Les piles horizontales #9

Les piles horizontales, ce sont les livres lus ces derniers mois ou dernières années, qui s’entassent chez moi au-dessus des bibliothèques en attendant d’être chroniquettés et d’acquérir ainsi leur droit à l’oubli. Aujourd’hui, un duo au carré, avec deux fois deux romans, de deux romancières. Lyrisme versus prosaïsme, beauté de la tristesse versus beauté de l’insolite inattendu.

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Manifestement

J’ai passé trois semaines à (ne pas) lire Manifesto, de Léonor de Récondo, un livre pourtant très court, très bien écrit. Je lisais un chapitre, deux, trois pages, et j’étais prise de torpeur – le début du confinement n’a pas été propice à la lecture.

J’étais happée pourtant par le récit que fait la narratrice de l’agonie de son père, l’attente à l’hôpital : quelque chose d’essentiel se jouait là. En comparaison, les chapitres qui alternent m’ont semblé artificiels, superflus : une simple mesure dilatoire pour retarder la mort du père et du récit. J’ai souvent été découragée de continuer à ce moment-là, quand il faudrait guetter l’adresse en incise, Felix ou Ernesto, pour savoir qui parle à l’autre, Ernesto si Felix surgit, Felix si Ernesto. Je n’ai pas réussi ou n’ai pas fait l’effort d’associer à chacun ses souvenirs : le père de la narratrice s’est fondu avec son Ernest Hemingway de fiction.

J’aimerais que cet instant s’étire. Nous pourrions dormir un peu près de toi et reprendre notre souffle. Avant que tu ne retournes à mourir, et nous, à vivre.

p. 91 de l’édition Folio (exactement le rôle joué par les chapitres dilatoires)

Ce sont pourtant les souvenirs que ces dialogues charrient qui donnent une vie à celui qui est en train de la quitter. Et je le sais, que le détour est essentiel en littérature, qu’elle n’est peut-être que cela, un détournement de l’habitude vers l’essentiel. Mais l’essentiel me semblait tout entier dans la relation de la narratrice à son père, dans le dénouement de leur lien – on aurait presque pu faire l’économie des autres chapitres. Presque : on aurait alors perdu la volonté de la fille de rendre vie et hommage à son père ; on aurait perdu quelque chose d’elle, de son lien à lui. Et alors, le livre aurait été aussi bizarre que cette manière de ne jamais appeler sa mère autrement que par son prénom, Cécile au lieu de maman (est-ce parce que ce n’était pas le lieu, parce qu’ici, il n’y a pas de mère, seulement une épouse ?).

…

Un court instant, je pense que tu vas les rejoindre ainsi que tes parents et ton frère, mais je n’y crois pas. On meurt, c’est tout, et on agrandit l’âme de ceux qui nous aiment. On la dilate. La mienne va bientôt exploser.

…

J’avais branché un micro à mon téléphone, qui t’enregistrait. Je t’avais posé une première question à propos de la ferme. Tu m’avais répondu, c’est très simple, et tu t’étais levé pour aller chercher une feuille et un crayon. Puis, tu t’étais rassis et tu t’étais mis à dessiner, sans un mot. Sur l’enregistrement on n’entend que le bruit de la main qui gratte la feuille – infime bruit que le micro transmet fidèlement au dictaphone.

p. 97

Infiniment poétique : la trace d’un intraduisible (qui s’entend très bien).

…

Il a fallu des années pour que le son se fasse doux, pour qu’elle dompte les cordes, la justesse, ses doigt, ses bras, ses mains, tout son corps qui grandissait et la violon qui devenait trop petit, alors un autre étui apparaissait et l’apprentissage continuait. Et j’ai vu peu à peu son corps envelopper l’instrument, l’inclure. La greffe prenait, un prolongement se faisait.

Léonor de Récondo est violoniste, et ça se sent chaque fois qu’elle parle de musique.

Le son n’est pas bon, mais tu as tellement écouté cette musique qu’elle résonnera de toutes les fois passées.

p. 91

À chaque fois que je passe sous les arcades du Louvre et qu’un musicien ressuscite la joie d’une œuvre qu’il écorche pourtant copieusement, je me dit que c’est le propre des classiques : même mal joués, on a plaisir à les entendre. Je n’avais pas pensé que ce n’était pas une propriété des œuvres, mais leur répétition préalable…

Parfois, j’essayais de fendre une bûche avec la hache, elle était lourde. Je mettais mes mains là où il avait mis les siennes, mon corps dans l’ombre du sien, pour que nos gestes s’imbriquent, et retrouver ainsi un peu de sa force à lui.
Puis, je prenais la faux […]. J’étais prêt à faucher toutes les fougères des Landes pour être là, dans ses pieds, dans ses jambes, dans ses bras. Je crois aux gestes, Ernesto, non seulement à leur répétition, mais à leur reprise, comme une transmission de qui nous sommes. »

p. 107-108

Je crois aux gestes. C’est exactement ce qui se passe dans la danse classique, quand on répète l’écriture du mouvement. Là aussi, la chorégraphie se gonfle, résonne de toutes les fois passées.

