Tombeau pour le ballet

Les Balletonautes ont une fois de plus l’expression juste : Jérôme Bel n’est pas chorégraphe mais auteur de spectacles sur la danse. Tombe est ainsi un tombeau pour Giselle, comme il existe des tombeaux poétiques pour célébrer une personnalité défunte. La première partie commence, très concrètement, avec la tombe de Giselle et, d’une manière générale le décor et le théâtre que Grégory Gaillard fait visiter à Henda Traore, caissière et baby-sitter de son quartier. Ah oui, j’allais oublier : le concept est de faire monter sur scène des gens qui n’y auraient jamais été – concept, comme il se doit, vite dépassé par l’œuvre. Car dès le deuxième tableau, le spectacle reprend ses droits : les décors ont beau avoir été soulevés à l’instant, découvrant le foyer où s’échauffent quelques danseurs et deux techniciens retournés sur leur chaise pour observer la vision inaccoutumée de la salle en plein spectacle, l’illusion reprend sitôt que la musique d’Adams se fait entendre et qu’Albrecht surgit dans la brume.

Sébastien Bertaud est en tandem avec Sandra Escudé, une magnifique Giselle-Willis en fauteuil roulant. J’avoue être sceptique au concept d’handidanse (déjà avec deux bras, deux jambes et un cerveau normalement câblé, il n’est pas dit qu’on ait une palette technique et artistique suffisante pour émouvoir le spectateur), mais là, cette idée me ravit au plus haut point, ravivant le souvenir de ma première Giselle où j’avais clairement eu l’impression de voire Myrtha montée sur roulette. Là, pas de doute, Giselle glisse au sens propre et se dérobe à toute allure, d’une manière bien plus crédible que lorsqu’elle s’envole à pieds. Lorsqu’elle quitte son fauteuil, ses sautillés unijambijstes sont bien plus intelligents que maladroits, clin d’œil à la traversée des Willis en arabesque. Et puis les ports de bras de cette Giselle, qui soulèvent délicatement les épaisseurs de tulle…

La dernière partie montre une Giselle moins morte et moins glamour dans sa proximité avec la mort. Benjamin Pech « promène » Sylviane Milley, balletomane de 80 ans bien plus hagarde que Giselle ne le sera jamais dans la scène de la folie. Le danseur marche avec la balletomane. Le danseur marche devant, écarte les bras, et la balletomane le rejoint. Il ne se passe rien que le silence dont on entoure la décrépitude du corps, et des regards où le plaisir d’être égale l’incompréhension de ce qui se passe. Entre le projet de porter Sylviane Milley de son siège à la scène, puis de la scène à son siège (quid de la fosse ?) et la qualité de la vidéo qui nous est projetée (la caméra ne tremble pas et jamais on ne voit le reflet du caméraman dans les miroirs du studio), on peut se demander si la présence sur scène a vraiment été sérieusement envisagée, indépendamment de l’hospitalisation récente de la vieille dame. Quoiqu’il en soit, la vidéo accentue l’effet de cette présence fantomatique, il faut bien le dire dérangeante (et ennuyante, un peu, si l’émotion ne vous prend pas). De là à huer les danseurs aux saluts1… Le chorégraphe, lui, ne s’est pas montré, sauf sur la vidéo où il ne dit rien, ne fait rien, assis sur sa chaise, occupé à regarder.

 

Pour parer aux critiques sur le prix des billets au vu de la programmation, j’imagine, s’ensuivait une soirée complète – près de deux heures de danse pour apaiser le bourgeois dérangé. La nuit s’achève possède les mêmes qualités et défauts que toutes les pièces de Benjamin Millepied que j’ai pu voir : c’est fluide, fluide, très fluide… et ça vous glisse entre les doigts. Il y a de belles choses pourtant, notamment la remise en mouvement de portés figés dans la pratique : l’aspi-ballerine par exemple (mais si, je suis sûre que vous voyez la ballerine trainée par son partenaire comme s’il passait l’aspirateur avec ses jambes) est agrémenté de retirés du plus bel effet, oscillant entre la caresse du bout du pied et la volonté de ralentir (c’est très érotique, vous ne trouvez pas ?). J’ai aimé, aussi, être surprise par la danseuse tombée en cambré dans les bras de son partenaire (rien que de très classique jusque là), qui subitement se retourne et ondule, visage vers le sol.

