Dernièrement Vu Depuis mon canapé

Swimming pool, de François Ozon, avec Charlotte Rampling dans le rôle d’une romancière de polars anglaise un peu coincée, que son éditeur-amant indifférent a envoyé prendre des vacances dans sa maison de campagne française, et Ludivigne Sagnier en potentielle belle-fille allumeuse. La bibliographie pleine de meurtres et de sang de la romancière, la piscine de la propriété, le rouge insistant du matelas gonflable, les corps qui bronzent au bord de l’eau à même le sol et les accords plaqués sur des instants anodins appelent un crime qui n’a pourtant pas lieu d’être. L’attente du spectateur finit par transpirer dans le film, au point que l’auteur de romans soit supplantée par l’auteur d’un crime. Avec pour seul mobile, la perspective d’un spectateur qui n’existe pas dans le film ensoleillé qui lui a été proposé.

Coco avant Chanel, d’Anne Fontaine, avec une Audrey Tautou faussement androgyne et un Benoît Poelvoorde qui avait encore quelques traces de chocolats sur la figure, dont je n’ai pas réussi à le débarbouiller, pour l’avoir vu il y a peu dans les Emotifs anonymes. N’oublions pas Alessandro Nivola déguisé en Jack Sparrow. Il y a une atmosphère biopic lorsque Coco pousse la chansonnette comme la môme, ou qu’elle loge au château de son ami, comme Sagan ou Sarah Bernhardt. L’histoire d’amour empiète sur l’histoire d’une vie : Chanel est le prétexte ; Coco, une faiblesse. C’est comme à regret (d’une vie de princesse) que la cousette devient  couturière à la toute fin du film. Destin et vocation épinglés n’en auront pas constitué le fil blanc ; c’est déjà ça.

A la barre !

Pourquoi utiliser une barre en répétition et pas sur scène ?
Selon toute évidence, l’auteur de cette question, Pascal B., vient d’assister au gala d’Ouliana Lopatkina à Versailles, où il a vu ça : Anna Pavlova et Cecchetti de John Neumeier. 

Une barre, à quoi cela sert-il donc ? Historiquement, c’était un appui pour les danseurs malades ou en rééducation. Mais on s’est aperçu que c’était un excellent moyen de construire son corps : en ne travaillant qu’un côté à la fois, on peut se concentrer davantage sur ce que l’on fait, et ne pas avoir pour unique préoccupation de garder l’équilibre permet de sentir ses muscles et de les renforcer. Pour être efficace, la barre doit constituer un appui, pas une béquille ; les doigts, y être posés et non agrippés. En théorie, la barre, même celle qui n’est pas fixée au mur (son environnement naturel), ne doit pas bouger lorsqu’on s’y appuie. En pratique, on veillera à placer sur une barre mobile autant de filles d’un côté que de l’autre, histoire d’équilibrer les déséquilibres (sauf quand c’est moi, auquel cas il faut deux gamines de 14 ans pour faire le poids, merci de vous abstenir de tout commentaire). Je ne vous raconte pas la panique intérieure en audition, lorsque la barre où je me trouvais avec une brochette de candidates s’est cassée la figure parce qu’elle n’avait pas bien été fixée sur son support.

Peu à peu, donc, la barre s’est généralisée pour l’échauffement au point d’en constituer la synecdoque : si je prends la barre, ce n’est pas que je me mets à diriger le cours devenu navire, mais que je vais faire les exercices à la barre. Ils commencent invariablement par les pliés et engagent peu à peu l’ensemble du corps, avant de le solliciter franchement, pour finir par l’étirer et l’assouplir. Parce que l’échauffement ne consiste pas à sentir les gouttes de sueur dégouliner dans le dos (ça, c’est un corollaire), mais à faire en sorte que toutes les fibres musculaires travaillent de manière synchronisée. On peut crever de chaud et avoir les muscles froids : c’est comme ça que je me suis fait une élongation. La barre était presque finie et alors que je m’étirais, j’ai soudain senti que j’avais gagné beaucoup de longueur, beaucoup trop. Mais on n’est pas sensé être échauffé à la fin de la barre ? m’objecteront ceux qui suivent. Si. Seulement, moins le corps est entraîné, plus il met de temps s’échauffer. Idem lorsque vous êtes fatigué ou qu’il fait froid dehors. Avoir chaud n’est pas le signe infailliable qu’on est échauffé (même si on est rarement échauffé sans avoir chaud), et c’est pour cela qu’on aura tendance à parler de muscles froids ou chauds – ceci constituant ma réponse à la question d’Aymeric C’est quoi cette histoire de muscles froids/chauds ?

