Triple Bill

Étonnant comme la lecture d’une critique peut vous mettre en condition. Lorsque le nuage de mot qui accompagne Of any if and descend des cintres, je vois les ombres des nuages qui courent sur un plan d’eau, j’entends le vent dans cette « frondaison polysémique » – probablement aidée par les murmures des deux récitants. Assis sur des chaises devant leur texte-partition, ces anciens danseurs, créateurs du duo en 1995 (si je n’ai pas lu de travers), n’interagiront pas avec leurs successeurs ; leurs paroles, inintelligibles mais audibles, font entendre les échos d’un passé proche déjà inaccessible. La génération précédente s’est retirée : les deux danseurs ne sont pas seuls en scène, mais il y sont abandonnés, livrés1 au bruissement et à l’obscurité qui, en estompant les limites de la scène, en fait un espace sidérant, dont on ne sait s’il est illimité ou confine au néant, sous le ciel bas des mots. Body, texture of, any, ponctués de plaques noires de différentes longueurs, texte à trou qui nous rappelle que l’on doit toujours composer en l’absence de sens, dans l’angoisse d’un vide existentiel, ou égrènement poétique d’un sens qui est tout entier à inventer – le mot esseulé devient alors le battant d’un affichage de gare ou d’aéroport : destination fire !

Léonore Baulac est bien solaire, présence fougueuse qui se lance à corps perdu et retrouvé dans l’espace vide et la grammaire forsythienne. Of, une épaule, any, retour du bras, if, la hanche s’étire en arabesque, and revient sur le côté, qui serait en seconde si la jambe n’avais conservé la même rotation, sur un plan qu’interdit la technique classique traditionnelle et qu’ouvre l’en-dedans. Of any if and, il n’est là question que d’articulation, corps ou langage c’est tout un, conjonction ou os, les côtes qui affleurent sous le ringrave de la danseuse, presque sans poitrine, partenaire de son partenaire, corps plus que couple, deux êtres qui tentent de s’articuler ensemble pour exister séparément et sortir de l’existence en ayant vécu, en ayant produit un peu de lumière, un peu de beauté, consolation à l’absence de sens ou raison d’être de cette absence – consumation résolue et sans regret de Léonore Baulac, musculature noueuse, presque douloureuse, d’Adrien Couvez. Expérimentation formelle, mon cul ; j’ai envie de chialer. Un truc lointain, enfoui, la scène comprimée par les mots comme une cage thoracique.

 

Le reste de la soirée (heureusement ?) n’avait pas la même densité. Approximate Sonata joue – assez marginalement – sur les codes de la représentation avec une simulation de répétition : les danseurs parlent, piétinent pour s’ajuster dans l’espace, lâchent soudain l’enchaînement pour reprendre à nouveau… mais surtout au début et à la fin de la pièce, que William Forsythe a revue pour l’occasion. J’avais souvenir de quelque chose de plus déstructuré. Mais comme il remonte à plus de onze ans (paléoblogueuse, bonjour), je ne dispose d’aucun compte-rendu pour m’aider à trancher : étais-je simplement moins aguerrie niveau méta ou cette Approximate Sonota est-elle de moins en moins approximative ?

Plaisir en tous cas de retrouver Alice Renavand, tout sourire jusqu’aux oreilles. Elle a peut-être le corps le moins « classique » des quatre danseuses, mais le mouvement le plus plaisant – parfaite illustration de cette phrase qui concluait un article de Pointe Magazine ou Dance, je ne le retrouve plus : in the end, it doesn’t matter how you look, it matters how you dance. Quel bonheur de se trouver à quelques mètres d’elle… Marie-Agnès Gillot, en revanche, ne me fait plus aucun effet, et je ne sais plus trop quoi penser d’Eleonora Abbagnato : plus elle vieillit, plus elle ressemble à une petite fille et s’éloigne de la jeune femme solaire que j’adorais. Hannah O’Neill, seule non-étoile du groupe, n’est pas la moins lumineuse, et je ne dis pas uniquement cela à cause du pantalon jaune fluo dont elle a – la moins gradée et la mieux gaulée – logiquement écopé.

