Copie conforme

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Vous voyez la copie double carré Seyes ? C’est celle que rend Abbas Kiarostami. Ce film que je regrettais d’avoir laissé passer est intelligent, très, trop, autant que la conférence savante qui l’ouvre. Et aussi stérile, au final.

Pourtant, lorsque James, venu parler de son livre, défend la valeur de la copie face à la sacralité de l’original, l’ennui universitaire semble sur le point d’être battu en brèche. Questionné par une femme qui fait preuve de toute l’érudition dont elle est capable pour montrer qu’il l’a séduite, il essaye de dévier la conversation, de lui donner un tour plus décontracté. Les facades ocres de la Toscane défilent sur le pare-brise derrière lequel on les devine mal, mais c’est peine perdue, l’invitation à regarder le paysage tombe à plat sur le capot, est écrasée sous les roues : n’attendons pas d’authenticité de qui cherche à faire l’original.

On ne sortira de la dispute intellectuelle que pour tomber dans la dispute profane. Car ce duo balbutiant, qu’on dirait couple si le flirt n’en était pas curieusement absent, se révèle être marié depuis quinze ans. On passera sur les incohérences scénaristiques (genre le gamin qui s’amuse du béguin de sa mère pour « le monsieur » qui n’est autre que son père, revenu de voyage la veille pour son anniversaire de mariage) dans l’espoir d’un rebond. Mais le jeu auquel les soi-disant inconnus se sont livré n’a rien de ludique, et le retournement tombe à plat, comme une crêpe.

James n’a pas la moindre envie d’être de nouveau séduit, il s’accomode parfaitement des restes d’une tendresse distante, pour une femme qu’il aime quelque part dans sa fatigue. Elle, en revanche, voudrait un anniversaire de mariage qui soit la copie conforme de ses noces. Elle traine James sur les traces d’un passé qu’il ne veut ni ne peut ressusciter, d’une époque originelle pour laquelle il n’a pas plus d’admiration que pour ce présent copié qui l’ennuie copieusement, ou pour les oeuvres habituellement portées aux nues (d’ailleurs, il ne dénudura pas non plus sa femme allongée sur le lit de leurs noces). Il a raison, la copie, même si elle n’est pas l’altération de l’original, est autre, et il faut lui trouver une valeur intrinsèque ; on comprend sa patience désabusée, qui lui fait passer une vaine après-midi avec sa femme qu’il tente d’apaiser en lui mettant la main sur l’épaule, et son irritation de ce que rien n’étanche la soif de tendresse, d’amour, d’attention, d’absolu, en fait, de cette admiratrice qui le harcèle par son désir. Ce n’est pas un hasard s’il trouve mauvais le vin qu’on leur sert et si le serveur refuse qu’il le renvoie : pas d’ivresse possible, et ils sont toujours là.

On est donc d’accord avec son irritation à lui, mais on comprend son agacement à elle, qui ne cesse de revenir à la charge, avec ses sujets de discussion, ses compliments élogieux, son rouge à lèvres, ses boucles d’oreilles et ses souvenirs qui ne sont plus vraiment les leurs. Légitime dans sa détresse, insupportable dans son insatisfaction. La film ne nous emmène pas au-delà, il nous ressasse dans cette frustration. Ne reste que le visage dévasté de Juliette Binoche.

 

Des rayures et des étoiles

Bonne surprise de découvrir au dernier moment que j’avais bien une place pour la générale de La Bayadère (c’est la séance de travail qui était complète). Bonne surprise aussi de retrouver mon homonyme et le Petit rat, qui me met à jour niveau ragots. J’apprends donc en avance la nomination de Josua Hoffalt prévue pour le lendemain, et en retard qu’il est en couple avec Muriel Zusperreguy – ce qui a beaucoup chagriné Palpatine, mais je l’ai consolé en lui faisant valoir qu’avec un compagnon étoile, elle serait peut-être un peu plus distribuée. J’apprends également, mais de la feuille de programmation cette fois-ci, que Nikiya est dansée par Aurélie Dupont et Gamzatti par Dorothée Gilbert. La suite confirme la distribution de rêve : Emmanuel Thibault dans l’Idole dorée (il s’est réservé, donc je le suis aussi), Mathilde Froustey dans la variation à la cruche (un message de la direction ? Sérieusement, quand arrêtera-t-on de la cantonner à des rôles de chipie ?), et Héloïse Bourdon dans le troisième, entre autres.

