Lorsqu’il est question d’entrer au couvent, on pense renoncement : renoncement au monde extérieur, à la vie ordinaire, séculière, renoncement aux attaches, amicales ou amoureuses, qu’on y avait ou aurait pu y avoir, renoncement, en somme, aux possibles de l’existence. Je n’avais jamais pensé que le couvent pouvait être un refuge. À la réflexion, pourtant, j’ai rencontré dans la littérature quelques exemples de femmes s’y retirant pour s’y cacher, comme Constance Bonacieux dans Les Trois Mousquetaires ou Cécile de Volanges à la fin des Liaisons dangereuses. Pourquoi alors la décision de Blanche dans l’opéra de Poulenc exerce-t-elle sur moi une fascination semblable à celle du passage des Misérables dans lequel Hugo met entre parenthèse son anticléricalisme pour nous plonger, avec Jean Valjean et Cosette, dans ce huis-clos religieux ?
Les personnages féminins littéraires qui entrent au couvent sans vocation divine le font sous la contrainte des événements, pour se soustraire au pouvoir d’un parent, d’un mari ou de la société qui, révoltée par leur conduite passée, ne les admettra plus en son sein. Blanche, elle, ne cherche pas simplement à se soustraire au (beau) monde ; elle fuit le monde extérieur, qu’elle ne supporte physiquement plus.
« Je ne méprise pas le monde, le monde est seulement pour moi comme un élément où je ne saurais vivre. Oui, mon père, c’est physiquement que je n’en puis supporter le bruit, l’agitation. Qu’on épargne cette épreuve à mes nerfs, et on verra ce dont je suis capable. »
(Un élément : le confinement du couvent me fait penser à un aquarium – où elle se trouvera presque comme un poisson dans l’eau.)
Une belle scène en ombres chinoises la montre dès le début de l’opéra perdue au milieu des passants et calèches. On pourrait croire à de l’agoraphobie mais la même panique la prend chez elle peu après. Elle est craintive au-delà de l’imaginable : le moindre bruit la fait sursauter, une ombre la paralyse, comme si ses craintes d’enfant avaient grandies avec elle. Et pourtant, on devine dans sa voix, étonnamment forte et assurée pour quelqu’un de si peureux, une volonté hors du commun. La prieure le voit immédiatement : c’est une « âme généreuse ». Moins qu’un manque de courage, sa peur relèverait alors davantage de l’effroi. De l’effroi devant… ce qui n’est pas ? ce qui pourrait être ? ce qui n’est pas et pourrait être : la mort ?
Photo de Jean-Philippe Raibaud
Blanche se jette au couvent comme on se barricade, comme pour échapper à l’incompréhensible justice de Dieu en se mettant sous ses ordres. La sévérité l’apaise, elle cherche la dureté, l’austérité, critiquant la bonhomie avec laquelle Constance, l’autre novice, sert Dieu1. « Qu’y puis-je si le service du bon Dieu m’amuse » lui répond celle-ci. Et de faire des bulles avec le savon, avec le même naturel que le frère de Blanche a de par le monde. Pour Blanche, rien n’est naturel, tout est discipline : par là, seulement, elle a l’espoir de se montrer héroïque – à elle, surtout, et aux autres aussi. Il y a de l’orgueil, presque, dans le point d’honneur qu’elle met à faire preuve d’humilité. Lorsque ses supérieures lui reprochent de se montrer trop dure avec elle-même, c’est évidemment pour qu’elle cesse de se tourmenter mais aussi et surtout pour qu’elle ne se complaise pas dans sa faiblesse : être trop dure avec soi-même, c’est encore se donner trop d’importance.
« Une tâche manquée est une tâche manquée, n’y pensez plus. […] Demain votre faute vous inspirera plus de douleur que de honte, c’est alors que vous en pourrez demander pardon à Dieu, sans risquer de l’offenser davantage. »
J’essayerai d’y penser la prochaine fois que le sentiment d’avoir été misérable me rend bien plus fatigante que les trois larmes que j’ai eu la faiblesse de verser. Application dès après l’entracte : se replacer et sortir avec le sourire plutôt que d’épiloguer sur le sentiment de frustration à n’avoir pu apprécier correctement la première partie du spectacle (le rang Z de côté ne devrait être vendu que pour les concerts). Palpatine s’est retenu de dire que j’étais pénible, préférant appeler ça mon côté bourgeois.
Patricia Petibon et Topi Lehtipuu dans le rôle du Chevalier de la Force, le frère de Blanche. Photo de Jean-Philippe Raibaud.
En tous cas, ce paradoxe sur l’orgueil et l’humilité, associé au mélange de peur et de courage, qui caractérise l’héroïne est une des choses qui m’a le plus frappée. La suite et fin de l’opéra a semblé en découler. Le retour du monde extérieur, sous la forme du frère (magnifique passage où l’on entend clairement les deux thèmes, du frère et de la sœur, du monde et du couvent, du cœur et de l’âme) puis des événements révolutionnaires, vient mettre Blanche à l’épreuve et précipite tout ce que le premier acte avait pu nous en apprendre. Le caractère ambivalent de sa nature craintive et orgueilleuse, contre laquelle elle lutte, se trouve souligné par le pas de côté qui précède tout pas en avant : elle se prononce ainsi d’abord contre le vœu de martyr, avant d’identifier et surmonter sa peur, suppliant alors ses sœurs de la laisser les rejoindre. Ensuite, lorsque ce vœu est sur le point d’être éprouvé (les sœurs attendent le jugement, qui les condamnera à la guillotine pour actes contre-révolutionnaires2) mais que les circonstances ne la contraignent pas à l’observer (elle n’a pas été enfermée avec ses sœurs), elle se terre d’abord dans sa cachette de servante, avant de finir par aller les rejoindre. Le soupçon de vouloir en finir en embrassant une destinée héroïque est balayé par l’horreur de la scène finale, où les sœurs tombent l’une après l’autre sous le coup de la guillotine – aspirées par la nuit dans la mise en scène d’Olivier Py. Blanche a finalement vaincu sa faiblesse et, pour toute récompense, se dissout dans la paix d’un ciel étoilé.