 

La soirée se terminait avec Blake Work I, la toute dernière création du maître contemporain dans une veine classique. Rien de moins qu’un chef d’oeuvre, nous promet-on (chef-d’oeuvre is the new triomphe). Manifestement, cela a fait rire Forsythe lui-même, qui ouvre le bal avec deux lignes de danseurs en tenue d’école (collants-T-shirt uniformes pour les garçons, justaucorps-jupette pour les filles) qui se déhanchent et font des glissades-ronds de bras digne des plus beaux gala de fin d’année. C’est un peu la blague du mec capturé par des cannibales qui a vu ses amis se faire transformer en kayak et qui, comme dernier vœu, demande une fourchette avec laquelle il se lacère le corps : « Regardez ce que j’en fais, de votre peau de kayak ! » Regardez ce que j’en fais, de votre chef d’oeuvre annoncé !

Passé l’instant de déception-consternation premier degré, ça fait plutôt marrer. Force est de constater que ça marche ; mieux, ça danse. Toute la jeune génération est là, qui aborde la scène de Garnier avec le même sens de l’éclate qu’une piste de danse en boîte. Les garçons se défient dans une battle de petite batterie, et les filles se déhanchent pointe planté à la seconde, au premier rang desquelles Caroline Osmont et Marion Gautier de Charnacé, la team balcon-break dance de la création de Boris Charmatz en début d’année.

Qu’on ne s’y trompe pas : si cette pièce est moins exigeante que les deux autres pour le spectateur, elle l’est tout autant pour les danseurs, embarqués dans une joyeuse débauche pyrotechnique. Oubliez les bouquets feux d’artifice ; ce sont ici des fusées à ras-le-sol (un faible pour l’escarbille-escargot doré, aka le double-tour fini avec un grand battement/rond de jambe) : à l’Opéra de Paris, on parle Forsythe avec l’accent français, petite batterie et ports de bras bien nets, qu’ils soient ronds (en moulinet) ou droits (en quatrième pointée devant). L’habitude aidant, les extensions délirantes sont devenues très convenables, un peu comme la minijupe s’est mise à signifier le sexy sans plus être provocante. Le créateur a fait sa révolution ; il est revenu à son point de départ. La technique classique, qu’il a étirée et triturée dans tous les sens comme un vêtement trop serré, est maintenant parfaitement ajustée, confortable même, voire un peu lâche : et si la seconde peau était une ancienne mue ? Lorsque James Blake chante « I don’t live it anymore » (chanson « Put that away »), je ne peux m’empêcher de transposer le propos à William Forsythe : il n’habite plus cette technique classique qu’il revisite comme on revient chez ses parents après avoir emménagé chez soi. On peut y séjourner et en jouer, mais vivre, mais créer dans la durée ? À moins que cela ne soit la liberté ultime du créateur, s’affranchir de la durée pour l’instant : let’s dance !


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C’est un peu l’émotion du dîner sur la baie à San Francisco

Smarties et colonnes de Buren

Première partie de la soirée Peck-Balanchine : il faudra que je revienne. Seconde partie : ce ne sera pas nécessaire. D’une manière générale, Balanchine tend à m’ennuyer. Brahms aussi. Le Brahms-Schönberg Quartet partait donc mal. Pour le sauver, il aurait fallu que le moindre rôle soit animé par un artiste de premier rang. Or, non seulement l’excitant des troupes est sur le double fro­nt Peck-Forsythe, mais les costumes ont été confiés à Karl Lagerfeld, qui tient manifestement le ballet en piètre estime. Il dessine des lignes, des lignes, des lignes, sans jamais se soucier de savoir si elles vont entraver celles du mouvement : quadrillage de gilet, bas de bustier délimité d’une ligne noire, bracelets qui coupent les biceps, bandeau horizontal qui abaisse le front… les danseuses sont saucissonnées de toute part. Le couturier les a manifestement trouvées trop maigres et s’est fait un devoir de les engoncer dans des tutus patapouf. Un raout prout-prout aux colonnes de Buren.