Sans compter que La Bayadère est peut-être mon ballet classique préféré. J’y aime tout : la descente des ombres, les cambrés et le costume orange de Nikiya, bien sûr, mais aussi tout le kitsch, la peau peinte des esclaves qui dégueulasse la scène en moins de deux, le cliquetis des couteaux en plastique sauvagement brandis, les couleurs qui ne vont pas ensemble et qui ne jurent pas parce qu’on y a ajouté des tonnes de paillettes dorées, le tigre en peluche qui fait oui-oui de la tête tandis qu’on le trimballe les pieds liés à une broche, les perroquets qui ont le mal de mer attachés aux poignets du corps de ballet, l’énorme éléphant à roulettes chevauché par un Solor qui tente de rester majestueux, ou encore la tapisserie du décor enroulée autour des pendrillons comme chez un marchand de tapis. Une exception : la nouvelle tenue de l’idole dorée. Après Faust power-ranger et l’Amour de Psyché, l’opéra a trouvé une nouvelle façon d’écouler son stock de tissu doré. On dirait que l’idole est allée s’acheter un legging chez American Apparel, remarque le Petit rat.

Aurélie Dupont est fantastique, comme d’habitude. Il n’y a qu’elle pour danser avec le dos bloqué une variation qui repose sur des cambrés ; les bras achèvent le mouvement tout naturellement et font sentir la souffrance du personnage sans rien laisser soupçonner de la sienne. Il faudra attendre le troisième acte et la confirmation du Petit rat pour s’apercevoir qu’effectivement, les arabesques sont un peu plus basses que d’habitude, et le visage un peu plus fermé (agacement envers son partenaire fringant qui lâche l’affaire au milieu de son dernier manège ? Ou simple logique du rôle, une ombre n’étant pas franchement censée être rayonnante ?). Autre ombre au tableau : à côté de l’aisance de Charline Giezendanner, Héloïse Bourdon tendait à perdre de sa superbe face aux difficultés techniques dont elle se sortait pourtant bien. Je ne suis plus si certaine d’avoir envie d’aller me battre pour la voir en Nikiya ; à la réflexion, le rôle de Gamzatti, moins sensuel et plus hiératique, lui conviendrait sûrement mieux.

Il va en tous cas parfaitement à Dorothée Gilbert. La façon dont elle toise Nikiya et la tient à distance par la seule puissance de son torse bombé… Gamzatti est un rôle d’étoile, pas de sujet. Il faut l’assise que donne le statut pour tenir tête à l’étoile du ballet, pour que l’humilité de Nikiya soit perçue comme une feinte du personnage et non comme celle de la danseuse qui essaye de s’effacer derrière une partenaire qui n’a pas la carrure nécessaire pour l’éclipser. Et ce n’est pas affaire de taille, même si les Gamzatti sont souvent plus grandes que les Nikiya (pour faire face à Agnès Letestu, on était allé chercher Stéphanie Romberg…) : on ne demande pas à une étoile d’arrêter de briller… La piquante Dorothée Gilbert et la sensuelle Aurélie Dupont, voilà qui fait des étincelles. Égale puissance, égale légitimité, passion du pouvoir, passion d’un homme, l’affrontement est réel, on dirait qu’elles vont s’étriper. Le spectateur aussi se roulerait bien par terre de plaisir devant cette confrontation explosive. Là, on comprend parfaitement le poignard de Nikiya et la serpent vengeur de Gamzatti…

Et puis Josua Hoffalt augure bien. Avec sa grande silhouette longiligne, ses arabesques déliées comme celles d’un danseuse, ses attitudes renversées renversantes et la puissance de ses sauts précis, il a une belle gueule, certes, mais surtout, il a de la gueule. Laissons mijoter à feu doux.

