus que d’amour.

 

Celle de Nine y est.

 

 

 

Fantastiques fantasmes

 

Guido Contini manque d’inspiration mais certainement pas de femmes : lors de la première scène, elles rugissent surgissent de son imagination et du Colisée de carton qui occupe le plateau de tournage, sans que l’on sache encore les relations qu’elles ont entretenues avec cet homme. La mère de Guido est présente et cette première scène sur fond d’Antiquité se révèle scène des origines, reconstituée, comme toute origine, mise en scène, comme se doit de l’être le fantasme d’un réalisateur, et fondatrice (ou destructrice) de celui qui la rêve. Le film s’ouvre ainsi sur un final grandiose, abîme d’où il naît et où il s’achèvera après l’apparition de chacune des femmes qu’il rassemble.


 

La môme n’est pas la seule à pousser la chansonnette : Penélope Cruz fait entendre une voix déjà entendue dans Volver (ou était-elle doublée?) et Fergie s’en/se donne évidemment à cœur/fille de joie. N’ayant lu aucune critique, je ne savais pas que Nine était l’adaptation d’une comédie musicale de Broadway et ne m’attendais pas à les entendre chanter, mais j’ai à peine été surprise tant les séquences musicales sont bien amenées. Pas intégrées pour autant, et c’est peut-être là le point fort de cette comédie musicale où les personnages n’ont pas l’air de messieurs Jourdan qui se mettraient subitement à parler en vers et à chanter contre tous : l’échafaudage du plateau sur lequel les actrices font leur numéro est là pour nous rappeler qu’il s’agit d’un décor et que la scène dont il est question est davantage celle du cabaret que la séquence filmée. Ce qui n’empêche pas celle-ci de très bien rendre celle-là,et dieu sait que c’est rarement le cas.

 

 

A l’occasion d’une vision, de l’évocation d’un souvenir ou d’un coup de téléphone coquin, les femmes fantasmées par Guido s’exhibent du film et s’exhibent tout court. Penélope Cruz, parfaite maîtresse -de boudoir-, joue d’un fessier à faire pâlir les pin-ups les plus pulpeuses. Alanguie sur un miroir, elle nous fait voir double – ou trouble. Langoureux développé à la seconde, quasi-écart, la chorégraphie est dans ses cordes, elle s’y entortille avec le spectateur.

 

 

Stacy Ferguson, qui reprend la jeune femme en qui le tout jeune Guido a entrevu la sensualité (jeune fille qui se donne en spectacle, déjà, encore, sur la plage, devant une bande de garnements curieux), offre un show musclé. Nul doute qu’elle est plutôt cuir que chocolat. Ce sont elle et sa troupe, les vrais fauves du Colysée en carton, que dompte l’imaginaire de Guido. On tape et on frappe, au tambourin, il est vrai, qui mâtine la violence d’une certaine sensualité bohémienne, et fait voler le sabl(i)e(r). On évite le fouet, le cliché et le mauvais goût. Ça dépote !

 

 

 

 

A côté, les Folies Bergères évoquées par la costumière (Judi Dench) sont bien sages.

Le numérode Kate Hudson est cohérent avec son personnage qui travaille à Vogue : son défilé sur le podium se mue en un clip à la Shakira.

 

 

Last but not least, Marion Cotillard renoue avec les petites salles parisiennes pour un strip-tease plus agressif qu’aguicheur. Il faut dire que Guido vient de se faire jeter lorsqu’il imagine ainsi sa femme qui se jette aux (mains des) hommes bien plus qu’elle ne s’offre (à leurs regards), dédaigneuse
de son corps même : Guido a pu la posséder physiquement, mais cela même ne représente plus rien dès lors que son esprit n’est plus possédé par l’image d’un homme aimé
. Take it all : prends tout, je laisse, tu n’as aucune prise.

 

 

Bien sage en petite robe noire, effacée, et bluffante à la fin

 

 

 

 

Réaliser

 

A vivre sa vie comme un chef d’œuvre, Guido ne risque plus d’en produire aucun : le fantasme remplace la création qui devient alors fantasmagorique. Son œuvre n’est pas toute sa vie (qui se serait alors arrêté quelques temps auparavant avec ses bons films – noyé par des « flops ») ; au contraire, sa vie est toute son œuvre, en tout et pour tout. Pour réaliser à nouveau, il va lui falloir arrêter de rêver. Non que ses visions se substituent à la réalité : elles la doublent sans la représenter. Pour réaliser à nouveau, he’ll have to realize que ce ne sont pas ses films qui sont en cause, mais lui, qui rêve sans construire. C’est pourtant par la création artistique qu ‘il pourrait trouver un autre lui-même, « another me to travel with myself », et finalement se retrouver, renouer avec Guido Contini, le grand réalisateur qui a cessé d’exister autrement que sous un nom et des lunettes noires.



Mais pour se découvrir autre (aussi soi), il faut découvrir l’autre en soi, et d’abord considérer l’autre comme un soi. Sans aide de sa mama, comme un grand garçon italien, il lui faut reconnaître les femmes qu’il fréquente à leur juste valeur. Écarter sa maîtresse pour revenir vers sa femme ne suffit pas s’il est vrai que le reproche de celle-là se répète chez celle-ci : pendant que le réalisateur fait l’acteur (c’est-à-dire l’enfant), sa maîtresse est « là », cachée dans une pension alors que tout le monde est courant au palace ; pendant qu’il tourne, sa femme tourne en rond, se heurte à un mari dont elle n’est plus guère que l’épouse, l’ombre du réalisateur et d’elle-même, aussi rayonnante soit-elle.


 

En refusant de la filmer, il l’a enfermée dans ses anciens rôles, après avoir pris d’elle ce qu’il jugeait nécessaire, exactement de la même façon qu’il capturera les beautés de l’actrice à qui il vient de faire faire un bout d’essai (mêmes paroles, « merci pour ce que je vois », mêmes gestes pour défaire le chignon – la similitude est inconsciente tout comme il l’est des dissemblances qu’il y a entre les deux femmes).


