La Sapienza

Le titre, l’affiche me plaisaient. Puis j’ai lu dans Trois couleurs des lignes qui m’ont fait comprendre que le film risquait d’être un peu beaucoup trop d’art et d’essai. J’ai repoussé et j’ai oublié. Un post de Poppies in October, comblée, a fait ressurgir devant moi les connotations magiques de ce mot, la sapienza.

Générique superbe, la caméra se promène en Italie, voyage sur la musique de Monteverdi, je commence à m’enfoncer dans mon siège et la contemplation. Brusque passage vers un paysage urbain d’une laideur consommée, quelque part d’où la signalétique routière indique Gare du Nord. Une voix annone un discours attendu et ennuyeux – pour la remise d’un prix d’architecture. Le contraste est tel que je l’interprète spontanément comme de l’humour. Cela me rend curieuse. J’attends que la voix s’incarne, puis j’attends que les palabres officiels prennent fin. Ce que je n’avais pas anticipé, c’est que le débit de la voix ne se modifierait pas. Jamais. De tout le film1.

L’ironie que cette voix était si efficace à véhiculer (et que l’on sent encore lorsque l’épouse de l’architecte primé énonce des conclusions de psychologies sociales en rendez-vous professionnel) reflue, laissant des voix vides et des interstices immenses entre les mots, que rien, dans l’immédiat, ne vient combler. Le jeu est à l’avenant, même s’il est moins lent que leste. J’ai l’impression de me retrouver devant Shirley sans la puissance visuelle de l’oeuvre de Hopper et le mode contemplatif assumé. Ici, on n’est pas dans un tableau et le mouvement de la caméra ou des personnages crée une attente dramaturgique, que le débit de parole, ralenti à l’extrême, vient entraver. Je sens l’impatience monter, mais quelque chose, autre que le monsieur bouchant le bout de la rangée, m’empêche de partir. Je sens qu’il y a quelque chose.

Alors je commande à mes nerfs de se détendre et je me raccroche au visage des actrices. Les deux acteurs sont bons, eux aussi, mais les deux actrices ont des visages, des regards, qui me subjuguent. Aliénor (Christelle Prot), l’épouse de l’architecte, a un regard à la fois limpide et perçant, qui irradie à travers les quelques rides ayant entrepris de parcheminer le visage ; lorsqu’elle sourit, son sourire triste et tendre semble ouvrir sur une vie entière qui nous reste à deviner mais qui lui donne du poids, une présence. Livinia (Arianna Nastro), la jeune fille rencontrée par le couple lors de leur voyage en Italie, est au contraire légère, légère, fine et diaphane, rattachée à la pesanteur terrestre par son regard magnétique et ses malaises, prompte à s’évanouir.

Si ce sont les femmes qui donnent de l’épaisseur au film, ce sont en revanche les hommes qui le font avancer. Alexandre, architecte qui doute de ses travaux, part se ressourcer en Italie, sur les traces de son idole Borromini. C’est à Stresa que sa femme et lui rencontrent Lavinia et son frère Goffredo, qui se destine à l’architecture. Alexandre se voit contraint d’accepter, suite à la proposition d’Aliénor, d’emmener Goffredo avec lui dans son pèlerinage architectural. Et si l’architecte montre à l’apprenti ce qui fait la beauté des églises de Borromini, c’est le regard neuf de Goffredo qui va faire la lumière sur le sombre passé d’Alexandre qui a autrefois conçu, par rigueur scientifique, un hôpital sans fenêtre – et sans espoir. Cette anecdote, racontée lors d’un dîner avec les occupants de la Villa Médicis, dans une pièce sombre, est l’un des rares retours de l’humour noir pressenti au début du film, dans la laideur parisienne d’une architecture purement fonctionnelle (mais quand a-t-on décrété que le fonctionnel n’était jamais aussi fonctionnel que quand il était moche ?). Ce qui s’impose ensuite, ce qui prend de plus en plus d’importance devant la caméra, dans les discours et la vie des personnages, c’est la lumière – lumière des regards féminins, lumière sculptée par les courbes et les ellipses de Borromini (par opposition à la rigueur du Bernin, son rival). Coupoles, corniches, fenêtres, vitraux, ces courbes et ellipses sont filmées tête en l’air jusqu’à donner le vertige. Même à moi, qui ne suis d’ordinaire pas sensible à ce type d’architecture. Sous le regard d’Alexandre et d’Eugène Green2, les églises s’animent et la lumière vient habiter le vide qu’elles sculptent, faisant ressentir sinon la présence divine, du moins une certaine présence au monde.

