Une séparation

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Une séparation, il y en a bien une, qui ouvre le film (scan des passeports comme générique, avant la demande de divorce devant la caméra-juge) et le referme (la fille du couple doit choisir avec lequel de ses parents elle veut vivre). Elle n’est pourtant pas centrale, sinon en ce qu’elle noue un peu plus fort l’affaire qu’elle encadre.

Nader veut mettre à la porte Razieh, l’aide-soignante qu’il a engagé lorsque sa femme l’a quittée, et qui a été négligente envers son père atteint d’Alzheimer, mais la femme résiste et il la pousse. Elle porte plainte contre lui pour meurtre contre l’enfant qu’elle portait et a perdu. Suit un inextricable imbroglio (Savait-il qu’elle était enceinte ? L’a-t-il vraiment poussée ou a-t-elle eu un malaise ? Le mari de celle-ci n’a-t-il pas des créanciers à payer ? Est-elle sûr d’elle ? Si tel n’est pas le cas, peut-elle accepter un dédommagement qu’elle estime superstitieusement pouvoir lui porter malheur ?, etc., le tout avec des cris permanents – heureusement, les sous-titres font le tri dans ces batailles de chiffonniers) qui n’a pas grand intérêt par lui-même et serait passablement ennuyeux s’il ne diffractait quantité d’enjeux annexes.

La confiance accordée ou refusée à un proche peut faire soupçonner des manœuvres pour récupérer la garde de son enfant, désigner les sujets tabous dans un couple et entériner la rupture d’un autre. La dimension religieuse vient encore compliquer la donne. On rit dans la salle lorsque Razieh téléphone pour demander si changer le vieux qui s’est fait dessus constituerait un péché, mais cela nourrit le malaise entre cette femme et son mari, à qui elle n’a pas voulu avouer son travail. Ce qui caractérise son personnage, c’est d’ailleurs la façon qu’elle a de rabattre en permanence son tchador contre elle, comme pour se protéger. Tout n’est pas pour autant réductible à au problème de la religion musulmane et il me que c’est pour cette raison qu’Une séparation est un bon film pas tant un bon film en soi qu’un film bon à voir pour les Occidentaux que nous sommes. Razieh va travailler en cachette parce qu’elle s’occupe de la toilette d’un vieil homme mais aussi et peut-être d’abord parce qu’elle ne veut pas humilier son mari chômeur. Les femmes sont voilées, même chez elles, certes, mais toutes ne sont pas entravées dans leur liberté. Ainsi, la différence entre Simin, la femme de Nader (le foulard laisse apparaître de magnifiques cheveux roux) et Razieh (ovale du visage mangé par le voile) tient moins à l’entière liberté reconnue à la première par son mari qu’à la superstition dans laquelle s’est enfermée la seconde. Bref, plutôt qu’une société inégalitaire, le film nous montre des individus qui, en son sein, font des choix pour y vivre ou non en accord avec eux-mêmes. Un autre quotidien humain.  