 

C’est aussi ce que lui reproche son actrice fétiche (Nicole Kidman, l’actrice par excellence, que je reconnais toujours à ce que je ne l’identifie jamais – et pourtant gage de bons films, la plupart du temps- sorte d’idéal qui lui permet d’être toutes les femmes en caméléon – un rêve de réalisateur, j’imagine!) : il l’a prise de face, de profil, de l’autre profil, sait sa manière de tourner sa tête ou de sourire (langage d’un amoureux) mais ne l’a jamais aimé que derrière sa caméra. Ce n’est donc pas qu’il aime trop les femmes, comme la bande-annonce nous le serine, mais plutôt pas assez, n’en aimant aucune dans son individualité, toujours seulement comme la femme.

 

 

Il s’amuse d’elle, de sa muse, comme des autres femmes. Il s’ a-muse : s’éloigne de l’inspiration. Pour retrouver le jeu de l’acteur, il lui faut prendre les autres au sérieux (mais pas lui-même), reconnaître qu’il a été un petit rigolo pour faire à nouveau rire par ses films.

 

 

En se décidant à faire un film à partir de sa vie (le sujet de l’homme qui cherche à reconquérir sa femme est très autobiographique), Guido organise la mise en abyme : Nine est bien d’un film sur la vie d’un réalisateur qui finit par faire un film à partir de son vécu. Nous avons vu le film que son personnage s’apprête à réaliser.  Le mot de la fin « Action » nous renvoie au début… à l’origine du film, au final initial que rappelle une dernière scène pour être certain que la boucle a été bouclée : dos à Guido qui s’apprête à tourner, apparaissent sur un échafaudage tous les personnages qui ont peuplé les fantasmes qu’il avait échafaudés – avec la mère et le gamin qu’il était pour elle, retour à l’origine.

 

 

Le générique rend évidente cette mise en abyme en la redoublant par des images non pas des coulisses du film mais des répétitions du spectacle (fripes d’échauffement, baskets…). Car c’est ce que ce film sur le monde du cinéma nous offre : du spectacle !
De quoi s’en mettre plein les yeux sans se vider la tête. La seule chose que je ne trouve guère convaincante est le titre : âge de Guido lorsqu’il s’éveille aux sens ? Clin d’œil à 8½ ? Un peu léger…

In the Air

 

 

[spoilers, as usual]

 

Sans annoncer explicitement la comédie, le titre laissait entendre qu’elle serait légère. Pas inconsistante pour autant, Jason Reitman n’a pas fait de barbe à papa avec les nuages, ni fait boire de café à George Clooney, that was not the time. Il incarne en effet Ryan Bingham, un homme que la critique a un peu vite défini comme cynique d’après son job ingrat pour des boîtes qui l’emploient à licencier leurs employés. Malaussène est-il cynique, je vous le demande ? Vous m’objecterez que Ryan est sûrement moins naïf, mais je vous renverrai à ses conférences de management, où il explique de manière imagée que tout ce qui ne tient pas dans un sac à dos est un fardeau trop lourd à porter. Il n’a pas encore lu Kundera, mais c’est un bouc émissaire qui prend le taureau par les cornes. Plus qu’un self-made man, Ryan est self-sufficient : il sillonne le pays en avion, dort à l’hôtel, roule en voiture de location et n’a besoin de personne – un vrai stoïcien des temps modernes. Son mode de vie lui convient, et ceux qui le disent cynique sont surtout suspects d’être jaloux de son indépendance qu’il a choisie et assume.

 

 

Lorsqu’il rencontre une femme, il joue cartes sur table – au sens propre du terme avec Vera Farmiga (splendide Alex Goran, parfait pendant au bel homme qu’est Georges Clooney), femme d’affaire (et affair) dans son genre, qu’il agace et provoque à une bataille de cartes de fidélité en tous genres (la grande ambition de Ryan est d’atteindre les dix millions de miles – objectif qui témoigne d’une grande puérilité en même temps que d’un certain amour du jeu, de la collection belle car inutile). Toute la salle rit d’assister à cette scène de cours atypique, comme, après l’amour, de les voir dans un face à face qui figure la symétrie des têtes dans les cartes à jouer : laptop contre laptop, ils procèdent à la synchronisation de leurs agendas, l’un pourrait bien faire un peu effort et un saut dans la ville d’à-côté, une heure de vol, ce n’est vraiment pas le bout du monde. Toute la salle rit alors et ne trouve rien à redire à ce mode de vie que partagent l’un et l’autre. Willing suspension of disbelief… Natalie Keener (jouée par Anna Kendrick), la jeune femme qui propose une nouvelle méthode de licenciement à distance par ordinateur, et file le parfait amour avec son boyfriend qui remplit toutes les cases du jeune homme bien sous tous rapports n’est alors que la cruche de service, un contrepoint comique au couple libre que forment Ryan et Vera. Presque mariée et larguée par texto : now you feel how it’s like being fired by proxy (en substance – j’ai vu le film il doit y avoir maintenant deux semaines…).

 

[Natalie, la catastrophe de service, avec sa valise aux roulettes qui grincent]

 

C’est comique mais pas encore romantique – sexy plutôt, donc pas romantique selon les canons de la comédie romantique. Pour cela, il nous faut un renversement, celui qui peut vous faire dire que l’amour, ça vous change un homme (la femme devient simplement plus niaise, c’est déjà dans sa nature ^^). On en sent les prémisses lorsque Vera déclare aimer les enfants, ce que fuit Ryan (un chiard hurleur dans un avion, c’est l’enfer au ciel). Le turning point, c’est le mariage de la soeur de Ryan, qui a émis le souhait particulièrement kitsch qu’on lui ramène des quatre coins du monde le cliché de leur photo montée sur carton (dégradation du plus poétique nain de jardin d’Amélie Poulain, qui du moins se savait kitsch).

 

 

La mariage ne rentre pas dans son cadre de vie, le couple encartonné dépasse même de son sac à dos, c’est dire. Il rechigne à y aller, mais avec Vera, ça passe tellement mieux.