La seule à se tirer de la meringue années folles qui sévit dans les premier et troisième mouvements est sans doute Dorothée Gilbert, dont on voit mieux pourquoi elle a été choisie comme égérie par Piaget – le chic de la paupière lourde et du corps sémillant. Dans le deuxième mouvement, les tutus frôlent la parodie : il faut bien la trempe de Marion Barbeau pour ne pas se faire transformer en Barbie (ses trois acolytes, avec leur bandeau rose à nœud dans les cheveux et leur bustier rose baveux, ont des airs de fermières de charme). Cerise sur la choucroute avec le quatrième et dernier mouvement : les costumes folkloriques de Karlichounet affadissent la chorégraphie de Balanchine, qui, mâtinée d’influences folkloriques, ne l’est jamais assez pour rattraper les costumes, malgré le piquant de Laura Hecquet. Quant à Karl Paquette, son chapeau « boîte de camembert » n’est pas loin de lui faire perdre son sex appeal, pourtant éclatant dans ce genre de danse de semi-caractère.

 

Karl Lagerfeld s’est manifestement servi du ballet comme d’un prétexte pour exposer son ego des créations qui ne devraient jamais se mettre en mouvement. Le ratage est d’autant plus éclatant que les costumes de la création de Justin Peck sont tout l’inverse : élégants et adaptés au mouvement, assortis par leurs couleurs et discrètement variés dans leur coupe. Les jupes noires s’entrouvrent en arabesque sur une multitude de raies colorées qui font écho aux lignes qui sinuent tranquillement sur les torses des garçons, épousant une giration à venir, un épaulement passé, et descendent le long des jambes, semant le trouble entre pantalon de sport et pantalon de smoking. On ne distingue pas le jeu de l’élégance entre chien et loup – ni dans les costumes de Mary Katrantzou, ni dans le décor de John Baldessari (une immense courbe lumineuse dont l’abstraction se termine par une pointe de figuration : un bout de grand 8 – juste ce qu’il faut pour relancer l’imagination sans l’encombrer de trop de figuration), ni dans la chorégraphie de Justin Peck, qui me semble ainsi une parfaite incarnation de la musique de Francis Poulenc. Coloré sans être bariolé, mystérieux sans manières, quelque chose de poétique et ludique, qui vous esquisse des sourires l’air de rien.

Sourire lorsqu’un Apollon enfantin teste les mains de sa myriade de muses comme autant d’oreillers, et se fait gentiment renvoyer comme un volant de badminton à une garden party (le dieu musagète a abandonné son hiératisme balanchinien ; en lieu et place des poses groupées, un drôle d’insecte à six pattes qui s’agite un instant).

Sourire lorsqu’il s’endort finalement la joue posée sur l’un des tabourets empilés, auquel ses comparses ôtent son sous-bassement, comme la chaise de l’auditrice enamourée de The Concert – la danse est-elle autre chose qu’un rêve de lévitation ?

 

Les pastilles de couleurs qui masquent les visages1 transforment les danseurs en silhouettes peintes ; lorsqu’elles conciliabulent ensemble, j’ai l’impression de voir ces petits chapeaux de femme qui se posent sur la tête sans la couvrir – bref carnaval d’hippodrome. On ne reconnaît pas les danseurs de prime abord et c’est un plaisir à part entière que de se laisser hypnotiser par la courbe d’une épaule sans a priori sur son propriétaire (Florimond Lorieux). Les danseurs ne se démasquent pas : ils ôtent leur masque comme on retire un vêtement – épaisseur encombrante pour les uns (tiens-moi ça le temps que j’aille caracoler), voile de pudeur pour les autres (hésitation face à la mise à nue). Hannah O’Neill est la première à retirer le sien, face à Mickaël Lafon. L’avidité avec laquelle elle le pousse à découvrir son visage, puis la jeunesse de celui-ci, me font immédiatement penser qu’Hannah O’Neill fera une parfaite Mort quand on aura trouvé un jeune homme pour remplacer Nicolas Le Riche dans le ballet de Roland Petit. Tout aussi jeune que son partenaire, davantage même, elle semble avoir mille ans, une maturité de vieux sage dans un corps resplendissant de jeunesse. Marque des plus grands : c’est dans les creux de la chorégraphie qu’elle est le plus présent – moment en suspens.

