The Bling Ring

Sofia Coppola partage avec Martin Parr une fascination pour la société des (riches) apparences dans ce qu’elle a de plus clinquant et… un positionnement artistique ambivalent, qui flirte avec l’imposture comme avec le génie : le redoublement des images assurant à lui seul toute portée critique, celle-ci risque toujours de laisser place à la complaisance.

Sans y toucher, The Bling Ring accumule les images, toutes sortes d’images : depuis celles qui se trouvent dans le film (les photos pour lesquelles les ados prennent la pose en soirée ou celles qu’ils trouvent dans la maison de Paris Hilton, laquelle raffole de sa propre image au point d’encadrer les magazines dont elle a fait la couverture et d’avoir des coussins à son effigie) jusqu’à celles qui animent le film dans une esthétique de clip, flash et ralentis à l’appui (chaussures, sacs et bijoux en sont les stars, bien plus encore que celles auxquelles ils appartiennent), en passant par les images qui appartiennent à l’histoire mais sont arrachées à leur contexte pour devenir matière filmique. C’est ainsi que le mur Facebook des protagonistes se déroule sur l’écran de projection et non plus sur celui de l’ordinateur, que les photos de star défilent sous forme d’un diaporama accéléré, comme les pages d’un magazine que l’on feuillette. Il en va de même pour l’image filmée : Sofia Coppola troque ça et là la caméra pour la webcam, devant laquelle les ados paradent, et la caméra de surveillance, verte au possible, qui tente tant bien que mal de réinvestir un peu d’objectivité sinon morale du moins juridique dans les déambulations nocturnes des ados.

Peut-être est-ce en acceptant des images brutes que Sofia Coppola parvient à montrer ce qui dérange le plus. Ce n’est finalement pas le vol qui est le plus choquant (après tout, il existe tout une tradition du vol héroïque, depuis celui, très moral, de Robin des bois à celui de l’escroc de haut vol que l’on admire pour son adresse, qu’il se nomme Arsène Lupin ou Ethan Hunt (Mission impossible)), c’est l’insouciance avec laquelle ils s’y prêtent : aucune autre préparation que le repérage de l’adresse et la vérification de l’absence de la star. Pas de lampe torche ni de matériel pour crocheter les portes, on cambriole en talons et à visage découvert, tranquillement, sans se presser, en cherchant la baie vitrée qui n’a pas été fermée. Ne serait-ce l’angoisse du garçon de la bande (qui, avec ses talons aiguilles rouges et son béguin pour l’initiatrice des cambriolages, est le plus normal de la bande), on la croirait en train de faire les boutiques – Sofia Coppola nous en offre une rapide séquence témoin. Difficile de trouver acte répréhensible moins transgressif qu’une virée annoncée par un « Let’s go shopping ! » enjoué.

Aucune animosité des gamins envers les stars qu’ils dévalisent : non seulement ils n’ont pas de revanche à prendre (vous et moi pourrions faire rentrer tout notre appartement dans leur salon – voire leur cuisine) mais ils sont mus par l’admiration. Piquer dans une garde-robe revient pour eux à approuver un goût sûr, un style marqué – et griffé : Dior, Chanel, Miu Miu et même Hervé Léger (épiphanie de l’élégance entre une veste en fausse fourrure et une robe léopard). Les garde-robe des stars sont telles qu’il est impossible que tous les vêtements soient à nouveau portés ; il semblerait presque sain de les délester d’une ou deux pièces si passer une robe ne faisait pas aussi passer les ados de l’autre côté du miroir, devenant l’image qu’ils admiraient. Seuls, ils n’ont plus qu’à recommencer ailleurs, encore et encore, tenter d’absorber la célébrité pour, au final, ne collectionner que des images. Si la bande se met à revendre des objets, c’est finalement plus par dépit que par amour du gain. Cet argent, dont ils n’ont pas besoin, est ce qui achève de les faire ressembler à leurs idoles, parti en fumées illicites et rasades d’alcool – le sexe est le grand absent de cette vie soi-disant rock’n’roll. Il y a bien une scène, où l’on ne voit rien, sinon un flingue pour compléter le tableau – rien qui risque de rendre la chair sulfureuse à ces images ambulantes.