Vivre sa vie

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La première scène augurait bien : un couple discute au comptoir, sans se regarder, côte à côte, sans que le spectateur puisse les voir, de dos. C’est juste, on ne connaît jamais son propre visage lorsque l’on parle – sauf à se regarder dans un miroir mais l’héroïne n’y a droit qu’en vertu de sa vocation à devenir comédienne. Les acteurs nous tournent donc résolument le dos et ce surplus d’artifice, en nous éloignant des conventions, nous ramène un peu plus près du naturel. Même chose pour cette musique qui prend son élan romantique puis s’arrête abruptement pour nous projeter dans un réel brut, insignifiant, une rue avec des murs lézardés, un bruit de moteur qui ralentit en peu plus loin et celui des talons sur le trottoir. Cette musique enrayée me déroute dès le début, lorsque le générique s’affiche sur le profil gauche d’Anna Karina alias Nana, puis de face et enfin sur son profil droit ; pour un peu, on en aurait fait le tour. Curieusement, plus Godard s’attarde sur son personnage, moins celui-ci en est un. D’abord, Nana donne plus dans le roman zolien que dans Shakespeare en prostituant ses rêves d’actrice ; on la voit simple spectatrice au cinéma – le film en abyme, intégré au montage et non pris avec sa salle de projection comme cadre, me ramène à la mienne : je sors du film, un peu ennuyée, et je regarde Palpatine à la dérobée. On se voit rarement de profil dans un tête-à-tête, puis la scène est suffisamment lente pour ne pas diffuser un éclairage de stroboscope et, contrairement à la couleur, un peu verdâtre, le noir et blanc va bien au teint. J’apprécie davantage que Jeanne d’Arc. Heureusement, celle-ci meurt et nous retournons à notre personnage qui, disions-nous, en est de moins en moins un. De même que le modèle du portrait ovale d’Edgar Poe (lu à Nana par son amant non client) perd de ses couleurs à mesure que son mari la peint, Nana perd de son charme à mesure que le film se déroule. L’issue est la même, elle finit par en mourir, le cinéaste l’exécute rapidement en un tableau. Que pouvait-il faire aussi d’une personne dont la figure est la lapalissade ? Nana est une nana tout comme, nous dit-elle, une assiette est une assiette, un verre est un verre, un homme est un homme. Elle est à peu près aussi inspirée que dans sa discussion avec un Platon de comptoir (« Nana fait de la philosophie sans le savoir » nous autres hommes des cavernes cinématographiques sommes heureux d’être ainsi éclairés) : coquille vide. Et je ne suis pas bien persuadée que le film l’ait absorbée plus que moi ; en vérité, je ne m’écrirai pas que c’est la Vie elle-même.  

 

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A Clockwork Orange

You can’t eat the orange and threw the peels away – a man is not a piece of fruit, protested some salesman not long before his death. 

C’est pourtant ce que fait Alex, le personnage d’Orange mécanique, qui tabasse qui n’a pas l’heur de lui plaire et viole qui lui plaît trop. J’ai cru que je ne tiendrais jamais le premier quart d’heure, prise du même dégoût qu’avaient suscité les premières pages de Voyage au bout de la nuit. Violent rejet. Mais tout comme on est forcé de rendre à Céline ce qui lui appartient, la glaire gloire de son style, on est obligé d’en reconnaître à Kubrick. Car ce qui est débectable, ce n’est pas tant la violence que sa gratuité : du pur spectacle. Sa mise en scène est virtuose – à vomir mais virtuose. Virtuose parce qu’à vomir. On massacre en bowler hat et chantant sous la pluie. J’ai du mal à concilier ces clowneries sadiques avec les pitreries réjouissantes qui sont pour moi attachées à la musique du Grand pas de deux parodique de Christan Spuck, tout frais de la semaine dernière. Et cela va de mal en pis, chaque tentative pour s’abstraire du spectacle nous y enlise davantage, comme lorsque Alex, « soigné » par a brave new world, est exhibé sur scène, en proie à la souffrance de ne pouvoir être tenté par le sexe ou la violence sans être terrassé par la nausée. Le spectateur, oppressé comme une vulgaire orange, n’y échappe pas : il est voyeur, et ne peut fermer les yeux, à l’instar Alex dont les paupières sont maintenues ouvertes par des crochets pendant le traitement – avec le prix de la place et la rangée de spectateurs à déranger dans le rôle des crochets. Si je n’avais pas été au cinéma, je n’aurais jamais pu voir ce film jusqu’au bout. J’ai d’ailleurs encore du mal à comprendre qu’on puisse s’infliger ça plusieurs fois. À moins qu’on s’y habitue, comme on s’habitue aux horreurs du journal télévisé, parce que cela finit par devenir un spectacle avec son présentateur-récitant, ses refrains de « véritable tragédie » et son pathos. Il faut alors que ce spectacle soit consciemment mis en scène par Kubrick pour qu’on en découvre à nouveau l’horreur, avec l’horreur d’entrevoir que ce n’est pas la violence qui nous est insupportable mais son spectacle. On n’est pas sorti de la colonie pénitentiaire. Ses murs ont juste été repeints, flashy.  

Père Castor, bricole-nous une histoire

Ou tous les rongeurs ne sont pas des amis (pour rappel, je suis une souris et ce post est un spoiler géant – pour un post sans spoil à gratter, c’est par ).