On aurait mauvais jeu de reprocher, à qui nous offre le monde, un ruban mal noué, et je me mets à regarder avec davantage de bienveillance ce qui m’était apparu comme les tics poseurs d’un cinéaste d’art et d’essai et qui n’était peut-être qu’une manière maladroite de nous amener à regarder autrement. À lever les yeux aux ciel et à témoigner de l’espoir plutôt que de l’exaspération. À mettre en sourdine la connaissance (et le trop bien connu) pour entendre la voix de la sapienza, la sagesse, dans les interstices d’une parole sur-articulée. Alors oui, il y a eu de l’ennui et de l’agacement, mais il reste des images qui se distillent lentement et qui, longtemps après, se contemplent encore avec étonnement, comme un souvenir (heureusement) muet.

1 C’est plus supportable lorsque ça parle italien (sûrement parce que je ne parle pas cette langue).
2 Je découvre que c’est le réalisateur de La Religieuse portugaise, film lui aussi mi-fascinant mi-insupportable, emprunté totalement au hasard à la médiathèque de mon employeur quand j’étais en apprentissage. Tout concorde !

Caresses de couleurs

Pour parler des toiles de Bonnard, j’ai commencé à écrire toiles de bonheur. Ce lapsus éclaire un peu le titre mystérieux choisi par le musée d’Orsay pour l’exposition Peindre l’Arcadie – un peu mystérieux dans la mesure où ce lieu de l’âge d’or, le peintre ne le peuple pas de créatures mythologiques, mais de ses proches, à commencer par sa femme Marthe, qu’il a souvent prise pour modèle. C’est sûrement à cause de ce goût prononcé pour l’intime que je m’étais arrêtée devant ses toiles lors de précédentes visites à Orsay et que j’avais retenu son nom, sans en trouver d’autres échos parmi mes pérégrinations artistiques (certes assez spartiates).

Des neuf salles aménagées par l’exposition, celle qui a été intitulée « Et in Aracadia ego » et manifestement pensée comme une apothéose censée justifier le titre de l’exposition est celle qui me plaît le moins ; pour parler franc, ces grands tableaux conçus comme panneaux décoratifs me paraissent même plutôt laids. Il faut se rendre à l’évidence : Bonnard est un dessinateur assez moyen. Ce qui fait de lui un peintre fascinant, c’est son sens de la mise en scène et surtout, surtout, son incroyable sens des couleurs. La salle intitulée Histoire d’eau (haha), centrée autour de la toilette féminine, révèle un coloriste hors pair. L’influence de Gauguin, qui n’était pas franchement manifeste dans la première salle, où le texte la mentionnait, devient évidente devant Harmonie jaune et le dos d’or de cette femme, où les vertèbres jettent des ombres violettes et la hanche flamboie, soulignée d’un trait orange vif – un corps-coucher de soleil absolument splendide. Évidemment, aucune reproduction ne rend justice aux couleurs : il faut aller voir les tableaux sur place, voir à quel point ils sont chatoyants et ressentir la caresse des couleurs comme une caresse du soleil sur la joue.

 

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Ne jugez pas un livre à sa couverture, ni un tableau à sa reproduction. Celles qui suivent, vaguement reprises dans l’ordre de l’exposition, sont uniquement là pour vous donner envie d’y aller, et conserver une trace des surprises et des âneries qu’ils nous ont inspirées, à Melendili et moi.

 

Un « Nabi très japonard », salle 1

Surtout parce que ça rime avec Bonnard. Le format du quadriptyque exposé dans la première salle m’évoque moins l’estampe que Mucha. Je fais par à Melendili de ma préférence pour l’automne (l’orange, le manteau porté avec un charme klimtien…) avant de me rendre compte que les quatre femmes représentées ne personnifient absolument pas les quatre saisons (même si le chemisier à pois rouge fonctionne bien comme l’été et que les deux panneaux plus verts et plus pâles pourraient être interprétés comme l’hiver et le printemps).

