Je vois, je vois… un geek sous l’élégant, des identités avec lesquelles jongler

 

À Camden Market, ex-repère de punks devenu le refuge de toutes les bizarreries vestimentaires, j’ai vu Palpatine, celui-là même qui la veille essayait un haut-de-forme, à présent coiffé d’une casquette gavroche, portant un manteau bien coupé et un sac Dunhill à la main (avec un vrai sac Dunhill à l’intérieur, et j’ai dû le lui rappeler lorsqu’il se désolait que le sac en papier cartonné se soit abimé), je l’ai vu s’écarter du main stream de la foule, se diriger et entrer dans une boutique de jonglerie où le vendeur avait des écarteurs aux oreilles et un sweat avec une énorme poche kangourou pour loger plein de balles de toutes les couleurs. Mais celle qu’il avait en tête, c’était une boule transparente de madame Irma qui aurait rétréci au lavage de cerveau pour qu’on puisse jongler avec. Enfin jongler… la manipuler, plutôt. Entre les doigts agiles du vendeur, sa transparence la fait sembler en lévitation. Lorsque j’essaye, c’est tout de suite moins glorieux ; je suis surprise par le poids et vérifie un certain nombre de fois que la boule n’a rien de la fragilité de sa cousine de voyance. Palpatine hésite, on traîne un certain temps, je poursuis mon initiation avec une balle bleue plus légère qui ne risque pas de me briser les phalanges quand je tente de la faire sauter du bout des doigts sur le plat de la (même) main. Et puis une fois qu’on s’est bien amusé, qu’on a appris we’de better practice on a bed pour ne pas rayer la boule, qu’il ne faut pas la laisser traîner parce que l’effet loupe (« lens », je fais répéter au vendeur, je croyais que c’était réservé aux lentilles de contact) pourrait faire prendre feu, que j’ai failli tuer quelques clients de mes essais aventureux, que la chance du débutant refluait, et que je pensais qu’il était temps de libérer le vendeur pour d’autres clients, portés sur les massues, Palpatine qui semblait pourtant s’être résigné à l’indécision et observait mes essais une autre boule immobilisée entre ses mains timides, regrettant déjà un peu d’être raisonnable, a décrété qu’il la prenait. J’étais surprise et contente comme une gamine devant un adulte qui décide pour une fois de ne pas être sage. Je suis maintenant curieuse de voir quand il s’entraînera au maniement de la chose (et donc si il y touchera).

Audioguide palpatinois

 

Dans la gallerie des dinosaures du Natural history museum : « Non, mais y’a pas un seul bout d’os ici ! Que du plastique ! Ça n’a aucun intérêt et ça grouille de mioche. Des os en plastique ! ».

En croisant un nouveau groupe de dindes jeunes filles en talons haut et ceinture mini-jupe moulante au ras du cul : « C’est tellement court que ça en devient moche. Non mais, comment on peut porter ça ? Il doit y avoir une raison légale, je ne vois que ça. Ouais, ce doit être obligatoire. »

Ponctuellement, devant un homme à l’allure plutôt classe : « Ah! Ça fait du bien de voir des gens bien habillés. Les Anglaises sont moches mais alors au moins, ici, les mecs sont bien habillés, c’est reposant pour les yeux. »

Avant le métro, dans le métro, en sortant du métro, en pensant au métro : « Je déteste ce métro. Il est mal foutu, il est dangereux, ils ont creusé le strict minimum de galeries en découpant juste autour de la rame, y’a pas de place pour sortir en cas d’urgence, s’il y a le feu, on meurt tous, puis t’as vu cette poussière, là, toute cette poussière que ça déplace. Comment sait-on où on va ? Je ne comprends rien, je déteste ce métro. Il est encore bondé mais c’est normal, y’a pas de place à l’intérieur, on peut pas se tenir debout sur le côté, c’est trop bas et puis les portes sont trop petites. Je t’ai déjà dit que je détestais ce métro ? ». Inutile de faire remarquer qu’il ne pue pas, contrairement à Paris, ou qu’il est pratique que les deux directions se trouvent se part et d’autre du même quai : « C’est crétin. Je déteste ce métro ».

