A Clockwork Orange

You can’t eat the orange and threw the peels away – a man is not a piece of fruit, protested some salesman not long before his death. 

C’est pourtant ce que fait Alex, le personnage d’Orange mécanique, qui tabasse qui n’a pas l’heur de lui plaire et viole qui lui plaît trop. J’ai cru que je ne tiendrais jamais le premier quart d’heure, prise du même dégoût qu’avaient suscité les premières pages de Voyage au bout de la nuit. Violent rejet. Mais tout comme on est forcé de rendre à Céline ce qui lui appartient, la glaire gloire de son style, on est obligé d’en reconnaître à Kubrick. Car ce qui est débectable, ce n’est pas tant la violence que sa gratuité : du pur spectacle. Sa mise en scène est virtuose – à vomir mais virtuose. Virtuose parce qu’à vomir. On massacre en bowler hat et chantant sous la pluie. J’ai du mal à concilier ces clowneries sadiques avec les pitreries réjouissantes qui sont pour moi attachées à la musique du Grand pas de deux parodique de Christan Spuck, tout frais de la semaine dernière. Et cela va de mal en pis, chaque tentative pour s’abstraire du spectacle nous y enlise davantage, comme lorsque Alex, « soigné » par a brave new world, est exhibé sur scène, en proie à la souffrance de ne pouvoir être tenté par le sexe ou la violence sans être terrassé par la nausée. Le spectateur, oppressé comme une vulgaire orange, n’y échappe pas : il est voyeur, et ne peut fermer les yeux, à l’instar Alex dont les paupières sont maintenues ouvertes par des crochets pendant le traitement – avec le prix de la place et la rangée de spectateurs à déranger dans le rôle des crochets. Si je n’avais pas été au cinéma, je n’aurais jamais pu voir ce film jusqu’au bout. J’ai d’ailleurs encore du mal à comprendre qu’on puisse s’infliger ça plusieurs fois. À moins qu’on s’y habitue, comme on s’habitue aux horreurs du journal télévisé, parce que cela finit par devenir un spectacle avec son présentateur-récitant, ses refrains de « véritable tragédie » et son pathos. Il faut alors que ce spectacle soit consciemment mis en scène par Kubrick pour qu’on en découvre à nouveau l’horreur, avec l’horreur d’entrevoir que ce n’est pas la violence qui nous est insupportable mais son spectacle. On n’est pas sorti de la colonie pénitentiaire. Ses murs ont juste été repeints, flashy.  

Père Castor, bricole-nous une histoire

Ou tous les rongeurs ne sont pas des amis (pour rappel, je suis une souris et ce post est un spoiler géant – pour un post sans spoil à gratter, c’est par ).

Le dernier film de Jodie Foster n’est pas spécialement complexe mais son déroulement linéaire ne tombe pas à plat. The Beaver, c’est la peluche-marionnette que Walter sauve de la poubelle lorsque, sa femme l’ayant mis à la porte pour cause de dépression chronique, il se débarrasse de ses affaires avant de se débarrasser de lui-même. Évidemment, se pendre par la cravate à la tringle du rideau de douche n’est pas la manière la plus efficace de se suicider (petite pensée émue pour Ephreet, dont l’avatar s’était pendu à un arbuste : Stupid people never die). Cette farce morbide marque la sortie de l’apathie et introduit le rire dans le film. Bourré et bourru, Walter s’admoneste via la marionnette et, lorsqu’il a cessé de faire la marmotte, on le retrouve encore castor au poing, promu au rang d’objet transitionnel.