 

Bonnard a un problème avec les carreaux : non seulement il en met partout, sur les chemisiers comme sur les nappes, mais il aligne les traits comme si jamais l’étoffe ne bougeait. Le peintre, remplissant son tableau d’un motif qui n’appartient plus à son sujet, détrône le couturier et procède à des raccords qui feraient pâlir d’envie Palpatine.

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Bonnard est également obnubilé par les boules de poil : nul doute que cet homme à chats serait aujourd’hui un adepte des LOL cats.

 

Faire jaillir l’imprévu, salle 2

La référence du texte introductif à Alfred Jarry nous arrache une grimace (Ubu roi est un peu à la littérature ce que le bleu Klein est à la peinture : une brillante arnaque), mais ni Melendili ni moi ne la voyons nulle part justifiée, et je prends un véritable plaisir à laisser les formes de la Femme assoupie sur un lit ou L’Indolente infuser devant moi.

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J’aime ce corps qui, confondu avec les ombres et le pied du lit semble prendre racine, et m’amuse du détail du pied-serre qui se gratte la cuisse. Melendili repère le chat qui se cache dans la chevelure de la femme, et la critique nous informe de la présence humaine qui se cache dans la couverture repoussée au pied du lit : ce tableau n’aurait pas dépareillé dans l’exposition Une image peut en cacher une autre, présentée il y a six ans au Grand Palais.

Reste une interrogation sur la vapeur qui prend la cheville et va de la couette jusqu’au sexe : nuée mythologique ? Réminiscence des tissus au drapé aussi savant que pudique ?

 

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Les volutes reviennent dans un autre tableau, comme fumée cette fois-ci. Je mets un temps infini à voir la main qui tient la pipe et ajoute un troisième personnage, invisible, à la scène. Il faut laisser à la fumée le temps de se dissiper et laisser le tableau prendre forme, jusqu’à ce qu’il craquèle nos certitudes et qu’on ne puisse trancher : ces traits sont trop régulièrement reliés pour être pure fumée, mais comment diable le motif du papier peint pourrait-il déborder sur le cadre du tableau en arrière-plan ? Le cerveau qui fume et le sourire qui se relève en coin, je conclue au réseau de neurones.

Faire jaillir l’imprévu, c’est aussi nous servir un tableau de danse ! Le corps de ballet y est vu en surplomb et les ombres qui tremblotent sous le corps de danseuses assurent le mouvement bien plus que les danseuses elles-mêmes. Curieusement, cela me fait moins penser à Degas qu’à une photo de Giselle prise par Anne Deniau (je crois), où l’on voyait toutes les marques laissées par les pointes sur le sol.

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Intérieurs, salle 3

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La lumière et les ombres surtout me font curieusement penser aux Mangeurs de pomme de terre de Van Gogh. La suspension méduse, qui fait presque une coiffe folklorique à l’adulte du fond, nous prend dans ses tentacules et l’on risque de rester prisonnier du dédoublement qui donne en miroir deux enfants comme si l’un était le reflet de l’autre – ou son frère ?

 

Histoire d’eau, salle 4

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Devant ce corps qui apparaît dans la chambranle d’une porte se mire/s’admire comme devant un miroir, on ne sait plus très bien où l’on se situe, ni lui ni nous – la nudité nous aurait-elle déstabilisés ?

 

 

Le Nu dans le bain est l’Harmonie jaune de Melendili, qui voit dans le dallage bleu une peau de sirène, tandis que les reflets jaunes me font penser à la pluie d’or fécondant Danae. À nous deux, je ne vous raconte pas ce que deviennent les tableaux !

 

Clic-clac Kodak, salle 5

Les photos confirment que Bonnard ne sait pas peindre les fesses : Marthe ne les a pas du tout plates.
Elles révèlent également que le peintre en est pourvu d’une belle paire.

 * J’y ai pensé, évidemment

 

Portraits choisis, salle 6

Non, vraiment, je préfère les photographies de Bonnard à ses autoportraits.