Comme la barre est assimilée à l’échauffement, il ne faudra pas être supris d’entendre l’expression de barre au sol : il s’agit de reproduire les exercices que l’on fait habituellement debout… allongé. Affranchis de l’impératif d’équilibre, on peut convenablement placer son corps, mieux le sentir et comprendre ce vers quoi il faudra tendre lorsqu’on reprendra l’exercice à la verticale. C’est notamment comme cela qu’on peut faire la part entre souplesse et musculature : une danseuse qui ne monte pas les jambes n’est pas forcément raide ; elle peut simplement n’être pas assez musclée – auquel cas cela ira tout de suite beaucoup mieux avec la pesanteur qui travaille en son sens.

L’usage de mot barre devient presque ironique dans la techique de Wilfride Piollet. Cette danseuse  classique a découvert que son corps était mieux échauffé par un cours de Cunningham que par certaines barres classiques et a élaboré à partir de cette découverte tout une série d’exercices d’échauffement à faire au milieu (sous-entendu, milieu de la salle – le milieu est un raccourci qui désigne généralement les exercices et enchainements que l’on fait après la barre). Pour avoir en stage pris des cours avec l’un de ses disciples, je peux vous dire que c’est aussi efficace que perturbant. La symbolique attachée à la barre est telle qu’au CNSM, lorsque les élèves sortaient du cours de Wilfride Piollet, le professeur suivant leur re-donnait une barre traditionnelle, alors même qu’ils étaient parfaitement échauffés et prêts à travailler leurs variations.

Mais revenons-en à la barre en tant qu’objet : dans la mesure où elle est assimilée à un échauffement, un entraînement donc, on devine déjà pourquoi on ne l’utilise pas sur scène. La barre assimile la danse à des exercices de gymnastique. Or, pour être reconnue comme art et non comme sport, la danse a toujours gommé l’effort de sorte que le specateur remarque non pas la performance de l’athlète, mais l’interprétation de l’artiste au service d’une oeuvre (bon, à la base, c’était juste la comestibilité de la danseuse, certes).

Pourquoi utiliser une barre en répétition et pas sur scène ? Pourquoi les grands musiciens ne font-ils pas leur gamme en concert ? Dis comme cela, on comprend sûrement mieux, et un tweet aurait suffi. Seulement voilà, il y a parfois des barres sur scène, et pas seulement parce qu’en tournée, la scène est souvent le seul espace disponible pour faire le cours (je dois vous dire à quel point j’aime m’échauffer sur scène, sous la chaleur des projecteurs, face au vide de la salle qui se peuplera plus tard – en attendant, le théâtre n’appartient qu’à nous). 

Observons donc quelques exemples de barres intégrées à des ballets. Si les balletomanes qui traînent en ont d’autres, qu’elles n’hésitent pas à nous les faire partager !

Commençons par le pas de deux qui a inauguré ce billet : Anna Pavlova et Cecchetti de John Neumeier.

 

 

On remarquera que, de manière symbolique, le premier mouvement que la danseuse fait à la barre est un plié. Très vite, cela n’a plus rien d’un échauffement. La dimension du spectacle se distingue notamment par les épaulements : au lieu de danser perpendiculairement à la salle comme y invite la disposition de la barre, la danseuse est toujours un peu en diagonale. Le profil strict est en effet peu flatteur : même si les pros risquent moins de révéler des secondes (position de la jambe sur le côté) approximatives que des amateurs, les lignes du corps paraissent rétrécies – or, les moignons de jambes ne sont hyper esthétiques.

La barre n’a d’intérêt que si l’on s’en sert pour ensuite s’en passer ; ainsi, notre danseuse s’en éloigne peu à peu, l’appui du partenaire se subtituant à celui de la barre.