Le dernier film de Jodie Foster n’est pas spécialement complexe mais son déroulement linéaire ne tombe pas à plat. The Beaver, c’est la peluche-marionnette que Walter sauve de la poubelle lorsque, sa femme l’ayant mis à la porte pour cause de dépression chronique, il se débarrasse de ses affaires avant de se débarrasser de lui-même. Évidemment, se pendre par la cravate à la tringle du rideau de douche n’est pas la manière la plus efficace de se suicider (petite pensée émue pour Ephreet, dont l’avatar s’était pendu à un arbuste : Stupid people never die). Cette farce morbide marque la sortie de l’apathie et introduit le rire dans le film. Bourré et bourru, Walter s’admoneste via la marionnette et, lorsqu’il a cessé de faire la marmotte, on le retrouve encore castor au poing, promu au rang d’objet transitionnel.

Et voilà Walter qui reprend du poil de la bête, sous l’œil amusé de son fils cadet, et affligé de son aîné. Le spectateur est un peu comme sa femme, Meredith, qui ne sait plus trop si c’est du lard ou du cochon, le castor ou Walter : tantôt on se laisse prendre au jeu du ventriloque, tantôt on voit un homme ganté d’une marionnette. Le comique repose sur ce principe de fusion/dissociation et cela donne lieu à quelques scènes tout à fait réussies, comme lorsque Walter se pointe ainsi à l’usine de jouet dont il est le patron ou lorsqu’il renverse sa femme dans un cambré de tango et lui colle le castor dans la bouche. En effet, la bestiole censée donner un coup de main s’invite jusque dans le lit du couple, où il partage les halètements de Walter. Alors qu’on était passé de l’apathique au rire, celui-ci de grinçant, puis joyeux devient jaune et insensiblement, on glisse dans le pathétique, on s’y enfonce encore plus profondément qu’avant, jusqu’à ce que cela devienne dramatique.

Le castor devait aider à faire sortir le nouveau moi de Walter – il l’en a carrément extrait : la pulsion destructrice du suicidaire revient sous forme de schizophrénie aiguë. Le jeu est fini et forcément, cela ne peut pas bien finir. Le fils aîné, lui-même improvisé thérapeute de la fille dont il est tombé amoureux, finit par se faire avouer (un peu comme se faire vomir) que le « tout ira bien » est un mensonge. Mieux vaut faire sortir le mal, certes – le barrage du castor empêche le pus de s’écouler – mais à condition de savoir qu’on ne s’en débarrassera pas d’un coup de meuleuse ciseau, on ne renie pas impunément une partie de nous-mêmes, fût-elle celle de nos échecs – on continue pour être encore quelqu’un même si l’on ne pourra plus jamais être celui qu’on a été. J’aime bien la manière dont le film est bouclé par la voix-off : on commence sur une image d’un homme déprimé et on finit sur celle de Walter, similaire mais sans qualificatif – qu’il soit quelqu’un sera déjà bien. Cela ne finit pas bien, cela finit mieux.

Pina en 3D

 

Dur pour les yeux. On nous vante les mérites de la 3D, mais il y a ce que l’on ne dit pas : avant la projection, on ressemble à des mouches avec nos grosses lunettes en plastique, et après, à des lapins albinos qui ont fait une nuit blanche tellement on a les yeux explosés (pendant, on a juste réajusté vingt fois la superposition des lunettes de vue et de 3D). Autant dire que si le procédé technique est admirable et n’a plus rien à voir avec les reliefs verts et rouges des premiers essais, son usage me laisse quelque peu dubitative. Il n’était pourtant pas gratuit : la danse, art de l’espace par excellence, lui donne une caution esthétique, au-delà des effets à sensations dans les parcs à thème ou la publicité qui a précédé le film. Mais curieusement, cette technique qui redonne du volume aux mouvements me fait perdre de vue les corps, les déréalise. Peut-être est-ce seulement une question d’habitude ; toujours est-il que j’ai eu l’impression de voir des personnages de synthèse, et je n’aurais pas été surprise de leur voir pousser des ailes en tournant sur eux-mêmes. Dans le film, le montage inclut un extrait de Café Müller dans la maquette du décor que commentent deux danseurs ; pour moi, tout au long du documentaire, les danseurs n’auront cessé d’être cela : des marionnettes miniatures qui se baladent dans une maquette. Des images d’archives ont également été incluses, qui ont demandé quelques secondes de réadaptation, le temps que le cerveau arrête de se concentrer tout entier à synthétiser les souffrances oculaires et reprenne son travail d’interprétation en découpant lui-même dans l’image les plans que le réalisateur impose dans la 3D (plus une chose apparaît proche, plus l’image est dédoublée – mais d’après les variations qu’il m’a été donné de voir, j’imagine que ce traitement est le résultat d’un choix, et non des dimensions spatiales de ce qui a été enregistré).