…

Elle ne disait jamais : tu es toi et je suis moi. Elle disait toujours : tu es toi, mais je suis moi. Ce « mais » nous a tués. Et pourtant, son corps, ses jambes, sa peau, son sexe, ses seins dans me mains, sous mes mains, dans ma bouche venaient tout contredire, et nous nous soulevions, et nous nous échappions de nos guerre intérieures, de celle des autres, pendant un court instant.

p. 72

Et pourtant. Les corps qui abolissent le mais…

Pardon pour la qualité de la référence, mais je repense régulièrement à cette réplique de Grey’s Anatomy (j’avais prévenu !) où Jo reprend Miranda qui voudrait… mais qui est effrayée à l’idée de… : « and, not but« . Vous aimeriez…. et vous êtes effrayée à l’idée de… Il n’y a pas de contradiction intrinsèque entre les deux ; c’est nous qui l’ajoutons. Jo enfonce le clou quelques épisodes plus tard auprès de Link, un autre collègue : « you can love her and be mad at her, at the same time ».

…

Elle voit une mère et son enfant qui traversent la rue en courant. D’un trottoir à l’autre, il n’y a que quelques mètres, en plein soleil. L’enfant semble s’envoler, tiré par la main puissante de sa mère. Viens, dépêche-toi ? Mais l’obus est plus rapide. Et le corps de l’enfant est soudain déchiqueté, transpercé. La mère n’a rien, elle s’est figée. […] Elle le tenait par la main, elle le tient par la main. Passé, présent, c’est insensé. Martha a pris une photo du passé, quand elle courait et qu’il volait.

Vous aussi, vous voyez la photo ? Une espèce de Cartier-Bresson de guerre ?

Corpus de confinement

Ce corpus de confinement ne rassemble pas mes grignotages culturels du moment. Ce sont des textes et des scènes qui me reviennent avec insistance en ce moment, surgissant parfois de loin pour reprendre à leur compte une partie de ce qui se vit et s’éclaire ainsi d’échos plus connus. J’ai eu envie de les rassembler pour garder une trace de ces réminiscences hétéroclites. J’en ferai peut-être une mise à jour si d’autres passages me reviennent ou que je retrouve des extraits plus précis.

Simba sur le dos d'une autruche

Sans jamais dire où je vais,
Je veux faire ce qu’il me plaît !

Mood : Simba.
Attitude : remplir des attestations de déplacement.

Ce lion est une tête de mule.

…
Barney, à qui la serveuse passe une protection type bavoir pour manger.
How I met your mother, « The Lobster Crawl », S08E09
Dans cet épisode, Robin développe une obsession pour Barney parce que celui-ci a définitivement renoncé à lui courir après – tout comme, se découvrant allergique au homard, elle s’était rendue malade à répétition en ne voulant plus que cela.

Soit Robin, une introvertie casanière ;
soit l’allergie, un confinement ;
le homard devient : l’extérieur et la sociabilité.

…

Je te caresse. Je t’appelle à la vie. De cette masse fraternelle que j’ai à peine vue dans mon éblouissement, je forme mon frère avec tous ses détails. Voilà qu j’ai fait la main de mon frère, avec son beau pouce si net. Voilà qu j’ai fait la poitrine de mon frère, et que je l’anime, et qu’elle se gonfle et expire, en donnant la vie à mon frère. Voilà qu je fais son oreille. Je te la fais petite, n’est-ce pas, ourlée, diaphane comme l’aile de la chauve-souris ?… Un dernier modelage, et l’oreille est finie. Je fais les deux semblables. Quelle réussite, ces oreilles ! t voilà que je fais la bouche de mon freèe, doucement sèche, et je la cloue toute palpitante sur son visage. Prends de moi ta vie, Oreste, et non de ta mère !
[…]
Elle se doute que nous sommes là, à nous créer nous-mêmes; à nous libérer d’elle. Elle se doute que ma caresse va t’entourer, te laver d’elle, te rendre orphelin d’elle… Ô mon frère, qui jamais pourra me donner le même bienfait ?

Électre, Giraudoux, acte I scène 8

N’avoir aucun contact physique d’aucune sorte pendant plusieurs semaines : j’aurais besoin qu’une main vienne réactualiser mes contours, me faire exister un peu plus nette.

…

Cet épisode […] m’apprit donc à regarder mes habitudes avec méfiance; non pour l’effet lénifiant qu’on leur prête d’ordinaire, mais au contraire, parce qu’elles suscitent leur propre antivenin, radical et imprévisible, à tel point qu’il n’existe plus à mes yeux de vraies habitudes.

Journal imaginaire de Raveline, « Sevrage« 

Je ne sais pas si j’ai envie de reprendre ma vie normale ou, au contraire, de la faire partir dans un sens qui ne me ressemble pas.

…
[Un extrait de L’Espoir que je n’ai pas retrouvé dans mon Folio annoté, que j’ai peut-être inventé, parce que c’est une image qui me reste : celle d’une place avant ou après les combats, rendue irréelle par le soleil et les pigeons.]