Finalement, la barre est surtout là pour signifier que la danseuse interprète ici son propre rôle. Sinon, comment montrer que l’on est Pavlova, lorsque Pavolva en tutu est un cygne, une Wilis ou autre personnage ?

Cette dimension référentielle de la barre se retrouve presque à chaque fois que l’objet est inséré dans un ballet. Manière de dire : la danseuse que vous voyez est bien une danseuse. Presque un truc méta (pour les littéraires parmi vous).

La Petite Danseuse de Degas en constitue l’exemple parfait (la qualité de l’extrait l’est moins), avec son premier acte situé dans un studio de danse (à moins que ce ne soit censé être le foyer ?). A côté de ce que je nommerais la légende rose de la danse, avec des danseuses mignonnes à croquer qui rêvent toutes de devenir étoile, il y a la légende noire, avec des danseuses qui connaissent la douleur et sont prêtes à tout pour devenir calife à la place du calife. C’est cette seconde que Béjart a exploitée avec beaucoup d’humour dans Le Concours. Je n’ai pas réussi à trouver un extrait vidéo où les danseurs soient à la barre, mais ceci vous donnera une idée de ce ballet policier à l’intérieur de l’opéra. Dans celui-ci, on aperçoit les barres tout autour de la scène, comme délimitant un ring de boxe :

 

 

Pour qui a envie de poursuivre la réflexion sur l’articulation de ces deux légendes, roses et noires, je vous invite à lire le billet que j’avais écris là-dessus.

C’est également par des barres que Jérôme Robbins indique avoir transposé le faune de Nijinski dans une salle de danse. Dans ce premier extrait, la barre qui s’interpose entre la caméra et les danseurs est là pour faire du 4e mur invisible un miroir (auquel elle est souvent accrochée), introduisant au passage le thème du narcissisme. Pour goûter à l’érotisme d’Afternoon of a Faun, je vous suggère quand même un autre extrait.

Enfin, un extrait d’Etudes, d’Harald Lander. Si ce ballet est d’abord un hommage au monde chorégraphique, qui progresse depuis les exercices à la barre jusqu’aux variations des étoiles en passant par le corps de ballet, et où la barre est donc un élément de référence, c’est peut-être celui qui en a le mieux exploité l’aspect esthétique.

 

Le ballet pour les soi-disant nuls

Sur la suggestion de Lluciole

Soi-disant parce qu’il n’y a pas de compétence particulière à avoir, juste de la curiosité.

J’ai croisé à plusieurs reprises des gens curieux qui ont tenté d’approcher le ballet et sont ressortis quelque peu perplexes de leur premier Lac des cygnes. Si vous êtes dans ce cas, cet article est pour vous. Sinon, on se connaît probablement déjà, tu peux retourner twitter avec tes balletomanes préférées, ou assommer les énormes trolls des montagnes que je risque d’introduire entre les princesses et les fées.

D’abord, commencer par le Lac des cygnes est une intention louable, mais pas forcément une bonne idée, et pas uniquement parce qu’on a largement le temps d’avoir mal aux fesses. Le côté magique, aérien, gracieux (c’est le pire compliment qu’on puisse faire à une danseuse, je crois ; cela me donne l’impression d’être une belle potiche évaporée) ou que sais-je encore, le côté qui charme le béotien est aussi celui qui risque de copieusement l’ennuyer (une potiche meuble un appartement, pas une soirée).

À éviter également lors d’une première soirée : Coppélia, difficilement compréhensible si l’on n’a pas son précis de pantomime avec soi ; La Belle au bois dormant, qui contient un risque d’identification trop forte avec l’héroïne ; La Sylphide qui risque de passer pour une précieuse ridicule (moins cependant que son amoureux en kilt).