Sur place, c’est lui qui rassure le futur marié pris de panique, et à le voir ensuite en famille et tendrement enlacé à Vera, les bons sentiments du spectateurs reviennent au galop : vous voyez, il s’y laisse prendre, il revient à ses racines, il s’attache, il y prend goût. Voilà que Natalie avait raison, elle était peut-être plus ridiculisée que ridicule, la pauvre. Voilà aussi que Ryan, à qui l’on avait tout passé jusque là, se révèle a posteriori avoir été cynique (qu’on se rassure, on l’apprend au moment où il devient « quelqu’un de bien », on peut continuer à l’approuver, parce que bon, c’est Clooney). Ré-évaluation, les apparences sont trompeuses, on s’était trompé, c’est beau l’amour.

 

 

 

Si le film en restait là, il aurait mérité son étiquette de comédie romantique, mais pas forcément qu’on s’y attarde. Les deux fils de l’intrigue qui reprennent vie sentimentale et vie professionnelle s’équilibrent l’une l’autre. Certes, Natalie n’avait peut-être pas entièrement tort concernant l’attachement (qu’il faudrait encore distinguer de l’engagement-enferrement de la bague au doigt, mais n’en demandons pas trop), mais c’est malgré elle, car il est manifeste, par la modernisation qu’elle met en place dans le système de licenciement à distance qu’elle ne comprend pas grand-chose à la psychologie humaine. Laquelle Ryan maîtrise, même s’il n’est pas forcément sous l’emprise de la compassion (réflexe de survie, aussi). Magnifique (trop) exemple d’un parfait licenciement où le gars, en rogne contre Natalie (vous aurez du temps pour vous accuper de vos enfants), se fait retourner comme une crêpe par Ryan : vous voulez mériter l’admiration de vos enfants, réalisez votre rêve, devenez un grand chef (indice d’inférence dérisoire : option cuisine au bac).

 

 

Du grand art de sophiste, mais qui aide certainement davantage les malheureux que les bonnes intentions maladroites de la jeunette. Ryan n’est pas un pur salaud, et Natalie aussi peut être inhumaine. Il n’y a guère que Pascal qui ne soit pas remis en cause : c’est bien par la rectification mutuelle des erreurs qu’on approche de la vérité.

Le professionnel contrebalance le privé, donc, mais surtout le renversement qui conduit chacun à reconnaître ses erreurs est lui-même suivi d’un autre renversement, q
ui ne nous ramène pas pour autant au point de départ (c’est beau comme c’est dialectique, vous ne trouvez pas, tout ce travail du négatif…) – même si tous les aéroports et tous les avions se ressemblent, je suis d’accord. Il n’arrive plus rien à Natalie, qui peut se remettre paisiblement de sa rupture et se décoincer un peu. C’est Vera qui est en cause : Ryan découvre qu’elle mène une double vie, entre terre (mari, gosses, maison) et ciel (amant, ordinateur portable, hôtel). Elle tient cet équilibre, et Ryan, à la franchise : l’atterrissage est brutal. Notre amoureux pas si cynique que ça n’est pas tombé sur quelqu’un qui ait le courage de sa cohérence, ni peut-être qui porte le même degré d’attention au bienaimé, s’il est vrai que son absence de lien ne signifie pas absence d’attachement et de considération). Si peu cynique, en réalité, qu’il est même profondément moral. Et si Ryan en a plein le dos de ses conférences et de la métaphore du sac, il ne peut que repartir (up in the air – décoller des étiquettes), fidèle du moins à son choix de vie.

A nouveau dans les airs, sans point d’appui (ni sur le ciel ni sur la terre – après Hegel, je sentais que vous vouliez aussi du Kant), la seule façon de ne pas basculer dans le vide vertigineux (if you haven’t built castles in the air, qui se révèlent souvent n’être que paroles… en l’air) est de continuer sur sa lancée. What else ? Un avion à réaction, pirouettes, cacahuètes…

 

Une éducation – à refaire ?

Pour une critique plus concise, et sans spoilers.

 

 

 

Les critiques étaient partagées : entre subtil et cliché, grande finesse et mouvement univoque, Palpatine et moi nous en sommes remis à notre a priori favorable causé par l’affiche (aux horaires des séances, aussi). Il est vrai que l’histoire n’est pas d’une originalité folle : David, un homme trentenaire séduit Jenny, jeune fille brillante (et belle, évidemment) de seize ans, qui se met à délaisser ses études pour mener la belle vie d’une femme libre mais entretenue (oxymore inside). Le problème n’est pas tant la différence d’âge que le mode de vie : elle s’ennuie dans son existence de jeune fille de bonne famille, installée dans un quartier résidentiel de Londres ; lui, sait vivre sans compter, part en virée à Oxford, en voyage à Paris (où l’on bouffe du fromage et les yeux de l’autre devant un splendide coucher de soleil assorti au verre de vin, il va sans dire).

 

– Je sais qu’il ne faut pas monter dans la voiture d’un étranger, mais j’ai pitié de votre violon (pluie torrentielle) : mettez-le à l’arrière, vous marcherez à côté.

 