 

Le jardin sauvage : Bonnard en Normandie, salle 7

Un peu trop de verdure à mon goût mais, au milieu, un tableau incroyablement lumineux. La Salle à manger à la campagne réussit à inverser intérieur et extérieur, illuminant la pièce d’une chaleur et d’une lumière qui devraient en toute logique émaner du soleil et assombrir par contraste ladite pièce.

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Ultra-violet, salle 8

Biberonnée à l’impressionnisme, la Côte d’Azur en peinture me donne une impression de déjà-vu. Sauf pour L’Atelier au mimosa où la couleur fait vibrer les formes comme le vent les feuilles des arbres (et puis, ce n’est pas un paysage sans médiation, c’est une nature qui se donne à voir, cadrée-quadrillée par les carreaux de l’immense fenêtre).

 

Et in Arcadia ego, salle 9

Sed non longe, parce que cette salle, c’est un peu le gâteau sur la cerise. Le bonheur se communique mieux dans l’intimité que la grandiloquence.

Citizenfour

Je n’avais pas suivi l’affaire Edward Snowden, ni vu les documentaires précédents de Laura Poitras. Du coup, pendant les premières minutes, j’ai été un peu décontenancée par les informations à absorber sans véritable support visuel. Que filmer quand on fait un reportage sur une surveillance invisible ? En voilà, une question embarrassante…

Une console d’ordinateur. Un mot qui s’écrit lettre à lettre, des lignes qui défilent à toute vitesse une fois la touchée Entrée appuyée puis le curseur qui clignote comme des points de suspension : c’est une image évidente, attendue, pour un documentaire sur un lanceur d’alerte qui est d’abord un informaticien. Quoi de plus geek qu’un écran de console ? Et puis, pour le grand public, c’est cryptique, parfait pour signifier le secret (défense) de toutes ces informations chiffrées (dites cryptées à un geek et vous allez voir comment vous allez être reçus !). Heureusement, la réalisatrice n’en abuse pas.

Du texte en blanc sur noir. Curieusement, alors que je suis rompue à l’exercice des sous-titres, je peine à absorber l’information en temps et en heure. Puis je prends conscience du silence : alors que les images sont régulièrement commentées, il n’y a aucune voix-off pour lire ces lignes truffées de noms et de faits. Ce retour au muet, c’est le silence de celui qui se sait sur écoute.

L’intéressé. On ne peut pas dire que cela soit une interview, pas au début, du moins : la caméra est là comme un dictaphone, pour enregistrer. C’est un outil de travail au même titre que l’ordinateur de Snowden ou les calepins des deux journalistes. Peu à peu, à mesure que l’on prend l’ampleur des révélations, la caméra se stabilise, cadre mieux le jeune homme qui peine à déglutir. La pomme d’Adam qui se soulève et le bruit de la déglutition m’ont peut-être, au final, davantage marquée que sa paranoïa, laquelle culmine dans l’alerte incendie de l’hôtel où l’équipe est réfugiée (simple dysfonctionnement que Snowden suspecte d’être un coup monté pour le débusquer). On se croirait dans une parodie de film d’espionnage. Comme tout espion qui se respecte, Snowden se déguise avant de tenter sa première sortie de l’hôtel, et opère ainsi une métamorphose de geek à lunettes en beau gosse gominé (franchement, les filles, arrêtez de chercher le prince charmant et penchez-vous sur le batracien développeur, vous ne pouvez pas rêver meilleur retour sur investissement).

Des paysages urbains. Lorsque la réalisatrice filme la vue depuis l’hôtel, on se dit que c’est un moyen de se divertir un peu du huis-clos de la chambre et des révélations un brin suffocantes qui y sont faites. J’y vois comme principal intérêt de retrouver, de jour, le parc que Palaptine et moi avons visité de nuit il y a quelques semaines lors de notre voyage à Hong Kong : Kowloon ! C’est le parc de Kowloon avec les flamands roses et le labyrinthe ! Je reconnais ! – excitation d’avoir été là. Au gré des déplacements des journalistes, de Snowden ou de l’information, apparaissent des images de Berlin, de Paris, de Moscou. Peu à peu, on prend conscience de l’ampleur de la surveillance exercée par la NSA et des répercussions politiques de son dévoilement : mondiale. Même si on aperçoit la Fernsehturm, plus que des monuments, ce sont des avions ou des autoroutes que l’on voit… des axes de circulation, qui matérialisent la circulation invisible de l’information.