Ce qui est dommage, c’est que Benjamin Millepied ne nous laisse guère le temps de voir tout cela ; tout s’enchaîne à la même vitesse, un pas en remplaçant un autre sans entrer en écho avec lui. J’ai face à ses ballets un problème que je n’avais jusque là rencontré que dans l’audition de pièces musicales – jamais de danse : je n’arrive pas à saisir la globalité de la phrase musicale/chorégraphique ; j’écoute mais je n’entends pas / je regarde mais ne voit pas ; rien ne surgit qui m’entraîne à donner une forme à l’ensemble. Il ne m’en reste qu’un plaisir de surface : une fois encore, c’est la scénographie que je retiendrai de cette pièce de Benjamin Millepied, cette grande palissade percée de trois grandes entrées, comme les portes d’un palais atemporel. J’imagine une grande fête d’un autre temps, qui s’achève avec la nuit, et dont les couples, modernes, eux, rentrent moins chez eux que dans leur intimité (j’avoue un faible pour la tenue culotte-grande chemise).

 

Les Variations Goldberg réussissent mieux, je trouve, le mélange entre passé (fantasmé, forcément ; on serait bien en peine de dire de quelle époque au juste sont ces costumes d’époque) et atemporalité (datée, forcément, l’atemporalité des années 2010 n’étant pas la même que celle des années collants 1980). Surtout, contrairement à Benjamin Millepied, Jerome Robbins nous donne le temps de voir les formations avant de les recomposer et n’hésite pas à glisser une touche d’humour de temps à autres, là où le lyrisme de Benjamin Millepied ne se départit pas un instant de son sérieux. Un exemple parmi tant d’autres : les haussements d’épaules saccadés sur grand plié seconde, comme un rire d’ogre ou de joyeux ivrogne – par une danseuse fluette en jupette rose2 et son partenaire, c’est assez amusant.

Soit qu’ils soient amollis par une danse comme il faut, soit qu’ils sourient discrètement dans l’ombre, les spectateurs ne donnent guère de signe de réaction. Peut-être est-ce un peu long ? J’avoue qu’à genoux sur ma chaise surélevée (parce que ces idiots ont mis DEUX rangs de sièges surélevés), je commençais à avoir mal aux tibias et n’ai pas été très attentive au pas de deux d’Hugo Marchand et Marie-Agnès Gillot (qui détonnait un peu dans le cast). La promenade reste néanmoins fort plaisante, surtout lorsqu’elle est servie par des interprètes qui ont vraiment l’air de se faire plaisir : on remarque facilement le sourire d’Hannah O’Neill et l’éternel entrain de Laurène Lévy, mais mon coup de cœur de la soirée va à Charline Giezendanner, absolument parfaite dans ce registre (ce qui n’est pas le cas de tout le monde : Héloïse Bourdon, pour ne pas la citer, est largement plus à son avantage dans les rôles dramatiques classiques). Pour en finir avec le name-dropping, je citerai Germain Louvet que, sauf erreur de ma part, je voyais pour la première fois dans un rôle de premier plan – et wow, quoi.

Sur quoi la nuit s’achève et le RER disparaît, transformé en citrouille.


1
« Il y a un décalage énorme entre l’état d’esprit dans lequel nous avons créé ce pas de deux et celui dans lequel il est accueilli par certains, » dixit les interprètes, particulièrement diplomates et peu rancuniers.

2 Je dois vieillir un peu, parce qu’après la prise de conscience que les modèles en couverture des magazines féminins sont des gamines maquillées en femme, je me fais la réflexion que ces jupettes enfantines (d)étonnent sur ces corps de femme – encore un indice de ce que la danseuse est considérée comme fille plus que comme femme ?