 

Direct, c’est le parti pris de Wim Wenders qui n’épilogue pas sur le mythe Pina. À l’image de la chorégraphe (dont l’une des danseuses a reçu une corrections en vingt ans de carrière), son documentaire n’est pas disert. Il y a bien quelques commentaires et des témoignages de danseurs, mais dans l’ensemble, on se contente (et on nous contente) de montrer. Exhibition technique, peut-être, mais pas seulement : la danse n’est plus traitée comme une illustration mais comme un art qui parle de lui-même. Même lorsqu’on entend les danseurs témoigner, on ne les voit pas parler – seulement leur visage en mouvement, dansant–, et ce sont leurs expressions qui font résonner les paroles de la voix. Pour autant, cette autonomie de la danse n’exclut pas d’essayer de la traduire dans le langage, autre, de la langue. Cela indique parfois une faille par laquelle se glisser dans l’œuvre : c’est ainsi que j’ai pleinement apprécié en la revoyant une scène que les répétitrices tentaient de faire comprendre aux grands enfants des Rêves dansant. Je regrette qu’on ne puisse nous en indiquer davantage. Car il faut bien le dire, malgré le titre du film réduit à son seul prénom, Pina Bausch n’est pas facile d’accès, ni pour ses danseurs qui avaient pour elle plus d’awe que d’admiration, ni pour le spectateur qui, en fait de documentaire direct, se prend un direct dans la tronche.

 

Déroutant, au final. Comme beaucoup de gens, j’imagine, je n’ai découvert Pina Bausch (la danse, pas le nom) que cette année (rien de tel que la mort pour rendre un artiste immortel), avec le Sacre du printemps à Garnier et les Rêves dansants au cinéma. C’est maigre – au moins autant que le corps vieilli de la chorégraphe dans ses dernières années. À son corps décharné font écho des mouvements désincarnés (corps vide qui avance, aveugle, dans Café Müller, et devant lequel un homme écarte brutalement les chaises pour qu’elle ne s’y cogne pas) qui rendent paradoxalement les corps humains – trop humains. Ce ne sont plus des corps séduisants ni même performants : des corps carcasses. J’ai été vaguement étonnée de ne pas trouver les danseurs beaux sur scène, puis surprise de les trouver beaucoup mieux lors des interviews, et plus encore lorsque les femmes disaient se sentir belles grâce à Pina : j’avais au contraire l’impression qu’elle les enlaidissait. Comme si la danse aspirait la beauté de leur trait sans la faire rejaillir sur eux. En même temps, peut-être est-ce précisément la raison pour laquelle la danse de Pina Bausch peut devenir belle, loin des lignes auxquelles on est toujours prompt à s’arrêter. Reste que sans ligne esthétique, physique, j’ai du mal à en trouver une directrice. Une des danseuses racontait que Pina leur disait de continuer à chercher, sans savoir quoi au juste ; difficile ensuite pour les spectateur d’y trouver quelque chose.

Je peine, parfois cela m’ennuie un peu, mais parfois aussi ce que je vois est déchirant, comme lorsque cette femme se jette à répétition dans puis des bras d’un homme ou lorsque cette autre tombe raide, continuellement rattrapée par un homme qui l’érige à nouveau. La répétition n’est pas comique, elle est douloureuse, pénible comme une tâche toujours à recommencer. Les hommes s’y efforcent, y perdent leur force, et pourtant, c’est seulement là que cette force existe, qu’ils sont en vie. Et même si je n’irais pas à tout prix voir un spectacle de la chorégraphe, même si je n’y comprends pas grand-chose, je recommanderais ce documentaire, rien que pour cette force violente et vitale à la fois, pour cette tendresse toujours crue et par là même déchirante.