Des archives : extraits de JT (où l’on constate l’écart impressionnant de débit de Glenn Greenwald entre le travail de préparation dans la chambre d’hôtel et l’annonce du scoop en direct), de déclarations et de procès (instant jouissif lorsqu’un vieux juge envoie balader le gus du gouvernement qui suggère qu’on enterre l’affaire). D’une manière générale, le montage ne pardonne pas le parjure, qui en devient risible. On rit, brièvement, pour soulager la pression, mais il y aurait de quoi trembler devant l’incroyable aplomb que les autorités gardent dans le mensonge – c’est ce qu’on appelle un mensonge éhonté. Enfin un…

Des images de pure dramatisation encadrent le documentaire. Cela commence par un défilement de lumières dans un tunnel, que l’on voit dans la bande-annonce et qui me fait penser au motard d’Under the skin ; cela finit par une « conversation » entre Snowden et le journaliste, où les informations sensibles sont griffonnées à la hâte sur des feuilles de papier, puis déchirées en morceaux après avoir été lues et montrées à la caméra (donc enregistrées) – autant dire que cette dernière séquence est totalement mise en scène. Snowden surjoue notamment la surprise lorsque G lui apprend qu’on a découvert que le portable d’Angela Markel a été mis sur écoute et qu’in fine, les organigrammes désignent Potus (= President of the United States) comme décideur de tout le système d’espionnage de la société. L’ouverture et la fermeture montrent de manière patente la volonté de dramatiser. La dynamique du documentaire est en jeu, certes ; il faut introduire un certain suspens pour que le spectateur se sente embarqué, pour qu’il revive une affaire qu’il connaît déjà en sentant le poids des révélations. Mais justement, cette affaire, tout le monde la connaît déjà : pas dans ses détails, mais en gros, on sait et notre étonnement, notre indignation, même, ressemblent un tantinet à la surprise surjouée de Snowden.

Il y a là quelque chose d’inquiétant : quelque part, le besoin de dramatiser une affaire qui devrait d’elle-même être dramatique suggère que l’on a déjà intériorisé comme normales les pratiques illégales qui sont dénoncées. Bien sûr, on s’indigne des autorités qui mentent comme elles respirent, on s’inquiète des implications militaires de ces pratiques et des conséquences géopolitiques de leur révélation (on devrait s’inquiéter de ce que Poutine soit à peu près le seul à avoir bien voulu accueillir Snowden comme réfugié politique – les droits de l’homme, le revival de la guerre froide, tout ça…). Mais on s’inquiète finalement des dérives d’une surveillance généralisée qu’on a par ailleurs admis, bon gré mal gré, entraînés par Google et compagnies, alors que c’est cette surveillance qui est en elle-même une dérive (et une tendance qui ne touche pas que les États-Unis, comme le projet de loi du surveillance le montre par chez nous).

Éprouver le besoin de dramatiser un tel documentaire, c’est à la fois avoir rencontré la défaite et ne pas s’avouer vaincu. Heureusement qu’il y a des personnes pour avoir le courage de lancer l’alerte (le courage : si Snowden a du mal à déglutir, c’est qu’il risque gros), de relayer l’information et de venir secouer le spectateur sur son siège. Et ce, malgré le sentiment d’être démuni : même un expert en informatique ne peut pas tenir sa position secrète indéfiniment ; nos appareils nous trahissent et nous ne pouvons pas nous résoudre à les abandonner. Citizenfour nous confirme que, pour être tranquille, il faudrait vivre comme Richard Stallman, sans téléphone portable (j’avais déjà témoigné ma surprise en découvrant qu’un véritable geek est tout sauf technophile). Mais à peine sorti de la salle, on rallume son téléphone pour checker sa timeline Twitter… #fail