Avec tout ça, je n’ai pas eu trop de mal à faire abstraction de la myriade d’obturateurs au parterre, dont j’ai d’abord pris le bruit pour celui d’une grande bâche qu’on froisserait en coulisses…

Pelléas et Mélisande

Il y a des jours comme ça, comme mardi en huit… Je me suis levée en retard et je suis arrivée à l’heure de bonne humeur. Je me suis pointée tardivement à la billeterie, sans me presser, et je suis passée comme une fleur devant les files d’aspirants spectateurs sans Pass jeune. J’ai eu une place au sixième rang et j’ai revendue celle de C. à un monsieur que cela a mis fort content. J’ai taché mon sac et mon manteau de gras avec ma quiche saumon-épinards, et c’était déjà estompé quand j’ai mangé mon carré coco bordé de chocolat. Je me suis assise et le spectacle a commencé.

Il faudrait énumérer les éblouissements dans leur ordre d’apparition, comme au cinéma, pour ne rien diminuer. La musique de Debussy qui ressuscite depuis la fosse. La scénographie bleue qui naît avec les formes noires qui coulissent. La figure lunaire d’Elena Tsallagova. Sa main tenue qui dessine dans l’air comme un poisson dans l’eau. Sa voix qui n’a besoin d’aucun effort pour murmurer quelque chose au second balcon. Puis tout son corps lorsqu’elle se lève et assèche la flaque de sa robe blanche. Ses ports de bras, qui écartent d’une demi-couronne un invisible rideau, et lui découvrent la forêt, et le visage. Ses ports de bras me mettent un doute, son grand cambré me l’ôte : Elena Tsallagova est danseuse.

Emerveillement, la voix prend corps et émet le personnage en mouvement, pur mouvement : Mélisande est insaisisable. Elle ne change pas d’avis mais de place, comme une note qui signifie alors quelque chose de tout autre. Golaud la trouve dans la forêt, la ramène et l’épouse sans plus de difficulté qu’il en aurait eu à se baisser pour ramasser un galet. Lisse mais pas légère, même si, aperçue au fond de l’eau depuis la surface, elle est évanescente — imprécision de sa silhouette blanche fondue dans la lumière bleue. Coupée de la source aurpès de laquelle Golaud l’a trouvée, elle suit le courant de son inconscient ; les motifs, l’intention, le désir, toute psychologie a sombré bien trop profond pour que nos suppositions ne soient pas superficielles. Pas d’agitation, seulement une émotion arrivée d’on ne sait où, résultat d’un mouvement que l’on n’a pas pu percevoir. Et de fait, la chorégraphie est imperceptible, extraordinairement minimale, condensée, suspendue, en quelques gestes, véritablement. L’inclinaison de Mélisande pour Pelléas n’est que l’inclination de son corps étiré en marge du déséquilibre vers une source lumineuse à l’autre bout de la scène. On ne se touche pas, on s’émeut, comme des aimants qui s’attirent et se tiennent à distance respectueuse – force, alors, de la main dans la main, comparable à la plus enlacée des étreintes. Ce peu de mouvement doit être incroyablement fatigant pour les chanteurs, forcés de se concentrer, concentrer leur corps, leur voix, pour canaliser et déployer l’énergie qui tire la tension de l’attention. Si cette mise en scène est statique, ce ne peut être qu’à la manière de l’électricité.

Comme le bleu électrique du cyclo, dont on module l’intensité lumineuse : il se met à vibrer lorsque Mélisande respire le large, pâlit jusqu’au blanc quand Golaud surprend les innocents amants, et sombre à nouveau sur la forêt et le château. Ce bleu est un élément dont on ne sort pas, il baigne l’histoire, en baptise et noie les personnages, transformant Mélisande en ondine grave et riante. Autant le bleu Klein me paraît une vaste blague, autant le bleu Wilson rend l’opéra lumineux. C’est un peu fatigant à soutenir pour les yeux, certes, surtout après une journée entière de rétroéclairage face à l’écran, mais c’est beau. Beau avec la belle occlusive du b, à balancer comme un juron. Enfin une mise en scène esthétique, puissamment esthétique, c’est-à-dire intelligente.