Du coup, on a pas mal marché et comme Palpatine a intégré qu’il se trimballait avec un estomac sur pattes à nourrir à heures fixes, je n’ai presque pas râlé – sauf dans les bourrasques, à 22h10 à vingt minutes de l’hôtel, sur une place hostile aux piétons.

Les week-ends sont des crash tests pour apprendre à s’entendre. On progresse. Après le premier week-end ensemble, à Berlin, on avait décidé d’un commun accord, soulagés, de ne pas se voir de la semaine. Là, j’aurais bien assisté à sa conférence le lundi soir et n’ai laissé tombé qu’à l’idée de traverser tout Paris avec mon gros sac et de manger à des heures indues. Le Mogwaï essaye de ne pas évoluer en Gremlin.

Haut-de-forme, chapeau bas

 

J’ai toujours quelques scrupules pour les vendeurs lorsque Palpatine s’embarque dans de grandes conversations où il raconte sa vie d’aspirant élégant1, mais c’est oublier qu’on ne se retrouve pas dans ces échoppes de luxe par hasard et que les vendeurs sont souvent eux-mêmes des passionnés, amoureux des souliers (différent du fétichiste et de ses chaussures) ou ici, en l’occurrence, des chapeaux.

Avec ses lunettes à grands verres ronds finement cerclés d’un matériau cuivré qui me laisse le souvenir de cheveux presque roux alors qu’ils étaient peut-être blonds (une moustache, aussi ?) et son air de vigoureux berger écossais, le vendeur paraissait en total décalage avec son âge, relativement jeune, et partant, il n’était plus du tout si étrange de l’entendre parler des chapeaux qui encombraient son appartement – jusqu’à la cuisine, si j’ai bien compris, puisqu’il choisit au gré de son humeur lequel porter pour prendre son petit-déjeuner.

Entre anecdotes personnelles et prix exorbitant de la marchandise, il nous a raconté que les chapeaux haut-de-forme ne se font plus, qu’il faudrait une manufacture entière pour reproduire les conditions de fabrication nécessaire, avec la colle particulière, la bonne aération, etc. alors que cela ne représente plus qu’un marché de niche, maintenu par les chapeaux qui restent en circulation depuis la fermeture de la manufacture, en 1900 et des poussière. Quoiqu’il s’agissait d’un haut-de-forme et non d’un chapeau melon (ça, c’est dans deux semaines), cela a été le moment surréaliste : lorsqu’on s’est rendu compte, Palpatine et moi, que le chapeau qu’il avait sur la tête avait un siècle. Le vendeur nous a désigné une vitrine où se trouvaient des antiquités ; les chapeaux qui y étaient exposés pour avoir appartenu à des sommités n’étaient guère plus vieux, seulement dans un état déplorable. Palpatine n’osait plus toucher à celui qu’il avait sur la tête et, pour l’enlever, l’a saisi du bout de ses doigts fins et l’a précautionneusement ôté de son chef, le ramenant au ralenti devant lui comme s’il allait tomber en poussière au contact de la peau. Un siècle. D’un coup, le prix exorbitant du chapeau, même pour de la soie, s’expliquait par sa valeur d’objet de collection (peu sont restés dans un si bon état de conservation). On s’est regardés avec Palpatine, mi-ahuris mi-émerveillés, lui surtout.

Le plus excitant, dans ce voyage dans le temps, c’est que le haut-de-forme lui va fichtrement bien et qu’il n’a même pas l’air déguisé comme je le craignais (ou alors je suis tombée amoureuse de ses lubies). For nothing special, s’est-il vu forcé d’avouer au vendeur lorsqu’il lui a demandé à quelle occasion il comptait en porter. Né un siècle trop tard.

 

1Il vous expliquerait, comme il l’a fait en sortant de l’ échoppe, que l’élégant n’a rien à voir avec le dandy. Tandis que celui-ci fait de son apparence son œuvre, qui est à elle-même sa propre fin (art for art’s sake, here we are), celui-là en ferait le moyen de son ascension sociale (exit la fascination wildienne). D’où que Palpatine met dans une paire de souliers la somme dépensée pour toutes vos chaussures et qu’il en parle néanmoins comme de (vulgaires) « godasses ». CQFD.