C’est nous, spectateurs, qui récupérons sa peur et, l’éprouvant, la comprenons enfin. La pire des terreurs n’est qu’exemplifiée par l’autre, l’historique avec majuscule ; confronté à la mort, on s’avise soudain que la petite sœur frêle a été bien courageuse de vivre avec ce spectre continuellement agité devant ses yeux. Évidemment que le monde le monde est insoutenable si l’on voit la fin en toute chose ! Blanche, que l’on sent toujours près de se révolter, ne manque pas de confiance en Dieu : elle a seulement une conscience aiguë de la mort (et percevant ce que les autres ne voient pas, se méprise de ne pas avoir la même foi, aveugle, en Dieu, en l’existence.)
« Blanche – Qu’est-ce qu’on me reproche ? Qu’est-ce que j’ai fait de mal ? Je n’offense pas le bon Dieu. La peur n’offense pas le bon Dieu. Je suis née dans la peur, j’y ai vécu, j’y vis encore, tout le monde méprise la peur, il est donc juste que je vive aussi dans le mépris. […]Mère Marie – Le malheur, ma fille, n’est pas d’être méprisée, mais seulement de se mépriser soi-même. Sœur Blanche de l’Agonie du Christ ! »
Blanche ne se débat pas au moment de mourir : toute sa vie a été une agonie, illustrée de manière condensée par celle de la prieure.
« Que suis-je à cette heure, moi misérable, pour m’inquiéter de Lui ? Qu’il s’inquiète donc d’abord de moi ! »
Ces paroles auraient pu être celles de Blanche, dictées par la peur ; la prieure les prononce pour elle. Peut-être même meurt-elle à sa place, comme le suggère Constance.
« Pensez à la mort de notre chère mère, sœur Blanche ! Qui aurait pu croire qu’elle aurait tant de peine à mourir, qu’elle saurait si mal mourir ! On dirait qu’au moment de la lui donner, le bon Dieu s’est trompé de mort, comme au vestiaire on vous donne un habit pour un autre. Oui, ça devait être la mort d’une autre, une mort trop petite pour elle, elle ne pouvait seulement pas réussir à enfiler les manches…
Blanche – La mort d’une autre, qu’est-ce que ça peut bien vouloir dire, sœur Constance ?
Constance – Ça veut dire que cette autre, lorsque viendra l’heure de la mort, s’étonnera d’y entrer si facilement, et de s’y sentir confortable. On ne meurt pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou même les uns à la place des autres, qui sait ? »
Rosalind Plowright et Patricia Petibon, photo de Vincent Pontet.
Ce n’est en effet pas un hasard si les deux femmes sont liées par le même nom de carmélite, auquel la prieure avait songé et que Blanche a effectivement choisi lors de son entrée au couvent. Sœur Blanche de l’Agonie du Christ : pour la prieure, l’agonie du sauveur est le signe de la désertion de Dieu (« Dieu nous renonce ») ; pour Blanche, l’agonie du Christ est le moment où il a eu peur de la mort (la prieure qui a succédé à la première le rappelle à ses filles peu avant l’annonce de la sentence : « Au jardin des Oliviers, le Christ n’était plus maître de rien. Il a eu peur de la mort. »). Il a eu peur de la mort et n’en était pas moins le fils de Dieu : cette peur est peut-être même le propre de la condition humaine. Et celui de l’art, de nous en rendre conscient, si j’en crois le hasard d’un tweet croisé au moment où j’écris ces lignes : « Art is a form of consciousness » (Sontag) ; et sœur Constance : « Ce que nous appelons hasard, c’est peut-être la logique de Dieu. » Ou celle du créateur, qui dispose tous les éléments de manière à ce qu’ils entrent en résonance et nous captivent dans le réseau de leurs correspondances.
Dialogues des Carmélites est de ces rares opéras que l’on suit l’œil inquiet, l’oreille aux aguets, parce qu’on sent qu’il se joue quelque chose, qu’une vérité humaine va nous être révélée, une vérité évidente, qu’on reconnaîtra dès qu’on nous l’aura montrée mais que l’on n’aurait pas vue sans cela, perdue dans les contradictions complexes de l’être humain. Il n’y a que Strauss et Bartok (Le Château de Barbe-Bleue !) qui m’aient fait cet effet-là. Il faut à chaque fois une voix pour nous guider et nous faire entendre ce que nous n’avions pas vu – une voix que l’on entend comme parole encore plus que comme chant : ici, Patricia Petibon s’en charge, de sa voix forte, claire, absolument étonnante. Comme un battement de cœur entendu à travers un stéthoscope. Ou sa propre respiration lorsque, sous l’eau, alors que le bruit de l’extérieur est assourdi, on n’entend plus que son propre corps. Et, tout autour, le bruit de la mer : le chuchotement des prières et la conversation des Carmélites avec elles-mêmes face à Dieu, pour affronter un jour le silence soudain du corps, du ciel et de la nuit.
À lire : Carnets sur sol
Une interview de Patricia Petibon
À consulter : le livret
À voir : le live, le 21 décembre
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