Dans cette fable des temps modernes, la justice remplace la morale. Police, tribunal et prison se succèdent sans qu’aucune prise de conscience n’ait lieu, sûrement parce que ces voleurs d’image n’ont jamais cessé d’avoir conscience de la leur : c’est encore sous les caméras qu’ils se repentent (en accusant la société des images – quand on maîtrise le maniement du miroir, on peut lui faire réfléchir ce que l’on veut) ou clament leur candeur (le plus dur, en prison, c’était évidemment les uniformes oranges, affreux). Dans ce repentir exhibitionniste, le personnage d’Emma Watson est particulièrement savoureux, qui piétine joyeusement le souvenir d’Hermione en remarques de crécelle sans cervelle… Et l’on se dit que Paris Hilton a dû bien s’amuser, à jouer son propre rôle : se déguiser pour mieux se ressembler – et s’en dédouaner aux yeux du public, charmé par l’auto-dérision. La mise à distance présuppose l’intelligence et le spectateur, soupçonnant la complaisance et doutant que la mise en perspective ait encore un sens au milieu du vide, se voit néanmoins obligé d’accorder le bénéfice du doute. Sofia Coppola, quand tu nous tiens…

Mit Palpatine

Truculence visuelle, arrière-goût amer

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L’Écume des jours est le plus célèbre et le moins Vian des romans de Boris Vian. C’est-à-dire des romans que j’aurais sûrement lus si je n’avais été arrêtée par leur amertume : une noirceur riante, qui devient franchement dérangeante lorsque la cruauté prend le pas sur la loufoquerie. Contrairement à, mettons, Un automne à Pékin, L’Écume des jours commence par baigner l’auteur dans l’atmosphère d’une histoire d’amour – décalée, mais d’amour quand même. L’amertume ne vient que dans un second temps, comme fin naturelle d’une histoire qui a versé dans le drame ; on n’en sent pas alors la gratuité, quelque peu effroyable. Michel Gondry semblait donc le réalisateur rêvé pour ce roman réputé inadaptable (un roman adaptable n’est pas un roman mais un scénario, enfin passons…) : rêveur réaliste (The Eternal Sunshine of the Spotless Mind), bricoleur ingénieux (Be kind Rewind ; La Science des rêves) et maître des dérapages (The We and the I) il ferait poindre le grinçant sous le loufoque.

Effectivement, le carton pâte combine trouvaille merveilleuse et aspect déglingué, amenant la transition du cocon amical à la ville décharge : à la douceur des plats en feutrine, concoctés par Nicolas, succède la brutalité du véhicule de police en carton, qui écrase tout sur son passage de ses grosses pattes d’éléphant en métal. Ce monde où la sonnerie est une bestiole à sonnette que l’on doit écraser au marteau pour qu’elle cesse, où les petits fours sont servis dans des fours miniatures, où les carambolages de patineurs sont déblayés à la pelleteuse, où les ordonnances sont exécutées à la chaise électrique1, où les gouttières de l’hôpital crachent du sang, c’est le monde de Gondry, c’est le monde de Vian. Ce n’est pas celui des acteurs.

Dans le roman, Colin et Chloé ressemblent à des pantins : pas des Guignols, non, des marionnettes secouées par la vie, capable d’être blessées et d’émouvoir, comme à Düsseldorf. Romain Duris et Audrey Tautou, accrochés aux mimiques qui leur ont valu un fabuleux destin, veulent – et c’est l’erreur – incarner ces marionnettes. Ils leur donnent une consistance qui les empêche d’être brinquebalés : on ne peut plus s’y attacher comme on s’attache à un objet, un nounours, une poupée. Romain Duris a l’air d’avoir été invité lorsqu’il s’assoie à sa propre table, et regarde les mets préparés par son cuisinier comme s’il paniquait de ne savoir quelle fourchette utiliser dans un restaurant étoilé. Débordé par les objets qui s’anime, l’acteur ose à peine bouger, réifié.

Le seul qui, feutrine ou pas, n’ait pas peur de mettre les pieds dans le plat, c’est Gad Elmaleh, qui joue Chick comme joue un gamin : avec sérieux, sans jamais se prendre au sérieux. Son addiction à Jean-Sol Partre, qu’il finit par s’administrer dans les yeux, sous forme de gouttes – de l’extrait d’existentialisme – est particulièrement bien rendue : les discours inaudibles que Chick s’entête à essayer de comprendre transforment l’herméneutique philosophique en simple déchiffrage ; on n’est plus la recherche du sens mais du son. Cela aurait certainement plus au Boris Vian jazzman. Car c’est là seulement que le film est bon, dans ce qui propre au cinéma : le travail de la matière, visuelle ou sonore.