Mit Palpatine

Triangle amoureux isocèle

À trois, on y va présente un triangle amoureux un peu particulier : Micha et Mélodie sont en couple et entretiennent chacun une liaison… avec la même personne. Charlotte, qui aime passionnément Mélodie et espère qu’elle quittera Micha pour elle, se trouve embarquée presque malgré elle dans une histoire avec lui. C’est ce presque malgré elle qui fait tout : Charlotte n’est pas « la beauté dangereuse qui vient foutre le bordel dans un couple installé », comme le souligne le réalisateur alors que le journaliste d’Illimité s’étonne qu’Anaïs Demoustier soit dans le rôle de « la fille qui attire tous les regards » et non pas dans « celui de la fille plus sage et casée ». Ce rôle-ci est tenu par Sophie Verbeeck, qui aurait pu être ce genre de femme fatale ; étouffée, cette fatalité rend son personnage mélancolique, comme si quelque chose en Mélodie n’accrochait pas à la vie. Du coup, on comprend parfaitement que Micha cherche un regard auquel se raccrocher ; et c’est quatre grand yeux étonnés qui se retrouvent nez à nez, Charlotte étant aussi surprise que lui. Le parallélisme écarte la tentation de compter les points : Micha trompe Mélodie, Mélodie trompe Micha et Anaïs ne sait plus où donner de la tête. Pour ces trois personnages « qui mentent, certes, mais qui ne sont pas fourbes », l’enjeu n’est pas de savoir qui est plus moral que les autres ou qui souffre le plus de la situation, mais de trouver un moyen de vivre ensemble.

Jérôme Bonnell a l’intelligence de se tenir à égale distance du drame comme du vaudeville ; il a l’art de substituer l’humour aux pleurs et aux rires gras. Et c’est un art, un savoir-faire d’artisan que l’humour, toujours affaire de dosage, en équilibre perpétuel. L’humour, c’est, lorsque Mélodie, en ballerines et robe d’avocat, déclare à Mélodie au téléphone qu’elle aime, qu’elle aime faire l’amour et n’a pas honte d’aimer, contrebalancer les chevrotements de sa voix par un, deux, trois pompiers qui apparaissent au-dessus à la fenêtre (ou des policiers, je ne sais plus : des beaux gosses en uniformes, en tous cas). L’humour, c’est aussi une répétition inattendue (qui ne se répète plus) : « Quel con ! Quel con ! » s’exclame Micha, sitôt Charlotte descendue de la voiture après qu’il a essayé de l’embrasser et s’est fait repousser ; « Quelle conne ! Quelle conne ! » grommelle Charlotte après être revenue sur ses pas pour finalement embrasser Micha par la portière.

Cet humour fait d’À trois, on y va un film étonnamment délicat. Le jugement y étant suspendu, les corps et les esprits se rencontrent sans crainte d’un verdict. Le film de Jérôme Bonnell en devient une ode au roulage de pelle, une ode aux yeux amoureux, à la peau parcourue et aux baisers qui murmurent le désir avec de délicieux bruits de succion, que (merci !) l’on n’a pas cherché à effacer de la bande-son. Lorsqu’on aime, peut-on écrire son histoire autrement qu’à tâtons ?

<spoiler>
Quand même, on se demande bien comment tout cela va finir, comment on va
s’en sortir. Le dénouement en deux temps proposé par Jérôme Bonnell est tout simplement parfait, qui nous donne le plaisir de voir les trois amoureux s’aimer de concert, avant que Mélodie, la mélancolique, ne s’efface du trio, donnant Charlotte et Micha l’un à l’autre1. C’est parfait parce que ce couple n’est pas formé sous la pression sociale (c’est tous les trois qu’ils vont au mariage auquel étaient invités Mélodie et Micha) et qu’il n’en résulte aucune exclusion (il n’y a pas de laissée de côté, seulement un pas de côté). C’est parfait parce que l’on admet qu’aimer est une chose, et vivre ensemble dans la durée, au quotidien, en est une autre. C’est parfait parce que l’on admet que les situations et les gens sont imparfaits, et que cela n’empêche pas d’aimer.
</spoiler>