Curieusement, c’est au début que le film est le plus subtil, lorsqu’il met en balance la monotonie d’une éducation sérieuse laissant peu de place à l’épanouissement, et l’attrait pour une grande liberté d’accès à la culture. Car Jenny n’est pas d’abord séduite par un homme mais par son monde, celui des concerts (autres que celui de l’orchestre de l’école, dont Jenny fait partie pour que les examinateurs des dossiers d’Oxford en déduisent qu’elle sait s’intégrer – logique imparable du père), des sorties, des voyages, un monde qu’elle connaît à travers ses lectures et qui s’incarne alors en un homme. Ce n’est que petit à petit que le sens artistique laisse place au sentiment amoureux, lequel devient ensuite assez fort pour masquer totalement la disparition du premier. Car ce serait plutôt ici que réside la trahison de David ou l’aveuglement de Jenny. Bien sûr, on découvre à la fin que le fiancé est un homme à femmes marié, pourvu d’un gosse ; c’est la fin du film, commode pour mettre en point final qui soit le début d’une nouvelle ph(r)ase pour Jenny. David a beau être escroc et menteur, on ne parvient pas à le faire entrer dans la case du « salaud » de service. On le savait déjà en un sens, puisque Jenny le voit voler un tableau, l’écoute baratiner ses parents : David n’est pas seulement celui qu’il prétendait être – pas seulement, parce que malgré tout, il n’a pas traité Jenny par-dessus la jambe, épris d’elle, respectant la date d’anniversaire qu’elle s’est elle-même fixée jusqu’à laquelle est veut rester vierge (jolie scène où l’on doute qu’« il se contente de regarder » et où l’on a cependant tort de supposer qu’il va profiter de la situation, puisqu’il ne s’approche d’elle que pour remonter ses bretelles de soutien-gorge – comme quoi, le rhabillage peut être aussi sensuel que le traditionnel effeuillage).

 

Contrairement à ce qu’on pourrait induire de l’épilogue qui, dans sa hâte de mettre un terme à cette histoire, manque de la subtilité qui y avait présidé, l’erreur n’est pas tant d’avoir choisi la voie du mariage contre celle des études (après tout, la diatribe de Jenny contre la vie étriquée et ennuyeuse de sa prof de français ne sonnait-elle pas un peu trop juste pour qu’il n’y ait pas une once de vérité ?) que de s’être leurrée sur la « vraie vie ». Chez David et chez les parents, on retrouve la même métaphore (qui implique néanmoins des choix totalement opposés), celle de l’argent qui ne pousse pas sur les arbres, et une même illusion, celle de la culture ravalée au rang de moyen mais toujours prétendue fin en soi (ou que Jenny perçoit ainsi) : David aime les tableaux plus que la peinture, et le père considère que les études, si jamais elles ne débouchent sur rien, n’en constituent pas moins une dot estimable. Si les études sont un bien, comme nous le serine l’épilogue, voix de la raison et du progrès, il faut savoir en quoi, pour que le « go to Oxford », équivalent de « passe ton bac d’abord », ne soit pas qu’un leurre d’émancipation.

 

La « vraie vie » ne tolère pas de raccourcis (no shortcuts), Jenny ne coupera pas à son dictionnaire de latin offert en doublet à son anniversaire (ils auraient pu se concerter pour qu’elle ait le thème et la version tout de même ^^), ni à l’effort qui seul la conduira à la maturité – elle le dit elle-même à la fin, « she feels old, but not wise ». Le vécu ne suffit pas à faire l’expérience, encore faut-il en tirer des conclusions. La directrice de l’école avait raison en déniant à Jenny le statut de « ruined woman » que celle-ci propose lorsqu’elle apprend qu’on ne la reprendra pas : she’s not even a woman. Une gamine encore, qui a certes du goût (comme lui fait remarquer l’ami de David), d’emblée attirée par les belles choses, mais manque assurément de discernement concernant celles qui lui conviennent. Le retour près de son professeur de français, chez qui les tableaux que David achetait aux enchères ne sont que des reproductions, signe son départ de chez ceux « who know the price of everything and the value of nothing ».

 


Une éducation : scolaire (connaissances apprises, qui donnent du goût mais dispensent du jugement), sexuelle (« quand même, tant de chansons, de poèmes… pour une chose si brève »), parentale (austère mais pas très rigoureuse, finalement – Jenny le souligne lorsque son père ne réagit pas à son annonce de fiançailles : « isn’t it the moment you’re supposed to say ‘and Oxford ?’ ? ») ; une éducation à  refaire ? – en partie en la faisant, sous le mode de l’expéri
ence vécue, s’il est vrai qu’une éducation est tout un apprentissage
(l’école de la vie, comme on dit, dont David reconnaît n’être pas le meilleur élève – statut que ne mérite pas non plus immédiatement Jenny de ce qu’elle est une élève brillante).

 

On fume beaucoup, c’est chic – en français dans le texte.

 

 

Très fin ou trop lisse, alors ? Le film est l’un ou l’autre selon que l’on s’attache aux mouvements intérieurs des personnages (qui n’ont rien d’un balancement univoque entre raison et sentiment) ou que l’on s’attarde sur le cadre dans lequel ils sont développés (celui-ci étant justifié par ceux-là). Après tout, on n’a pas grand-chose à faire que David soit marié, l’important étant que la précision précipite la fin sans entraîner la chute de Jenny. Le choix, bien qu’ayant été effectué n’est pas irrémédiable, et se borne à ne devoir rester qu’une erreur de jeunesse – la ligne entre expérience et vie gâchée est bien mince, une éducation s’y tient tout entière. Peut-être le film garde-t-il l’équilibre parce qu’il est drôle sans pour autant que quiconque n’y fasse de l’humour. Pas de traits d’esprit, on souligne plutôt d’un bon sens commun les travers des uns et les mauvaises bonnes intentions des autres. Comme celles de David qui ne trouve rien de mieux que de se dénommer « patapouf » (l’onomatopée anglaise est plus formidable encore) pour mettre à l’aise sa Minnie, sa petite souris (forcément, avec Palpatine, on n’a pas pu s’empêcher d’exploser de rire – je tiens à préciser que le parallélisme de la souris n’entraîne en aucune façon celui du « patapouf » – Peter Sarsgaard perd de son charme quand on le voit le bide velu à l’air). Face à cela, des sarcasmes salvateurs, assénés avec classe par Carey Mulligan, qui, pour être comme Ellen Page dans Juno bien plus âgée que son personnage, n’en est que plus crédible – il doit être plus facile de révéler au moment propice une maturité dissimulée sous des traits juvéniles que de la faire jouer par une gamine qui fait plus que son âge.

 

 

Ni femme, ni enfant, Jenny est peut-être les deux à la fois, une tête, comme sur les cartes à jouer. Aussi réversible que le jugement que l’on peut porter sur David. Têtes bêches sur l’affiche. Jouer à être grand ou cartes sur table, le film entier est terrain de jeu pour le spectateur qui préfère la chasse à la prise.