Réaliser les inventions langagières de Vian est une chose ; réaliser un film qui les traduise en est une autre. Ce ne sont pas des objets ou de idées que le romancier triture mais, plus qu’aucun autre, des mots , dont il mêle sens abstrait et concret avec désinvolture pour donner matière au roman. Et ce qui donne matière au film, ce n’est pas de représenter un rayon de soleil par une baguette de métal, de déguiser un homme en souris ou de construire un pianocktail mais bien de triturer l’image, de distordre les corps (le biglemoi, filmé avec un peu trop d’auto-complaisance à mon goût, même si on a bien l’impression d’une fête où les gens planent), de rétrécir le champ (la chambre de Chloé), de jouer avec les échelles (les canalisations du chantier des Halles qui deviennent des voies de train), de dé-saturer les couleurs jusqu’au noir et blanc jauni (à la limite entre l’hommage et la parodie du film muet), bref, de jouer avec la matière et les codes du cinéma.

La véritable amertume de cette Écume des jours se fait sentir lorsqu’on pense au travail délirant qui a dû être fourni pour la réalisation des décors et accessoires et qui au final n’a servi à rien. Dites, Gondry, vous ne voudriez pas recommencer avec des acteurs bien castés ? Anglophones, si possible, ça sonne souvent moins faux.

Mit Palpatine

1 Chaise électrique et non guillotine, comme dans le roman – il faut croire que Gondry a absorbé l’imaginaire américain de la peine de mort : couloir de la mort plutôt que Révolution française.

 

Retournement vs revirements

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Effets secondaires commence par un homme qui sort de prison et dont on sent bien, par les propos qu’il tient à sa femme, qu’il pourrait à nouveau verser dans les malversations financières. Ce n’est pourtant pas autour de lui que se noue l’intrigue mais autour de sa femme, dépressive, qui fait une tentative de suicide. Nul malaise cependant pour le spectateur, car le film adopte rapidement une tournure satirique : pas une collègue de travail qui n’ait un bon plan antidépresseur ; tout le monde a ou a eu sa petite dépression ; les laboratoires pharmaceutiques n’hésitent pas à placarder leur publicité dans les couloirs de la mort du métro ; quant aux psys, ils font leur marché noir auprès de ces grands groupes et se refilent les patients comme des stylos publicitaires, balançant tel ou tel traumatisme à prendre en compte entre deux portes.

Notre héroïne va de plus en plus mal, puis de mieux en mieux avec les cachets, puis de plus en plus bizarre avec ou sans. Jusqu’au moment où l’on arrive aux instants – proprement glaçants – qui précèdent la scène d’ouverture : filmée en silence, une traînée de sang court dans le couloir d’un appartement comme le marquage lumineux au sol dans la travée d’un avion, passant à côté d’un paquet de cadeaux et d’un voilier miniature. La femme qui tue son mari dans une crise de somnambulisme : le paroxysme de l’horreur est atteint, on peut couper là et envoyer le générique, le drame est complet. Sauf qu’on n’en est qu’à la moitié du film, qu’il de n’agit pas d’un drame et que le seul tremblement de terre que cela soulève dans le monde médical est la mise à l’écart de son psy, soupçonné d’être trop mauvais pour ne pas avoir vu venir la catastrophe.

Ce dernier se met lui-même à soupçonner sa patiente et on sent venir le retournement : la dépression ne serait qu’une couverture pour assassiner le mari. Vrai retournement : c’est le psy qui, totalement obsédé par cette mise en échec retentissante, devient fou et perds sa femme en même temps que la raison. La charge contre les industries pharmaceutiques est sans appel : les antidépresseurs rendent malades même ceux qui les prescrivent. Plutôt fort, ce délire. Sauf que ça n’en est peut-être pas un ; peut-être que si, en fait, mais peut-être bien que non, finalement. Effet secondaire : à force d’être tourné et retourné dans tous les sens, le retournement n’en est plus un – seulement un des nombreux revirements du scénario. Lequel n’arrive du coup pas à nous surprendre lors de la soit-disant révélation finale, simple hypothèse parmi d’autres, toutes étudiées une demi-heure durant.