Le plus étrange, dans une situation anormale, c’est tout ce qui reste obstinément normal.

…

Le livre est resté chez ma mère et je ne retrouve pas l’extrait en ligne, mais intervenait dans Artemis Fowl une « bio-bomb », capable de tuer tous les êtres vivants sans endommager le moindre bâtiment : c’est l’impression que m’ont faites les rues vides dans les premières semaines du confinement. (Maintenant c’est un week-end du 15 août qui n’en finit plus.)

…

Vivre, il n’y a là aucun bonheur. Vivre : porter de par le monde son moi douloureux. Mais être, être est bonheur. Être : se transformer en fontaine, vasque de pierre dans laquelle l’univers descend comme une pluie tiède.

L’Immortalité, Kundera

J’y repense souvent, quand la joie reflue et semble soudain une succession de tâches infinie. Et aussi quand je suis juste contente de sentir l’air sur mon visage et voir les arbres frémir en buvant ma tisane à la fenêtre.

Bulles de BD, 2020 #1

Il n’est pas impossible que les deux premiers aient été lus en décembre, mais, hop, lot groupé.

Une case de moins : la dépression, Michel-Ange + moi, d’Ellen Forney

Ellen Forney raconte son parcours d’artiste bipolaire, entre quête du bon dosage médicamenteux et crainte de voir sa créativité se tarir avec le traitement. Selon l’humeur du lecteur et la phase traversée par l’héroïne, le récit paraîtra foisonnant ou désordonné…

Il fallait que je vous dise, d’Aude Mermilliod

Dans cette bande-dessinée sur l’avortement, Aude Mermilliod met en regard son expérience personnelle avec le parcours de Martin Winckler. Le décalage de vision, intime/professionnelle, féminine/masculine (et le léger décalage temporel dû à l’âge de chacun d’eux) rend la rencontre plus féconde que la stricte partition du récit le laissait présager.

Un détail que j’aime : la manière dont la bouche est colorée sans être dessinée.

Nous allons toutes bien, d’Ana Penyas

J’aimais l’idée de raconter l’histoire présente et passée de ses deux grands-mères, et le travail graphique sur les motifs, mais n’ai finalement pas accroché : non seulement le dessin des visages me met mal à l’aise, mais surtout les évocations du passé ne coagulent jamais vraiment en récit… et ne m’évoquent rien en tant que telles (à part les churros, peut-être, pas de tropisme pour l’Espagne – et encore moins pour l’Espagne sous Franco).

Les Grands Espaces, de Catherine Meurisse

Gros coup de cœur pour cette bande-dessinée pleine de sensibilité, de drôlerie et d’intelligence – un parfait mélange inscrit dans le dessin, avant même toute narration : les décors sont riches, vibrants et détaillés, tandis que les personnages y sont projetés en quelques traits bien sentis, qui ne s’encombrent de rien qui ne soit expressivité – à la limite d’un style de caricature que, seul, je trouverais presque vulgaire, mais qui, ainsi contrebalancé par la richesse environnante, fait merveille.

Et de quoi ça cause ? Les Grands Espace est un récit d’apprentissage et d’enfance au milieu des plantes, des livres, des rêves, de parents qui font des boutures à tout bout de champ, râlent contre le remembrement et reprennent les grands auteurs lorsque leur lyrisme contredit la botanique – une ode à la culture dans toutes ses acceptions, une éducation campagnarde comme on parlerait d’éducation sentimentale.

Une sœur, de Bastien Vivès

Bastien Vivès a parfois le fantasme un peu envahissant. Il passe pourtant plutôt bien dans cette bande-dessinée-ci, où il épouse l’éveil sexuel et amoureux d’un jeune garçon. La différence d’âge et surtout d’aplomb entre les deux protagonistes a parfois quelque chose de malaisant (tout comme le titre incestueux), mais si on est honnête et qu’on accepte le flou inhérent à l’apprentissage du désir, ça sonne assez juste (enfin j’imagine, parce que les hormones n’ont fait effet que bien plus tard chez moi et mes amies). Surtout, il y a quelque chose qui se construit là, dans la maison de vacances et l’enfance qui s’éloigne, entre le petit frère et la bande de jeunes plus âgés, les cônes glacés à pas d’heure, les parents loin et tout près, salade en famille et permission de minuit, à vélo, à la plage, à contretemps, encore dehors quand les parents sont rentrés, ou délibérément enfermés par ce beau temps parce que le puzzle est devenu prioritaire sur la plage et qu’il faut l’achever avant de se quitter.

Un détail qui m’intrigue : l’absence d’yeux à certains moments, comme ici, où l’on imagine le garçon ébloui par sa compagne, ou à d’autres moments, lorsqu’on voit les parents faire une annonce logistique aux enfants qui ne lèvent pas même les yeux vers eux (et ce sont les parents qui en sont alors dépourvus).

Un détail que j’aime : les ombres qui se substituent parfois davantage au dessin qu’elles ne le complètent, et lui donnent une sensualité à part (j’ai toujours l’impression qu’on sent le regard d’un personnage sur un autre, que le dessin est en soi une caresse).