Qu’aller voir alors ? Selon les goûts, Don Quichotte pour l’énergie à l’espagnole, La Fille mal gardée pour rire dans un cadre désuet ou, mon préféré, La Bayadère, pour son exotisme kitsch et délectable. Et dans les ballets classiques par la technique qu’ils utilisent mais qui appartiennent à notre époque : La Dame au camélias. Dans l’absolu, parce que nous ne sommes pas en Russie (la bouleversante Anna Karénine de Boris Eifman) ni en Angleterre (la drôle et gentiement spectaculaire Alice au pays des merveilles de Wheeldon), je recommanderais plutôt du néoclassique ou du contemporain, un Boléro, un Sacre du printemps ou une pièce comme Vertical Road, bref, un truc qui vous terrasse au fond de votre siège. Parce que la danse, c’est ça : des corps, des sensations, des sentiments. Le ballet, ça peut être ça, aussi, mais il ne faut pas se laisser arrêter par la couche de codes, de conventions et de pudeur bien sédimentée au fil des siècles, ni par les livrets abracadabrants, aussi complexes que gentillets. Au milieu de tout ça et de la technique virtuose se cachent aussi des moments d’humanité pure, des instants qui peuvent vous faire rire ou vous émouvoir, parce que soudain le mouvement devient geste, devient porteur de sens et de sensations. Le propos de ce billet n’est pas de pointer du doigt ces instants-là (pour ça, j’ai un projet un peu plus ambitieux qu’une note de blog, qui me trotte dans la tête), mais d’écarter ce qui pourrait vous empêcher de les voir.

 

Je ne comprends rien à l’histoire.

Voyez-y la preuve que vous êtes normalement constitué. C’est normal. Ce qui n’enlève rien au côté irritant de la chose. Pour ne pas passer un acte entier à vous demander quel serait le statut Facebook du mec en bleu, s’il est ami, amant, amoureux, père, frère ou ennemi de la nana en orange, un seul remède : lire le livret avant d’assister à la représentation. Soit vous avez 12 € à dépenser et vous arrivez avec assez d’avance pour lire le programme, soit Wikipédia et les pages perso des balletomanes sont vos amis. Tant que les personnages n’apparaîtront pas avec une étiquette à leur nom plantée dans leur chignon comme sur un plateau de fromage, je ne vois pas d’autre solution à vous proposer.

 

J’ai compris l’histoire : tout ça pour… ça ?

Clairement, vous n’avez pas été entraîné par votre grand-mère tous les mercredis avec Les Feux de l’amour. Revoyez donc vos classiques : coup de foudre, coup de pute, pardon, vengeance, mort, amour et jalousie sont au programme. Seule différence : les noms sont moins américains, mais tout aussi ridicules.

Clairement, les ballets ne brillent pas par l’originalité de leur livret. Parfois davantage pour leur poésie ou leur symbolique, comme Giselle, écrit par Théophile Gautier. A cette époque, l’histoire est souvent un prétexte à caser des divertissements.

 

Pourquoi les guerriers se mettent-ils tous à danser d’un coup ?

Parce qu’à cette époque, la danse était un art noble et viril, et un guerrier, un bon danseur, patate pardi. Les bonnes choses se perdent… Bon, accessoirement, n’importe quel groupe peut se mettre à danser : sauvages, guerriers, cour royale, prêtresses, villageois… c’est un divertissement. Soit il s’appuie sur une pratique sociologique existante (la danse lors de noces ou d’un bal, qu’il soit royal ou populaire), prétexte chewing-gum (le bal est étiré en longueur : il est bien connu qu’une cour passe sa vie en frivolité et chacun en revue), soit il tombe comme un cheveu sur la soupe.

Ladite soupe est alors un concentré de tout ce qui fait exotique : danse arabe, espagnole, chinoise, russe… Dans Cendrillon, le prince ne parcourt plus le royaume mais le monde entier. Dans Casse-Noisette, on voyage à Confiturembourg, le royaume des délices où l’on présente à l’héroïne (trop jeune pour être décemment mariée au prince, d’où ce substitut aux noces, qui remplace le plaisir sensuel par le plaisir gustatif) tout un tas de gâteries : du chocolat (espagnol), du café (arabe), du thé (chinois), etc. Et si l’on est de base dans l’univers du conte, où l’existence d’un royaume implique l’inexistence des pays et donc de traditions nationales à imiter, pas de souci, l’international laisse place à l’intertextuel : c’est comme cela que débarquent dans La Belle au bois dormant le Chat botté, Cendrillon, le Petit Chaperon rouge et l’oiseau bleu.

 

Pourquoi toutes les filles sont-elles habillées en mariées ?