Voir double

Je ne m’en suis rendue compte que la veille de la représentation : j’avais déjà vu Double vision. Je revois sans réviser mon jugement – à ceci près que la petite salle de Chaville me semblait plus adaptée, le miroir immergeant davantage dans un univers qu’il diffracte difficilement pour les spectateurs de Chaillot passée la moitié de la salle…

Il y a toujours cette ambiguïté organique dans la première partie : on ne sait si Carolyn Carlson, enserrée à la taille dans une jupe qui se prolonge sur toute la scène et sur laquelle sont projetés des extraits du monde naturel, feu, neige, œil, globules… fait corps avec une nature cyclique, où elle puise son énergie (les globules), ou bien si elle est entravée, empêtrée, condamnée par la biologie, où la vie se définit par rapport à une mort certaine (les fourmis rouges qui lui passent sur le corps, brrr). Selon que l’on est plus sensible à l’un ou à l’autre, on en tirera une impression de plénitude (Palpatine) ou de trop-plein anxiogène (Mum et JoPrincesse).

À la nature cyclique succède la ville linéaire, avec ses files ininterrompues de chiffres et de voitures qui défilent sur des bandes verticales entre lesquelles s’intercale une ombre noire. Tandis que le monde naturel demande à ce que l’on fasse corps avec lui, le monde urbain est un monde dans lequel on s’insère – et la silhouette de disparaître derrière une bande, pour reparaître devant une autre, sans que l’on sache très bien si elle a plus de réalité que son ombre projetée. Je ris intérieurement à l’oxymore préjugé d’une dame de 72 ans s’aventurant dans la streetdance, mais la cagoule cache en réalité un acolyte. Peu importe, la poésie ludique de la silhouette s’inclinant très légèrement alors que l’image mouvante la projette sur des rails, comme un véhicule de jeu vidéo, est bien de la chorégraphe calligraphe.

La courbe naturelle O et le trait urbain | fusionnent dans une troisième partie ⎋ (on/off), celle de l’imaginaire et de la pensée capable de synthèse, de symbiose… et de prolifération anarchiques des images. Filaments qui ondulent sur les murs, graphies projetées en cercles concentriques au sol, au gré des traits qui gouttent depuis un panneau, auxquels se mêle bientôt un essaim de cubes tourbillonnant comme le gif d’une molécule ADN… et Carolyn Carlson qui tourne, qui tourne la-dedans… « J’ai l’impression de voir l’intérieur de ma tête » résume JoPrincesse à la sortie. Palpatine approuve. C’est effectivement à peu près la cartographie de mon esprit lorsque je m’auto-saoûle. Avec son rythme effréné et sa bande son qui vire à la bande bruit, le spectacle vomit les cogitations de nos têtes encombrées sur scène. On en sort épuisé.

La choré de la graphie

Density 21.5

Une danseuse vêtue d’un académique asymétriquement recouvert de voile furète en avant-scène. Alors qu’elle ne décolle pour ainsi dire jamais du sol, l’image d’un colibri s’impose à moi et, une fois de plus, ce paradoxe se rappelle à moi : il faut être extrêmement ancré dans le sol pour paraître léger. Alors oui, la densité est sûrement la meilleure métaphore qui soit pour matérialiser la présence scénique.

Je ne pousse pas la réflexion plus loin : les huit minutes sont déjà écoulées. En même temps, la musique est de Varèse ; point trop n’en faut. (Au cas où vous vous demanderiez, 21.5 est la densité de la flûte en platine pour laquelle a été composé le morceau.)