Ce n’est pas mauvais, non, mais cela aurait pu être vraiment bon et ça ne l’est pas. Heureusement, il y a cette ironie anti-dépressive et de très bons (et beaux) acteurs qu’on ne se lasse pas de regarder, à défaut de scruter le visage de leurs personnages pour en deviner les secrets : Rooney Maria est une dépressive très sensible et Jude Law, un psy devant lequel on se mettrait volontiers à nu. 

Sans regrets, la vie serait dérisoire

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Des volutes d’encre de Chine dans l’eau, comme les volutes de fumée d’In the mood for love le raffinement de Wong Kar-Wai, allant jusqu’au maniérisme, est affiché dès le générique de The Grandmaster. Et la première scène, que l’on devine être un combat, sans comprendre qui attaque qui ni comment (et certainement pas pourquoi), est gorgée de cette sensualité qui veut sentir dans le détail, sentir la matière, jusqu’au plus petit élément qui le constitue, sans en perdre une goutte. Elles tombent donc au ralentit, s’éclatent et rebondissent lorsqu’elle ne sont pas fendues par une épée – chorégraphie miniature du combat qui les jaillir.

 

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Macro et ralenti extrêmes font apparaître le grain de la peau, la dilatation de l’oeil, le flottement des cheveux, le tourbillonnement des flocons de neige, la chute des pétales de fleur et des hommes. À tout moment le temps peut être dilaté et le présent vécu comme un souvenir, repassé au ralenti pour le retenir, se repaître de ce qui est déjà passé. Cela ne rend pas le film lent mais presque trop rapide au contraire : l’image est si riche qu’on n’a jamais vraiment le temps de l’absorber, d’en saisir tout ce qui mérite d’être apprécié. Face à cette saturation des sens, seule la contemplation peut sauver de l’irritation. Le visage de Zhang Ziyi y invite, si lisse qu’il aimante le regard qui, ne trouvant aucun point d’accroche, ne peut que passer et repasser sur ce visage et s’étonner de ce qu’une telle détermination se dégage de son mutisme.

Gong Er, la femme qu’elle incarne, est en effet dépositaire d’une partie de l’héritage de son père, maître de kung-fu. Elle n’hésite pas à affronter l’homme devant lequel il s’est incliné ni à le venger lorsque son disciple le trahit – une femme forte, ce qui la rend terriblement belle. Belle comme la technique qu’on lui a transmise : les 64 mains ; terrible comme l’issue, mortelle, de cet enchaînement. Petit à petit, à mesure que sont esquissés les tempéraments, les styles, les écoles des maîtres de kung-fu, on comprend qu’il ne s’agit moins de techniques de combat que d’un style et d’une discipline de vie. Le geste n’est plus seulement un mouvement, il a une portée éthique et esthétique – un art, martial, comme il en existe un autre, en Occident, chorégraphique.

Bien que la dimension éthique ne soit que très lointainement présente dans la danse, c’est ce parallèle qui m’a permis d’entrer dans cet univers : la discipline repose sur un apprentissage de règles, codifiées, mais surtout un apprentissage de soi, de maîtrise de soi, qui va jusqu’au laisser aller (savoir s’incliner devant l’adversaire). J’y retrouve cette puissance très particulière, la puissance qui naît de l’extrême concentration. Pensez, pour les balletomanes, à ces rares danseurs qui fascinent davantage par un simple geste, voire par leur immobilité, que par les plus grandes prouesses techniques. L’analogie a ses limites mais permet de comprendre que la chorégraphie des affrontements n’est pas seulement un ornement : l’esthétisme qui s’ajoute à l’efficacité est un moyen de montrer qu’on affronte moins son adversaire que l’on ne se mesure à lui, pour s’éprouver soi-même. Le niveau de maîtrise supérieur, qui passe par la joute verbale, n’est plus guère filmique et ne se produit qu’une seule fois, entre le père de Gong Er et Ip Man.