C’est aussi ce qui me plaît chez Justin Peck, qu’il ménage de tels moments de suspens, quand d’autres jeunes chorégraphes s’agitent par crainte de l’immobilité, comme, coincé dans un ascenseur, on se met à parler de la pluie et du beau temps quoi pour éviter le silence. Les embardées de vitesse, accélération du cœur et du corps, n’en sont que plus joyeuses, à l’image de ce semi-manège où le danseur esquive les croche-pattes qu’il se propose, note de couleur et de musique facétieuse, détourné sur genou plié ; avec un délié étonnamment féminin mais jamais efféminé, Antonio Conforti est la découverte de ma soirée. Et c’est une nouvelle qualité au compte du chorégraphe : il sait décidément composer avec les personnalités de chacun. En témoigne le tableau sur lequel se clôt la pièce : Marion Barbeau, la belle qu’il ne faut pas emmerder, hissée sur un tabouret, toise-défie sur le mode de l’humour toute la petite troupe sous elle ramassée. C’est du joli.


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Laura Cappelle a le pourquoi du comment : ces masques correspondent aux points colorés dans les oeuvres de John Baldessari, auteur du décor.

Danser la chute

Au feu rouge, de retour de chez le maraîcher, un pamplemousse dans une main, un avocat dodu dans l’autre, je me suis surprise à faire le mouvement qu’Ohad Naharin demandait aux danseurs lors d’une audition – pas évident de soupeser du vide, de suggérer quelque chose de précieux dans une simple oscillation des mains, l’une à côté de l’autre, l’autre après l’autre, en alternance. Cela m’a rappelé qu’il était peut-être temps d’écrire cette chroniquette…

Ohad Naharin ? Un vague nom.

La Batsheva Dance Company ? Jamais vue danser.

Ce n’est pas une raison pour ne pas (c’est même une raison supplémentaire pour) aller voir Mr Gaga, sur les pas d’Ohad Naharin, documentaire de Tomer Heymann.

Première scène : un danseuse entre en tremblements, jusqu’à cambrer, jusqu’à chuter. Elle se relève et reprend, encore et encore, sous l’oeil du chorégraphe, immobile, accueillant chaque nouvelle tentative de quelques mots à peine encourageants. Lui-même est devenu incapable de cela, s’est bousillé le dos.

Plus tard, il demande à une autre danseuse de lui donner son poids, afin qu’elle sente le lâcher-prise par lequel elle doit passer pour se laisser tomber. Elle se suspend à lui, qui lui demande ensuite de se laisser tomber jusque dans cette position et, une fois le mouvement acté, invite à réitérer : mise en confiance, la danseuse remet à nouveau son poids entre des mains… qui ne la rattrapent pas. Elle tombe, sans raideur, sans amortisseur. C’est vache mais efficace. Mais vache, parce qu’il ajoute : « Tu ne m’en veux pas ? » À quoi la danseuse ne peut répondre que non, non, alors que oui, évidemment, oui parce qu’elle ne peut plus répondre non.

De sa deuxième femme, danseuse comme la première, asiatique aussi et belle comme la première, il dit que « ce n’est pas la première ni la dernière femme avec qui [il] travaille et partage [sa] vie ». Ni la dernière. Ils ont un enfant ensemble, et il est plus âgé qu’elle. Ni la dernière. Il y a des choses que l’on ne dit pas, et il y a encore des manières de dire. L’absence de modalisateur m’a choquée. Ni peut-être la dernière, au moins.

Sa première femme, pourtant morte des suites d’un cancer, est épargnée : le film lui est dédié. Le rencontrant, elle a tout de même lâché Alvin Ailey, où elle était soliste, pour le suivre dans sa quête chorégraphique. Elle n’a eu de cesse d’arrondir les angles avec les danseurs qu’il engueulait et pressurisait de ses propres angoisses, angoisse de vivre, de ne pas vivre assez, angoisse de créateur. Elle, jamais un mot plus haut que l’autre, semblait savoir mieux que lui-même ce qu’il voulait, et l’expliquait aux danseurs – une interprète au sens fort, intermédiaire avec le monde (avec lequel il a bien fallu ensuite apprendre à composer). Il a fallu sa disparition pour qu’il amorce un travail sur lui-même – d’où cette tranquillité mi-sage mi-sadique qu’on lui voit tout au long du documentaire, obtenue à grande peine, lutte contre la révolte permanente dans laquelle il semble se débattre, contre lui-même, contre l’intolérance qu’il oppose à ce qui ne le traverse pas (il n’a jamais pu se couler dans les pas des autres, fusse Martha Graham ou pire encore, Maurice Béjart) et à ceux qui ne le suivent pas dans ses préoccupations.