 

Dialogue with Rothko

Je ne connais Rothko que de nom, mais ce nom ne me disait rien qui vaille. Depuis L’Anatomie de la Sensation, je doutais pouvoir apprécier un spectacle de danse inspiré d’un peintre qui ne me parle pas. C’était sans compter sur l’intelligence et la sensibilité de Carolyn Carlson, qui interroge le geste du peintre dans un univers visuel dépouillé. Sauf (vidéo)projections ponctuelles de quasi-monochromes noirs (et rouges, parfois, derrière le noir), les deux toiles disposées côté jardin et en fond de scène resteront blanches. Car c’est sur nous que Carolyn Carlson projette son mouvement. Une Pollock de la danse.

Les gestes de ses mains sont incroyables de vitesse et de précision : on croirait la voir signer en langue des signes, tracer un trait, retirer un gant, boutonner une veste jusqu’au menton, tracer, nettoyer, gommer, ajuster mille détails visibles d’elle seule, qu’on devine seulement à mesure que ses mains fébriles les révèlent, sans que l’on puisse tout à fait les suivre. Ce mouvement à la lisière de la pantomime n’en est pourtant pas : postuler un sens l’enfermerait dans un mystère indéchiffrable ; l’absence de sens ne le condamne pas à l’absurde, au contraire : il peut être poésie, résonance infinie et indéfinie de gestes qui sans cesse en invoquent et en évoquent d’autres, sans qu’ils puissent jamais être assignés à une signification définie.

Ce langage de signes me fascine car il interroge le mystère de la danse : comment le mouvement peut-il faire sens sans en avoir un ? Parce qu’il en a mille ? Il ne faudrait pourtant pas qu’un geste puisse tout dire, car alors, il ne dirait rien ; pris dans un réseau d’échos – une chorégraphie –, son spectre se réduit en même temps que l’ambiguïté demeure et éveille à son tour d’autres échos. Le sens se modifie par surimpression, comme le black over red. Pas noir. Pas rouge et noir. Rouge puis noir. Noir teinté de rouge. Geste teinté de celui qui précède. Black, Red over Black on Red. Les superpositions n’en finissent pas. Over: je n’avais jamais fait le lien entre ce qui recouvre (cover) et la fin, que l’on décrète alors (game over), peut-être un peu vite, et que l’artiste, lui, prend pour commencement. Ne se dévoile que ce qui a été recouvert…

« Je croyais qu’elle allait jouer avec la peinture.
– Mais elle a joué avec la peinture.
– Non mais pour de vrai. »

 

Rhapsodie pour deux pigeons

Toujours à l’écoute de son public, le Royal Opera House m’a demandé, quelques jours après la représentation, de répondre à une enquête de satisfaction. La chorégraphie, le casting, les décors, les costumes, l’orchestre, le chef, etc., étaient-ils very good, good, fairly good, fairly poor, poor, very poor ? À moins que nous n’en ayons aucune idée – mais ce n’est pas grave, s’empresse-t-on de préciser dans le mail, qui chérie le profane comme l’initié (on nous demande ensuite combien de ballets on a vu et il y avait une case over fifty – spéciale Pink Lady). Je peine à savoir ce qui est le plus incongru : le recours à une étude marketing quantitative pour un art par essence qualitatif ou le simple fait que l’on nous demande notre avis quand, à l’Opéra de Paris, on doit déjà s’estimer heureux d’avoir une place. No armrests, précisait mon billet à l’amphithéâtre, où pour 27 £ / 35 € on a un fauteuil sans accoudoirs, certes, mais surtout sans les genoux des voisins qui vous rentrent dans le dos. Cela m’a rappelé la notion de visibilité réduite du Sadler’s Wells, pour le moins éloignée de celle de l’Opéra de Paris : dans un cas il manque à peine un mètre à partir du haut de la scène ; dans l’autre, il reste péniblement un tiers du côté de la scène. Autant dire que les rois de l’understatement en font des tonnes lorsqu’il s’agit de relation client – et inversement à notre détriment.