Vous êtes probablement devant les Wilis de Giselle, des fantômes de jeunes filles mortes avant leur mariage et qui ont décidé d’en faire baver aux mecs. Dans les ballets romantiques (mais si, c’est romantique, de souffrir), le divertissement pot-pourri exotique est remplacé par l’acte blanc. Vous verrez, c’est fou ce qu’on communique avec l’au-delà dans les ballets. Si vous vous lancez dans un safari surnaturel, vous pourrez peut-être admirer des Wilis, des Sylphides et même des Ombres (blanches).

 

Ces divertissements ne me divertissent pas du tout.

Si vous aimez la mode, voyez cela comme un défilé. Ce n’est pas pour rien que de grands couturiers font des costumes pour la scène.

Si vous aimez le défilé du 14 juillet, admirez les alignements impeccables et la réorganisations des divisions lorsqu’une escouade ennemie attaque les rangs.

Si vous êtes géomètre, relevez tous les motifs géométriques que prennent les formations.

Si vous êtes une fille, sentez la puissance qui se dégagent des groupes d’hommes, notamment lorsqu’ils sautent.

Si vous êtes un mec, fantasmez sur les jambes qui s’agitent devant vous.

Si vous êtes une fouine (unisexe), repérez celui qui s’est trompé de côté ou celle qui lève la jambe le moins haut.

 

Et le couple qui se court après et joue à cache-cache, c’est normal ?

Rien de plus normal, c’est un pas de deux, le moment qui sert à faire la cour ou à jouir de son mariage (avec tout ce qu’il peut se passer entre ces deux repères). Le pas de deux, comme toute galanterie qui se respecte, a ses règles et se compose ainsi :

  • d’abord un adage, avec des mouvements assez lents pour se dire toute la tendresse que l’on se porte, et avec assez d’amplitude pour que danseuse soit un métier à part entière, pas à la portée de la première amatrice venue. Je parle au féminin, parce que monsieur, réduit au rang de porte-manteau, se contente souvent de faire de la muscu : et hop, je te lève une danseuse, et hop, je passe l’aspirateur avec sa jambe, et ouille, je viens de me prendre un genou où il ne faut pas.

  • ensuite, chacun exprime l’authenticité de son moi profond à l’autre ou fait son autopromo éhontée (ouais, je saute plus haut, je vais plus loin et je tourne plus vite que les autres) dans une variation. Ces morceaux de bravoure sont souvent extraits des ballets pour être donnés en gala ou en concours. Un peu comme le lieu commun au travers duquel les auteurs classiques rivalisaient de génie, la variation est souvent le point de comparaison entre deux interprétations (ou exécutions, c’est selon). Comme l’exige la galanterie, c’est madame d’abord. Monsieur, pendant ce temps, va boire un coup en coulisses pour se remettre et enchaîner sa variation avec ce qui suit.

  • le pas de deux se clôt avec la coda, feu d’artifice où le couple rivalise de virtuosité, aussi rapide et enlevé que l’adage est lent et long émouvant. C’est là que l’on trouve les fameux fouettés, dont le nombre légal est de 32 (technique qui est à la scène ce que l’alcool est à la ville : le moyen le plus sûr de faire tourner la tête d’une fille).

 

Je ne connais pas les pas.

On n’est pas jeudi, mais je vais quand même vous confier une chose : moi non plus. Ayant commencé la danse avec une prof anglaise, je suis incapable de vous dire si le mouvement qui consiste à plier les deux jambes en n’en ayant qu’une au sol est un fendu ou un fondu. Incapable de retenir longtemps la confusion de temps de pointe et piqué, je me retrouve parfois nez à nez avec une autre fille à la barre (ah ? C’était de l’autre côté ?). Vous m’objecterez que ce n’est qu’une question de vocabulaire et que je connais les pas même si je ne sais pas toujours bien les nommer. Je vous rétorquerai que vous n’avez pas besoin d’avoir fait du solfège pour vous écouter de la musique. Isoler les pas est utile pour mémoriser une variation ou pour verbaliser ses impressions (« j’adore le moment où elle fait son truc, avec sa jambe, là… » n’est pas très identifiant, c’est sûr), pas pour apprécier ce que l’on voit.