 

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À partir de là, je commence à comprendre les visages impassibles, leur pudeur, l’économie de la parole – toutes choses qui avaient plutôt tendance à m’exaspérer jusque-là, me donnant envie de les prendre par les épaules pour les secouer comme des pruniers. Je ne dois manifestement pas être la seule Occidentale à penser comme ça, car les deux acteurs principaux (ou que l’on décide de rendre principaux en extrayant la non-histoire d’amour de l’Histoire qu’on nous conte) ont des visages beaucoup plus expressifs que les autres, où affleurent toutes sortes de « sentiments ténus ». Il y a une beauté de l’infime, étouffante pour certains, que je retrouve jusque dans les traits fatigués d’Ip Man – Tony Leung. C’est ce qui m’a retenue dans ce film, plus encore que les questions d’héritage, de filiation, de tradition, qui irriguent pourtant toute l’histoire – et dans lesquelles, les gros plans n’aidant pas à saisir une vision d’ensemble, je me suis un peu perdue. Il faut reconnaître que le film, réalisé sur une période de dix ans, est un peu chaotique (confondre deux personnages n’a certainement pas aidé, je l’avoue). Cela dit, si l’histoire est quelque peu décousue c’est aussi qu’il n’y a en définitive pas vraiment dans The Grandmaster – je veux dire autre que l’Histoire ou que les histoires qui auraient pu se passer.

Il y a des vies que l’on s’est appliqué à vivre selon la discipline que l’on s’est imposée, par laquelle on s’est construit – une chose que nous ne sommes pas vraiment à même de comprendre sous nos latitudes, qui aurons tendances à y voir des destins brisés. Apparemment, c’est pour cela que Wong Kar-Wai a tourné deux fins : l’une à destination du public local et l’autre à destination du public occidental, plus conclusive. Je suis prête à parier qu’il s’agit de la discussion entre Gong Er et Ip Man, que l’on nous aura offert comme consolation à ce que l’on n’est guère capable de voir que comme des amours contrariées, alors qu’il s’agit aussi et avant tout d’un choix, d’une éthique de vie. Les quelques scènes-impasses qui introduisent la Lame, un autre maître de kung-fu, sans jamais l’incorporer au récit, improbables pour les lecteurs* que nous sommes, sont là pour nous le rappeler : il s’agit de l’histoire de quelques vies remarquables portraiturées, pas d’une histoire romanesque au sens où nous l’entendons (même si l’on peut évidemment l’y trouver). Ce parti-pris narratif, selon lequel l’histoire ne vaut pas en vue de son déroulement mais pour elle-même, correspond à un art de vivre, résumé par une citation de Bruce Lee, juste avant le générique : A man does not live for, he simply lives.


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[La scène près du train a un petit côté grandiose à la Anna Karénine…] 

Pas de conflits de grandes causes, pas de dilemmes cornéliens, dans ce cas : des choix qui s’imposent et avec lesquels il faut vivre. Sans regrets, la vie serait dérisoire. Je ne suis normalement pas adepte de ces phrases-dictons que les personnages de films chinois improvisent avec dix syllabes, une fleur et une métaphore ; les devinettes censées révéler le sens profond des choses me laissent dubitatives. Mais cette parole de Gong Er lors de sa dernière entrevue avec Ip man m’a frappée : les regrets ne signifient pas que l’on aurait dû agir autrement (ce seraient des remords) – ils sont seulement le souvenir de ce que les choses n’ont pas toutes eu une valeur égale pour nous, l’assurance de ce que l’on n’a pas traversé la vie dans l’indifférence. Cela a quelque chose de libérateur, vous ne trouvez pas ?

 

* Dans une interview, Wong Kar Waï parle des romans d’arts martiaux chinois (dont les chapitres fonctionnent indépendamment les uns les autres comme des portraits juxtaposés), de sa volonté de s’en inspirer mais de l’incompréhension que cela aurait suscité en Occident où la conception traditionnelle de l’intrigue exige un fil conducteur. Cela me fait rire lorsque je pense à Kundera et à sa forme romanesque contrapunctique, une innovation… européenne, en fin de compte.  

Who are you, Stoker ?

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Stoker. Une giclée de sang sur le cou de l’homme : Bram Stoker. Aucun vampire mais la même étrangeté, la même précision de l’anodin qui finit par vous glacer le sang. Un mari mort et son frère disparu, l’oncle Charles, qui s’installe dans sa famille. Une veuve éclatante, séduite et sans remord. Une fille Adams, sauvage mais première de la classe. Des disparitions et de lourdes sculptures déplacées sur la terre meuble. Tout est trop évident pour qu’on y croit et pourtant trop évident pour ne pas arriver.