Du coup, lorsqu’un champ libre se profile, où exprimer ce qui nous a également incité à venir (en plus de découvrir les ballets ou de retrouver un cast qui vous met des étoiles dans les yeux), je m’exclame qu’un voyage à Londres ne saurait être complet sans un spectacle à Covent Garden et un cream tea chez Richoux. De fait, on peut difficilement faire plus British que ce programme full Ashton, délicieusement kitschouille. Certes, j’aurai probablement oublié Rhapsody d’ici un mois, mais ces danseuses qui courent sur pointes en parallèle, c’est tout de même ravissant, non ? On en occulterait presque les prouesses techniques de Steven McRae, dont un saut où je n’ai pas réussi à comprendre quelle partie du corps faisait quoi à quel moment, bien que l’étoile ait eu l’obligeance de le répéter trois fois d’affilée.

Malgré une partition moins pyrotechnique, sa partenaire, Natalia Osipova, s’en donne à cœur joie, si bien qu’on oublie volontiers qu’elle n’a pas la désinvolture nécessaire pour donner un air champêtre à ce qui, de toute évidence, se veut une garden party sur fond de temple romain – loin de la fort urbaine mythologie balanchinienne à laquelle me fait, je ne sais trop pourquoi, penser ce genre de divertissement brillant et abstrait, sans que je parvienne vraiment à comprendre pourquoi je trouve l’un plaisant et l’autre ennuyeux. Peut-être est-ce à cause de la drôlerie des sissones-girouettes qui ballotent le soliste dans toutes les directions ; ou bien des sauts décalés, presque random (dieu les informations savent comme il est difficile de programmer du hasard), du corps de ballet masculin, où je vois surgir des grenouilles coassant à tour de rôle (on serait dans un dessin animé qu’un petit marteau serait sorti de mon œil pour jouer à les assommer comme des taupes).

*

Si Rhapsody ressemble à la marmelade à feuilles d’or créée par Fortnum & Mason pour le dernier Jubilé de la reine, The Two Pigeons, moins tape-à-l’oeil, a la simplicité du scone. Comme le petit gâteau, qu’on a envie de mettre tel quel dans sa bouche mais qui s’ouvre pour être tartiné, le ballet d’Ashton se déguste en deux parties, de part et d’autres d’un second entracte pas franchement utile mais sans doute réglementaire en ces terres de triple bill. Et puis, le tutu de la Jeune Fille est plein de clotted cream : des couches et des couches froufroutantes comme le roucoulement d’une tourterelle ! Lorsque Lauren Cuthbertson bat des ailes, coudes pliés en arrière, mains posées sur le faux cul du tutu, l’imitation est parfaite, et le rire qu’elle suscite n’est pas de moquerie mais de tendresse. Le romantisme qui nimbe le couple principal évite en effet de tomber dans le ballet de boulevard, tandis que le ridicule assumé de la gestuelle aviaire évite en retour l’écueil de la mièvrerie. Mention spéciale pour les a-coups de tête de profil, accueillis par des éclats de rire.

La métaphore filée, qui avait de quoi faire craindre le pire, relève juste comme il faut une histoire autrement abracadabrantesquement plate : le Jeune Homme, lassé des bouderies-minauderies de la Jeune Fille qu’il essaye de peindre, la laisse en plan pour suivre une gitane affriolante, qui elle-même le laissera tomber comme une vieille chaussette une fois qu’elle aura rendu jaloux le chef du clan, laissant le Jeune Homme retourner, penaud, auprès de sa Jeune Fille-oisillon blessé. Là où c’est chorégraphiquement intéressant, c’est qu’Ashton reprend le geste froufroutant de la Jeune Fille qui bat des ailes pour l’adapter à la gitane : ses épaules se secouent d’une manière approchante, mais cette fois, bras en avant, pour faire valoir un décolleté… pigeonnant (même si, vu le physique de la par ailleurs magnifique Fumi Kaneko, le geste fonctionne surtout comme signe). La battle à laquelle les demoiselles se livrent n’est en que plus savoureuse ; dans la reprise saccadée des mouvements de la gitane par la Jeune Fille, on entend clairement « Qu’est-ce qu’elle a de plus que moi, cette dinde ? » Le Jeune Homme et le chef tzigane se chargent, à l’acte suivant, d’une compétition plus musclée, avec roulades-bras-de-fer-si-tu-perds-tu-vas-en-enfer.