Giselle au rOH !

 

Alina Cojocaru joue, les autres dansent. Ce qui m’a d’abord supris chez elle, c’est son ballon, cette manière de bondir qui donne ce qu’il faut d’insouciante allégresse au personnage sans la faire passer pour une niaise. J’avais du mal à l’imaginer à la lecture de l’autobiographie de Karen Kain qui mettait à profit semblable qualité pour le rôle, mais cette interprétation fait affleurer une compréhension en profondeur du rôle. De fait, ce ballet qui est pourtant l’un de ceux que je connais le plus, pour l’avoir dansé et revu, a été une réelle surprise. Les passages attendus sont presque décevants tant ils ne surgissent pas sous la forme qu’on avait espéré1 – mais c’est une déception comme la narrateur proustien devant la Berma, une déception qui est en réalité la surprise du talent.

L’accent est toujours déplacé, sur un entre-pas très marqué, qui saute et fait sauter avec lui la platitude d’une arabesque d’ordinaire seulement obligatoire. La variation du premier acte peut ainsi sembler défigurée mais c’est ce qui donne son vrai visage à Giselle, ballet d’un personnage et non pas de séquences dansées autonomes. Tout est relié et Alina Cojocaru, avec son front qui se plisse tour à tour d’étonnement et d’inquiétude, joue avec le sérieux d’une enfant. Comédienne très expressive, elle joue son rôle et dans le rôle, et tout en se jouant des difficultés, joue avec la musique.

Comme Karen Kain l’explique dans son livre, être musical ne consiste pas à tomber pile poil sur la pulsation mais à produire des effets de sens par de légers décalages. Je retrouve les conseils de mon professeur de danse qui nous recommande, d’être encore plus lentes que la musique dans les adages pour gagner en étirement, quitte à être légèrement en retard, et à l’inverse d’attaquer la musique un quart de seconde plus tôt pour précipiter l’impression de rapidité. C’est si accentué chez Alina Cojocaru que c’en est parfois limite gênant, notamment dans sa variation du premier acte, où dans son enthousiasme à danser pour la cour et son prince, elle va plus vite que la musique. Mais on ne peut lui en vouloir quand un pas précipité trouve son aboutissement dans un grand équilibre en petite arabesque, avec la main qui rabat la jupe sur le devant tandis que la jambe, derrière, retarde sa descente – effet d’accélération sur fond de ralenti.

Et c’est là la deuxième de ses principales qualités (deuxième peut-être parce qu’avec ce à quoi nous a habitués Aurélie Dupont, ce n’est pas ce qui frappe en premier lieu, même si c’est tout aussi remarquable) : des équilibres solidement ancrés dans le sol – et non pas flottant au-dessus par l’opération du saint-esprit ; non pas des équilibres statiques mais des équilibres moins trouvés que cherchés, à tout instant rééquilibrés par le mouvement qui se poursuit et, par cet étirement indéfini, donne l’impression d’une suspension infinie.

Je vous laisse dès lors imaginer le deuxième acte, où hormis une apparition fracassante à tourner sur elle-même comme une essoreuse à salade, tout se passe comme dans un rêve fantastique. Seule, à ses côtés, Hikaru Kobayashi fait pâle figure avec sa Myrtha par trop fantomatique. Les Willis, elles, trouvent un bon compromis entre leur reine effacée et la nouvelle recrue aux sentiments pas tout à fait désincarnés, même si leurs chaussons sont plutôt bruyants (pas que dans la traversée- kangourou en arabesque sautées ; à se demander si elles n’utilisent pas des Grishko). Le voile qu’un fil invisible ôte à leurs sœurs parisiennes peu après leur entrée en scène, mais qu’elles gardent sur la tête jusqu’à la première sortie en coulisses, ajoute à leur immatérialité. La blancheur ainsi éclairée dans une atmosphère sombre brouille plus sûrement le regard que l’ombre et, par ses reflets verdâtres qu’on dirait phosphorescents, indique une présence spectrale.