 

Ruban blanc et nœud noir

 

 

[spoilers]

 

La bande-annonce laissait entendre que ce n’était pas un film à voir un jour de très bonne humeur (plombant) ni de petite forme (déprimant) ; il s’avère que la plongée dans un village allemand où soumission, austérité et sévérité sont de rigueur n’est pas aussi glauque qu’on aurait pu le craindre.

Et pourtant, on n’échappe pas aux excès d’un puritanisme zélé, ni aux frustrations qu’il engendre. Le ruban blanc, qui est die Farbe des Unschuldes, la couleur de l’innocence, est destiné à rappeler constamment aux enfants du pasteur le droit chemin, et à ne succomber à aucun vice. Les aînés ont en effet déjà péché : je ne me rappelle plus de ce qui est reproché à la fille, mais le garçon a succombé à « la tentation de sa jeune chaire », en se livrant à quelques plaisirs solitaires (ça m’a rappelé Foucault tiens, et l’enjeu de pouvoir qu’était devenu la sexualité enfantine avec les terribles conséquences dont on faisait suivre l’onanisme – ici, rien de moins que de la déprime, des cloques sur tout le corps, suivi de la mort, évolution nécessaire et fatale s’il en est). La façon dont le père essaye de faire avouer le fils est particulièrement savoureuse prise avec une distance ironique (à ce niveau, ce n’est plus une allusion mais de la préciosité : le jeune garçon mort a trop irrité « les nerfs les plus subtiles de son corps »), mais horrible dans le contexte de l’histoire, plus par son pouvoir culpabilisateur propre à faire des névrosés (projection future en la personne du médecin qui tripote sa fille, du pasteur qui souffre plus que ses enfants des coups de verge qu’il leur inflige pour punition et que la famille puisse à nouveau « vivre dans une estime réciproque »…) que par la pruderie qu’elle expose. Cette dernière seule prêterait plutôt à sourire : Eva, la jeune vierge effarouchée, face à l’instituteur peu dégourdi qui va en faire sa femme, paraît plus touchante que coincée – l’adjectif est éloigné de notre esprit de ce que la narration de l’histoire est assurée par ce dernier (un instituteur, pensez-vous, la voix de la raison).

 

Ce qui ne manque pas de constituer un piteux tableau lorsqu’on le nomme n’est pourtant pas montré sous un jour misérabiliste. On n’est pas dans la démonstrativité, ni d’affection les rares fois où elle se manifeste chez les personnages (une main presse le bras d’un enfant ; la jeune amoureuse qui penche la tête plus qu’elle ne la pose sur l’épaule de son futur mari…), ni de la brutalité quotidienne qui pèse néanmoins sur tout le film. Beaucoup des scènes de violence se trouvent hors-cadre : le spectateur reste dans le vestibule tandis que les enfants se font sermonner puis (apparition et nouvelle disparition du fils parti chercher le bâton pour se faire battre) administrer une correction ; c’est le petit frère qui pousse la porte de l’inceste du médecin et de sa fille alors qu’il n’arrive pas à dormir et cherche sa sœur, qui, tout en redescendant un peu sa chemise de nuit lui assure que son père lui perce les oreilles : on lui offrira bientôt les boucles de leur défunte maman. Rarement démonstratives (sauf explosion du pasteur qui bourre son fils de coups de pieds), les scènes de violence n’en sont pas la simple dénonciation. Elles recréent un climat, avec tout ce qu’il a de pesant et d’étouffant. Pudeur (du réalisateur, toute différente de la pudibonderie des personnages) et économie ; même le paysan au chevet de son épouse morte sort du champ visuel lorsqu’il se penche vers elle, nous laissant seuls avec les mouches (déjà, Malraux…).

Devenue implicite, la violence s’infiltre partout et les rapports de force s’établissent dans le silence, si bien que lorsque se produisent des faits étranges qui vont de l’accident dangereux suite à une plaisanterie mortelle, à l’obscur incident fatal pour aboutir à la torture, c’est le village entier qui entre dans un état de guerre, jamais déclarée, toujours pesante. Le film a l’intelligence de désigner les coupables sans les nommer. Lorsque la compagne du médecin, affolée, part à la ville pour dénoncer celui qui a torturé son fils handicapé (si déjà ce n’est pas de la hint à la seconde guerre mondiale…), on pourrait croire qu’il s’agit du docteur lui-même, si celui-ci n’avait pas été la première victime des « événements étranges ». Ces derniers s’avèrent être cousus de ruban blanc : comme le suggère l’instituteur au pasteur, ses enfants se sont à chaque fois trouvé à proximité des victimes peu avant les faits, et ont par la suite toujours rôdé pour prendre de leurs nouvelles.

 

 

 

Ce qui rend inquiétantes les incartades des aînés du pasteur, c’est qu’elles ne s’accompagnent pas de la moindre effronterie : ils baissent les yeux en présence de l’autorité paternelle, portent le ruban blanc sans broncher, vont eux-même chercher la verge pour se faire battre et se font attacher les mains pour ne céder à la tentation d’aucune pratique nocturne. Ce ne sont pas des gamins qui font les quatre cent coups par derrière, dans le dos d’une autorité qu’ils reconnaissent mais s’emploient à saborder. Leur volonté de nuire s’accumule en eux-mêmes, remplit leurs visages que les gros plans en noirs et blancs savent rendre magnifiques – à peine formidables (ce serait plutôt une illusion rétrospective). Ce n’est pas qu’ils gardent un ton authentique lorsqu’ils prennent des nouvelles de leurs victimes ; ils sont sincèrement désireux de savoir comment elles se portent, fascinés par leurs abominations. Le sous-titre du film « Eine deuts
che Kindergeschichte »
prend alors tout son sens.