Si vous vous sentez démuni, voici un bagage élémentaire qui vous évitera d’employer « entrechats » comme synonyme de « pas » :

  • un entrechat, justement, c’est un saut où l’on change plusieurs fois rapidement la position des pieds (en essayant de ne pas se les écraser à l’atterrissage) ;

  • un saut de chat se déplace en crabe et esquisse la position d’une grenouille (ne me demandez pas pourquoi le chat, du coup) ;

  • un grand jeté est un saut qui se suspend en grand écart ;

  • une arabesque consiste, en équilibre sur une jambe, à monter l’autre derrière soi ; si elle est plongée, cela signifie que la danseuse baisse le buste pour gagner en amplitude et se rapprocher de l’écart. L’arabesque est en quelque sorte LA position de la danseuse, qu’il faut une dizaine d’années pour façonner. On pourrait presque reconnaître (le style d’) un ballet à ses arabesques ;

  • l’attitude (début et 0’36) est une arabesque avec la jambe de derrière repliée ; elle peut aussi se faire devant (on dit alors dans les cours de danse qu’il faudrait pouvoir placer une tasse sur le talon sans faire tomber de thé) ; 

  • le grand battement consiste à envoyer très haut sa jambe, devant, sur le côté ou en arabesque ;

  • le développé atteint le même point, sauf que la jambe n’est pas jetée tendue mais allongée depuis un plié ;

  • forcément, je termine par une pirouette

Un Järvi peut en cacher un autre

« Non, mais bon, Järvi met toujours de la patate dans ce qu’il fait », se motive Klari avant le début du concert, alors que je place tous mes espoirs de re-motivation dans ma glace menthe-chocolat.

Le quiproquo est enclenché : quand je vois arriver sur scène le chef d’orchestre, j’ai une petite pensée désolée pour Klari. En sortant du concert, je vérifie par SMS qu’elle est tout aussi enchantée que moi par ce « jeune homme » dansant à souhait que je verrais bien dans West Side Story côté portoricain. C’est dire à quel point ce qu’on sait peut influer sur ce qu’on voit : à programme hispanique, chef sud-américain. Ce que je ne savais pas, parce que je ne lis le programme qu’après le concert, c’est que Kristjan, qui a effectivement vécu en Amérique (du nord), est le frère de Paavo – tous deux Järvi et estoniens. Ce qui explique au passage l’affinité particulière avec Arvo Pärt mentionnée dans le programme et Erkki-Sven Tüür sur Wikipédia. Il me plaît pourtant de garder mon chef sud-américain pour un programme dont Ravel est le seul nom que je puisse prononcer sans l’écorcher : allemand seconde langue est plus utile pour Strauss que pour Joaquin Rodrigo ou Carlos Chavez, dont la deuxième symphonie ouvre la soirée.

La Sinfonia India n’est pas aussi peuplée que le pays qui l’inspire, mais presque : huit contrebasses côté cour, deux harpes côté jardin et des percussions inconnues au bataillon en arrière-scène, ça envoie du lourd. Et du sémillant. Ce sont des sonorités qu’on n’a pas l’habitude d’entendre, conquérantes à regret, planantes… au-dessus d’un désert rocheux, mais ça, c’est parce que Palpatine m’a fait regarder Tigre et dragon la veille.

Le Concierto de Aranjuez de Joaquin Rodrigo fait du désert une métaphore et me conduit sous des cieux plus cléments, près de la mer, où les grains de sable se confondent avec les sequins d’un lourd châle de flamenco. Les distances que l’on survole ne sont plus de grands espaces, mais de longues durées : on aperçoit une cour espagnole d’autrefois, une noblesse altière sans rien d’empesé, assemblée autour de la harpe qui l’a convoquée. Ses cascades de cordes me font immanquablement penser à la trame d’une tapisserie, métamorphosant la harpiste en Pénélope moyenâgeuse. Sauf qu’il s’agit ici d’un harpiste, un grand maigre tout en os (que je rousiguerais bien), et que le son produit ressemble moins à celui d’une source cristalline qu’à celui d’une guitare éraillée (le programme confirme : à la base, le morceau se joue bien à la guitare). Tirons sur la corde : harpe, cithare, guitare. L’instrument si aisément identifiable devient plus étrange à mesure qu’on le détaille, avec ses cordes colorées, ses pédales de piano, sa tour corinthienne, ses dorures florales et son cadre de bois basculé contre le musicien comme la contrebasse contre l’épaule de son lutineur. J’observe fascinée les doigts effilés parcourir et malmener de main de Maistre le rideau de cordes. Il semblerait qu’une fois encore, je commence par le meilleur (les lieds avec Mathias Goerne, la harpe avec Xavier de Maistre).