L’anneau, par exemple. Au bord de la fontaine en compagnie de Pelléas, Mélisande joue avec l’anneau que lui a donné Golaud et le laisse tomber, comme un fait inexprès. Et cet anneau, qui n’est pas la fidélité — car Mélisande, n’étant jamais fidèle à elle-même, ne peut pas tromper — se trouve projeté au fond de la scène bleue comme au fond de l’eau, comme un soleil aussi. Aussi lumineux que Pelléas, pierrot lunaire. Curieusement, le blanc oscille entre clarté et vérité plus sombre, dangereuse. Pelléas est habillé de blanc, Golaud plus noir encore devant l’écran blanc, et Mélisande accouche et meurt dans ces mêmes limbes blanches. L’innoncence est ici grave ; il faut être enfant, il faut être Yniold (formidable Julie Mathevet, devenue Julien sur le site de l’ONP), hissé sur les épaules de son père jusqu’à la fenêtre, pour le voir.   Pelléas et Mélisande eux-mêmes sont des enfants, Golaud le dit bien, et pourtant cela ne minimise rien. Ni l’amour distrait de Mélisande pour Pelléas, ni la douleur de Golaud. Lorsque celui-ci tue son frère, il tue l’innocence et créer rétrospectivement une histoire d’adultère là où il n’y avait rien, rien que chasteté à l’égard de l’amant, et attention dévouée envers le mari, dont elle est enceinte (en sainte). Improbable grossesse, grossière erreur : Mélisande expulse l’enfant qui était en elle, et meurt de ne l’être plus. 

L’anneau, la fontaine, la mer et l’enfant, tout cela serait mièvre si la mise en scène le représentait naturellement. En passant ainsi par le symbole, Robert Wilson nous donne la signification plutôt que l’explication – évocation du mystère, invocation de la poésie. Rha, Debussy… Philipe Jordan et l’orchestre sont acclamés après l’entracte comme si le rideau venait de tomber, et les saluts ont été une explosion, comme si la salle retenait, frustée, ses applaudissements depuis le début de l’année.

A lire : l’interview d’Elena Tsallagova sur Altamusica, où elle parle de son passage de la danse à la musique, de la production, « qui est presque une chorégraphie », et de son personnage en point d’interrogation, pour lequel elle s’invente « non pas une, mais plusieurs histoires, ce qui [lui] permet d’avoir plusieurs couleurs » car « la beauté de son caractère tient à ce qu’elle peut se comporter tantôt comme une enfant, tantôt comme une femme. Elle change sans cesse, avec la musique. Elle répond sans réfléchir aux questions qui lui sont posées. Personne ne saura la vérité, car elle ne la connaît pas elle-même. » 

Gershwing

Raphsody in Blue et le concerto pour piano en fa majeur sont, avec le Boléro de Ravel, La Mer de Debussy et les nocturnes de Chopin, les classiques que j’ai écouté en boucle quand j’étais petite. Il devait bien y avoir une Walkyrie et un Danuble bleu qui trainaient, mais ces extraits-là ne l’ont pas souvent été de leur pochette. Tandis que Gershwin…

Les premières minutes me plongent dans un abyme de perplexité. Je ne reconnais rien et commence à me demander si la version que j’avais ne serait pas tronquée. J’attends un mouvement, dès fois que le deuxième soit plus familier, mais je dois me rendre à l’évidence : l’ordre du programme a été chamboulé. Quelques pages tournées m’apprennent que le bar jazzy où le violon solo penche son instrument comme s’il voulait donner un coup sur l’épaule d’un camarade de whisky se trouve dans le quartier de Catfish Row. Quant aux chansons de Porgy, revenues d’un lointain saloon, j’imagine qu’elles sont parties avec la fugue, chassées par l’ouragan (Hurricane) qui fait rage. Mauvaise estimation, un nouveau mouvement commence après celui qui, d’après mes calculs, aurait du clore le morceau. Je rétrograde, réatribue à la Fugue la course musicale à la West Side Story et prend le temps de savourer un Good Mornin’ ensolleilé de cymbales. C’est que j’aime bien être en phase avec les mouvements, histoire de laisser mon imagination gambader dans le bon pré carré. Après la lecture du programme, il s’avère que tout ça est un remix de l’opéra Porgy and Bess et qu’il y a de l’acte III avant le II. Bref, j’ai bien fait de sautiller d’une fesse sur l’autre, c’était tout de même l’essentiel.