Son regard, yeux verts perçant un visage travaillé par les ans, séduisant dans sa dureté, trahit-révèle une envie-frustration-exigeance incroyable – pas un appétit, pas une soif, comme on dit : un désir aussi vif que douloureux, que joie dans la création –, ce qui fait l’homme que sa première femme a passionnément et patiemment aimé, le chorégraphe que le monde de la danse a reconnu comme créateur de talent, et l’être il faut bien le dire désagréable mais indéniablement émouvant que le documentaire nous propose de rencontrer, au-delà de l’aspect biographique (une autre histoire, presque une épopée à elle seule : l’enfance au kibboutz-paradis perdu ; le service militaire dans les troupes de divertissement en pleine guerre, qui explique-refoule peut-être des choses ; la formation académique tardive ; ou encore l’incident diplomatique créé par son refus de couvrir ses danseurs par convenance religieuse…).

Mit Palpatine

 

Pirate !

Le Corsaire, d’Anna-Marie Holmes,
soirée du 22 juin, avec l’English National Ballet

Comment se fait-il, qu’allergique au kitsch, je ne sois pas rebutée une seule seconde par Le Corsaire ? Le seul passage qui m’a intérieurement fait tirer la langue est le divertissement rêvé du « jardin animé », un jardin de belles plantes en tutu blanc et couronnes de fleurs portées à bout de bras comme les cerceaux des gymnastes – un jardin qui pourrait être cultivé sous nos latitudes ; en somme, un kitsch bien de chez nous. L’orientalisme, en revanche, ne me dérange pas une seule seconde ; je sais que j’ai affaire à l’équivalent esthétique du préjugé, à un Orient d’occidental, mais, occidentale sans expérience de l’Orient (pire : sans grande curiosité pour l’Orient), je n’ai aucune image concrète pour remplacer ce que je reconnais comme cliché.

Non seulement le décor type caverne d’Ali Baba ouvrant sur un clair de lune ne me dérange pas, mais je l’apprécie comme une enfant à qui on lit un conte. Je l’apprécie peut-être même d’autant plus qu’il est présenté comme un plaisir coupable (moins de colonialisme que de mauvais goût, je vous rassure). Le temps de ce ballet, je suis la balletomane type qui consterne Carnet sur sol, celle qui se repaît de son ignorance crasse, qui éprouve une délicieuse volupté à ignorer le patchwork musical, le bric-à-brac narratif1 et la pagaille des versions chorégraphiques. Pire : j’embrasse ce patchwork, ce bric-à-brac, cette pagaille parce qu’ils me libèrent de la nécessité du sens et me laissent toute-ouïe-tous-yeux-tous-pores à l’exultation des corps.

J’aime, que dis-je aimer, j’idolâtre la virtuosité ! Non pas celle, mécanique, des grands techniciens ; celle des bêtes de scènes, aux sauts et à la sensualité félines. Je crois que je n’avais pas ressenti ce frisson de virtuosité à Garnier depuis le Basile d’Ivan Vassiliev2. Le grand jeté par lequel Yonah Acosta vole en scène donne quelque idée de ce qu’ont pu ressentir les spectateurs face au Spectre de la rose de Nijinsky, mais c’est Cesar Corrales mon coup de cœur – qu’emplois-je cette expression pudibonde ? – mon coup de sang, coup de sexe, les hanches qui s’avancent, et non reculent comme le reste du corps de ballet, lorsqu’il abaisse les cordes d’une voile imaginaire et hisse ses couleurs. L’ardeur qu’il y met est telle que j’oublie complètement qu’il s’agit d’un rôle secondaire3, heureuse seulement de le voir plus souvent en scène que s’il avait eu le rôle plus prestigieux mais plus bref de l’esclave (l’esclave plus prestigieux que son maître, qui fait même danser sa bien-aimée4 : revanche des colonisés).