Le détour par le camp tzigane, en même temps que de fournir un prétexte à des danses de groupe vaguement plus exotiques, dans la plus pure tradition du divertissement, permet un changement de ton au retour du fiancé prodigue : plus éloigné qu’au premier acte de la volaille de La Fille mal gardée, plus proche d’un cygne mourant. Heureusement, all is well that ends well : on se charge de requinquer notre pigeonne à coup de repentir amoureux pour que la catachrèse soit remotivée et que nos deux jeunes gens puissent à nouveau roucouler comme des tourtereaux, rejoints sur scène par des pigeons en chair et en plume (Palpatine soupçonne qu’il y ait plus de deux oiseaux sur le plateau, un par déplacement à effectuer). Un jour, quand même, il faudra qu’on se fasse une histoire toute volatile du ballet.

 

Gamzatti, Bambi et le cabri

Autant je pourrais passer des heures à regarder des vidéos de l’école Vaganova, autant les anciens élèves devenus danseurs du Mariinsky me laissent généralement de marbre sur scène. Ce n’est malheureusement pas Kristina Shapran qui me fera changer d’avis, malgré les prières de sa Nikiya. Doigts refermés et poignets cassés, ce heurtoir du cœur tirerait des larmes à un crocodile, mais ne semble malheureusement pas fonctionner sur les souris. Les « sourcils de mater dolorosa1 » qui apparaissent bien avant les motifs de soucis ont tôt fait de m’agacer, transformant la femme au destin tragique en faon craintif. Bambi est joli comme un cœur avec ses gambettes infinies, mais un peu fébrile. Si je penche un peu la tête, c’est moins attendrie qu’intriguée par ces jambes en x, qui donnent l’impression de tire-bouchonner lors des tours, et cette petite tête renfrognée dans ses épaules et ses paillettes, que j’essaye en vain d’imaginer dans du Balanchine (longues jambes, petite tête… il manque le long cou pour répondre au canon balanchinien).

Tandis que Bambi tâtonne, le cabri s’en donne à cœur joie. Le cabri, c’est Kimin Kim, qui vous fait soupçonner une hétérogénéité de la pesanteur sur la scène de Bastille, devenue pour la soirée une sorte de gruyère lunaire qui autorise des décollages de fusées et des atterrissages de cosmonaute. Il se trouvera toujours des personnes pour formuler quelques objections circassiennes, mais pour ma part, je fais comme le tigre en peluche : je me fais balader et j’opine du chef. Son interprétation me plaît assez. Comme le Solor de François Alu, celui de Kimin Kim est un guerrier, mais là où le premier a des allures de biffin fantassin, le second campe un guerrier issu de la noblesse, quelque chose comme un chevalier revu et corrigé à la sauce indienne. Solor-Alu ne savait que faire ; Solor-Kim ne le sait que trop. S’il prend sans tarder la main de Gamzatti, ce n’est pas parce qu’il entrevoit ses charmes, comme c’était le cas de Solor-Hernandez, mais parce qu’il sait que c’est là son devoir. L’intérêt tout relatif que suscite chez moi la Nikiya de la soirée me permet de regarder ce qui se passe un peu autour ; je découvre ainsi que Solor reste sur scène lorsque Nikiya se désembobine devant celle qu’elle ne sait pas encore être sa rivale. Il faut voir alors Solor-Kim regarder, par-dessus la haie d’invités, sa bienaimée ; voir la lumière de la danseuse sacrée se réverbérer sur son visage d’homme déchiré – son désir pour elle est tout étymologique : le regret d’une étoile, déjà perdue. Dans cette optique, la scène du serpent n’est que la confirmation de cette perte – moins un meurtre qu’une métaphore. Ce n’est plus le désespoir de Nikiya qui m’intéresse, mais le déchirement de Solor, qui s’inflige un véritable calvaire, le stoïcisme attendu du guerrier ne contenant qu’à grande peine la douleur de l’amant. Il est trop tard : dans la version Mariinsky, Nikiya gît déjà au sol lorsque Solor se précipite à ses côtés (je m’aperçois ainsi que Noureev a le sens de l’ironie tragique, avec sa précipitation in extremis).