La musique de Gershwin, c’est l’essence du petit pois sauteur. Dans Rhapsody in Blue, il rebondit partout sur les affiches de Broadway et annonce, filmé en contre-plongée, un groupe de danseurs qui remontent l’avenue à grandes enjambées de crabe, buste en arrière. Très précisément. Les jambes en avant, précipitées par le rythme, le buste qui suit avec juste ce qu’il faut de retard pour un bon crescendo. C’est une ville chewing-gum qui s’étire comme un glissando de trombone à coulisse ; les gratte-ciel se dressent de part et d’autre du clavier promu chaussée à cause du passage piéton de ses touches blanches. Parfois le pois sauteur rentre et se pose dans un bar, mais ça ne dure pas longtemps, les glaçons au fond du verre se mettent à tinter et c’est reparti avec tout le tremblement.

A la fin du morceau, pourtant, je ne sais toujours pas si j’apprécie ou non Stefano Bollani. Pas tant à cause de l’élastique rouge dans ses cheveux et de ses chaussures simili-baskets à lacets bleues et blanches, blanches surtout, de part et d’autre de son costume noire, que de son interprétation qui est justement cela : une interprétation. A force d’avoir écouté et réécouté une seule et même version, elle s’est imposée comme vérité unique, et le moindre décalage me paraît pencher dans le faux. Le pianiste me mange des notes, j’en suis sûre, il les gobe toutes rondes sans les avoir enfourchetées d’un accord sonnant et trébuchant. Ma bienveillance s’éveille lors d’un passage plus soft où les accents qu’il a intervertis font entendre tout autre chose : une phrase dont les mots, à peine lâchés, sont rattrapés ravalés par l’homme qui a juste parlé et devance de fait l’assourdissant silence. Maintenant tout s’explique, j’ai retrouvé mon CD, il a été enregistré par les sœurs Labeque (jeunes) qui, j’ai cru comprendre, ne sont pas réputées pour être des modèles de délicatesse…

Le concerto pour piano en fa majeur ne s’est pas incrusté en moi note à note, et du coup je m’éclate avec le pianiste. Je ne vois plus son front de footballer, seulement son mini-catogan de gars cool. Et ses mains, grâce aux retardataires qui sont arrivés à l’entracte et ont récupéré les places où Palpatine et moi avions fui le monsieur nauséabond censé être mon voisin pour la soirée. Le genre à s’être rendu compte avant de partir du boulot qu’il sentait la transpiration (ça arrive… à coup sûr quand on ne change pas de fringues tous les jours) et à s’être dit qu’on ne verrait pas la différence entre un déodorant et le désodorisant des toilettes. Il ne l’a peut-être pas vue, mais je l’ai sentie. Au final, l’odeur chimique diffusait bien plus qu’elle ne masquait l’odeur initiale. Tellement insupportable que j’ai pris le risque de me relever alors que les musiciens étaient déjà assis et la salle (quasi)complète. Parfois j’ai l’impression que plus les gens ont du fric, moins ils savent vivre ; c’est plus la basse-cour en première catégorie qu’au poulailler. Mais concentrons-nous, concerto fou.