L’adjectif a son importance, et par-delà la déclaration de la première guerre mondiale sur laquelle se clôt le film, renvoie à la seconde. Le Ruban blanc dresse en effet le portrait d’une société où règne « une discipline toute prussienne » qui a rendu possible, comme a essayé de nous le faire sentir Mimi, la dérive générale de tout une société. A ce titre, l’accident mortel fournit un contrepoint assez fin : lorsque le fils aîné de cette femme est arrêté pour avoir par vengeance saccagé la plantation de choux du châtelain (c’est sous ses ordres que travaillent les paysans), il est évidemment soupçonné du méfait précédent. Et pourtant ce jeune homme à la culpabilité avérée quoique minime (crime contre choux) est relâché : il ne saurait y avoir un coupable unique et clairement identifiable aux « événements étranges », ni une seule cause de dérive qui prendrait la forme d’une rébellion contre les grands propriétaires. Cette tension sociale (au sens le plus restreint du terme) n’est qu’une des causes de la perversion d’une société entière. C’est ainsi que le départ de la compagne du médecin prend l’aspect d’une fuite et que les enfants restent impunis : comment voulez-vous châtier l’innocence même ? Ce serait reconnaître l’échec d’une éducation, d’une morale (leur père n’est pas pasteur pour rien) et finalement de toute une société.


Le blanc fond comme neige au soleil. La couleur de l’innocence, vraiment ? Celle de die Unschuld, que l’on ne traduit par « innocence » que parce qu’elle signifie la négation de son contraire, l’absence de faute. Et la négation d’une négation n’équivaut pas à restaurer ce qui a été originairement nié. Ainsi dans la pureté tant recherchée se trouve déjà la racine du mal, et le ruban blanc (r)appelle un autre brassard. Voilà : un film en blanc et noir.

 

Oust ! Du ballet !

 

 

 

Le bas de l’affiche

 

Le gros plan sur les jambes des flocons de Casse-noisette, qui constitue l’affiche d’un nouveau documentaire au titre ô combien original de La Danse, n’était pas pour me rassurer sur le potentiel niaiseux du film. Ajoutez à cela une police peu sage– mais qui tire plus sur l’art déco que sur l’anglaise kitsch de la collection de DVD de danse, qui sort en kiosque (après, quand il s’agit d’avoir les Joyaux dans une distribution de rêve pour 12€, on passe rapidement sur le mauvais goût du maquettiste)- j’avais quelques craintes.

Peut-être aurais-je dû être davantage sensible à la composition, les tutus devenant graphiques en créant une zone blanche symétrique à celle où figure le titre. Peut-être cette affiche est-elle plus simplement destinée à faire venir les fétichistes des tutus-diadèmes-pointes, sans pour autant perdre le balletomane pur et dur qui viendra quand même, quelle que soit l’affiche, l’occasion étant trop rare pour être snobée. Mais…, bredouillez-vous, cela signifierait-il que l’amateur de tutus-diadèmes-pointes ne serait pas venu autrement ? J’en ai bien peur. Pour tous ceux qui n’appartiennent pas à cette catégorie, réjouissez-vous : ne vous fiez pas à l’affiche, c’est un attrape-nunuche.

 

Un anti-âge heureux

 

Dès les premières images, le ton est donné : passé un plan général du palais Garnier (on y échappe difficilement), on nous plonge dans les caves du lieu, avec ses couloirs gris et glauques, pleins de tuyaux et de repères tracés à coup de fin de pots de peinture, puis au niveau des machineries (ou de stockage de bobines et autres lourds accessoires non identifiés). Pas d’envolées lyriques sur les toits de l’opéra : tout au plus nous montrera-t-on, avec des images type documentaire animalier sur Arte, la récolte du miel qui y est cultivé. Pas le temps d’entrer dans les alvéoles, la ruche bourdonne en tous sens, de la musique sort de tous les studios, et celle qui s’attarde pour répéter quelques enchaînements de Médée se retrouve enveloppée de bribes de Casse-noisette.

Pourtant, la caméra ne croise personne dans les couloirs, glisse sur les escaliers ne grouillant pas d’élèves comme avant un défilé, et s’attarde sur les bancs vides qui meublaient les vestiaires des petits rats de l’Age heureux.

Les habitués de documentaire de danse souriront peut-être également devant la séquence un peu longue sur la cantine de l’opéra : il y a certes du brocolis, mais avec de la semoule et de la sauce, et sans pomme. Pas de fixette sur le menu diététique pour le rester (menue).

Vous l’aurez compris, le documentaire prend le contrepied de l’imaginaire de la ballerine, et c’est se montrer à la pointe que de repartir du bon pied. Pas d’overdose de pointes, pendant qu’il en est question : hormis Casse-noisette et Paquita, qui sont surtout là pour nous donner à voir le travail du corps de ballet, on fait dans le contemporain, en mettant l’accent sur l’élaboration de l’interprétation qu’il requiert pour les solistes.

 

 

L’anti-glamour est poussé jusque dans le classique pur : la sueur n’y est pas luisante. Le traditionnel travelling qui remonte en gros plan des pointes au plateau du tutu prend un tout autre sens lorsqu’il suit les jambes de Pujol (je ne suis plus bien sûre) en répétition : pointes destroy, collants blanc au-dessus de la cheville, sudette qui coupe le mollet et, cherry on top, le short-culotte rose sous le tutu blanc de répétition. C’est ce qui s’appelle en tenir une couche.