Et voilà Walter qui reprend du poil de la bête, sous l’œil amusé de son fils cadet, et affligé de son aîné. Le spectateur est un peu comme sa femme, Meredith, qui ne sait plus trop si c’est du lard ou du cochon, le castor ou Walter : tantôt on se laisse prendre au jeu du ventriloque, tantôt on voit un homme ganté d’une marionnette. Le comique repose sur ce principe de fusion/dissociation et cela donne lieu à quelques scènes tout à fait réussies, comme lorsque Walter se pointe ainsi à l’usine de jouet dont il est le patron ou lorsqu’il renverse sa femme dans un cambré de tango et lui colle le castor dans la bouche. En effet, la bestiole censée donner un coup de main s’invite jusque dans le lit du couple, où il partage les halètements de Walter. Alors qu’on était passé de l’apathique au rire, celui-ci de grinçant, puis joyeux devient jaune et insensiblement, on glisse dans le pathétique, on s’y enfonce encore plus profondément qu’avant, jusqu’à ce que cela devienne dramatique.

Le castor devait aider à faire sortir le nouveau moi de Walter – il l’en a carrément extrait : la pulsion destructrice du suicidaire revient sous forme de schizophrénie aiguë. Le jeu est fini et forcément, cela ne peut pas bien finir. Le fils aîné, lui-même improvisé thérapeute de la fille dont il est tombé amoureux, finit par se faire avouer (un peu comme se faire vomir) que le « tout ira bien » est un mensonge. Mieux vaut faire sortir le mal, certes – le barrage du castor empêche le pus de s’écouler – mais à condition de savoir qu’on ne s’en débarrassera pas d’un coup de meuleuse ciseau, on ne renie pas impunément une partie de nous-mêmes, fût-elle celle de nos échecs – on continue pour être encore quelqu’un même si l’on ne pourra plus jamais être celui qu’on a été. J’aime bien la manière dont le film est bouclé par la voix-off : on commence sur une image d’un homme déprimé et on finit sur celle de Walter, similaire mais sans qualificatif – qu’il soit quelqu’un sera déjà bien. Cela ne finit pas bien, cela finit mieux.

Pina en 3D

 

Dur pour les yeux. On nous vante les mérites de la 3D, mais il y a ce que l’on ne dit pas : avant la projection, on ressemble à des mouches avec nos grosses lunettes en plastique, et après, à des lapins albinos qui ont fait une nuit blanche tellement on a les yeux explosés (pendant, on a juste réajusté vingt fois la superposition des lunettes de vue et de 3D). Autant dire que si le procédé technique est admirable et n’a plus rien à voir avec les reliefs verts et rouges des premiers essais, son usage me laisse quelque peu dubitative. Il n’était pourtant pas gratuit : la danse, art de l’espace par excellence, lui donne une caution esthétique, au-delà des effets à sensations dans les parcs à thème ou la publicité qui a précédé le film. Mais curieusement, cette technique qui redonne du volume aux mouvements me fait perdre de vue les corps, les déréalise. Peut-être est-ce seulement une question d’habitude ; toujours est-il que j’ai eu l’impression de voir des personnages de synthèse, et je n’aurais pas été surprise de leur voir pousser des ailes en tournant sur eux-mêmes. Dans le film, le montage inclut un extrait de Café Müller dans la maquette du décor que commentent deux danseurs ; pour moi, tout au long du documentaire, les danseurs n’auront cessé d’être cela : des marionnettes miniatures qui se baladent dans une maquette. Des images d’archives ont également été incluses, qui ont demandé quelques secondes de réadaptation, le temps que le cerveau arrête de se concentrer tout entier à synthétiser les souffrances oculaires et reprenne son travail d’interprétation en découpant lui-même dans l’image les plans que le réalisateur impose dans la 3D (plus une chose apparaît proche, plus l’image est dédoublée – mais d’après les variations qu’il m’a été donné de voir, j’imagine que ce traitement est le résultat d’un choix, et non des dimensions spatiales de ce qui a été enregistré).