Les femmes ne sont pas en reste, quoique différemment bêtes de scène : Laurretta Summerscales est une magnifique biche ; Alina Cojocaru, un faon apeuré dont le sourcils en permanence froncés vous font immédiatement fondre votre petit cœur. Elle n’était peut-être pas toujours très assurée sur ses jambes, mais il y a en elle une telle intelligence du mouvement ! Rien que l’inclinaison de sa nuque, lorsqu’elle est soulevée par Conrad, suffit à vous faire pâmer de tendresse ; vous voyez son regard de dos ! Comment voulez-vous, après ça, que je condamne Le Corsaire ? Certes, ce n’est pas uniquement ce que j’attends d’un ballet, mais une fois de temps en temps, ça vous fouette délicieusement le sang !


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Quand Gulnare, voilée, est apparue par la porte par laquelle Médora avait disparu, j’ai mis un certain temps avant de me rendre compte que, non, Alina Cojocaru n’avait pas subitement grandi.
2 Cela tend à me faire penser que Benjamin Millepied a programmé cette invitation comme un coup de pied au cul – l’Opéra de Paris a plein de merveilleux artistes, mais il n’y a guère que François Alu qui puisse déclencher semblable réaction (même si pas chez moi, malheureusement).
3 Dans ce rôle, on dirait un peu une version bad boy d’Allister Madin. ^^
4 J’ai découvert avec étonnement que ce que je pensais être un pas de deux était en réalité un pas de trois ! Ou, du moins, pas un couple.

 

Anémone humaine et autres métamorphoses

Les pièces dansées par Sankai Juku exigent du spectateur un état contemplatif proche de la transe, ce qui n’est pas chose aisée le ventre vide1. Heureusement, Palpatine et moi sommes proches de la scène et Ushio Amagatsu a « osé mettre plus de mouvements », ce qui rend Meguri plus facile à suivre même si, en contrepartie, les images se gravent moins profondément dans la mémoire. Les sillons de l’extrême lenteur sont ailleurs, sur le mur au fond de la scène, décor inspiré « des fossiles de crinoïdes, animaux aquatiques en forme de plantes, apparus dès l’époque du paléozoïque ». Les éclairages projetés sur ces motifs d’algues nous plongent dans les bas-fonds marins ; s’y déploie une fascinante anémone humaine, groupe de danseurs sur le dos, qui plient-déplient-replient bras et jambes, les mains fureteuses, mi-anguilles-Gorgones mi-têtes de robots anthropomorphisés2.

Dans le tableau suivant, les lumières bleues concentrées au centre du praticable nous font remonter à la surface, trois danseurs sur les bords-ponton. J’aime beaucoup ce mouvement récurrent, que je tente ensuite tant bien que mal de mimer sous le nez de Palpatine : les doigts qui s’ouvrent pour fermer leur corolle un peu plus haut, une main dépassant l’autre, comme des bulles qui s’échappent. Ou des poissons qui activent leur mâchoires pour gober du plancton ascendant. Ou des fleurs carnivores qui se dressent pour gober un insecte. Quelque chose d’organique, en tous cas, qui entremêle minéral, végétal et animal, à l’image des crânes-galets des danseurs ou des cartouches d’algues fossiles devant lesquels ils évoluent.

Vers la fin, les éclairages transforment subitement cette espèce de mur des lamentations géologique en or ; c’est soudain la porte d’un immense temple, couverte d’inscriptions inintelligibles mais sacrées. Quelque divinité comme : la nature, le vivant, l’incroyable richesse de toute ce qui prolifère, aussi bizarre et variée que les images qui nous proviennent de temps à autres de plongeurs-explorateurs, avec leurs créatures translucides, nouvelles combinatoires d’une inventivité à faire pâlir les dessinateurs les plus extravagants de science-fiction3. « Exubérance marine, tranquillité terrestre » : Ushio Amagatsu, les côtes qui tombent comme les joues d’une tortue, rend au corps toute son étrangeté protéiforme.


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Débuts brouillons de mon régime pauvre en sel et en sucres (à cause des médicaments pour ma tendinite).
2 À chaque fois, je pense aux abdominaux qu’un tel gainage requiert – pilates au petit-déjeuner. Et la maîtrise musculaire qu’il doit falloir pour donner l’impression de trembler de tout son être, comme le font les danseurs dans le quatrième tableau ! Ils ne vibreraient pas davantage sous l’effet d’un marteau-piqueur…
3 Difficile de faire plus futuriste qu’une de ces créatures ancestrales.