Mit Palpatine

1 Ces deux êtres qui sont défaits de leurs attachements initiaux pour être donnés l’un à l’autre me rappelle, dans un tout autre registre, Histoire d’O, amenée par son amant au château où elle sera initiée et finalement confiée à celui qui deviendra son compagnon. Étrangement, ces relations nouées en marge du caprice semblent être plus fortes que les autres. Serait-ce parce que leur existence même vaut reconnaissance de que l’amour est à la fois un hasard et une construction ? La contingence de la rencontre donne ainsi moins le vertige lorsqu’on y pense après coup, après la passion. Le vertige qui réduit tout à rien. Parce que c’était lui, parce que c’était moi ne dit rien d’autre au fond que : il faut taire ces choses-là. Parce que. C’est comme ça. On s’aime et mieux vaut ne pas chercher pourquoi. Peut-être est-ce pour ton odeur, ta façon de t’endormir, peut-être aussi pour ta sœur, ton argent ou encore pire…

 

Le Journal d’une femme de chambre

Le film de Benoît Jacquot est une fidèle adaptation du roman d’Octave Mirbeau, pour autant que je m’en souvienne. On y voit particulièrement bien le contraste entre les différentes places occupées par Célestine, depuis ce qui serait aujourd’hui un poste de jeune fille au paire, où la femme de chambre dort dans « une chambre de maître » et s’occupe d’un jeune homme dont il est facile de s’amouracher, jusqu’à la position de larbin, « quelque part entre un perroquet et un chien », où la bonne couche dans une chambre de bonne délabrée, esclave de Madame qui sonne pour un oui ou pour un non, et de Monsieur, prompt à engrosser tout ce qui porte des jupons.

Je ne ferai à cette adaptation cinématographique qu’un seul reproche : avoir masqué tout ce qu’il y a de nauséabond par le mépris. Autant les paupières tombantes de Léa Seydoux expriment parfaitement ce mépris, autant jamais sa bouche ne se tord de répugnance, comme si le dégoût n’atteignait pas Célestine. Or, sans ce dégoût, on comprend beaucoup moins bien la fascination de Célestine pour Jospeh, le parfait-valet taciturne joué par Vincent Lindon, farouche antisémite et probable meurtrier. On voit bien que « la gaudriole » n’effraye pas Célestine, comme le remarque Joseph qui, pour cette raison, lui propose de partir tenir un café avec lui, dans un port ; mais on ne perçoit pas vraiment le dégoût et la fascination glauque que lui inspire la lubricité des maîtres (même si on s’en approche quand on la voit interroger la cuisinière sur ce que dit et fait Monsieur lorsqu’il vient la voir au lit). C’est pourtant cette fascination pour la perversité qui lie le sexe au crime, et Célestine à Joseph. Sans cette ambivalence, leur collusion arrive un peu comme un cheveu sur la soupe, en témoigne le mouvement de surprise de Palpatine à mes côtés.

Quand on y pense, la littérature à propos des domestiques est étroitement liée au crime : par exemple Les Bonnes de Genet (1947), inspiré de l’histoire des sœurs Papins (au cinéma, le glaçant Blessures assassines), ou Mademoiselle Julie (1888), pièce de Strindberg découverte via le film très réussi de Liv Ullman (Le Journal d’une femme de chambre, lui, date de 1900). À croire que les auteurs, en se frottant à ce milieu qui n’est pas le leur, doivent tuer dans l’oeuf leur mauvaise conscience, mauvaise conscience d’appartenir par l’écriture à la caste des oppresseurs. On a l’impression qu’ils se refusent à exploiter de nouveau les opprimés en s’en servant comme sujet, à moins de réaliser pour eux leurs fantasmes criminels, d’emblée assuré de leur trouver des circonstances atténuantes. Pourtant, le crime, tout en faisant éclater au grand jour l’existence de tous ces déclassés que la société a refoulée, maintient le regard réprobateur par lequel autrui les a définis. Cette ambivalence est peut-être ce qu’il y a de moins politiquement correct mais de plus réussi dans ces œuvres. Quelque chose me dit qu’aujourd’hui, plutôt que de montrer la vicelardise à laquelle la société les acculait, on serait tenté de donner aux domestiques des consciences impeccables pour bien montrer qu’ils étaient opprimés. L’atténuation du goût de Célestine pour la perversité témoigne de cette tentation, à laquelle Benoît Jacquot a fort heureusement résisté.