En bis, un hiver très âpre de Vivaldi, qui me fait d’autant plus frissonner que mon corps en connaît chaque inflexion. Les archets rebondissent, les cordes graillent, la harpe rauque, le froid cinglant, je n’avais jamais connu un hiver si vif et désolé. Sans réclamer un printemps et encore moins un été (une demande qui n’est pas de saison), j’aurais volontiers écouté les deux mouvements suivants.

Après l’entracte vient l’Espagne que tout ceux qui, comme moi, n’y ont jamais mis les pieds reconnaîtront le mieux : l’Espagne d’un Français, très couleur locale, avec Alborada del gracioso de Ravel. Les soli du bassoniste me sont un peu gâchés par les narines sifflantes de mon nouveau voisin, si bien que ma mémoire enregistre le teint rubicond du musicien sans procéder à la prise de son – cinéma muet assez burlesque.

Fort heureusement replacée pour Le Tricorne de Manuel de Falla, je guette et savoure la danse du meunier, concentré de sensualité brute. Forcément, cela manque un peu de José Martinez, mais Kristjan Järvi ne démérite pas sur le plan chorégraphique. Si Paavo est un valseur, son frère est à l’évidence un danseur de comédie musicale, à mi-chemin entre Grease et West Side Story. Le bis (dont je veux bien qu’on me trouve le nom, nom d’un p’tit bonhomme) est à ce titre le clou du spectacle : il marque les crescendos en levant les pieds, sur les talons ; bat la mesure à coups de déhanchés ; saute pour lancer comme une canne à pêche son énergie jusqu’aux percussionnistes ; fait une grande glissade-embardée d’un côté, comme un serveur de cartoon qui rétablirait in extremis l’équilibre d’une immense pile de plats, pour découvrir, sous la cloche en argent, un coup d’archet décuplé.

Ils étaient là : Klari, Palpatine, B#5 et C. 

Arabella, beauté straussienne

J’étais un peu réticente dimanche à m’enfermer tout l’après-midi alors qu’il faisait enfin beau, mais après une salade au soleil et trois heures d’opéra, je ne l’ai pas regretté. Comme il ne faut pas non plus perdre l’habitude de râler, je signalerais quand même que ça commence à bien faire les augmentations du Pass jeune. Je croyais que les 30 € d’Hippolyte et Aricie étaient un tarif spécial rapport au fait qu’on avait un autre orchestre, mais cela semble être devenu la nouvelle norme en douce (même l’ouvreur de la billeterie n’était pas au courant). C’est toujours mieux que les 180 € du parterre, certes, mais les prix cassés sont la contrepartie de la loterie qu’impliquent les règles du jeu. Sans compter que lorsque le parterre est vide et que l’on organise un concours pour les brader au tout-venant à 45 €, on a la légère impression de se faire prendre pour un pigeon. Une chauve-souris, passe encore, mais un pigeon, non merci. Plutôt que d’augmenter les prix, on pourrait commencer par réduire le nombre d’invitations, non ?

A moins qu’il ne s’agisse d’un tarif spécial Renée Fleming ? Est-ce pour sa venue également que le prompteur affichait les surtitres en français et en anglais ? Ce serait une excellente #triomphale idée si l’on rajoutait un prompteur, plutôt que d’écraser les lettres et les interlignes, ce qui, malgré la nuance de couleur, fait que l’on chope souvent la mauvaise ligne. Cela m’a rappelé la gymnastique de La Bohème, opéra italien dont l’action se passe en France et que j’ai vu à Berlin.