La réalisation nous maintient dans la fascination : on ne peut pas détacher son regard de l’image parfaite, parfaitement glamour, parfaitement glacée, parfaitement glaçante, que renvoient la mère et l’oncle. Pas des clichés, malgré les vêtements impeccables, les grands verres à vin, l’immense propriété, la tenue de tennis : des images. Que l’on ne peut pas lire, qu’on ne peut que regarder indéfiniment, sans jamais être sûr de ce qu’elles signifient. Comme la lampe de la cave qu’India, la fille, met en branle, suppléant à un interrogatoire qui n’aura jamais lieu, la caméra balance d’un gros plan à l’autre, s’enivre de détails, de sons que seule India perçoit avec une telle acuité. Aussi classique que soit la narration, on a en réalité peu de repères, ne serait-ce que sur l’époque : les vêtements aux cols victoriens, la Jaguar et les lunettes de soleil de celui qui y est adossé (cette attitude, exactement l’ex de ma mère – je comprends maintenant pourquoi il filait un peu la frousse à mes grand-parents)… jusqu’à l’emballage des glaces, il règne une atmosphère rétro qui n’est pas entièrement résorbée dans le mode de vie très bourgeois de la famille – surtout lorsque la grand-mère est équipée d’un téléphone portable. Des images encore et toujours, des images évidentes, qui se dérobent à mesure qu’on les observe.

Who are you ? Question compliment à laquelle la mère n’attend pas de réponse, fascinée par tant de perfection, insoupçonnée, cachée des années durant par son mari. Question que l’on se pose aussi, moins à propos de l’oncle que de la fille. La fascination qu’il exerce sur elle est moins affaire de séduction que de prédation. La regarder lui suffit à l’immobiliser, elle, la chasseuse qui a rempli la maison d’animaux rares, étouffés de paille ; l’avoir regardée lui suffit à la faire jouir, elle qui n’aime pas être touchée. Car tout au contraire des images léchées de magazine, où la sensualité a disparu, chassée par l’impératif de la séduction, elle envahit tout, jusqu’à devenir étouffante. On scrute les visages jusqu’à l’écoeurement – écoeurement qui ne vient pas tant les deux actrices ont ce grain de peau cinématographique, qui suinte la sensualité, animale, bestiale, ce grain de peau sur lequel la caméra passe et repasse, comme la caresse agacée d’un amant, qui ne peut jamais se repaître de la peau, de l’odeur de sa partenaire. Une qualité australienne apparemment, qui avait déjà fait crever l’écran à Mia Wasikowska (des origines polonaises, de surcroît) dans Jane Eyre, et qui assure son empire à Nicole Kidman, dotée d’un instinct quasi-infaillible pour choisir ses films. Cependant, à la différence de celle-ci, solaire, celle-là semble plus réservée, ce qui achève de rendre ambiguë son personnage.

 

<!– Arrêtez ici votre lecture si vous comptez aller voir le film –>

 

India ne s’emporte pas. C’est le calme avec lequel elle agit qui est glaçant : le calme qui accompagne d’ordinaire des gestes calculés mais qui sont ici totalement instinctifs. Il n’y a pas de plan, pas de vengeance, pas d’Oedipe mal digéré. L’oncle lui passe l’escarpin au pied mais ce n’est pas à sa mère qu’elle s’en prend : le désir est plus fort que la fascination, rompue de façon sanglante, au fusil de chasse. On fait parfois quelque chose de mal, pour éviter de faire pire : c’est le père qui emmenait sa fille à la chasse pour dévier cette pulsion qu’il pressentait, qu’il redoutait, qu’il retrouvait – celle de son frère, enfermé pour avoir tué, enfant, leur cadet. Plus encore que Charles, qui adore celle qu’il a initiée, faisant tomber les garde-fous imaginés par le père pour contenir cette pulsion, India est libre : libre de jouir et de tuer, libre de tuer et d’en jouir. Cette liberté folle, sadienne, le réalisateur a pris soin de la mettre à l’abri du jugement moral en nous la montrant telle quelle au début du film, lorsqu’on ne savait pas encore que la jupe retroussée par le vent caressait la jambe d’une meurtrière et que les magnifiques fleurs rouges, fleurs du mal, n’étaient pas sauvages mais arrosées de sang. Il faut que le film s’arrête pour que la fascination laisse place à l’horreur. Et au désir. Horrifié : oui, j’ai pris du plaisir à voir cette fille en prendre elle-même dans le meurtre. Va falloir faire avec.