Gershwin indique que « le premier mouvement utilise le rythme du charleston ». Je vous l’avais bien dit : c’est le pois sauteur ! Le pianiste reste souple sur les genoux, et se lève à l’occasion. Dans l’œil de la tempête, il tourbillonne en silence, les yeux fermés, je l’imagine de dos, et s’abat d’un coup pour prendre l’accord par surprise. Plusieurs fois sa main gauche poursuit la droite, repliée au-dessus en arc de cercle comme s’il composait son code secret à l’abri des regards indiscrets. Et quand la main droite est acculée au bout du clavier, elle se retire plus promptement que d’un métier à tisser. Paf ! Stefano Bollani joue avec sa tête, avec ses épaules, son menton… son coude, même, en bis, et il jouerait avec son nez s’il pouvait. Gershwin voulait du feeling, il est servi ! Et on se ressert avec les bis, des improvisations endiablées que le pianiste fait semblant de nous refuser la première fois, se relevant alors qu’il n’est même pas encore assis sur son tabouret, et nous offre généreusement ensuite, transformant ainsi la fin du concert en récital.
 

Mercredi, c’était ravioli Klari, Joël et Laurent (qui m’apprend que Rhapsody in Blue s’est bel et bien pris quelques bleus – tout s’explique, bis).

Janáček, notes intimes dans les brumes

J’ai voulu garder ce concert pour moi. Comme un secret : les musiciens n’ont joué que pour moi et la poussière qui flottait dans le chapiteau vide des Bouffes du Nord. Peut-être aussi mon arrière-grand-mère, qui flottait par là à travers le parfum que portait ma voisine. Habanita de Molinar. Grincements de chaises dépliantes, éboulis de métal et sonnerie de téléphone matée par le violoncelliste sont seulement le signe qu’une foule de fantômes habite l’endroit. De chaque côté de la béance centrale, les murs montent en rouge brique et tombent en ocre décrépi, envoient leur poussière d’or veilli sous le dôme de la piste. Un fragment d’autrefois, comme une église désertée par son dieu, soulagée de la dévotion. Un mystère de cirque antique. Un lieu que Janáček peut visiter. Le quatuor de David Grimal, Hans-Peter Hofman (violons), David Gaillard (alto), Xavier Philips (violoncelle), rejoints par Alain Planès (piano), l’y a invité et ils jouent, en petit comité. Parfois la conversation cavalcade, les violons se coupent la parole. Parfois aussi, comme si l’ivresse et l’obscurité les berçaient, ils partagent leur solitude de tabouret.

J’entends ce qui se dit car, plusieurs fois pendant le concert, j’ai pris le grand fil de funambule qui pendait deux micros au milieu du théâtre et je suis descendue du balcon en tirolienne. C’est-à-dire quand ils ne s’en servaient pas comme filet pour faire passer par-dessus des bouffées de passé. Si vous n’en avez jamais imaginé, des bouffées de passé, cela ressemble à des morceaux de sucre. Un morceau de sucre projeté au-dessus d’un fil comme une cannette derrière un mur est une image incongrue, mais pas si loufoque après tout : les tigres ne se vaporisent pas aussi bien à travers les cerceaux. Puis s’il fallait s’arrêter à ça… On n’entendrait pas violon et alto se transformer en grillons. Ni le violoncelliste racler les cordes de son archet comme de la mousse au chocolat, à coups délicats de petite cuillère. J’adore entendre bruire la mousse au chocolat. Peut-être plus encore que le croquant de la bouchée qui se détache du mini Caprice des dieux sous la dent. Ce sont des petites notes prosaïques qui introduisent juste ce qu’il faut de couacs burlesques pour faire entendre la poésie. La métaphysique s’élance du corps et le compositeur tchèque y revient, sa pensée fait du trampoline du sol jusqu’au songe. Le présent disparaît et laisse place à la beauté qui émane du passé. On le revit dans la musique, absorbé. Lorsqu’elle se retire, on est débarqué sur la grève, à sec, expulsé de cette faille temporelle qui s’est refermée sur nos souvenirs. Le théâtre reparaît autour de nous comme une ruine dont on a déjà tout oublié. Le passé et sa musique se sont évanouis, on ne s’en rappelle plus que comme on l’a vécu : comme un souvenir.

Pour s’immiscer dans le passé, voici ceux de Klari, Palpatine et Joël.