Pendant toute la scène, Gamzatti reste imperturbable : elle aussi a fait ce qu’elle avait à faire. Contrairement à ses alter egos, petites pestes pourries gâtées, la Gamzatti d’Héloïse Bourdon ne se félicite pas du meurtre de sa rivale. Ce serait faire tomber le personnage, hiératique, dans le sadisme pur. Sa Gamzatti sait tenir son rang. Et sait aussi que rien ni personne ne lui résistera – non pas parce que l’on cédera à ses caprices, mais parce que tel est son bon plaisir. L’autorité lui est naturelle : le mouvement de poignet par lequel elle intime à sa servante de la suivre et de sortir se retrouve ainsi dans les pas de valse de sa variation, lors de la première diagonale en remontant. Quand l’interprétation est peaufiné jusque dans ce genre de détail, on oublie volontiers les rares accrocs qui pourront être améliorés dans le futur (fouettés à l’italienne arrêtés un peu prématurément, faiblesse furtive dans les sauts sur pointe, mais hé, c’est une prise de rôle !). Et puis cette présence… On ne voit qu’elle2 ! A tel point que lorsque ré-apparaît Nikiya, pendant les noces, je me peux pas m’empêcher de penser, surprise : mais qu’est-ce qu’elle vient faire là, celle-là ? Qu’est-ce qu’elle vient nous faire ch***, cette adolescente pleurnicharde et bêtement enamourée ? L’affaire semblait réglée.

Scène de confrontation. Bouche rouge, regard noir, on entend presque Gamzatti dire : laisse faire les femmes qui savent s’y prendre avec les hommes, laisse faire les expertes… Je jubile : épaulements, regards en biais, torse bombé, sourire mauvais… la colère de Gamzatti-Bourdon a des relents de cygne noir absolument jouissifs. En comparaison, Nikiya-Shapran a l’air d’une oie blanche3. Elle tremble de tout son corps, et comme on la comprend ! Je ne sais pas si c’est la réticence de la danseuse invitée à se rouler par terre qui l’a chauffée (au Mariinsky, on ne se bat pas comme des chiffonnières – Héloïse Bourdon doit se jeter à terre pour l’entraîner avec elle), mais Héloïse Bourdon lui en colle une qu’elle n’est pas près d’oublier… Pour la première fois, une claque sonore retentit dans Bastille ; ce n’est pas du chiqué, ou alors, rudement bien doublé.

Non, vraiment, il n’y a guère qu’Héloïse Bourdon pour être aussi bien Nikiya que Gamzatti. Qu’est-ce qu’elle est bonne quand son personnage est mauvais ! J’ai passé le troisième acte à essayer de lister les rôles de vipères formidables dans lesquels je voudrais la voir, pour parvenir à la conclusion qu’on en manquait cruellement. Tout comme le troisième acte manque de Gamzatti. Nous avions cependant trois belles ombres, bien plus assorties que l’autre trio que j’ai pu voir, et toujours Kimin Kim, vers l’infini et l’au-delà.

Pour mémoire : Charline Giezendanner était tout à fait délicieuse dans la danse Manou.


Merveilleuse trouvaille que je reprends telle quelle, on ne peut pas faire mieux.
2 Revers de la médaille : on voit aussi la jambe inélégamment en-dedans lorsqu’elle s’assoit pendant la variation de Nikiya, et elle n’est pas crédible deux secondes lorsqu’elle écoute aux portes.
3 Elle nous rejouera par moments la mort du cygne au troisième acte.