 

Direct, c’est le parti pris de Wim Wenders qui n’épilogue pas sur le mythe Pina. À l’image de la chorégraphe (dont l’une des danseuses a reçu une corrections en vingt ans de carrière), son documentaire n’est pas disert. Il y a bien quelques commentaires et des témoignages de danseurs, mais dans l’ensemble, on se contente (et on nous contente) de montrer. Exhibition technique, peut-être, mais pas seulement : la danse n’est plus traitée comme une illustration mais comme un art qui parle de lui-même. Même lorsqu’on entend les danseurs témoigner, on ne les voit pas parler – seulement leur visage en mouvement, dansant–, et ce sont leurs expressions qui font résonner les paroles de la voix. Pour autant, cette autonomie de la danse n’exclut pas d’essayer de la traduire dans le langage, autre, de la langue. Cela indique parfois une faille par laquelle se glisser dans l’œuvre : c’est ainsi que j’ai pleinement apprécié en la revoyant une scène que les répétitrices tentaient de faire comprendre aux grands enfants des Rêves dansant. Je regrette qu’on ne puisse nous en indiquer davantage. Car il faut bien le dire, malgré le titre du film réduit à son seul prénom, Pina Bausch n’est pas facile d’accès, ni pour ses danseurs qui avaient pour elle plus d’awe que d’admiration, ni pour le spectateur qui, en fait de documentaire direct, se prend un direct dans la tronche.

 

Déroutant, au final. Comme beaucoup de gens, j’imagine, je n’ai découvert Pina Bausch (la danse, pas le nom) que cette année (rien de tel que la mort pour rendre un artiste immortel), avec le Sacre du printemps à Garnier et les Rêves dansants au cinéma. C’est maigre – au moins autant que le corps vieilli de la chorégraphe dans ses dernières années. À son corps décharné font écho des mouvements désincarnés (corps vide qui avance, aveugle, dans Café Müller, et devant lequel un homme écarte brutalement les chaises pour qu’elle ne s’y cogne pas) qui rendent paradoxalement les corps humains – trop humains. Ce ne sont plus des corps séduisants ni même performants : des corps carcasses. J’ai été vaguement étonnée de ne pas trouver les danseurs beaux sur scène, puis surprise de les trouver beaucoup mieux lors des interviews, et plus encore lorsque les femmes disaient se sentir belles grâce à Pina : j’avais au contraire l’impression qu’elle les enlaidissait. Comme si la danse aspirait la beauté de leur trait sans la faire rejaillir sur eux. En même temps, peut-être est-ce précisément la raison pour laquelle la danse de Pina Bausch peut devenir belle, loin des lignes auxquelles on est toujours prompt à s’arrêter. Reste que sans ligne esthétique, physique, j’ai du mal à en trouver une directrice. Une des danseuses racontait que Pina leur disait de continuer à chercher, sans savoir quoi au juste ; difficile ensuite pour les spectateur d’y trouver quelque chose.

Je peine, parfois cela m’ennuie un peu, mais parfois aussi ce que je vois est déchirant, comme lorsque cette femme se jette à répétition dans puis des bras d’un homme ou lorsque cette autre tombe raide, continuellement rattrapée par un homme qui l’érige à nouveau. La répétition n’est pas comique, elle est douloureuse, pénible comme une tâche toujours à recommencer. Les hommes s’y efforcent, y perdent leur force, et pourtant, c’est seulement là que cette force existe, qu’ils sont en vie. Et même si je n’irais pas à tout prix voir un spectacle de la chorégraphe, même si je n’y comprends pas grand-chose, je recommanderais ce documentaire, rien que pour cette force violente et vitale à la fois, pour cette tendresse toujours crue et par là même déchirante.

Black Swan lake

 