Cette petite différence n’est pas la seule variation par rapport à la version parisienne dont elle reste néanmoins très proche, à l’exception notable, dans le premier acte, du pas de deux des paysans remplacé par un pas de six (donc deux danseurs de plus, on ne perd pas au change). C’est à l’occasion de ce changement, en remarquant que les paysans esquissaient en sautillant le changement d’épaulement qui dirige les premières arabesques de Myrtha (bras qui passe couronne et accompagne le changement de jambe avant de poursuivre dans la même direction), que j’ai découvert que ce mouvement formait un réseau dans tout le ballet, de la joyeuseté de girouette chez les paysans au commandement implacable de Myrtha qui, lorsqu’on lui demande de les reconsidérer (tête et buste inclinés vers l’arrière) revient toujours à -et jamais sur- ses décisions.

Autre réseau significatif qui devient évident de part l’interprétation d’Alina Cojocaru, celui des mouvements qui, soit esquissés, soit inachevés, peinent à devenir des gestes. Ils préfigurent ou rappellent la pudeur de la jeune fille face à son amant (gestes qu’elle n’ose conduire, avortés par sa retenue), l’incrédulité de sa découverte sur l’identité d’Albrecht2 (esquisse de compréhension, agitée de mouvements contradictoires qui l’entravent) , le souvenir hagard des premiers pas de cette amourette dans la scène de la folie (bribes d’enchaînements défaits), jusqu’à l’épuisement d’Albrecht que Giselle veut protéger du sort d’Hilarion (effort insuffisant, mouvements inachevés).

Rien que ça. C’était énorme. Sans qu’il y paraisse, en plus, le royal ballet poussant le bon goût de l’absence de virtuosité tape à l’œil jusqu’à préférer les arabesques longues aux arabesques hautes lorsqu’elles n’ont pas de sens (mais alors quel effet lorsque les Willis les balancent, ballotant Giselle et Albrecht dans leur emportement furieux !)3. Les costumes du premier acte, par leur élégant camaïeu couleur feuilles mortes, font également ressentir le besoin de revoir notre habitude de considérer le mauvais goût comme une spécialité anglaise (ce qui, en danse, serait davantage celle des Russes) – quand bien même l’ajout d’ « english » à « strawberry » nous a rendues quelque peu méfiantes, Pink Lady et moi, le lendemain, devant les parfums de glace…

 

1La première fois que cela me l’a fait, de manière consciente, en tous cas, c’était avec Denis Podalydès dans le Matamore de l’Illusion comique. C’était tellement rythmé qu’en en oubliait que le texte était rimé.

2Johan Kobborg, que sa femme (toujours avoir une Pink Lady à portée d’oreille, ici plus encore qu’un Palpatine sous la main) me ferait oublier mais qui est justement un très bon partenaire, même si je ne suis pas loin de lui préférer son rival Hilarion en la personne de José Martin (se concentrer pour ne pas dire José Martinez, bien que sans ressemblance).

3Alina Cojocaru est une fois encore à part, puisque Roumaine. Sa biographie indique également qu’elle est venue à la danse par le biais de la gymnastique… comme Sylvie Guillem. Peut-être celles qui ont commencées par là sont moins tentées de se diriger vers l’acrobatie, dont elles se sont volontairement écartées, n’en gardant que la souplesse.

Disney(Eng)land : once (more) upon a time

Il était une fois, dans un royame fort uni, au bout de l’avenue, un hôtel à rejoindre un château de conte de fée nommé Harrod’s.

La légende ne sait trop si c’était un piège de cristal (non, pas croisé Bruce) un mirage…

 

… ou une dépendance de la sorcière de Hansel et Gretel (mais c’est chez Fortnum and Mason qu’on trouve du fudge au peanut butter).

 


Il y a en effet quantité de maisons musées hantés, par la Méduse au Victoria and Albert Museum

 


… et par les figurants de Jurrasic Park au musée des sciences.

 

Mais tout est bien qui finit (bien, bien, mais à condition d’y retourner) ;
je laisse le livre de conte à la British Library et fais mes adieux à King Cross,
dernière vision de Disney(Eng)land.