 

Je suis contente d’avoir enfin vu et entendu la chanteuse tout feu tout flamme dont j’ai souvent croisé le nom. Effectivement, sa voix enveloppe de même syllabes et spectateurs (c’est une idée ou elle n’articule pas très bien l’allemand ?), quand elle ne se fait pas elle-même avaler par la puissance de l’orchestre. Aucun souci en revanche de ce côté-là pour Michael Volle, qui fait un adversaire tout à fait plausible à l’ourse qui a attaqué son personnage, Mandryka. Et puis, tout de même : Julia Kleiter, qui m’a fait croire au début de l’opéra qu’elle serait l’héroïne d’un opéra mal-nommé.

 

© Ian Patrick

 

Déguisée en garçon car les parents « n’ont pas les moyens d’élever deux filles », Zdenka/Zdenko plaide auprès de sa soeur Arabella la cause de Matteo, qui ne peut plus prétendre à en devenir le prétendant : ce jeune homme bien sous tous rapports n’a plus l’heur de plaire à la belle, qui paraît du coup un brin superficielle par rapport à sa soeur. Celle-ci, soucieuse que le garçon ne mette pas à exécution ses menaces de suicide s’il venait à se faire définitivement écarter de la course au mariage, s’ingénie à lui envoyer des lettres en les signant du nom de sa soeur et se prend bientôt au je (t’aime).

Arabella, cependant, valse entre les trois prétendants qui se pressent autour d’elle, remettant au bal du soir sa décision : un, deux, trois… un, deux, trois… un, Elemer, deux, Dominik, trois, Lamoral… On a l’impression que cette jeune femme fleur et robe bleues pourrait arrrêter sa décision à l’effeuillage d’une marguerite ou aux cartes, en quelque sorte une tradition familiale (la mère se les fait tirer par une voyante au début de l’opéra et le père se révèle un joueur notoire), mais elle préfère au hasard le destin : elle attend un étranger. D’instinct, elle sait que l’amour doit l’arracher à elle-même, et la délivrer d’un moi forcément trop étriqué.

 

© Ian Patrick

 

L’étranger arrive sur fond de hasards et quiproquo, amoureux d’Arabella avant même de l’avoir vue, tout prêt à la ramener chez lui en traîneau (rien à voir avec l’excursion d’Elemer). Enchantée, la belle ne demande qu’une nuit avant le départ, pour savourer seule le sentiment amoureux, comme si l’amour était séparable de celui qui l’inspire, plus précieux dans son image que dans son accomplissement charnel.

 

© Ian Patrick

 

C’est là que légèreté et gravité achèvent de basculer : pour qu’il ne soit plus question de suicide, Zdenka, toujours au nom de sa soeur, se donne à Matteo, que Mandryka suprend ensuite en train de remercier chaudement Arabella pour lui avoir accordé à son insue ce moment de félicité. La tragédie de Matteo tourne au vaudeville tandis que le conte d’Arabella prend des allures dramatiques. Le quiproquo, loin d’être un vulgaire ressort théâtral, fournit à Mandryka et Arabella l’occasion de donner corps à leur amour. Lui, l’inébranlable, est troublé par le doute, tandis qu’elle s’offusque de ce que, après avoir dans un coup de sang demandé réparation par les armes, il prenne l’affaire à la légère, félicitant même Matteo de sa conquête. L’indulgence trop prompte de l’un offense l’autre, qui ne mettra pourtant pas beaucoup plus longtemps à pardonner : l’oubli répandu sur une illusion de perfection permet à la relation de prendre le pas sur la passion. Les chevaux ne se sont pas encore élancés que les voilà parvenus, blessés et vivants, dans un au-delà de l’amour où celui-ci n’est pas un vain mot. L’histoire est finie, elle peut commencer. Sur l’abîme de cette fêlure originelle. Fêlure féconde : le rêve advient dans la réalité, à l’image du décor à la Magritte, où les nuages s’invitent sur les immenses battants papillonnants d’un appartement à moulures.

A feuilleter : les carnets sur sol.

* Cela me rappelle dans une lecture d’enfant, Deux pour une, une anecdote sur des jumeaux qui allaient à tour de rôle à l’école parce que les parents n’avaient qu’un seul costume de présentable ; la supercherie est débusquée par l’instituteur : il s’aperçoit que l’élève est doué en calcul trois jours par semaine, et bon en orthographe les deux autres jours seulement.