 

[Bon, on n’échappe pas au quart de seconde David Hamilton…]

 

 

La voie du sans voix

 

On peut trouver que le documentaire met du temps à démarrer, mais force est de capituler : on attendra en vain une voix off. La caméra filme comme un œil omniscient derrière lequel s’efface le caméraman muet (au contraire de Nils Tavernier qui posait des questions tous azimuts) et que l’on oublierait presque si le montage ne rappelait pas la subjectivité d’une présence. Pas d’enième compte du nombre de danseurs dans la maison, du parcours du quadrille jusqu’à l’étoile, des plaintes sur la fatigue physique compensées par des yeux brillants ouvrant sur des soupirs d’enthousiasme. Mais pas d’indication non plus : on ne sait pas qui danse, ni quoi, qui fait répéter, quel nom porte ce chorégraphe…

Les seules « explications » que l’on obtienne, c’est par le truchement de Brigitte Lefèvre. Mais là encore, il faut souligner qu’elle apparaît d’abord au téléphone et qu’elle ne s’adresse pas plus à la caméra par la suite. Elle est prise dans son rôle de directrice de la danse, qui se doit de recevoir les partenaires (l’organisation de la réception des mécènes américains lors de la venue du NYCB vaut son pesant de cacahuètes – « et que peut-on prévoir plus particulièrement pour les « bienfaiteurs » ? Ce sont les plus de 25 000 dollars. »), les chorégraphes (je ne sais pas qui c’était, mais il ne comprenait visiblement pas la différence de statut entre les étoiles et le corps de ballet) et les danseurs (crise de fou rire devant la piquante danseuse –who ?- qui vient refuser le pas de tr
ois de Paquita, parce qu’elle est déjà bien trop distribuée et que bon, elle n’a plus vingt-cinq ans).

Frederick Wiseman ne prend pas la parole, mais il ne la donne pas non plus : on évite les approximations de danseurs qui ne sont pas rompus à la parole et on les laisse s’exprimer de la manière qui leur convient le mieux : par le geste (dansant ou pas, selon qu’il s’inscrit dans la chorégraphie ou dans l’attitude lors d’une répétition). Alors que souvent dans les documentaires la caméra glisse d’une salle à l’autre et prend la fuite sitôt la variation finie, Frederick Wiseman prend le temps (et en 2h40, vous avez le temps d’avoir mal aux fesses – à ce propos, Palpatine, ton titre était déjà pris : « C’est long mais c’est beau. Rien n’est aussi délicat à filmer que la danse, et Wiseman le fait somptueusement. » Anne Bavelier, au Figaroscope) de filmer les tâtonnements et même l’épuisement (Marie-Agnès Gillot allongée/terrassée après un long duo).

En habituant les danseurs à sa présence discrète (Frederick Wiseman a tourné pendant douze semaines), et en ne les délogeant pas de leur mode d’expression qui leur est propre, la caméra évite la pose. Grâce à ce témoin peu indiscret, on a le droit à de savoureux dialogues. Le premier à avoir fait rire la salle est le désaccord sur la descente par la demi-pointe entre Ghislaine Thesmar et Lacotte (les noms grâce à Amélie).

Mais j’ai de loin préféré les commentaires lors de la répétition sur scène de Paquita. La caméra ne quitte pas la scène, mais, exactement comme si l’on était installé dans l’obscurité de la salle, on entend deux voix (dont une doit appartenir à Laurent Hilaire) qui commentent tout. Et c’est croustillant. On sent le maître de ballet généreux et énergique, mais dont l’enthousiasme, sous l’effet de la fatigue, commence à dégénérer en un état second joyeusement hystérique. Tout haut : « non, les garçons, non, les deux lignes, écartez-vous, vous voyez bien qu’il n’a pas la place de passer ! non, mais…. Pff. On recommence… (un temps)… il va bien falloir que ça la fasse, de toute façon. ». Un temps. Tout bas, dans un soupir : « putain… ». Puis viennent les commentaires réjouis sur Mathilde Froustey : « -Mais c’est quoi ce short rose ? – Elle est arrivée en retard. –Oh… » ; sur un garçon : « facile pour lui, c’est presque indécent » ; et deux filles : « Ah ! Celles-ci, c’est formidable, elles l’ont fait tellement de fois, qu’on les branche ensemble, et hop, ça marche ».

 

Variations pour un balletomaniaque

 

En l’absence d’indications, ce documentaire est un terrain de jeu rêvé pour le balletomane qui, interloqué un quart de seconde d’entendre « Ton pied, Létice ! », s’écrit aussitôt en son fort intérieur : « Laetitia Pujol ! » ; le degré de balletomaniaquerie étant inversement proportionnel au grade du corps de ballet. Aux nombreux points d’interrogation qui me restent, j’en déduis que je suis bien loin de la névrose. Après la devinette de l’identité grâce à la façon de danser, au visage et éventuellement au prénom prononcé par le répétiteur ou le chorégraphe, les tics de ces derniers constituent une nouvelle source d’amusement. La plupart du temps en anglais (avec ou non accent russe ou autre), les indications sont doublées de broderies musicales très variées « ta da dam, di da dam, pa da dam, ta da daaaaam » (les voyelles ainsi étirées signifient « bordel, sur le temps, l’accent ! en mesure les filles ! »), « la la na na na la laaaa na la na naaa » « bim bim bim didididim » et plus contemporain « chtiiiiiii yaak, chti papapapapam, chti chtouu dou chti tchi tchiii ya ».

Les choix des solistes filmés seront toujours discutés. Pour ma part, ça donnerait quelque chose comme ça : Marie-Agnès Gillot crève l’écran, thanks a lot ; clairement pas assez de Leriche et Dupont, c’est une honte ; plus de Pech, de Romoli et de Dorothée Gilbert n’aurait pas nuit ; trop de Cozette, et légèrement trop de Pujol (pas intrinsèquement, plutôt par rapport à ceux qu’il n’y a pas) ; j’aurais bien aimé voir Myriam Ould-Braham en répétition ; où sont donc passés Karl Paquette, Delphine Moussin et Eleonora Abbagnatto ?

 

 

Côté chorégraphes, il va falloir que je découvre Sasha Waltz (si c’est bien sa version de Roméo et Juliette que danse Dupont sur la scène inclinée), et les extraits de Genus (si ce sont bien les justaucorps bleus avec des espèces de colonnes vertébrales blanches dessus) m’ont donné une furieuse envie d’aller voir du Wayne McGregor (au programme cette année).