On m’en avait beaucoup parlé, j’avais un peu peur d’y aller ; je n’ai pas eu peur : on m’en avait beaucoup parlé. Ah, là, elle va s’arracher la peau des ongles, là, elle va avoir une hallucination face au miroir… c’est très commode pour détourner les yeux au bon moment. Évidemment, on fait quand même des bonds d’un mètre sur son siège quand Nina, en plein délire, rentre dans une personne qui était hors champ. Bien plus que terrifiant, c’est assez éprouvant, cela m’a rappelé la projection de la Guerre des mondes, en Alabama, avec la fille de la famille qui poussait des hurlements (après, j’avais négligemment fait remarquer que les nuages et la lune faisaient un ciel très semblable à celui du film, juste avant le débarquement des envahisseurs). Au final, le seul truc vraiment traumatisant, c’est qu’on chante deux mesures de Tchaïkovsky en boucle pendant trois jours (et encore n’est-ce vraiment traumatisant que pour ceux qui vous entendent – d’où que tout le bureau des stagiaires chantait le Lac, c’est moins pénible quand on beugle soi-même). Parce qu’il ne faut pas croire, mais on rigole aussi ; la sonnerie du téléphone portable (rose dragée, maman au bout du fil) en particulier, m’a déclenché un véritable fou rire : c’est la goutte d’eau qui fait déborder le lac. Mais le cassant du coupe-ongle, qu’on retrouve dans le martèlement des pas ou dans les pointes que Nina brise, et qui rappelle sa manie de se gratter jusqu’au sang n’est pas mal non plus. Enfin, il ne faudrait pas oublier le doux frémissement qui rappelle l’invocation du Basilic en fourchelangue, à chaque fois que l’héroïne a la chaire de poule cygne : cygne noir, sors de ce corps !

Au début, lorsque la caméra tressaute derrière le chignon de Nina au rythme de ses pas, l’analyse s’est mis en marche toute seule : la caméra adopte un point de vue subjectif, mais extériorisé, de sorte qu’on voit à la manière de Nina mais en la voyant elle et non avec elle, habile artifice pour suggérer une seconde présence. Heureusement, cette schizophrénie du spectateur qui regarde et de celui qui analyse le film ne m’en a pas fait immédiatement sortir. On distingue nettement les ficelles, mais c’est, comme dans un bon gigot, pour que tout se tienne. On n’a peut-être pas la gorge nouée, mais c’est intelligent. À condition de bien voir qu’il ne s’agit en aucun cas d’un film de danse ou sur la danse1, mais d’un film sur le Lac des cygnes, sur ses thèmes et son histoire. Ce n’est pas dommage, si vous voulez mon avis, que l’on reconnaissance enfin qu’on puisse penser à travers la danse et qu’un ballet donne à réfléchir. Car le Lac qui nous intéresse n’est pas tant celui qui est dansé par l’héroïne que la version qu’en donne le film, depuis le bal devenu soirée où le chorégraphe présente la future étoile jusqu’à la chute finale de celle-ci. Les deux sont néanmoins habilement intriqués, et ce depuis le prologue, à la fois générique et début du ballet, rêvé par Nina dans une version inconnue « more like the Bolchoï’s ». La balletomane parisienne est prévenue, il n’y aura pas d’ambiguïté homosexuelle à la Noureev chez le prince, voici une autre interprétation (preuve de la richesse du ballet). La transfusion spectacle-vie quotidienne se poursuit ensuite face à la vitre du métro, dans laquelle on aperçoit le sombre reflet de Nina et les néons des stations qui passent comme l’éclair que lancent les yeux de Rothbart au début.

Dans cette variation sur le cygne blanc et le cygne noir, la symbolique des couleurs est évidemment utilisée de façon marquée, quoique intelligente, une fois encore (déjà, le rose est cantonné à la chambre de Nina, c’est assez reposant). Certes, notre danseuse, naturellement à l’aise dans le rôle du cygne blanc, porte une écharpe duveteuse de la même couleur, mais le noir, très aimé des danseuses, n’est pas réservé à sa seule rivale : sa mère est également habillée en corbeau, comme si elle avait absorbé tout ce qui, de cette couleur, aurait été nécessaire à Nina pour s’épanouir en dehors d’une pureté fantasmée qui n’est en réalité rien – page blanche. Car ici, le noir est moins noirceur que couleur complémentaire du blanc. Voici rétablie au passage la vérité : on admire le cygne blanc, mais c’est le noir, séducteur, qui réjouit. Le seul manichéisme qu’il y ait dans cette opposition, c’est justement de les dissocier : le noir n’est noirceur que dans la mesure où on l’interdit au blanc et, à la limite, c’est celui-ci qui devient mauvais, tandis que le noir figure l’horizon d’une libération et d’un accès à la maturité. Un question d’équilibre que n’a pas encore résolue notre danseuse. C’est ainsi que Nina, étouffée indistinctement par sa mère et sa volonté de perfection, est incapable de se lâcher, comme l’y encourage le chorégraphe, très porté sur la volaille (le cliché est néanmoins développé : elle ne passe pas à la casserole mais se voit donnée pour consigne de se toucher car elle ne connaît visiblement pas son corps – difficile à entendre pour une danseuse). Incapable de se lâcher, elle ne peut que s’abandonner et cesser d’être elle-même pour devenir une autre, copie de sa « rivale » qui l’emmène boire un coup (dans l’optique de s’en taper un) et lui propose un peu de drogue hallucinatoire (et une scène lesbienne pour le plus grand plaisir de Palpatine, une !). Et je mets rivale entre guillemets, car elle ne l’est que dans les fantasmes de Nina, étant d’aussi bonne composition que bonne vivante. Bien qu’elle l’espère, elle ne cherche pas à lui prendre le rôle ; les ailes du cygne, elle les a déjà, en bonne bad girl qui se respecte, tatouées dans le dos, comme une rockeuse.

La métamorphose tant attendue s’opère pendant la représentation, mais la mue est plus que douloureuse. C’est en effet en enfonçant une brisure de miroir dans le ventre de sa rivale, désignée pour prendre la relève après un premier acte catastrophique, que le cygne blanc calcine ses plumes, même si ces dernières ne lui poussent que lors de la coda du cygne noir (bel effet que la danseuse bras nus au premier plan et son ombre portée avec de grandes ailes déployées). Mais à l’entracte, sa rivale frappe à la porte de sa loge pour venir la féliciter et, après avoir vérifié que tout le sang du meurtre et le corps même de la victime se sont évaporés, Nina est obligée de constater qu’elle a halluciné. N’ayant pas compris que son cygne devait être un phénix, et mourir pour mieux renaître, elle avait besoin d’un tiers sur lequel projeter la personnalité dont elle devait se débarrasser. Seulement, comme la transformation ne s’est pas opérée en amont, elle découvre à la fin de l’acte blanc que c’est dans ses propres entrailles qu’elle a enfoncé la brisure de miroir. La plaie s’élargit et elle meurt, d’avoir tué le cygne blanc sans que le cygne noir ait été déjà là en germe (il était toujours ailleurs : dans les délires de Nina, chez sa rivale, et plus sûrement, inaccessible, chez sa mère). En somme, le cygne blanc n’est pas devenu le noir : le noir est apparu à la place du blanc, qui a disparu pour ne pouvoir être son contraire. Le cygne blanc s’est tué et dans la noirceur de ce crime ne peut ressusciter. Il s’est détruit lui-même, au lieu d’avoir été détruit par une interprète qui abrite en elle la possibilité du blanc comme du noir.  

C’est pour n’avoir pas su être double que Nina s’est dédoublée et cet éternel cygne blanc (image de la femme prisonnière d’un sort, qui n’accède jamais au statut de femme qui devrait être le sien, et qu’incarne notre danseuse, fille de sa mère) meurt de trop de pureté (il lui aurait fallu un peu de noir mélangé à son blanc pour ne pas basculer dans le néant, n’être rien pour avoir refusé d’être autre – et de pouvoir plaire aux autres, en étant aussi sensuelle que sa rivale). Juste avant de mourir, elle se réjouit d’avoir été parfaite. On n’aurait su mieux dire : un parfait de foies de volaille. Les spectateurs de Nina pourraient dire, comme dans Après vous…, à table : « – Tu l’as trouvé comment, le poulet ? – Mort. »

 

1Je veux bien qu’une danseuse soit un brin maso, mais pas maso, anorexique ET schizo. La danse n’est pas le seul domaine cinématographiquement propice au développement des névroses. Qu’on regarde le piano, par exemple, avec La Tourneuse de pages ou encore La Pianiste de Haneke… Ou n’importe quel autre domaine qui n’est pas pour rien une discipline. C’est comme si, dans l’inconscient collectif, on ne pouvait tolérer le bonheur que l’on peut atteindre par ses efforts – dès fois que l’on doive en faire aussi… se sentir responsable de son bonheur, quel malheur !