 

 

 

Hors des coulisses, le travail

 

Le frisson du hors-scène n’est pas le seul ni même le principal ressort de ce documentaire : les coulisses sont bien moins le champ d’investigation de Frederick Wiseman que le studio, et si l’on y parle beaucoup, ce film demeure étrangement muet. Quoique… muet comme une danse, parlant à sa manière, par ses angles de plan, son montage, son mutisme même. Il parvient à renverser la tendance du spectateur à envisager le « hors-scène » d’après le spectacle auquel il assiste, vers la perspective du danseur dont le quotidien culmine dans la représentation (sommet, mais finalement assez ponctuel dans le cheminement journalier). Il montre que le travail de la danse n’est pas seulement un résultat (au sens où un élève rendrait ses travaux pour que son professeur les corrige), mais d’abord un entraînement de longue haleine (on dit bien que le bois d’une charpente travaille) et aussi un emploi (Garnier pour bureau).

 

Frederick Wiseman : « Tous les gestes des danseurs sont du travail, de l’entraînement dès l’âge de 6 ou 7 ans, pour manipuler le corps et arriver à ces choses si belles. Et puis, lorsqu’ils sont plus âgés, ils ont souvent des maladies très liées à leur carrière. Dans un certain sens, c’est une lutte contre la mort, parce que c’est quelque chose de très artificiel. Et on sait que ça ne dure pas, parce que le spectacle est transitoire, mais également le corps. Et c’est un privilège de regarder les gens qui se sont consacrés à cette vie, et ne peuvent pas gagner cette bataille contre l’usure et la mort, ou alors pour très peu de temps. Cela m’intéresse beaucoup : la danse est si évanescente… »

 

Le travail comme emploi

Les séquences sur les petites mains qui brodent les costumes, la directrice de la danse qui gère l’administratif en relation avec les danseurs, ou encore les hommes de ménage qui passent dans les loges avec un aspirateur sur le dos ne sont donc pas inutiles en ce qu’elle
s permettent de replacer les danseurs dans un contexte qui n’est pas seulement artistique. Il ne s’agit pas de démystifier quoi que ce soit, mais de réinscrire les danseurs dans « la grande maison » (au sens très littéral : on voit des ouvriers replâtrer les fissures ou passer un coup de peinture sur les murs) et, plus largement encore, dans la société actuelle : ils sont salariés, et la question des retraites se posent pour aux aussi –d’autant plus qu’ils partent à 43 ans- ; j’ai été bêtement surprise lorsque Angelin Perljocaj explique que la main de Médée, qui passe sur le cou du Jason est à mi-chemin entre la caresse et la coupure, « vous savez, comme ces personnages dans Matrix qui ont des trucs au bout des mains… ils voudraient aimer mais ne peuvent pas ». Et Romoli de renchérir « Edward aux mains d’argent, quoi. » Ils continuent d’exister hors scène et hors opéra, mais rien à faire, le hors-contexte fait toujours un drôle d’effet.

Le film montre la danse comme un emploi, l’Opéra comme une administration. Dès lors, que les prises extérieures de Garnier et Bastille ne soient pas esthétisées, mais pleines de bruit, de pluie et de circulation, les intègre d’autant plus au parti pris du documentaire qui ne trace qu’une ligne des feux de la rampe à ceux de la circulation. Ne circulez pas, y’a à voir !

 

Le travail comme modelage du matériau qu’est le corps

Une respiration essoufflée vaut mieux qu’un long discours, et le temps de filmer une répétition, celui de faire parler les intéressés. C’est la première fois qu’un documentaire me donne à sentir ce que pouvait entendre Aurélie Dupont lorsqu’elle disait qu’une étoile était très seule. Ce qu’on voit habituellement des répétitions (temps d’une variation, ou répétition plus longue, mais parmi les dernières, c’est-à-dire quand les étoiles sont réunies avec le corps de ballet) ne laissait pas imaginer le triangle maître de ballet-étoile-miroir, avec le premier qui finit par laisser le silence se refermer sur le face-à-face des deux derniers. La danseuse se retrouve happée par son image, ainsi que le suggère le plan sur la jonction de deux miroirs où le corps tronqué du danseur vient à disparaître après s’être abi/ymé. La personnalité des maîtres de ballet prend d’autant plus d’importance ; autant Clotilde Vayer semble de glace, autant Laurent Hilaire paraît à même de fendiller cette espèce de solitude.

A ce niveau, mis à part quelques corrections techniques, les indications ne sont plus que des conseils et, une fois, dispensés à l’étoile, celle-ci est seule en scène. C’est d’ailleurs là qu’on a confirmation de ce qu’Emilie Cozette est plus une bonne élève qu’une brillante étoile : il faut que Laurent Hilaire lui décrypte chaque geste de la chorégraphie de Médée, qu’elle peine visiblement à s’approprier…

Sur fonds de cette solitude, la fatigue des corps couverts de pelures diverses et avariées ressort bien plus que par un plan ciblant une douleur particulière. Le grand classique du pied plein d’ampoules fait grimacer, mais n’a rien de commun avec la fatigue générale d’un corps fourbu d’être tant sollicité.

 

 

Le travail comme résultat

Chronologie, même lâche, oblige, on va plus ou moins de la répétition au spectacle abouti, sur scène. Mais le documentaire est tel que plutôt que de garder en mémoire le travail qu’il y a « derrière », on continue à voir dans la représentation le travail toujours inachevé du corps qui cherche continuellement le mouvement. Wiseman a compris que le spectacle ne se laisse pas filmer comme tel, qu’il y a besoin de tourner autour et de zoomer tout comme l’œil suit tel ou tel détail au gré de ses caprices (condition sine qua non pour ne pas mourir d’ennui au bout de cinq minutes – même si l’on a parfois le désagrément de constater que l’on n’a pas du tout la sensibilité du cinéaste, et que l’on aimerait toujours que la caméra soit dans le champ de ce qu’elle exclut), d’où que ses échappées hors scène vers les tringles en pleine chorégraphie ne sont pas du tout gênantes. Il en résulte que le mouvement est pleinement rendu. Et l’on se dit qu’au final, un titre banal mais dépouillé n’est pas si mal choisi pour ce film brut – ce n’est pas une pépite, pas d’ « étoile » dans le titre- qui se place continuellement en retrait pour aller au fonds des choses. Apre ou pudique, presque rien.