Après Béjart, Gil Roman

 

Le titre du documentaire d’Arantxa Aguirre apparaissait à l’écran comme sous-titre pour « le cœur et le courage ». À croire que la citation de Cervantès n’est plus valable sortie d’Espagne et que tous les petits Français, qui ont pourtant répété (la bouche) en chœur « Rodrigues, as-tu du cœur ? », sont incapables de comprendre l’étroite relation que les deux termes entretiennent. On s’en doutait déjà pour avoir vu le best-of L’Amour la danse : le cœur n’est jamais mièvre chez Béjart et les danseurs ont même intérêt à l’avoir bien accroché. Car ce qui transpire rapidement de ce documentaire, après un premier temps d’hommage où les témoignages se succèdent en laissant un même écho sonore, « maître », « générosité », « humanité »1, c’est la force incroyable que le chorégraphe exigeait de ses danseurs et qu’il leur découvrait, à leur propre étonnement, au-delà de l’épuisement. C’est cet effort constant, constamment renouvelé, sans cesse repris et intensifié qui me touche, davantage que les effets de ralenti, de cadrage ou de lumière dont use la caméra pour jouer sur l’émotion. Les danseurs du Béjart Ballet Lausanne sont venus du monde entier (une des rares troupes à être si bigarrée – les interviews révèlent une vraie tour de Babel) pour être ses danseurs et c’est en continuant à danser avec le même acharnement qu’ils lui rendent hommage, bien plus que par leurs mots- mausolée.

Il s’agit toujours de recommencer : la compagnie, qui reposait sur un nom et doit à présent transmettre un style ; la création, par laquelle ce dernier sera perpétué et enrichi ; le mouvement, encore et toujours, au plus juste. Et Gil Roman de ne lever la séance de répétition que lorsque Elisabeth Ros, cette géante qui semble d’une solidité infaillible, s’étale de tout son long, fauchée par la fatigue, la pointe qui s’est dérobée. Cela pourrait paraître inhumain à certains, mais se reprendre tous les jours, prendre sur soi et reprendre sur soi le mouvement jusqu’à ce qu’il aille, comme un vêtement, cette volonté de puissance, c’est bien autre chose : c’est surhumain. L’humain qui travaille son imperfection, voilà le danseur. Et voilà Gil Roman, qui se retrouve soudain avec cette compagnie, à devoir justement se retrouver, avec ses doutes et son angoisse démultipliés en chacun des danseurs, et cependant s’oublier pour les faire progresser, pour que cela marche et que cela danse. Surtout continuer à avancer, surtout ne pas se retourner sur le passé, c’est ce que lui avait dit Béjart. S’éloigner du maître est nécessaire pour ne pas le trahir, mais douloureux. Il faut quitter les terres connues et naviguer à vue, en eaux troubles.

Alors qu’on le voit descendre facilement une cartouche de cigarettes en l’espace de quelques interviews (quelques jours ou quelques heures), le visage de Gil Roman se trouve pétri d’expressions humaines aussi nuancées qu’elles le sont d’ordinaire à travers le corps des danseurs ; appréhension, angoisse, abattement, remarques désabusées font rire malgré tout car jamais rien ne semble entamer l’espoir, pas même le désespoir d’un décor entièrement à revoir lors de la générale (c’est même seulement là qu’on peut savoir qu’il s’agit d’espoir). C’est à mon sens là tout l’intérêt de ce documentaire que de nous montrer un homme seul, seul depuis le début, et un peu plus encore maintenant, à présent que la Symphonie pour un homme seul, qui ouvre le film presque sur un baisser de rideau (l’entrouvre), se poursuit hors de la scène. Et si c’était par la fin que tout commençait… pourquoi pas.

1On pourra remercier Julien Favre de ne pas savoir bien s’exprimer qu’avec son corps.